samedi 22 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°30. Chronique.

CHRONIQUE



LA SITUATION DE L'EGLISE EN RUSSIE




Comme nous l'avons indiqué dans La Lumière du Thabor n 29 (p.94), une situation nouvelle est créée en Union Soviétique par l'établissement officiel de paroisses sous l'omophore de l'Eglise Russe à l'Etranger. L'Eglise Russe Libre est donc composée de paroisses venues des «catacombes», et qui existaient avant la «perestroïka», et de paroisses qui se sont séparées du patriarcat de Moscou : ainsi à Souzdal, l'archimandrite Valentin, soutenu par les fidèles et la population locale, a rompu la communion avec l'Eglise Soviétique et a été reçu par l'Eglise Russe Hors Frontières qui l'a, par la suite, consacré évêque. Mgr Lazare et Mgr Valentin ont donc la responsabilité de l'«Eglise russe libre» qui a appelé les orthodoxes russes à se séparer du Patriarche Alexis II et de la hiérarchie soviétique qui demeure fidèle à la déclaration de 1927 du Métropolite Serge de Moscou et à l'appartenance, depuis les années 50, au Conseil Oecuménique des Eglises.
L'établissement de ces paroisses qui dressent «autel contre autel» sur le territoire russe a suscité un «tollé général». Toutes les Eglises engagées dans le mouvement oecuménique ont publiquement ou tacitement condamné l'établissement de l'Eglise Russe Hors Frontières dans sa patrie d'origine.
Disons-le nettement : ces réactions sont à la fois surprenantes et illégitimes.
Surprenantes à double titre : depuis 1927, l'Eglise dite des catacombes -appelée parfois joséphite par ses ennemis parce que le Métropolite Joseph de Petrograd se sépara de la communion du Métropolite Serge de Moscou- refuse toute communion avec le patriarcat soviétique qui pendant plus de soixante ans a collaboré activement avec un régime anti-chrétien et a nié que des chrétiens soient persécutés en URSS à cause de leur foi. Certes, cette Eglise «sergianiste» s'est faite gorbatchevienne et reconnaît maintenant les martyrs russes ; mais pourquoi les orthodoxes qui ont, pour garder leur foi libre, subi les exils, les persécutions, les dénonciations, «les moqueries, les fouets, et la prison», qui ont eu chaque jour sous les yeux les fruits amers de la collaboration étroite du KGB et de l'épiscopat soviétique, pourquoi accepteraient-ils cet épiscopat comme une hiérarchie légitime et canonique ? Ce serait d'ailleurs abandonner la confession de foi de quelques saints évêques martyrs qui ont prononcé des condamnations redoutables contre le sergianisme : Maxime de Serpoukhov, Dimitri de Gdov, Joseph de Petrograd, Alexis de Voronège etc...
Enfin le patriarcat de Moscou n'a pas abandonné le discours politico-religieux qu'il tint sous Brejnev : la religion est une dimension de la société qui établit la confiance sur le plan économique et favorise, sur le plan international, le désarmement, lit-on régulièrement dans les publications du patriarcat. Il n'y a pas besoin d'Eglise pour ce genre de propagande : un bureau d'études des rapports de l'idéologie et de l'économie y suffirait largement...
Quant à l'Eglise Hors Frontières, à la fois pour des raisons ecclésiologiques -refus du modernisme- et, malheureusement aussi, pour des raisons purement politiques, elle n'est en communion avec aucun des patriarcats et aucune des Eglises «orthodoxes» locales qui ne veulent pas la reconnaître comme Eglise russe canonique. Certes, ajoutant elle-même à la confusion, après la mort du Métropolite Philarète en 1985, elle a essayé et réussi, dans certains de ses diocèses, à avoir des concélébrations avec le clergé des Eglises engagées dans le mouvement oecuménique. Toutefois, désormais, l'établissement de paroisses en Russie l'a, de nouveau, isolée totalement. Quoi qu'il en soit, la raison d'être de l'E.R.H.F. a toujours été le refus de l'Eglise soviétique et dès lors l'établissement de paroisses en Russie est tout-à-fait conforme à son histoire. L'âme de cette Eglise, en effet, était à l'origine d'avoir la même confession de foi que l'Eglise des catacombes, de rendre, dans le monde libre, le témoignage qu'elle rendait sous l'oppression : celui du refus de toute compromission.
C'est même une évolution heureuse de cette Eglise Hors Frontières, et une décision courageuse, puisque personne n'ignore qu'un certain nombre de clercs et de fidèles de cette Eglise auraient été plutôt favorables à une réconciliation avec l'Eglise soviétique, moyennant un certain nombre de concessions de cette dernière. Donnons un exemple : un prêtre de Washington, appartenant à l'E.R.H.F., donnant un interview en Russie, a déclaré : «Nous ne nous sommes jamais séparés de l'Eglise Mère. Et quoique, pour une foule de raisons, nous ne nous trouvions pas sous la tutelle administrative du patriarcat de Moscou, nous n'avons jamais déclaré qu'il fût sans la grâce. Cette Eglise est, en un certain sens, notre Mère douloureuse... En ce qui concerne l'ouverture de paroisses dépendant de nous en Russie, je crains que cela n'apporte rien de bon, mais conduise seulement à un schisme. Je crois que nous avons tous besoin de patience» (P.Victor Potapov, dans Moscow Church Messenger, n7 (25), mars 1990). Une telle position rend évidemment absurde l'établissement, en Russie, de paroisses sans communion aucune avec le patriarcat. Il y a donc, à l'intérieur de l'E.R.H.F., conflit entre deux ecclésiologies adverses.
Un évêque du patriarcat, le Métropolite Antony Bloom de Londres, ne prend d'ailleurs guère au sérieux les motifs ecclésiastiques de l'E.R.H.F. puisqu'il a suggéré au Patriarche Alexis II d'entreprendre des pourparlers avec le Métropolite Vitaly afin que l'E.R.H.F. soit reconnue par le patriarcat et entre en communion avec lui, sans perdre en rien son organisation propre, ni ses conceptions politiques...
Redisons-le : l'établissement, en Russie, de paroisses orthodoxes sans communion avec un patriarcat engagé dans le mouvement oecuménique est un acte juste, courageux, légitime, conforme aux canons, qui s'apparente tout-à-fait à la lutte des «vieux-calendaristes», en Grèce et ailleurs, contre le modernisme et l'oecuménisme du patriarcat d'Istanbul.


