vendredi 28 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°32. Dossier.

DOSSIER



LA CONTROVERSE SUR LA SOPHIA




Le grand apport historico-théologique du P.Georges Florovsky a été de montrer, dans les Voies de la théologie russe, à quel point l'éloignement de la théologie patristique depuis le XVI-XVIIème siècles a pu avoir de conséquences graves. Nous avons cité déjà à plusieurs reprises dans la Lumière du Thabor, les phrases célèbres qui ouvrent le livre de Florovsky et qui expliquent la crise vécue par la théologie russe à partir du XVIIème siècle : «Je suis persuadé que la rupture, dans les idées, avec la tradition patristique et byzantine a été la cause principale de toutes les cassures et de tous les échecs dans le développement de la Russie. Ce livre dit l'histoire de ces échecs. Toutes les réalisations authentiques de la théologie russe ont toujours été liées à un retour créateur aux sources patristiques».
En réalité, ces lignes sont aujourd'hui d'une portée décisive pour l'Eglise russe, qui se trouve, au-delà de cette sclérose totale imposée par le communisme, dans la nécessité d'étudier et de comprendre son propre passé si elle veut garder dans l'avenir le trésor de l'orthodoxie. Ce choix, l'ascèse (podvig) du retour à la tradition biblique, apostolique et patristique est d'autant plus difficile à faire qu'au début du siècle des courants très contradictoires divisaient l'Eglise russe. Certains voulaient ce retour à la tradition patristique et faisaient de la restauration du patriarcat le symbole du redressement de toutes les mesures abusives qui, depuis Pierre le Grand, avaient appauvri, spirituellement et dogmatiquement, la vie religieuse. D'autres s'orientaient vers des systèmes philosophiques «à l'allemande», qui présupposaient une sorte de dépassement spéculatif de la théologie révélée des Pères. A des titres différents, les oeuvres du Père Paul Florensky, du Père Serge Boulgakov, voire de Berdiaev, appartiennent à ce second courant. A des degrés divers, le Métropolite Antoine Khrapovitsky, le Métropolite Serge -plus tard Patriarche de Moscou, sous le communisme- et l'Archevêque Théophane de Poltava, voulaient purifier l'orthodoxie russe des influences scolastiques et occidentales. La Révolution et les circonstances dramatiques qui entourent le Concile de 1917-1918, où le patriarcat fut rétabli, ne permirent évidemment pas à cette assemblée d'aborder véritablement ces questions théologiques.
Les querelles se poursuivirent donc dans l'émigration, où elles prirent un tour plus souvent politique et «juridictionnel» que dogmatique. Le débat autour des écrits du P.Serge Boulgakov, le principal théologien de l'Institut Saint-Serge de Paris, aurait pu être l'occasion d'un retour véritable à la Tradition patristique. Les défenseurs du P.Serge prétendent que le débat a été faussé par le conflit des trois Eglises russes -l'Eglise de Moscou, le Synode de Karlovits et l'Exarchat de Constantinople de la rue Daru- qui s'excommuniaient alors les unes les autres. La condamnation du théologien de Saint-Serge fut prononcée, affirment-ils, par le Synode de Karlovits, présidé par le Métropolite Antoine, et par celui de Moscou, placé sous l'autorité du Métropolite Serge, dans un climat passionnel, sans connaissance véritable des textes.
Nous n'ignorons pas le rôle de la politique dans les querelles des années 30. Cependant, rien n'empêche de reprendre ce débat aujourd'hui, dans un nouveau contexte, sans ignorer pourtant la qualité des hiérarques ou des théologiens qui s'engagèrent alors dans la controverse sur la sophiologie : le Patriarche Serge, les Métropolites Antoine, Euloge, Benjamin, Séraphim Sobolev, l'Archevêque Théophane, le Père Georges Florovsky, les savants comme Vladimir Lossky, etc... dans leur majorité, ces théologiens se connaissaient et connaissaient le Père Serge ; tous voyaient s'élaborer devant eux le système sophiologique original de Boulgakov. L'historien ne saurait négliger leur témoignage. Avant nous, en effet, ils ont posé la question : la théologie du Père Serge Boulgakov, indépendamment des qualités personnelles et intellectuelles de l'homme et du prêtre, peut-elle être considérée comme orthodoxe ?


I

LE JUGEMENT DU MÉTROPOLITE SERGE DE MOSCOU

Le Métropolite (puis Patriarche) Serge de Moscou est, aujourd'hui, contesté en Russie, pour avoir, en 1927, fait sa célèbre déclaration de soumission au pouvoir communiste. Ce n'est cependant pas une raison pour négliger totalement ses écrits théologiques. Sur la théologie de Boulgakov, le Métropolite Serge, au nom du Patriarcat de Moscou, publia deux lettres décrets, celle du 7 septembre 1935 et celle du 29 septembre 1935.


