vendredi 28 janvier 2011
La Lumière du Thabor n°32. Cabasilas.
NICOLAS CABASILAS
HOMELIE SUR L'ANNONCIATION
S'il fallut jamais que l'homme se réjouît et dansât et chantât de joie, s'il y eut un instant que l'on doive célébrer avec grandeur et éclat, s'il faut pour cela demander la hauteur de l'esprit, la beauté du discours et l'élan des paroles, je n'en connais pas d'autre que ce jour où un ange vint du ciel annoncer tout bien à la terre1. Maintenant le ciel est en fête, maintenant resplendit la terre, maintenant la création tout entière se réjouit et Celui-là même qui tient les cieux en sa main n'est pas absent de la fête - car ce qui a lieu aujourd'hui est bien une panégyrie, une célébration universelle. Tous s'y rassemblent en une figure unique, en une même joie, dans ce même bonheur qui survient pour tous : et pour le Créateur, et pour toutes ses créatures et pour la mère elle-même du Créateur, celle qui a fait de Lui un participant de notre nature, de nos assemblées et de nos fêtes.
Certes il avait été notre bienfaiteur dès le commencement ; il avait ainsi travaillé pour nous sans avoir eu nul besoin de personne, sachant seulement donner, faire le bien et rien d'autre. Il le fait toujours aujourd'hui, mais il passe maintenant de l'autre côté, parmi ceux qui reçoivent. Donnant de Lui-même par la Création et recevant selon elle, dans son amour de l'homme, il ne se réjouit pas tant de tout ce qu'il a donné avec prodigalité, que du peu qu'il a reçu de ses obligés ; non seulement de ce qu'il a déposé en ses humbles serviteurs, mais aussi d'avoir joui des largesses des pauvres ; et c'est parce qu'il avait justement choisi de se vider de Lui-même (kénôsis) et d'assumer notre pauvreté que notre don devient pour Lui ornement et royauté.
Et pour la création fut-il plus grande cause de joie -tant pour la création visible que pour celle que nous ne pouvons voir- que de savoir son Créateur en elle-même, le Maître de tout parmi ses serviteurs ? Non pas tant pour déposer sa royauté que pour assumer la forme d'esclave, non pas pour se dépouiller de sa richesse mais pour donner aux pauvres, non pas pour déchoir de la hauteur de son trône, mais pour y élever les humbles.
Et celle qui est cause de tout pour tous se réjouit aussi d'avoir part au bien commun en tant qu'élément constitutif de la création, mais aussi de ce qu'avant tous, et plus que par tous, c'est par elle que tout cela nous est advenu à tous. Mais la cinquième raison -et la plus grande- pour laquelle se réjouit la Vierge, est que non seulement Dieu par elle, mais elle-même par ce qu'elle a appris et par ce qu'elle sait, a réalisé pour les hommes la Résurrection.
Car il n'en fut pas de la Vierge comme de la terre lors de la création de l'homme : celle-ci contribua mais ne travailla pas, ne proposant au Créateur que sa seule matière, se contentant d'«être» sans «agir» ; mais la Vierge s'offrit d'elle-même et fut l'ouvrière de ce qui attira l'artisan vers la terre et mit en mouvement sa main créatrice. Qu'est-ce donc ? Ce furent sa vie toute-pure, le renoncement à tout péché, l'exercice de toute vertu, l'âme plus pure que la lumière, le corps en tout spirituel, plus lumineux que le soleil, plus pur que le ciel, plus saint que le trône des Chérubins ; un envol de l'esprit ne craignant aucune hauteur, surpassant même les ailes des anges ; un désir de Dieu anéantissant tout emportement de l'âme ; une prise de possession par Dieu, une intimité avec Dieu excluant toute pensée créée. Ayant orné son âme et son corps de tant de beauté, elle attira le regard de Dieu et révéla la beauté de notre commune nature par sa propre beauté ; elle a ainsi attiré l'impassible, et celui que l'homme avait rebuté par le péché est devenu homme par la Vierge.
Or ce mur de la haine2 et cette barrière ne comptaient pas pour elle : pour sa part, tout ce qui séparait Dieu de sa race avait été aboli, elle s'était accordée seule avec Lui avant même la réconciliation générale -ou plutôt elle n'avait jamais eu en rien besoin de trêve, puisqu'elle avait été établie dès le commencement comme chef du choeur des amis de Dieu. Tout cela était fait pour les autres. Avant même le Paraclet elle était pour nous comme un paraclet devant Dieu, comme le dit Paul3 - levant non pas les mains vers Lui, mais présentant sa vie comme supplication. Et la vertu d'une seule a suffi pour contenir le péché de tous les hommes de tous les siècles : de même que l'arche qui sauva l'homme du déluge universel ne fut pas emportée par la catastrophe et sauva les ressources de la race, de même en advint-il avec la Vierge. Comme si aucun homme n'avait jamais commis aucun péché et que tous, gardant le foyer antique, fussent demeurés fidèles à ce qui convient, elle ne ressentit même pas, pour ainsi dire, le mal répandu par toute la terre, et ce déluge de méchanceté qui avait recouvert la terre, fermé le ciel et ouvert l'enfer, semé l'inimitié entre Dieu et les hommes, chassé le bien de la terre et introduit le mal ; ce déluge ne put rien contre la Vierge : alors même qu'il régnait sur tout l'Univers et qu'il plongeait tout dans la confusion, l'agitation et la destruction, il était vaincu par un seul intellect et une seule âme - et il lui céda, et non seulement à elle, mais par elle à tout le genre humain.
Avant qu'on en vînt à ce jour où Dieu devait descendre en inclinant les cieux, c'est de cette manière qu'elle contribua au salut commun. Dès sa naissance elle construisit le lieu où viendrait résider Celui qui peut sauver l'homme, en en faisant une demeure de Dieu telle qu'elle lui convienne. Ainsi le Roi n'eut-il pas lieu de mépriser son Palais. Cependant elle ne lui offrit pas seulement une résidence royale digne de sa grandeur, elle lui tissa d'elle-même cette robe de pourpre et sa ceinture, et la beauté, comme le dit David, et la force et la royauté4. Telle une cité brillante qui, surpassant toutes les autres par sa grandeur et sa beauté, par sa sagesse et sa population, par sa richesse et sa puissance, n'offre pas seulement au Roi accueil et hospitalité, mais lui fournit la principauté, la force, l'honneur et la puissance, procurant ainsi aux ennemis une défaite assurée, à ses citoyens le salut et toute sorte de biens en abondance.