Les réactions

Les réactions à l'installation, en Russie, d'une hiérarchie sans communion aucune avec l'Eglise soviétique, ont été partout très violentes.
1. Le patriarcat d'Istanbul -qu'a-t-il à voir, désormais, avec la glorieuse Constantinople, la Seconde Rome ?- Dimitrios, a envoyé une lettre de soutien au patriarche Alexis II, face à l'activité de la «soi-disant 'Eglise' Russe Hors Frontières». On s'attend d'ailleurs, dans certains milieux ecclésiastiques, à une condamnation, par Dimitrios et son synode, de l'E.R.H.F., condamnation qui aurait été demandée par Alexis II lors de son récent voyage en Orient. Cependant, aucun canon n'autorise Dimitrios à se prendre pour un pape de l'orthodoxie et à s'occuper de ce qui se passe en Russie.
2. La Métropolia américaine, qui a reçu son autocéphalie du patriarcat de Moscou, a pris nettement position en faveur de son Eglise Mère contre l'E.R.H.F., dans une déclaration qui a été faite à l'automne 90 par son secrétaire le V. Rev. Robert.S.Kondratick et qui porte le titre : «Pourquoi aggraver le schisme ?» En voici l'introduction : «A une époque où l'Eglise Orthodoxe Russe, après soixante-dix ans de persécution et de contrôle étatique, a la possibilité de vivre une vie nouvelle, de témoigner ouvertement et d'agir librement ; après que le Saint Synode de l'Eglise Orthodoxe Russe, en janvier dernier, a formellement reconnu la réalité des conditions dans lesquelles l'Eglise devait vivre, et a entamé le processus qui doit conduire à la glorification des martyrs de la période communiste ; à la veille d'un Concile décisif et pan-russe rassemblant évêques, clercs et fidèles, qui va élire un nouveau Patriarche à bulletin secret ; et sans attendre les résultats dudit Concile, la soi-disant 'Eglise Russe à l'Etranger' (également connue sous les noms de 'Eglise-Russe-en-Exil' ou 'Eglise Russe Hors Frontières') trouve encore le moyen d'adopter à l'endroit de l'Eglise martyrisée une attitude arrogante et pharisaïque de jugement du prochain. Elle fait connaître sa décision d'établir sa juridiction en Russie même, divisant ainsi le Corps du Christ.
«Qu'est-ce que 'l'Eglise Russe à l'Etranger' ? L'héritière lointaine du groupe d'évêques dont l'éphémère 'Organisation de la Haute Eglise' fut formellement dissoute en 1922 par le saint Patriarche Tikhon parce que, dès ce moment, il s'engageait dans des activités politiques qui compromettaient l'Eglise. Aujourd'hui encore, elle n'est pas en communion avec l'Eglise Orthodoxe universelle et, en fait, se trouve en état de schisme.
«Le côté tragique de la décision annoncée par l'Eglise à l'Etranger est qu'elle vient précisément au moment où l'Eglise Russe elle-même, les autres Eglises Orthodoxes, et bien sûr, notre propre Eglise autocéphale d'Amérique, s'apprêtent à célébrer, par la réconciliation et la paix, la renaissance de la vie ecclésiastique libre en Russie.
«Notre sincère espoir aurait été que les divisions du passé pussent être guéries au cours d'une célébration commune de la Divine liturgie, où nous nous serions dit mutuellement : 'Aimons-nous les uns les autres afin que dans la concorde nous confessions le Père, le Fils et le Saint Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible !'
«C'est cet espoir et cette joie que vient briser la décision de l''Eglise Russe à l'Etranger', au moment même où, plus que de n'importe quoi d'autre, la Russie a besoin d'une Eglise unie» (Cité par Hieromonk Luke, «An Answer to the Orthodox Church in America's Document, Why Deepen the Schism ?», dans Orthodox Life, vol.40, n6, 1990, p.10-11).

Puis, le Père Kondratick revient sur les relations de l'E.R.H.F. avec le Patriarche Tykhon et le Métropolite Serge. Ensuite, il explique que l'accusation d'oecuménisme faite au patriarcat soviétique -et à la Métropolia- est une calomnie : «Au nombre des diverses 'doctrines erronées' dont l''Eglise Russe à l'Etranger' accuse l'actuelle Eglise Russe, nous trouvons l''oecuménisme', défini comme un mouvement qui cherche à 'unir toutes les hérésies et religions' par la participation au Conseil Mondial des Eglises. Les auteurs de ce document savent que cette accusation n'est pas vraie. Les orthodoxes qui participent au mouvement oecuménique ne cessent d'affirmer, en public et en privé, leur foi dans l'Eglise orthodoxe comme étant la véritable Eglise du Christ. C'est plutôt l''Eglise Russe à l'Etranger' qui a bel et bien abandonné la pratique ancienne de l'Eglise Orthodoxe Russe relativement au baptême au nom de la Sainte Trinité».
Pour apprécier une telle contre-vérité, rappelons simplement certains aspects de l'activité récente de la Métropolia aux USA : cette Eglise fait partie d'un comité mixte des évêques orthodoxes et catholiques, où siègent ensemble l'Eglise de 'Constantinople', le diocèse carpatho-russe, l'Eglise ukrainienne, l'Eglise serbe etc... Or le 13 novembre 1988, le journal uniate Horizons a publié une déclaration de ce «Joint Committee», qui dit ceci : «Pour les chrétiens orthodoxes aussi bien que pour les catholiques romains, quand un membre du clergé qui a été ordonné, dans une Eglise qui partage avec eux la même compréhension du sacerdoce, par un évêque ayant incontestablement la succession apostolique, est reçu, soit dans l'Eglise orthodoxe, soit dans l'Eglise catholique-romaine, son ordination doit être reconnue... les trois ordres sacrés du diaconat, de la prêtrise et de l'épiscopat ont la nature de sacrements... ces ordres sont exclusivement conférés par des évêques ayant une succession apostolique incontestable» (cité par Orthodox Life, vol.39, n1, 1989, p.24).
Qui contestera qu'une Eglise qui a un vrai baptême, un vrai sacerdoce, et une vraie succession apostolique, n'ait aussi une eucharistie véritable et soit une véritable Eglise ? Dès lors, il n'y a pas une Eglise mais deux Eglises : l'Eglise Orthodoxe et l'Eglise Catholique. Mais bien sûr, le P.Robert Kondratick veut faire croire que son Eglise n'est en rien oecuméniste...
3. Pour le Patriarcat soviétique, renvoyons au n29 de La Lumière du Thabor, pour des preuves de son oecuménisme, et venons-en à son encyclique officielle contre l'E.R.H.F. Elle porte le titre suivant : «Appel du Concile des Evêques aux Archipasteurs, Pasteurs et à tous les Enfants Fidèles de l'Eglise Orthodoxe Russe», et est datée du 27 octobre 1990.
Le ton en est très critique à l'égard de l'E.R.H.F., «non reconnue par la plénitude (le plérôme) orthodoxe à cause de son anticanonicité, qui, depuis des dizaines d'années va semant la discorde parmi nos compatriotes orthodoxes qui vivent dans la diaspora» (The Journal of the Moscow Patriarchate, 1991, n2, p.6). Pour le patriarcat, l'E.R.H.F. est un schisme : «De telles instructions données au clergé et aux fidèles, les engageant à rompre avec la hiérarchie reconnue canonique par le corps plénier de l'orthodoxie, lequel est représenté par les épiscopats des Eglises locales autocéphales et autonomes, en accord avec la Première Règle de saint Basile le Grand, doivent être catégoriquement qualifiées d'instigation au schisme venant de ceux qui sont eux-mêmes devenus schismatiques. A ce que nous voyons, leur première accusation contre la hiérarchie et le clergé du Patriarcat de Moscou se rapporte aux liens entre Moscou et la Déclaration du Métropolite Serge adoptée en 1927» (Ibid., p.7).
L'«Appel du Concile» précise que la Déclaration de 1927 est seulement un «mémorial» d'une période tragique et nullement un document à valeur obligatoire.
Ensuite vient l'accusation d'amoralité à l'égard du Synode Hors Frontières qui a oublié son propre passé : «Mais est-il moral, du point de vue de l'Evangile, quand on est un groupe d'évêques de l'Eglise Orthodoxe Russe Hors Frontières, de jouer vis-à-vis de nous le rôle d'accusateurs ? N'y a-t-il pas eu des moments d'épreuve pour la communauté ecclésiale, dans l'histoire de leur groupe, jusque dans un passé récent ? Devons-nous leur rappeler que durant les années du régime nazi (fascist regime) en Allemagne, l'Eglise Russe Hors Frontières, dans ce pays, n'était pas le moins du monde 'libre' ni 'indépendante' des autorités séculière. En outre, en 1938, ses dirigeants ne dédaignèrent pas d'utiliser l'assistance de la Gestapo pour s'emparer des paroisses appartenant à l'Exarchat Russe pour l'Europe Occidentale. Durant la guerre, ces dirigeants se soumirent sans protester aux ordres du gouvernement hitlérien qui leur interdit de développer leur activité sur les territoires occupés de Pologne et d'URSS, alors qu'ils en avaient initialement l'intention. Il conviendrait, ici, de rappeler les paroles de l'ancien recteur de la paroisse berlinoise de Saint-Vladimir-Egal-aux-Apôtres, recteur qui devint par la suite l'Archevêque Jean Chakhovskoy de San Francisco. Il disait que les faits historiques ne permettent pas d'opposer, sur le plan moral, l'Eglise Hors Frontières à l'Eglise Russe, ni d'exalter la première sous prétexte qu'elle aurait gardé la pureté et refusé les compromis».
Tous ces rappels et ces accusations sur le passé ne constituent en rien une ecclésiologie, car la déclaration de Serge ne doit pas être jugé du point de vue de la moralité, mais du point de vue canonique : Serge était-il habilité, contre l'avis de la plupart des évêques, sans consultation synodale, à faire une telle déclaration de soumission au pouvoir civil1 ?
Toutefois, c'est surtout sur l'oecuménisme que la réponse de Moscou est faible : «Le soi-disant Conseil des Evêques essaye aussi de nous accuser de dévier de l'orthodoxie. Dans ce but, il recourt encore aux mensonges, comptant, à l'évidence, sur l'extrême ignorance des lecteurs de ses textes officiels. C'est ainsi qu'il blâme l'Eglise Orthodoxe Russe pour sa participation à l'oeuvre du Conseil Mondial des Eglises, auquel il attribue des efforts pour établir une certaine 'Eglise universelle, combinant toutes les hérésies et religions'. Cependant, on sait généralement que ce but est absolument étranger au CME2. Son but est de promouvoir la coopération oecuménique entre les Eglises chrétiennes qui conservent leur foi dans le Dieu Unique, glorifié dans la Sainte Trinité, et dans Notre Seigneur Jésus Christ, le Fils unique de Dieu, le Sauveur du monde. Cependant, une telle coopération n'affecte pas l'essence des traditions de foi préservées par ces Eglises, et est destinée à promouvoir une entente mutuelle parmi les Eglises des différentes confessions dans leurs efforts pour réaliser, quand Dieu voudra, l'unité, dans la foi, de tous ceux qui suivent Notre Seigneur Jésus Christ selon Son commandement que tous soient un (Jn 17,21). Ainsi, la participation de toutes les Eglises orthodoxes locales dans l'oeuvre du CME, depuis plusieurs dizaine d'années, leur fournit l'occasion de rendre témoignage de la vérité de leur foi comme garantie de la possible unité à venir de tous les chrétiens à la face du reste du monde chrétien. Il n'y a pas ici trahison de l'orthodoxie, mais témoignage rendu à sa beauté salvifique devant la face du monde moderne3».
Le texte est très confus. Y a-t-il une Eglise ou plusieurs ? Peut-on dire sérieusement que les Eglises orthodoxes vont au CME uniquement pour porter témoignage alors que 1) les délégués orthodoxes passent leur temps non pas à prier pour les hétérodoxes mais avec eux, et à les reconnaître comme évêques, prêtres, chrétiens, etc... ; 2) ils s'associent à des prières comme celles d'Uppsala en 1968, où l'on affirme chercher et ne pas connaître la vérité4. Et, jusqu'à ce jour, quelle Eglise est revenue à l'orthodoxie ? Elles sont toutes seulement entrées dans une multitude de compromis sur leur propre foi.