C'est de cela qu'a bénéficié le genre humain avant même que fût survenu le moment du salut. Puis, lorsque vint le moment où parut celui qui apportait l'annonce, elle crut, fit confiance et accepta le service. Car c'est cela qui était nécessaire, et il le fallait en tout cas pour notre salut. Si en effet elle n'en avait pas été capable -comme je viens de le dire- la bienheureuse n'aurait pu voir la bienveillance de Dieu pour l'homme, car il n'aurait pas désiré descendre sans qu'il y eût quelqu'un pour le recevoir, quelqu'un qui fût capable de servir l'économie du salut -et la volonté de Dieu sur nous n'aurait pas pu passer en acte si la Vierge n'avait pas cru et acquiescé. Et la preuve en est que Gabriel s'est réjoui lorsque, s'adressant à elle et l'appelant «pleine de grâce», il lui expliqua tout le mystère. Mais Dieu ne descendit pas sans que la Vierge eût demandé à savoir de quelle manière elle enfanterait. Dès qu'il l'eut persuadée, dès qu'elle eut accepté la requête, tout l'oeuvre se réalisa aussitôt : Dieu revêtit l'homme et la Vierge devint Mère de son Créateur.
Or Adam, Dieu ne l'avait point averti ni n'avait tenté de le persuader de livrer son côté, dont Eve serait modelée, mais Il lui avait fait perdre connaissance pour l'amputer ; Il informa cependant d'abord la Vierge et attendit son accord pour passer aux actes. Lors de la création d'Adam il s'était adressé à son Fils unique : «Faisons l'homme», dit-il5 ; mais lorsqu'il fallut, comme le dit Paul, «faire entrer dans le monde le Premier-né6», ce Conseiller admirable7, et créer le deuxième Adam, c'est à la Vierge qu'il fait part de son dessein -et ce grand dessein, comme le dit Isaïe8, Dieu le proposa et la Vierge en disposa. Ainsi l'incarnation du Verbe fut-elle l'oeuvre, non seulement du Père, et de sa Puissance, et de l'Esprit9 -l'un «voulant bien» (eudokountos), l'autre faisant sa demeure, et le troisième couvrant de son ombre- mais aussi de la volonté et de la foi de la Vierge. Car s'il n'eût pas été possible, sans les Trois Personnes, de réaliser ce dessein, cette oeuvre n'eût pas davantage pu avoir lieu sans le consentement et la foi de la Toute Pure.
Ce n'est qu'après l'avoir ainsi informée et persuadée que Dieu la fait mère. Car c'est d'une mère consciente et consentante qu'Il voulait prendre chair ; de même que c'était volontairement qu'Il devenait l'objet de la conception, de même Il voulait que sa mère engendrât librement. Bien plus Il voulait qu'elle ne prît pas seulement part à l'économie du salut comme à quelque acte d'autrui mais qu'elle s'offrît elle-même, qu'elle devînt la collaboratrice du dessein de Dieu sur notre race, qu'elle partageât et communiât à la gloire qui en résulterait. Puis, de même que le Sauveur lui-même était homme et Fils de l'homme, et pas seulement à cause de la chair, mais parce qu'il avait aussi âme et intellect, volonté et tout ce qui est humain, de même il fallait qu'il eût une mère parfaite, qui servît sa naissance, non seulement par la nature du corps, mais par son intellect et par sa volonté, et par tout ce qu'elle possédait - et qu'ainsi la Vierge fût Mère et de corps et d'âme, et fît entrer l'homme tout entier en un enfantement indicible.
C'est pourquoi elle apprend d'abord, puis elle croit, elle veut puis elle prie pour l'accomplissement du mystère, avant d'assumer son service. Par ailleurs, Dieu voulait montrer la vertu de la Vierge et révéler quelle était sa foi en Lui et quelles seraient la noblesse et la grandeur de son âme lorsqu'elle recevrait la merveilleuse annonce et qu'elle croirait, et que Dieu viendrait pour accomplir lui-même son dessein nous concernant, et qu'elle-même apporterait sa contribution à cette oeuvre, et qu'elle serait capable de la servir. Qu'elle se soit informée de ces grands desseins montre clairement qu'elle n'avait pas de plus grand désir ; et que Dieu ait voulu manifester sa vertu montre qu'elle fut clairement instituée en preuve de la bonté et de l'amour de Dieu pour l'homme -et c'est pour cette raison, je pense, qu'elle n'y a pas été initiée directement par Dieu lui-même, afin que fût nettement prouvée la foi en Dieu dans laquelle elle vivait, et que l'on n'imputât point le tout à la puissance de Celui qui l'avait persuadée. Car de même que ceux des fidèles qui n'ont pas vu sont plus heureux que ceux qui ont vu, de même ceux qui ont fait foi aux serviteurs sont plus sages que ceux que Dieu Lui-même a convaincus. Que le mystère ait convenu à son âme sans aucun désaccord, que ses modalités lui aient convenu sans qu'on ait pu y déceler aucune faiblesse humaine, qu'elle n'ait pas hésité devant le mode de réalisation ni discuté sur sa possibilité d'être assez pure, sans avoir eu besoin d'être initiée au mystère, je ne sais si l'on doit admettre que tout cela appartienne à la nature créée.
Eût-elle été un Chérubin, eût-elle été un Séraphin, voire quelque chose d'encore plus pur, comment eût-elle pu supporter cette salutation ? Comment eût-elle pu imaginer que ces annonces auraient une suite ? Comment eût-elle pu trouver assez de force pour des oeuvres aussi grandes ? Personne n'a été plus grand que Jean -au jugement du Sauveur lui-même10- et cependant Jean ne s'estimait pas digne de toucher les sandales de Celui-ci -qui pourtant s'était déjà humilié. Mais la Toute Pure osa porter en ses entrailles le Verbe lui-même, cette Hypostase de Dieu, avant même qu'il se fût humilié. Qui suis-je, Seigneur, et qu'est la maison de mon père11 ? Sauveras-tu Israël en moi aussi Seigneur ? On put entendre de telles phrases dans la bouche de justes appelés à réaliser des oeuvres que tant d'hommes ont souvent pu réaliser. Or la Vierge bienheureuse était invitée à des oeuvres qui n'étaient ni habituelles ni naturelles, qui surpassaient toute puissance : il s'agissait de faire monter la terre jusqu'aux cieux, de transporter ou de transformer l'univers par elle-même. Et cependant son esprit n'en fut point bouleversé, pas plus qu'elle ne se considéra inférieure à cette oeuvre. Ce fut comme si quelqu'un annonçait la présence de la lumière à ses yeux sans en être gêné, ou comme si quelqu'un trouvait normal que le soleil tournant au-dessus de la terre crée le jour : apprenant qu'elle pourrait porter et enfanter le Dieu qu'aucun lieu ne peut contenir, la Vierge n'y entend rien d'étrange. Elle ne laisse pas ces paroles passer sans les éprouver, ne tolère pas la facilité ni ne se laisse exalter par l'abondance des éloges, mais en se contenant elle examine la salutation, apprend le mode d'enfantement et cherche à comprendre ces choses. Elle ne s'intéresse pas à savoir si elle est capable et en mesure d'assurer un si grand service, ni si elle a purifié son âme et son corps suffisamment. Elle ne s'embarrasse que de ce qui convient à la nature et passe outre ce qui concerne la préparation de son âme -et ce n'est que de cela qu'elle demande raison à Gabriel : ceci elle le connaît par elle-même. C'est en elle-même, dans les conseils de son coeur, qu'elle trouve l'assurance -comme le dit Jean12.
«Comment cela se fera-t-il ? dit-elle -Non que j'aie besoin d'une sagesse plus grande ni meilleure ; mais chez ceux qui ont choisi de vivre dans la virginité, la nature ne connaît pas l'enfantement». «Comment cela se fera-t-il, dit-elle, puisque je ne connais pas l'homme13 ? Quant à moi je suis prête à recevoir Dieu, je m'y suis suffisamment préparée. Si la nature doit s'y plier, dis-moi comment». Aussi dès que Gabriel eût révélé le mode de l'étrange conception : «L'Esprit Saint descendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre14», les choses se déroulèrent, car la Vierge ne doutait plus de l'annonce ; la bienheureuse qu'elle était devint servante de ce miracle, et comme bienheureuse elle était capable de servir ce à quoi elle avait cru.
Or ce prodige n'était pas le fait d'une légèreté, mais un trésor indicible de philosophie, de foi et de pureté des plus parfaites, comme le montra l'Esprit Saint en ce qu'il la déclara bienheureuse, et d'avoir reçu la promesse, et d'avoir cru à l'annonce. Et en effet, remplie de l'Esprit Saint, la mère de Jean la déclara bienheureuse : «Bienheureuse celle qui a cru à l'accomplissement de ce qui lui avait été dit de la part du Seigneur15 !» «Voici la servante du Seigneur16», dit-elle, car elle était vraiment la servante du Seigneur, celle qui reconnaissait le retour du Maître à la maison. Dès qu'il est venu à la porte et qu'il a frappé17, comme il est dit, elle a ouvert la maison et en vérité c'est Celui qui jusque là n'avait pas de toit qu'elle a accueilli.
De même qu'Adam, pour qui tout l'univers visible avait été disposé, et alors que tous les autres êtres avaient trouvé ce dont ils avaient besoin, lui seul n'avait pu trouver une aide18 avant Eve, de même le Verbe, qui produit tout et attribue à chacun son lieu, ne put trouver pour lui-même de lieu ni d'habitation avant la Vierge. Mais elle, elle n'accorda ni sommeil à ses yeux ni d'assoupissement à ses paupières19, jusqu'à ce qu'elle eût trouvé pour lui une habitation et un lieu. Car c'est de la Très Pure qu'il faut entendre ces paroles qui ont été prononcées par la bouche de David, qui fut le père de sa lignée. De même Paul dit à propos d'Abraham et de Melchisédech qu'encore dans les reins de son père, Lévi paya la dîme20.
Mais le miracle le plus grand était que, sans qu'il eût été ni annoncé ni prévu, elle fût si disposée et si apte pour le mystère, qu'aussitôt que Dieu apparut, son âme, ferme, prête et attentive, put le recevoir comme il convenait. Et si elle fit une telle réponse, si convenable et si pertinente, ce fut pour que tous les hommes puissent savoir en quelle sainteté vivait la Vierge bienheureuse, de combien elle était merveilleusement supérieure à la nature humaine et surpassait la capacité de notre esprit, et comment brûlait en elle un si merveilleux désir -non pas tant pour rien de ce qui lui avait été promis ni pour ce à quoi seule elle aurait part, mais pour les dons, inaugurés ou à venir, qui viendraient de Dieu en commun à tous les hommes. De même aussi que Job est admiré non tant de ce qu'il supporta que d'ignorer ce qui résulterait de ses combats, de même elle aussi se montra digne de grâces qui dépassaient la raison et qu'elle ignorait. Elle était comme une couche nuptiale qui n'attendrait pas le fiancé, comme un ciel qui ignorerait que le soleil va se lever.
Qui pourrait égaler une telle sainteté ? Et qui aurait tout pu savoir clairement d'avance, possédant ainsi les ailes de l'espoir ? Que ne savait-elle donc ? N'était-il pas évident qu'il n'était plus aucun sommet de la sainteté où elle pût encore progresser ? Qu'on ne pouvait rien ajouter à ce qu'elle était ? Qu'il n'était pas possible qu'elle devînt plus grande en vertu, puisqu'elle en avait pris la tête ? Car si l'on avait pu dire qu'il fût quelque exploit de vertu plus élevé encore que ceux qu'elle a réalisés, elle ne l'aurait pas ignoré puisqu'elle était venue à cette vie avec l'enseignement de Dieu, afin de pouvoir parcourir le reste et d'être encore mieux préparée au mystère. Il n'est pas non plus permis de dire que la Vierge n'a pas été meilleure que tout ce qu'il est possible d'espérer de la philosophie, car bien que rien n'existât qui pût pousser son âme à la vertu, elle l'a tant exercée qu'elle a été préférée à toute nature humaine par le juste Juge -et il n'aurait pas convenu que Dieu n'ornât point sa mère de tout bien, ni qu'il ne l'eût point créée pour le mieux, pour le plus parfait et le plus beau de tout.
En se taisant sans rien lui annoncer de l'avenir, il a clairement manifesté qu'il ne connaissait rien de plus grand ni de plus beau que la Vierge. Il est donc évident qu'il a choisi comme mère, non seulement la meilleure parmi les hommes qui existaient, mais celle qui fut absolument bonne ; et non pas celle qui lui convenait le plus dans la race humaine, mais celle qui lui convenait en tout -si bien qu'il convenait qu'elle fût sa mère.