Quelle ecclésiologie
pour les paroisses russes libres ?

Dans les remarques de la Métropolia contre l'E.R.H.F., il y en a une au moins qui est juste : «Le pire de tout, c'est que 'l'Eglise Russe à l'Etranger' proclame et réaffirme qu'elle persiste dans sa rupture de la communion eucharistique avec l'Eglise. Ce faisant, elle affirme une doctrine contraire à l'orthodoxie. En effet, l'Eglise Orthodoxe enseigne que les manquements personnels des évêques ou des prêtres n'empêchent pas la puissance du Saint Esprit de faire des sacrements pleinement réels. La doctrine selon laquelle la validité d'un sacrement dépendrait de la dignité du célébrant a été soutenue par de nombreuses sectes depuis les débuts du christianisme, et a toujours été condamnée par l'Eglise. De plus, l''Eglise Russe à l'Etranger' peut-elle, sans tomber dans un pharisaïsme outrancier, affirmer que durant sa courte histoire de soixante-dix années, aucun clerc indigne ou corrompu n'a officié dans ses rangs ?» (Orthodox Life, 40,6,1990, p.21).
Admettre l'orthodoxie du patriarcat soviétique comme corps ecclésial dispensant véritablement les mystères et établir cependant des paroisses uniquement parce que les évêques soviétiques paraissent personnellement douteux n'aurait aucun sens. Malheureusement, l'Epître des évêques de l'E.R.H.F. dit effectivement : «Nous croyons et confessons que dans les églises du Patriarcat de Moscou où le prêtre croit avec ferveur et prie avec sincérité, se révélant non pas simple 'ministre du culte', mais aussi bon pasteur aimant ses brebis, la grâce du salut, pour ceux qui approchent de ce prêtre avec foi, est accessible dans les mystères» (cité par Orthodox Christian Witness, vol.24, n7 (1111), 15/28 octobre 1990).
Orthodox Christian Witness n'a eu aucun mal à prouver qu'une telle ecclésiologie -donatiste- était condamnée par les Pères et à publier une lettre de Russie qui montre à quel danger s'expose en Russie l'E.R.H.F. en défendant une ecclésiologie qui paraîtra certainement peu cohérente à ceux qui sont dans les «catacombes» et qui savent ce que c'est que de couper, conformément aux canons, la communion ecclésiastique. L'E.R.H.F. pourrait se trouver contestée en Russie même par des clercs et des fidèles issus des «catacombes».
Ajoutons une remarque : si les paroisses russes libres n'ont aucune communion avec le patriarcat parce qu'il est engagé dans l'oecuménisme, combien davantage devraient-ils être critiques à l'égard du patriarcat d'Istanbul qui est à l'origine de cet oecuménisme ? Or, ici, en Europe, tel évêque propose à tel néo-athonite, qui commémore Constantinople, de concélébrer avec lui, et au Canada, tel Métropolite reçoit sous son omophore tel archimandrite athonite qui rompt avec l'archevêque Mgr Iakovos uniquement pour des raisons de typicon (ordo des offices), et qui s'empresse d'écrire à la Sainte Communauté de l'Athos pour dire qu'il quitte son évêque pour aller avec l'E.R.H.F., mais qu'il reconnaît cependant la pleine orthodoxie du «patriarcat de Constantinople». On ne quitte pas une Eglise qu'on reconnaît pour parfaitement orthodoxe5 !
La seule attitude orthodoxe et claire ne serait-elle pas de dire : indépendamment de la compromission de l'Eglise soviétique avec le pouvoir, quelles que soient les fautes des hiérarques ou des clercs, nous ne pouvons pas être en communion de prière avec un patriarcat de Moscou engagé, contre les canons apostoliques, dans le compromis et dans les prières avec les hétérodoxes et qui, dès lors, est partie prenante dans l'hérésie de l'oecuménisme. De même, dans la diaspora, il est impossible de communiquer avec l'Eglise de «Constantinople» syncrétiste et oecuméniste. La condition de la réconciliation avec Moscou devrait alors être la sortie du COE demandée déjà par le patriarcat de Jérusalem, et la rupture de la communion avec les Eglises qui y resteraient. Si Moscou acceptait de telles conditions, il serait évident que le patriarcat serait revenu à l'orthodoxie !