Car il était de toute manière nécessaire que la nature humaine parût un jour convenir à l'oeuvre pour lequel elle avait jadis été créée, et qu'elle présentât un homme capable de servir dignement au but de son Créateur. Puisque Dieu ne l'avait pas créée d'abord dans un but puis dans un autre -comme lorsque nous contraignons nos outils à d'autres usages que leur but primitif- c'est qu'il l'a créée afin d'en recevoir une mère lorsqu'il aurait besoin de naître. Ayant posé dès l'abord ce dessein comme règle nécessaire, c'est selon cette règle qu'ensuite il créa l'homme. C'est pourquoi il est nécessaire de l'appliquer à toute chose : nous ne devons pas supposer d'autre fin à la création de l'homme que la meilleure de toutes, celle qui procure le plus d'honneur et de gloire à l'artisan de la création ; et il ne convient pas non plus à Dieu, en tout ce qu'il fait, d'échouer en ce qu'il veut. Charpentiers, tailleurs et cordonniers réussissent -et leur oeuvre est de toute manière conforme, même s'ils ne maîtrisent pas totalement la matière et qu'elle ne leur convienne pas entièrement, et il arrive qu'elle leur résiste -et cependant ils la poussent par leur art vers leur but. Or Dieu est le maître de la matière, Il l'a faite Lui-même selon ce qui Lui semblait bon, sachant comment Il l'utiliserait. Quel empêchement pourrait donc retenir la matière d'être en tout conforme et accordée à ce qui Lui convient ? C'est Dieu qui dispose l'économie du salut, elle est son grand oeuvre, l'oeuvre de ses mains par excellence ; il n'en a confié le soin à personne d'autre, ni parmi les hommes ni parmi les anges : Il s'en est chargé Lui-même. Qui donc est capable d'observer ce qu'il faut dans son oeuvre, si ce n'est Dieu ? Et pour quel autre but sinon pour le meilleur de tous ? A qui parmi tous les autres rendrait-il ce qui convient, si ce n'est à Dieu, si ce n'est à Lui-même ? Et Paul demande aussi à l'Evêque qu'avant tout autre souci, il gère bien ce qui est à lui et chez lui21.
Eh bien donc, lorsque tout cela se rencontre : et le Maître très juste, et le serviteur capable, le chef d'oeuvre de tous les siècles, n'avons-nous pas là tout ce qui convenait ? Il fallait que fussent sauvegardées l'harmonie et la symphonie en tout, sans fausse note, dans cette oeuvre grande et merveilleuse ; alors qu'il était donc nécessaire que Dieu fût juste et que le Créateur pesât tout à la balance et au poids comme il convient, la Vierge convenant en toutes choses le porta et fut mère de Celui dont il était juste qu'elle le devînt. Si bien qu'il est permis de dire -comme si c'était le seul profit qu'il fallait attendre de ce que Dieu soit devenu Fils de l'homme- que pour que la Vierge devînt mère de Dieu à juste titre, il ne fallait rien de moins que cela. Cette innovation des deux natures découle de ce qu'il faut que Dieu rende à chacun ce qui lui convient et fasse ce qui est juste.
Car si la Toute Pure a observé devant Lui tout ce qu'il faut observer, si elle s'est montrée aussi sainte comme homme sans rien omettre de ce qui se doit, comment n'eût-elle pas convenu à Dieu ? Et si rien n'a échappé à la Vierge de ce qui pouvait la désigner comme Mère de Dieu, si elle en a conçu un ardent amour pour Lui, encore plus Dieu devait-il observer le juste retour et devenir son Fils. Lui qui donne aux princes méchants selon leur coeur, comment n'aurait-il pas pris comme mère celle qui s'était montrée en tout selon son désir ? C'est ainsi que ce don fut approprié et convenable en tout pour la Bienheureuse. C'est pourquoi, pour lui annoncer clairement qu'elle allait enfanter Dieu, Gabriel lui dit : «Il régnera pour les siècles sur la maison de Jacob et son règne n'aura pas de fin22». Comme si ce qu'elle venait d'apprendre n'était ni étrange ni inhabituel, elle reçut cette annonce avec joie. Et d'une voix bienheureuse, l'âme exempte de trouble et dans le calme des pensées, elle répond : «Voici la servante du Seigneur, qu'il m'advienne selon ta parole !»
Tels furent ses mots, et la réalité suivit : Et le Verbe est devenu chair, et il a fait son habitation en nous23. Ayant donné sa réponse à Dieu, elle en reçut l'Esprit, artisan de cette chair consubstantielle à Dieu. Sa voix fut une voix puissante, comme le dit David24, et le Verbe du Père fut formé par le verbe d'une mère, le Créateur par la voix d'une créature. Et de même que Dieu dit : «Que la lumière soit !», et aussitôt la lumière fut25, de même la vraie lumière se leva à la voix de la Vierge, et Il s'unit à la chair et fut enfanté, Celui qui illumine tout homme venant en ce monde26. O voix sainte ! O majesté de tes paroles puissantes ! O bouche bienheureuse rassemblant de l'exil l'univers entier ! O trésor de ce coeur qui déverse en quelques mots sur nous l'abondance de ses biens ! Ces mots ont transformé la terre en ciel et vidé l'enfer de ses prisonniers, ils ont fait du ciel l'habitation des hommes, des anges leurs compagnons, fondu en un seul choeur la race des cieux et celle de la terre, autour de Celui qui étant né de l'une et devenu de l'autre est des deux.
Quelle action de grâce t'adresserons-nous pour ces paroles ? Oh, que peut-on te dire, toi dont rien n'est digne parmi les hommes ? Nos paroles viennent de ce qui est, mais toi tu excèdes tout ce qui surpasse le monde. S'il faut te présenter des mots, ce doit être oeuvre des anges, oeuvre de l'intellect chérubique, oeuvre de langues de feu. Aussi pour parler dignement de ta puissance, ayant commémoré par la bénédiction ce qui est de toi, t'ayant chanté comme notre salut autant qu'il nous est possible, nous voudrions encore emprunter la voix des anges, et nous terminerons notre discours en t'honorant par ces mots de la salutation de Gabriel : Réjouis-toi, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi !
Et prépare-nous aussi à recevoir en nous ce que nous pouvons porter et en gloire et en louange, et pour Lui et pour toi qui L'as enfanté, et non seulement par des mots, mais par des actes car à Lui convient la gloire pour les siècles. Amen.
HOMELIE SUR L'ANNONCIATION
S'il fallut jamais que l'homme se réjouît et dansât et chantât de joie, s'il y eut un instant que l'on doive célébrer avec grandeur et éclat, s'il faut pour cela demander la hauteur de l'esprit, la beauté du discours et l'élan des paroles, je n'en connais pas d'autre que ce jour où un ange vint du ciel annoncer tout bien à la terre1. Maintenant le ciel est en fête, maintenant resplendit la terre, maintenant la création tout entière se réjouit et Celui-là même qui tient les cieux en sa main n'est pas absent de la fête - car ce qui a lieu aujourd'hui est bien une panégyrie, une célébration universelle. Tous s'y rassemblent en une figure unique, en une même joie, dans ce même bonheur qui survient pour tous : et pour le Créateur, et pour toutes ses créatures et pour la mère elle-même du Créateur, celle qui a fait de Lui un participant de notre nature, de nos assemblées et de nos fêtes.
Certes il avait été notre bienfaiteur dès le commencement ; il avait ainsi travaillé pour nous sans avoir eu nul besoin de personne, sachant seulement donner, faire le bien et rien d'autre. Il le fait toujours aujourd'hui, mais il passe maintenant de l'autre côté, parmi ceux qui reçoivent. Donnant de Lui-même par la Création et recevant selon elle, dans son amour de l'homme, il ne se réjouit pas tant de tout ce qu'il a donné avec prodigalité, que du peu qu'il a reçu de ses obligés ; non seulement de ce qu'il a déposé en ses humbles serviteurs, mais aussi d'avoir joui des largesses des pauvres ; et c'est parce qu'il avait justement choisi de se vider de Lui-même (kénôsis) et d'assumer notre pauvreté que notre don devient pour Lui ornement et royauté.
Et pour la création fut-il plus grande cause de joie -tant pour la création visible que pour celle que nous ne pouvons voir- que de savoir son Créateur en elle-même, le Maître de tout parmi ses serviteurs ? Non pas tant pour déposer sa royauté que pour assumer la forme d'esclave, non pas pour se dépouiller de sa richesse mais pour donner aux pauvres, non pas pour déchoir de la hauteur de son trône, mais pour y élever les humbles.
Et celle qui est cause de tout pour tous se réjouit aussi d'avoir part au bien commun en tant qu'élément constitutif de la création, mais aussi de ce qu'avant tous, et plus que par tous, c'est par elle que tout cela nous est advenu à tous. Mais la cinquième raison -et la plus grande- pour laquelle se réjouit la Vierge, est que non seulement Dieu par elle, mais elle-même par ce qu'elle a appris et par ce qu'elle sait, a réalisé pour les hommes la Résurrection.
Car il n'en fut pas de la Vierge comme de la terre lors de la création de l'homme : celle-ci contribua mais ne travailla pas, ne proposant au Créateur que sa seule matière, se contentant d'«être» sans «agir» ; mais la Vierge s'offrit d'elle-même et fut l'ouvrière de ce qui attira l'artisan vers la terre et mit en mouvement sa main créatrice. Qu'est-ce donc ? Ce furent sa vie toute-pure, le renoncement à tout péché, l'exercice de toute vertu, l'âme plus pure que la lumière, le corps en tout spirituel, plus lumineux que le soleil, plus pur que le ciel, plus saint que le trône des Chérubins ; un envol de l'esprit ne craignant aucune hauteur, surpassant même les ailes des anges ; un désir de Dieu anéantissant tout emportement de l'âme ; une prise de possession par Dieu, une intimité avec Dieu excluant toute pensée créée. Ayant orné son âme et son corps de tant de beauté, elle attira le regard de Dieu et révéla la beauté de notre commune nature par sa propre beauté ; elle a ainsi attiré l'impassible, et celui que l'homme avait rebuté par le péché est devenu homme par la Vierge.
Or ce mur de la haine2 et cette barrière ne comptaient pas pour elle : pour sa part, tout ce qui séparait Dieu de sa race avait été aboli, elle s'était accordée seule avec Lui avant même la réconciliation générale -ou plutôt elle n'avait jamais eu en rien besoin de trêve, puisqu'elle avait été établie dès le commencement comme chef du choeur des amis de Dieu. Tout cela était fait pour les autres. Avant même le Paraclet elle était pour nous comme un paraclet devant Dieu, comme le dit Paul3 - levant non pas les mains vers Lui, mais présentant sa vie comme supplication. Et la vertu d'une seule a suffi pour contenir le péché de tous les hommes de tous les siècles : de même que l'arche qui sauva l'homme du déluge universel ne fut pas emportée par la catastrophe et sauva les ressources de la race, de même en advint-il avec la Vierge. Comme si aucun homme n'avait jamais commis aucun péché et que tous, gardant le foyer antique, fussent demeurés fidèles à ce qui convient, elle ne ressentit même pas, pour ainsi dire, le mal répandu par toute la terre, et ce déluge de méchanceté qui avait recouvert la terre, fermé le ciel et ouvert l'enfer, semé l'inimitié entre Dieu et les hommes, chassé le bien de la terre et introduit le mal ; ce déluge ne put rien contre la Vierge : alors même qu'il régnait sur tout l'Univers et qu'il plongeait tout dans la confusion, l'agitation et la destruction, il était vaincu par un seul intellect et une seule âme - et il lui céda, et non seulement à elle, mais par elle à tout le genre humain.
Avant qu'on en vînt à ce jour où Dieu devait descendre en inclinant les cieux, c'est de cette manière qu'elle contribua au salut commun. Dès sa naissance elle construisit le lieu où viendrait résider Celui qui peut sauver l'homme, en en faisant une demeure de Dieu telle qu'elle lui convienne. Ainsi le Roi n'eut-il pas lieu de mépriser son Palais. Cependant elle ne lui offrit pas seulement une résidence royale digne de sa grandeur, elle lui tissa d'elle-même cette robe de pourpre et sa ceinture, et la beauté, comme le dit David, et la force et la royauté4. Telle une cité brillante qui, surpassant toutes les autres par sa grandeur et sa beauté, par sa sagesse et sa population, par sa richesse et sa puissance, n'offre pas seulement au Roi accueil et hospitalité, mais lui fournit la principauté, la force, l'honneur et la puissance, procurant ainsi aux ennemis une défaite assurée, à ses citoyens le salut et toute sorte de biens en abondance.