Notes de Lecture


Georges Florovsky.- Les Voies de la Théologie russe, tome 1, Desclée de Brouwer, Paris, 1991.

La traduction des Voies de la Théologie russe, l'ouvrage majeur du P.Georges Florovsky, paru en 1937, était attendue depuis longtemps, et ce retard dans l'édition française, alors que tant d'autres oeuvres moins importantes peuvent être lues en français, restait une demi-énigme. En effet, Les Voies de la Théologie russe sont la plus radicale critique historique et théologique que l'on puisse faire des «penseurs» russes du XIXème siècle et du XXème siècle, dont l'originalité aurait été de développer une spécificité russe de l'orthodoxie, la période patristique de l'Eglise étant achevée6. Contre ce développement d'une pensée théologique non patristique, Florovsky montre, à travers toute l'histoire de son pays, que l'éloignement de la théologie orthodoxe des Pères, des Conciles Oecuméniques, et de l'hésychasme, a été la cause principale de toutes les crises pour la Russie depuis le XVIème siècle : «L'étude du passé de la Russie m'a amené, et m'a toujours affermi, dans la conviction que le théologien orthodoxe, de nos jours, ne peut trouver pour lui-même la vraie mesure et la source vivante de l'inspiration créatrice ailleurs que dans la tradition patristique. Je suis persuadé que la rupture, dans les idées, d'avec la tradition patristique et byzantine a été la cause principale de toutes les cassures et de tous les échecs dans le développement de la Russie. Ce livre dit l'histoire de ces échecs. Toutes les réalisations authentiques de la théologie russe ont toujours été liées à un retour créateur aux sources patristiques. Que l'étroit sentier de la théologie des Pères constitue la seule vraie voie, cela ressort avec une clarté particulière de la perspective historique. Cependant, le retour aux Pères ne saurait être simplement intellectuel ou historique, il doit se faire en esprit et en prière, pour être une recréation vivante, une auto-restauration de la plénitude de l'Eglise dans la plénitude de la tradition sacrée.
«Il nous est donné de vivre dans une époque d'éveil théologique qui se manifeste à travers le monde chrétien divisé. Il est temps de soumettre à nouvel examen, et de rappeler avec une attention diligente toutes les leçons, tous les testaments, parfois douloureux, parfois inspirés, que le passé nous offre. Mais un véritable réveil ne se produira que lorsque les réponses, et non plus seulement les questions, se feront entendre dans le passé et dans le futur. La puissance intarissable de la tradition des Pères, en théologie, se définit avant tout par le fait que la théologie était pour les saints Pères une question de vie, une quête spirituelle (podvig), une confession de foi, la solution créative apportée à des tâches vitales. Les livres anciens sont toujours pénétrés de cet esprit créatif7».
Or, on imagine sans peine les réactions que ce programme de retour aux Pères suscita dans «l'école de Paris» et l'Institut Saint-Serge, dont l'effort, dans l'émigration, fut de développer et de faire connaître une «pensée» proprement russe que beaucoup, avec le P. Florovsky, jugèrent non seulement «extra-patristique», mais anti-patristique8. Comme nous l'indique le traducteur de l'édition anglaise, R.L.Nichols : «Les Voies de la Théologie russe furent mal reçues par la critique. Ses collègues [du P.Florovsky] de l'Institut Saint-Serge de Paris se liguèrent contre lui, pour soustraire les étudiants à son influence. Nicholas Berdiaev écrit un long compte-rendu dans La Voie (Put'), la plus importantes des revues d'idées de l'émigration russe : il l'accusait d'être arrogant, et de parler comme s'il était Dieu tonnant, assénant son Jugement Dernier sur les auteurs avec lesquels il n'était pas d'accord. Beaucoup, à l'Institut, virent dans ce livre une attaque en règle contre la Russie et sa foi9».
Plus de cinquante ans après leur parution, le contexte polémique10 des Voies de la Théologie russe ne peut être mis sous le boisseau ni de côté, si l'on veut comprendre ce livre, qui n'est pas une simple analyse, mais le fruit d'une expérience : «Ce livre a été conçu comme une expérience de synthèse historique, une expérience conduite dans l'histoire de la pensée russe. Avant cette synthèse, dès les jours de ma jeunesse, des années d'analyse ont précédé, de longues années de lecture patiente et de réflexion. A mes yeux, les destinées passées de la théologie russe représentaient toujours l'histoire d'une actualité créatrice, dans laquelle je devais me resituer. Ce n'est pas là faire violence à l'impartialité historique. Etre impartial ne signifie pas être en-dehors de la question. L'impartialité n'est pas l'indifférence, ni le refus d'émettre un jugement. L'histoire explique les événements, elle découvre leur sens obvie et leur signification profonde. L'historien ne doit jamais oublier qu'il étudie et décrit la tragédie créative de la vie humaine. Il ne doit point l'oublier ; aussi bien ne le peut-il pas. Une histoire vide de toute subjectivité n'a jamais existé et n'existera jamais11».
De ce point de vue, la préface intéressante d'O.Clément est un peu un éteignoir, qui a pour effet d'assourdir les effets critiques et polémiques du livre : par exemple, l'opposition de Florovsky à la théologie de Boulgakov est présentée de manière purement psychologique, comme le désir d'accomplir «le meurtre du père» : «On pourrait trouver une figure de la mort du père dans le combat mené par Florovsky contre Serge Boulgakov alors recteur de l'Institut Saint-Serge» (Préface de la trad.fr., p.XIII). A propos de cette querelle Florovsky-Boulgakov, Clément regrette qu'un poète comme Evdokimov n'ait pas repris ces questions du point de vue «des symboles et des mythes» : «On regrette qu'il n'y ait pas eu un poète (peut-être Paul Evdokimov ?) pour assumer symboles et mythes élaborés par une génération passée par tous les feux de la culture, de la politique, de la révolution et de la guerre. La génération des professeurs succédait à celle des aventuriers» (Ibid., p.XIV). C'est romantiquement dit ; mais Paul Evdokimov n'est-il pas le type même du «penseur» qui se détache de l'orthodoxie patristique, et dont Florovsky instruit le procès tout au long des Voies12 ? Et la poésie ne semble pas un moyen très sérieux pour comprendre la Révélation donnée par le Seigneur Jésus Christ dans le Saint Esprit à son Eglise, et que ni les poètes, ni les philosophes (les penseurs), n'ont pu inventer. Ne brille-t-elle pas «d'une telle blancheur qu'il n'est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi13» ?
Venons-en à la traduction et à l'annotation de J.C.Roberti, professeur de langue et de civilisation russes à l'université de Rennes. Nous nous sommes étonnés de trois omissions, qui surprennent chez un «spécialiste» :
1. Pourquoi ne pas avoir mentionné à la suite de sa bibliographie l'excellente traduction anglaise dont le premier volume est depuis 1979 à la disposition du public ? -et dont le second est paru en 1987. Pourquoi ne pas avoir mentionné aussi que le texte anglais du premier volume, revu par Florovsky, est à la fois différent et plus étendu que le texte français. Aucune mention n'est faite non plus de l'édition russe sur laquelle Roberti traduit son texte.
2. Pourquoi ne pas avoir ajouté la Préface de Florovsky à l'édition anglaise, dont nous avons cité quelques extraits ci-dessus ? Ces quelques lignes situent pourtant bien le projet des Voies de la Théologie russe.
3. Roberti ajoute un certain nombre de notes éclairantes au texte de Florovsky. Pourquoi n'a-t-il pas indiqué -ou mieux, reproduit et complété- les notes de l'édition anglaise, bien plus nombreuses et plus étoffées que les siennes, et dont il nous semble d'ailleurs qu'il s'est largement inspiré ?

Réjouissons-nous cependant qu'il y ait une édition française des Voies de la Théologie russe ; et renvoyons ceux qui lisent l'anglais et veulent une traduction scientifique ou exemplaire, à l'édition anglaise, patronnée par R.S.Haugh.



Germain Ivanoff-Trinadtzaty.- L'Eglise russe face à l'Occident, La Tunique déchirée / O.E.I.L., Paris, 1991.