C'est de cela qu'a bénéficié le genre humain avant même que fût survenu le moment du salut. Puis, lorsque vint le moment où parut celui qui apportait l'annonce, elle crut, fit confiance et accepta le service. Car c'est cela qui était nécessaire, et il le fallait en tout cas pour notre salut. Si en effet elle n'en avait pas été capable -comme je viens de le dire- la bienheureuse n'aurait pu voir la bienveillance de Dieu pour l'homme, car il n'aurait pas désiré descendre sans qu'il y eût quelqu'un pour le recevoir, quelqu'un qui fût capable de servir l'économie du salut -et la volonté de Dieu sur nous n'aurait pas pu passer en acte si la Vierge n'avait pas cru et acquiescé. Et la preuve en est que Gabriel s'est réjoui lorsque, s'adressant à elle et l'appelant «pleine de grâce», il lui expliqua tout le mystère. Mais Dieu ne descendit pas sans que la Vierge eût demandé à savoir de quelle manière elle enfanterait. Dès qu'il l'eut persuadée, dès qu'elle eut accepté la requête, tout l'oeuvre se réalisa aussitôt : Dieu revêtit l'homme et la Vierge devint Mère de son Créateur.
Or Adam, Dieu ne l'avait point averti ni n'avait tenté de le persuader de livrer son côté, dont Eve serait modelée, mais Il lui avait fait perdre connaissance pour l'amputer ; Il informa cependant d'abord la Vierge et attendit son accord pour passer aux actes. Lors de la création d'Adam il s'était adressé à son Fils unique : «Faisons l'homme», dit-il5 ; mais lorsqu'il fallut, comme le dit Paul, «faire entrer dans le monde le Premier-né6», ce Conseiller admirable7, et créer le deuxième Adam, c'est à la Vierge qu'il fait part de son dessein -et ce grand dessein, comme le dit Isaïe8, Dieu le proposa et la Vierge en disposa. Ainsi l'incarnation du Verbe fut-elle l'oeuvre, non seulement du Père, et de sa Puissance, et de l'Esprit9 -l'un «voulant bien» (eudokountos), l'autre faisant sa demeure, et le troisième couvrant de son ombre- mais aussi de la volonté et de la foi de la Vierge. Car s'il n'eût pas été possible, sans les Trois Personnes, de réaliser ce dessein, cette oeuvre n'eût pas davantage pu avoir lieu sans le consentement et la foi de la Toute Pure.
Ce n'est qu'après l'avoir ainsi informée et persuadée que Dieu la fait mère. Car c'est d'une mère consciente et consentante qu'Il voulait prendre chair ; de même que c'était volontairement qu'Il devenait l'objet de la conception, de même Il voulait que sa mère engendrât librement. Bien plus Il voulait qu'elle ne prît pas seulement part à l'économie du salut comme à quelque acte d'autrui mais qu'elle s'offrît elle-même, qu'elle devînt la collaboratrice du dessein de Dieu sur notre race, qu'elle partageât et communiât à la gloire qui en résulterait. Puis, de même que le Sauveur lui-même était homme et Fils de l'homme, et pas seulement à cause de la chair, mais parce qu'il avait aussi âme et intellect, volonté et tout ce qui est humain, de même il fallait qu'il eût une mère parfaite, qui servît sa naissance, non seulement par la nature du corps, mais par son intellect et par sa volonté, et par tout ce qu'elle possédait - et qu'ainsi la Vierge fût Mère et de corps et d'âme, et fît entrer l'homme tout entier en un enfantement indicible.
C'est pourquoi elle apprend d'abord, puis elle croit, elle veut puis elle prie pour l'accomplissement du mystère, avant d'assumer son service. Par ailleurs, Dieu voulait montrer la vertu de la Vierge et révéler quelle était sa foi en Lui et quelles seraient la noblesse et la grandeur de son âme lorsqu'elle recevrait la merveilleuse annonce et qu'elle croirait, et que Dieu viendrait pour accomplir lui-même son dessein nous concernant, et qu'elle-même apporterait sa contribution à cette oeuvre, et qu'elle serait capable de la servir. Qu'elle se soit informée de ces grands desseins montre clairement qu'elle n'avait pas de plus grand désir ; et que Dieu ait voulu manifester sa vertu montre qu'elle fut clairement instituée en preuve de la bonté et de l'amour de Dieu pour l'homme -et c'est pour cette raison, je pense, qu'elle n'y a pas été initiée directement par Dieu lui-même, afin que fût nettement prouvée la foi en Dieu dans laquelle elle vivait, et que l'on n'imputât point le tout à la puissance de Celui qui l'avait persuadée. Car de même que ceux des fidèles qui n'ont pas vu sont plus heureux que ceux qui ont vu, de même ceux qui ont fait foi aux serviteurs sont plus sages que ceux que Dieu Lui-même a convaincus. Que le mystère ait convenu à son âme sans aucun désaccord, que ses modalités lui aient convenu sans qu'on ait pu y déceler aucune faiblesse humaine, qu'elle n'ait pas hésité devant le mode de réalisation ni discuté sur sa possibilité d'être assez pure, sans avoir eu besoin d'être initiée au mystère, je ne sais si l'on doit admettre que tout cela appartienne à la nature créée.
Eût-elle été un Chérubin, eût-elle été un Séraphin, voire quelque chose d'encore plus pur, comment eût-elle pu supporter cette salutation ? Comment eût-elle pu imaginer que ces annonces auraient une suite ? Comment eût-elle pu trouver assez de force pour des oeuvres aussi grandes ? Personne n'a été plus grand que Jean -au jugement du Sauveur lui-même10- et cependant Jean ne s'estimait pas digne de toucher les sandales de Celui-ci -qui pourtant s'était déjà humilié. Mais la Toute Pure osa porter en ses entrailles le Verbe lui-même, cette Hypostase de Dieu, avant même qu'il se fût humilié. Qui suis-je, Seigneur, et qu'est la maison de mon père11 ? Sauveras-tu Israël en moi aussi Seigneur ? On put entendre de telles phrases dans la bouche de justes appelés à réaliser des oeuvres que tant d'hommes ont souvent pu réaliser. Or la Vierge bienheureuse était invitée à des oeuvres qui n'étaient ni habituelles ni naturelles, qui surpassaient toute puissance : il s'agissait de faire monter la terre jusqu'aux cieux, de transporter ou de transformer l'univers par elle-même. Et cependant son esprit n'en fut point bouleversé, pas plus qu'elle ne se considéra inférieure à cette oeuvre. Ce fut comme si quelqu'un annonçait la présence de la lumière à ses yeux sans en être gêné, ou comme si quelqu'un trouvait normal que le soleil tournant au-dessus de la terre crée le jour : apprenant qu'elle pourrait porter et enfanter le Dieu qu'aucun lieu ne peut contenir, la Vierge n'y entend rien d'étrange. Elle ne laisse pas ces paroles passer sans les éprouver, ne tolère pas la facilité ni ne se laisse exalter par l'abondance des éloges, mais en se contenant elle examine la salutation, apprend le mode d'enfantement et cherche à comprendre ces choses. Elle ne s'intéresse pas à savoir si elle est capable et en mesure d'assurer un si grand service, ni si elle a purifié son âme et son corps suffisamment. Elle ne s'embarrasse que de ce qui convient à la nature et passe outre ce qui concerne la préparation de son âme -et ce n'est que de cela qu'elle demande raison à Gabriel : ceci elle le connaît par elle-même. C'est en elle-même, dans les conseils de son coeur, qu'elle trouve l'assurance -comme le dit Jean12.
«Comment cela se fera-t-il ? dit-elle -Non que j'aie besoin d'une sagesse plus grande ni meilleure ; mais chez ceux qui ont choisi de vivre dans la virginité, la nature ne connaît pas l'enfantement». «Comment cela se fera-t-il, dit-elle, puisque je ne connais pas l'homme13 ? Quant à moi je suis prête à recevoir Dieu, je m'y suis suffisamment préparée. Si la nature doit s'y plier, dis-moi comment». Aussi dès que Gabriel eût révélé le mode de l'étrange conception : «L'Esprit Saint descendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre14», les choses se déroulèrent, car la Vierge ne doutait plus de l'annonce ; la bienheureuse qu'elle était devint servante de ce miracle, et comme bienheureuse elle était capable de servir ce à quoi elle avait cru.
Or ce prodige n'était pas le fait d'une légèreté, mais un trésor indicible de philosophie, de foi et de pureté des plus parfaites, comme le montra l'Esprit Saint en ce qu'il la déclara bienheureuse, et d'avoir reçu la promesse, et d'avoir cru à l'annonce. Et en effet, remplie de l'Esprit Saint, la mère de Jean la déclara bienheureuse : «Bienheureuse celle qui a cru à l'accomplissement de ce qui lui avait été dit de la part du Seigneur15 !» «Voici la servante du Seigneur16», dit-elle, car elle était vraiment la servante du Seigneur, celle qui reconnaissait le retour du Maître à la maison. Dès qu'il est venu à la porte et qu'il a frappé17, comme il est dit, elle a ouvert la maison et en vérité c'est Celui qui jusque là n'avait pas de toit qu'elle a accueilli.
De même qu'Adam, pour qui tout l'univers visible avait été disposé, et alors que tous les autres êtres avaient trouvé ce dont ils avaient besoin, lui seul n'avait pu trouver une aide18 avant Eve, de même le Verbe, qui produit tout et attribue à chacun son lieu, ne put trouver pour lui-même de lieu ni d'habitation avant la Vierge. Mais elle, elle n'accorda ni sommeil à ses yeux ni d'assoupissement à ses paupières19, jusqu'à ce qu'elle eût trouvé pour lui une habitation et un lieu. Car c'est de la Très Pure qu'il faut entendre ces paroles qui ont été prononcées par la bouche de David, qui fut le père de sa lignée. De même Paul dit à propos d'Abraham et de Melchisédech qu'encore dans les reins de son père, Lévi paya la dîme20.
Mais le miracle le plus grand était que, sans qu'il eût été ni annoncé ni prévu, elle fût si disposée et si apte pour le mystère, qu'aussitôt que Dieu apparut, son âme, ferme, prête et attentive, put le recevoir comme il convenait. Et si elle fit une telle réponse, si convenable et si pertinente, ce fut pour que tous les hommes puissent savoir en quelle sainteté vivait la Vierge bienheureuse, de combien elle était merveilleusement supérieure à la nature humaine et surpassait la capacité de notre esprit, et comment brûlait en elle un si merveilleux désir -non pas tant pour rien de ce qui lui avait été promis ni pour ce à quoi seule elle aurait part, mais pour les dons, inaugurés ou à venir, qui viendraient de Dieu en commun à tous les hommes. De même aussi que Job est admiré non tant de ce qu'il supporta que d'ignorer ce qui résulterait de ses combats, de même elle aussi se montra digne de grâces qui dépassaient la raison et qu'elle ignorait. Elle était comme une couche nuptiale qui n'attendrait pas le fiancé, comme un ciel qui ignorerait que le soleil va se lever.
Qui pourrait égaler une telle sainteté ? Et qui aurait tout pu savoir clairement d'avance, possédant ainsi les ailes de l'espoir ? Que ne savait-elle donc ? N'était-il pas évident qu'il n'était plus aucun sommet de la sainteté où elle pût encore progresser ? Qu'on ne pouvait rien ajouter à ce qu'elle était ? Qu'il n'était pas possible qu'elle devînt plus grande en vertu, puisqu'elle en avait pris la tête ? Car si l'on avait pu dire qu'il fût quelque exploit de vertu plus élevé encore que ceux qu'elle a réalisés, elle ne l'aurait pas ignoré puisqu'elle était venue à cette vie avec l'enseignement de Dieu, afin de pouvoir parcourir le reste et d'être encore mieux préparée au mystère. Il n'est pas non plus permis de dire que la Vierge n'a pas été meilleure que tout ce qu'il est possible d'espérer de la philosophie, car bien que rien n'existât qui pût pousser son âme à la vertu, elle l'a tant exercée qu'elle a été préférée à toute nature humaine par le juste Juge -et il n'aurait pas convenu que Dieu n'ornât point sa mère de tout bien, ni qu'il ne l'eût point créée pour le mieux, pour le plus parfait et le plus beau de tout.
En se taisant sans rien lui annoncer de l'avenir, il a clairement manifesté qu'il ne connaissait rien de plus grand ni de plus beau que la Vierge. Il est donc évident qu'il a choisi comme mère, non seulement la meilleure parmi les hommes qui existaient, mais celle qui fut absolument bonne ; et non pas celle qui lui convenait le plus dans la race humaine, mais celle qui lui convenait en tout -si bien qu'il convenait qu'elle fût sa mère.