Si les bons sentiments faisaient les bons historiens, le livre de Germain Ivanoff-Trinadtzaty, L'Eglise russe face à l'Occident, serait recommandable à tous. Malheureusement, le chauvinisme n'est pas exactement identique au naturel amour de la patrie et l'on regrettera que la rigueur scientifique et théologique fasse en partie défaut à un ouvrage qui se veut autant historique qu'édifiant.
1) La bibliographie est faite de bric et de broc, et il y manque -au moins pour les ouvrages en français- quelques titres vraiment essentiels : pourquoi, pour le XIXème siècle, l'auteur n'est-il pas allé consulter à la Bibliothèque Nationale de Paris la somme importante d'A. Tolstoy qui fut procureur du Saint Synode, consacrée aux rapports entre le catholicisme et la Russie14, ou encore l'ouvrage du pasteur L. Boissard, L'Eglise de Russie, Paris, 1867, 2 vol., qui est un témoignage très intéressant sur la Russie au milieu du XIXème siècle. De Guettée, fondateur du journal L'Union Chrétienne, mentionné il est vrai, l'auteur semble ignorer que son journal, qui parut de 1859 à 1892, a été un lieu de rencontre étonnant de la Russie et de l'Occident, faisant connaître Khomiakoff, Samarine et, sur l'actualité religieuse, le point de vue des orthodoxes russes... Nous pourrions citer bien d'autres exemples ; mentionnons seulement que les pages de G.I.T. sur les projets d'union entre les non-jureurs anglicans et les orthodoxes donnent bien peu d'éléments sur la théologie et l'ecclésiologie de ces non-jureurs. Ajoutons encore que la bibliographie anglaise est bien pauvre : par exemple, pourquoi ne pas mentionner le livre de J.W.Cunningham, The Movement for Church Renewal in Russia 1905-1906, New York, 1981 ? Enfin, pas un mot sur un livre décisif pour l'interprétation de la période 1900-1950, celui d'Antoine Wenger, Rome et Moscou, Paris, 1987. Ce livre récent aurait permis à G.I.T. de revoir quelques unes de ses opinions, notamment sur le patriarche Serge.