Car il était de toute manière nécessaire que la nature humaine parût un jour convenir à l'oeuvre pour lequel elle avait jadis été créée, et qu'elle présentât un homme capable de servir dignement au but de son Créateur. Puisque Dieu ne l'avait pas créée d'abord dans un but puis dans un autre -comme lorsque nous contraignons nos outils à d'autres usages que leur but primitif- c'est qu'il l'a créée afin d'en recevoir une mère lorsqu'il aurait besoin de naître. Ayant posé dès l'abord ce dessein comme règle nécessaire, c'est selon cette règle qu'ensuite il créa l'homme. C'est pourquoi il est nécessaire de l'appliquer à toute chose : nous ne devons pas supposer d'autre fin à la création de l'homme que la meilleure de toutes, celle qui procure le plus d'honneur et de gloire à l'artisan de la création ; et il ne convient pas non plus à Dieu, en tout ce qu'il fait, d'échouer en ce qu'il veut. Charpentiers, tailleurs et cordonniers réussissent -et leur oeuvre est de toute manière conforme, même s'ils ne maîtrisent pas totalement la matière et qu'elle ne leur convienne pas entièrement, et il arrive qu'elle leur résiste -et cependant ils la poussent par leur art vers leur but. Or Dieu est le maître de la matière, Il l'a faite Lui-même selon ce qui Lui semblait bon, sachant comment Il l'utiliserait. Quel empêchement pourrait donc retenir la matière d'être en tout conforme et accordée à ce qui Lui convient ? C'est Dieu qui dispose l'économie du salut, elle est son grand oeuvre, l'oeuvre de ses mains par excellence ; il n'en a confié le soin à personne d'autre, ni parmi les hommes ni parmi les anges : Il s'en est chargé Lui-même. Qui donc est capable d'observer ce qu'il faut dans son oeuvre, si ce n'est Dieu ? Et pour quel autre but sinon pour le meilleur de tous ? A qui parmi tous les autres rendrait-il ce qui convient, si ce n'est à Dieu, si ce n'est à Lui-même ? Et Paul demande aussi à l'Evêque qu'avant tout autre souci, il gère bien ce qui est à lui et chez lui21.
Eh bien donc, lorsque tout cela se rencontre : et le Maître très juste, et le serviteur capable, le chef d'oeuvre de tous les siècles, n'avons-nous pas là tout ce qui convenait ? Il fallait que fussent sauvegardées l'harmonie et la symphonie en tout, sans fausse note, dans cette oeuvre grande et merveilleuse ; alors qu'il était donc nécessaire que Dieu fût juste et que le Créateur pesât tout à la balance et au poids comme il convient, la Vierge convenant en toutes choses le porta et fut mère de Celui dont il était juste qu'elle le devînt. Si bien qu'il est permis de dire -comme si c'était le seul profit qu'il fallait attendre de ce que Dieu soit devenu Fils de l'homme- que pour que la Vierge devînt mère de Dieu à juste titre, il ne fallait rien de moins que cela. Cette innovation des deux natures découle de ce qu'il faut que Dieu rende à chacun ce qui lui convient et fasse ce qui est juste.
Car si la Toute Pure a observé devant Lui tout ce qu'il faut observer, si elle s'est montrée aussi sainte comme homme sans rien omettre de ce qui se doit, comment n'eût-elle pas convenu à Dieu ? Et si rien n'a échappé à la Vierge de ce qui pouvait la désigner comme Mère de Dieu, si elle en a conçu un ardent amour pour Lui, encore plus Dieu devait-il observer le juste retour et devenir son Fils. Lui qui donne aux princes méchants selon leur coeur, comment n'aurait-il pas pris comme mère celle qui s'était montrée en tout selon son désir ? C'est ainsi que ce don fut approprié et convenable en tout pour la Bienheureuse. C'est pourquoi, pour lui annoncer clairement qu'elle allait enfanter Dieu, Gabriel lui dit : «Il régnera pour les siècles sur la maison de Jacob et son règne n'aura pas de fin22». Comme si ce qu'elle venait d'apprendre n'était ni étrange ni inhabituel, elle reçut cette annonce avec joie. Et d'une voix bienheureuse, l'âme exempte de trouble et dans le calme des pensées, elle répond : «Voici la servante du Seigneur, qu'il m'advienne selon ta parole !»
Tels furent ses mots, et la réalité suivit : Et le Verbe est devenu chair, et il a fait son habitation en nous23. Ayant donné sa réponse à Dieu, elle en reçut l'Esprit, artisan de cette chair consubstantielle à Dieu. Sa voix fut une voix puissante, comme le dit David24, et le Verbe du Père fut formé par le verbe d'une mère, le Créateur par la voix d'une créature. Et de même que Dieu dit : «Que la lumière soit !», et aussitôt la lumière fut25, de même la vraie lumière se leva à la voix de la Vierge, et Il s'unit à la chair et fut enfanté, Celui qui illumine tout homme venant en ce monde26. O voix sainte ! O majesté de tes paroles puissantes ! O bouche bienheureuse rassemblant de l'exil l'univers entier ! O trésor de ce coeur qui déverse en quelques mots sur nous l'abondance de ses biens ! Ces mots ont transformé la terre en ciel et vidé l'enfer de ses prisonniers, ils ont fait du ciel l'habitation des hommes, des anges leurs compagnons, fondu en un seul choeur la race des cieux et celle de la terre, autour de Celui qui étant né de l'une et devenu de l'autre est des deux.
Quelle action de grâce t'adresserons-nous pour ces paroles ? Oh, que peut-on te dire, toi dont rien n'est digne parmi les hommes ? Nos paroles viennent de ce qui est, mais toi tu excèdes tout ce qui surpasse le monde. S'il faut te présenter des mots, ce doit être oeuvre des anges, oeuvre de l'intellect chérubique, oeuvre de langues de feu. Aussi pour parler dignement de ta puissance, ayant commémoré par la bénédiction ce qui est de toi, t'ayant chanté comme notre salut autant qu'il nous est possible, nous voudrions encore emprunter la voix des anges, et nous terminerons notre discours en t'honorant par ces mots de la salutation de Gabriel : Réjouis-toi, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi !
Et prépare-nous aussi à recevoir en nous ce que nous pouvons porter et en gloire et en louange, et pour Lui et pour toi qui L'as enfanté, et non seulement par des mots, mais par des actes car à Lui convient la gloire pour les siècles. Amen.
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