2) Si G.I.T. adopte, à juste titre, un certain nombre des thèses du P.Georges Florovsky sur le caractère latinisant de la théologie russe du XVIIème au XIXème siècle, il emploie une procédure expéditive pour juger les théologiens hellénophones ; ainsi, G.I.T. s'appuie, bien vite, sur B.Krivochéine pour déclarer à propos de la Confession de Dosithée de Jérusalem : «La structure d'ensemble de la Confession, calquée sur un modèle hétérodoxe, se traduira inévitablement par une absence de plénitude et d'approche orthodoxe» (p.36). D'une part, à en croire Florovsky, il nous semble peu probable que la Russie ait eu jusqu'au XIXème siècle, un historien de la qualité du Patriarche Dosithée -et donc le jugement sur Dosithée frise l'inexactitude15- et, d'autre part, un tel jugement laissera penser à tout lecteur grec que l'auteur, russe, est «anti-grec» -ce qui, bien sûr, ne saurait être vrai d'un chrétien. Autre exemple, page 39, où, tout en notant la fermeté de la Confession de foi orthodoxe de Jérémie II dialoguant avec les théologiens de Tubingen, et de celle de l'Encyclique de 1723, G.I.T. écrit : «Quelle que soit la pauvreté de pensée et la faiblesse théologique des orthodoxes qui ignorent visiblement tout de la dialectique... il est un point sur lequel ils sont intraitables...» G.I.T. a-t-il lu les Acta et scripta theologorum Wittembergensium et patriarchae Constantinopolitani D. Hieremiae : quae utrique ab anno MDLXXVI usque ad annum MDLXXXI de Augustana confessione inter se miserunt16, pour parler de pauvreté de pensée, de faiblesse théologique et d'ignorance de la dialectique ? Nous en doutons, et rappelons seulement ici le jugement d'un occidental, un latin bien plus érudit et plus dialecticien que notre auteur, qui écrivait : «...dans ses réponses aux théologiens de Wittenberg,...il [Jérémie II] donne des preuves évidentes de sa grande capacité en matière de théologie» (R. Simon, Critique de la Bibliothèque...et des prolégomènes...publiés par M.E.Du Pin, t.1, Paris, 1730, p.399).
Nous craignons aussi que le lecteur non orthodoxe, a-priori ni favorable ni défavorable à l'orthodoxie et à la Russie, n'émette quelques réserves sur la «richesse théologique» et la «puissance dialectique» que l'on trouverait dans le livre de G.I.T.
3) La richesse théologique, notre auteur dit la trouver dans les oeuvres du Métropolite Antoine Khrapovitsky ; malheureusement, il lui attribue une curieuse conception du monachisme : «Un concept nouveau et très spécifique reste attaché à l'action du métropolite -"le monachisme savant", qui n'occultait en rien la spécificité ascétique première du monachisme, mais venait s'ajouter à elle» (p.133). Etrange concept nouveau, dont on ne voit guère en quoi il est «nouveau», ni surtout en quoi il est orthodoxe : le monachisme ancien -celui d'un saint Basile, par exemple- était-il «ignorant» ? Et savant en quoi ? Dans la connaissance des vérités révélées ? Ou plutôt, dans la culture de ce monde, mais alors à quoi sert pour un moine cette science inutile au salut ? Et le «monachisme savant» selon ce monde n'est-il pas précisément ce qui s'est développé en Occident dans certains «ordres» au détriment du véritable monachisme, celui de l'Eglise orthodoxe ? Enfin, n'est-ce pas porter atteinte à l'autorité du Métropolite Antoine que d'en faire l'inventeur de «concepts nouveaux» pour la vie monastique et spirituelle, alors qu'il s'est voulu le défenseur de la tradition monastique orthodoxe ?
4) L'enthousiasme de G.I.T. pour la Russie du XIXème siècle et du début du XXème siècle est tel qu'il veut absolument lui faire exercer sur tous les plans un leadership, une hégémonie, de l'orthodoxie : «L'Eglise russe apparaissait ainsi, non seulement en vertu de ses cent millions de fidèles, de sa richesse et de sa générosité sans laquelle les patriarcats orientaux ne pouvaient matériellement exister, mais dorénavant sur le plan doctrinal aussi, comme l'Eglise qui, indiscutablement, assumait le leadership au sein de l'orthodoxie» (p.140). On se demande où, dans la tradition orthodoxe et dans l'histoire de l'Eglise, G.I.T. a bien pu trouver ce «concept nouveau», si édifiant, de leadership politico-financier autant que doctrinal.
5) En quoi réside-t-il, ce leadership doctrinal, selon notre auteur ?
- Dans l'oeuvre de Khomiakov tout d'abord, considéré comme un «docteur de l'Eglise». Peu importe à G.I.T. que l'oeuvre de Khomiakov, certes hostile à l'influence scolastique, soit directement inspirée de critiques philosophiques empruntées à Hegel et à Schelling.
- Dans l'oeuvre du Métropolite Antoine, et en particulier dans sa théologie de la rédemption, G.I.T. voit «la renaissance de l'orthodoxie russe» : «Monseigneur Antoine s'efforce de mettre en valeur l'aspect moral de la rédemption en insistant sur l'erreur de la théologie scolastique dans sa théorie de la satisfaction, sur laquelle elle fait reposer l'oeuvre rédemptrice» (p.141). Cette invention d'un aspect moral du dogme de la rédemption, d'origine protestante, a suscité la réaction du P.Georges Florovsky, qui y voyait une «hérésie» et qui critique largement dans Les Voies de la Théologie russe, la théologie du Métropolite Antoine : «Antoine assigne pour but de l'activité pastorale, non le sacerdoce, mais plutôt, l'attention au "bien-être social". Il suffit de comparer ses essais de théologie pastorale avec le Journal du Père Jean de Cronstadt, pour sentir le caractère défectueux et le profond déséquilibre spirituel de ce moralisme étriqué... Un arrière-goût d'optimisme humaniste est toujours apparent chez Antoine. Il y a quelque fondement dans la façon dont il rattache son point de vue pastoral aux sources patristiques ; néanmoins, l'influence de la littérature de son temps reste plus forte. Il est, psychologiquement, plus proche des publicistes slavophiles que de la Philocalie russe. Malgré tout son dégoût pour l'«érudition occidentale», il y restait trop étroitement attaché. Le rejet des livres occidentaux ne signifie pas libération d'avec l'esprit occidental» (G.Florovsky, Ways of Russian Theology, op.cit. p.208)... La doctrine d'Antoine sur la rédemption révèle de façon aiguë l'insuffisance totale de l'interprétation morale du dogme(p.209)... Cependant en dépit de tout le caractère authentique de son expérience, il reste en lui un relent de psychologisme ou de piétisme, qu'il ne parvient pas à surmonter. Il n'acquiert ni objectivité ni perspective métaphysique. En conséquence, Antoine s'écarte résolument de la tradition et du modèle offert par les saints Pères» (p.210). Certes, il faudrait peut-être nuancer le jugement de Florovsky et souligner que le Métropolite Antoine a été un défenseur de la tradition et du monachisme, de l'unité de l'Eglise dans le dialogue avec les protestants, et que sa théologie de la rédemption, limitée en réalité à quelques pages, ne doit pas être considérée comme le centre de son oeuvre. Il a été l'un des premiers à réagir contre l'esprit scolastique de la théologie russe au XIXème siècle, mais il n'a pas été tout-à-fait exempt lui-même de certaines influences occidentales. En ce sens, le décrire comme un véritable Père de l'Eglise est bien exagéré.
6) G.I.T. assure page 211 que le Métropolite Serge de Moscou, malgré ses erreurs, a évité, par sa déclaration de 1927, la catholicisation de la Russie : «Appréhendée dans cette perspective la politique de Serge, qui fut à l'origine de tant de maux et de schismes, pourrait compter à son actif -indirectement et vraisemblablement à l'insu de son promoteur- d'avoir évité la catholicisation de la Russie...» (p.211). On en doutera, à la lecture du livre d'A.Wenger, Rome et Moscou, mentionné ci-dessus, et pour deux raisons. D'une part, Rome s'est fait bien des illusions sur les bolcheviques, pour lesquels ils ont eu une sympathie prématurée ; d'autre part, dans l'entourage de Serge, lui-même très antipapiste, il y avait des clercs secrètement convertis au catholicisme comme l'archevêque Philippe (Goumilevski) de Zvenigorod (A.Wenger, op. cit., p.401).
7) Enfin, on trouvera quelques thèses curieuses dans le livre de G.I.T. -comme celle, centrale, qui justifie l'acceptation des réformes de Pierre-le-Grand par la crainte de le voir s'unir avec les Non-Jureurs ; ou encore l'idée que l'on puisse considérer les «canonologues» russes de la fin XIXème et début du XXème siècle comme «un véritable nouvel 'âge d'or' semblable aux IV-VIIème siècles des Pères grecs» (p.136). Certaines thèses sont même «sympathiques», puisque l'auteur ne défend pas toujours l'institution officielle et impériale de l'Eglise russe depuis le XVIIIème siècle et admet que la «renaissance russe» s'est faite en marge de l'institution. Mais les thèses ici sont meilleures que le savoir, et le phylétisme qui pousse à démontrer coûte que coûte que la Russie exerçait le «leadership» de l'orthodoxie gâche tout puisque, inévitablement, il choquera l'orthodoxe grec, roumain, français...
G.I.T. avait proposé jadis en quelques pages une «relecture du schisme bulgare» ; après avoir fermé son livre, nous constatons qu'une relecture en est, là aussi, nécessaire.

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