A) Le Premier Décret de septembre 1935

Cette lettre-décret est adressé à Mgr Eleuthère, Métropolite de Lithuanie et de Vilno. Le Métropolite Serge constate que le Père Serge Boulgakov développe une doctrine particulière sur la Sophia, Sagesse de Dieu. Cette sophiologie a suscité des controverses, et le Métropolite Serge rappelle qu'il a chargé Mgr Eleuthère de lui procurer des documents précis sur cette querelle théologique. Cette documentation a été rédigée par A.Stavrosky et par V.Lossky, de la Confrérie Saint-Photius, qui a ajouté un compte-rendu préliminaire. Selon Lossky, cette confrérie se serait donné comme tâche particulière d'examiner systématiquement les opinions de Boulgakov.
Le Métropolite Serge précise ensuite qu'il n'est pas nécessaire de relever chez Boulgakov tous les points particuliers de sa doctrine qui seraient contraires à l'enseignement de l'Eglise. Ce sont les principes fondamentaux de la doctrine, surtout la sophiologie, qui sont «étrangers à l'Eglise». Un tel système peut vouloir remplacer les dogmes de l'Eglise, ou doit s'effacer devant eux : en aucun cas il ne peut «fusionner» avec eux. Du reste, la théologie de Boulgakov ne cherche nullement, continue le Métropolite Serge, à se donner pour «ecclésiale», elle traite même d'assez haut la tradition ecclésiastique, considérée par cet auteur comme «dépassée». Cependant, du fait même que Boulgakov est prêtre, sa théologie, qu'il le veuille ou non, engage l'Eglise.
Ce qui doit être dénoncé principalement, c'est le caractère gnostique de la sophiologie, c'est-à-dire, mi-païen, mi-chrétien. Les gnostiques, en effet, venant du paganisme, voulaient sonder l'insondable et introduisaient des êtres intermédiaires entre Dieu et le monde. C'était une philosophie fondée principalement sur l'imagination. Le Métropolite Serge note qu'on trouve la même chose chez Boulgakov, une philosophie jointe à une imagination créatrice. En même temps, comme les gnostiques, Boulgakov cite l'Ecriture et les Pères, mais son système ne se conforme pas à la théologie de l'Eglise.

a) Le premier point relevé par le Métropolite Serge comme erroné dans la théologie de Boulgakov touche au mystère de la Sainte Trinité.
Boulgakov a commencé par ajouter une quatrième hypostase à la Trinité, la Sophia, qui est la pensée divine sur le monde, éternellement inhérente à Dieu. Comme en Dieu, une pensée -ici cette image idéale du monde- ne peut demeurer sans réalisation, elle est donc une réalité spirituelle, un être qui existe. La Sophia n'est pas seulement un objet de l'amour de Dieu, elle répond à Dieu par son amour, et dès lors, elle est une hypostase, une quatrième Personne divine -quoique d'une manière absolument différente des Trois Personnes de la Trinité.
Boulgakov a ensuite reculé devant les conséquences antitrinitaires d'une telle doctrine. Il a donc identifié la Sophia avec l'essence divine, commune aux Trois Personnes. La Sophia répond à l'amour de Dieu par un amour qui se donne, elle est l'éternelle féminité «l'Aphrodite céleste de Platon et de Plotin». Le Métropolite Serge rejette vivement un tel système de l'amour passif et féminin en Dieu, qui introduit en Dieu des catégories postérieures à la chute.
Boulgakov, qui admet que la Sophia divine puisse être commune aux Trois Personnes, pose une auto-révélation de la Sophia comme Logos ou Deuxième Personne de la Trinité, qui est la Sagesse au sens propre, et une autre auto-révélation comme gloire, joie de Dieu au sujet de Lui-même, c'est-à-dire comme Saint Esprit, Troisième Personne de la Trinité et principe féminin. Le Métropolite Serge note, là encore, le caractère anthropomorphique d'une telle conception. Il cite ensuite un texte assez étrange de Boulgakov : «Tout comme l'hypostase du Verbe (Logos) est celle du Christ qui s'est incarné en un enfant de sexe masculin et arriva à la stature d'un homme parfait, l'Hypostase de l'Esprit se révèle pleinement pour nous dans la Mère de Dieu et devient réalité pour nous dans l'Eglise qui est l'Esprit et l'Epouse».
Le Métropolite Serge critique à nouveau l'identification de la Sophia comme gloire de Dieu avec le Saint Esprit, l'idée d'un principe féminin en Dieu, enfin le fait que Boulgakov croit que l'image de Dieu en l'homme se trouve dans la dualité des sexes. Tout cet enseignement n'a rien d'orthodoxe.

b) Le Métropolite Serge critique ensuite la théologie de Boulgakov sur l'Incarnation.
Il lui reproche de spéculer inutilement et d'introduire un caractère de nécessité dans la rédemption. Après une présentation -assez scolaire- du dogme de l'Incarnation et de la Rédemption, le Métropolite Serge explique, en effet, que pour Boulgakov il y a une nécessité de l'amour et de l'incarnation : c'est pour s'incarner que Dieu a créé le monde. La sophiologie devient ainsi le coeur du dogme de l'Incarnation : à côté de la Sophia divine, il y a une Sophia créée, limitée ; par une même «nécessité d'amour», Dieu veut libérer la Sophia créée des imperfections de la créature et la faire revenir à la plénitude de la vie divine. Or c'est ce qui s'accomplit dans l'Incarnation. Le Logos, hypostase de la Sophia céleste, assume l'homme, hypostase de la Sophia créée.
Le Métropolite Serge voit dans cette christologie un apollinarisme déguisé, et dans cette conception de la rédemption comme nécessaire, une sorte de néoplatonisme où tout le créé est réintégré en Dieu.
On a reproché au Métropolite Serge d'avoir critiqué, chez Boulgakov, l'idée que l'Incarnation aurait eu lieu même si l'homme n'avait pas connu la chute, idée que l'on trouve chez saint Maxime le Confesseur. Ceux qui font un tel reproche à la théologie du Métropolite sortent les idées de leur contexte et ne voient pas qu'un monde sépare la théologie orthodoxe de saint Maxime et la gnose de Boulgakov. On peut dire, de façon orthodoxe, que Dieu a créé le monde pour s'incarner, mais non dans le sens d'une «nécessité» propre aux systèmes gnostiques -et au système boulgakovien. C'est cette nécessité que le Métropolite Serge critique à juste titre : «Il semble que le Logos divin ne se serait pas complètement réalisé s'Il ne s'était pas incarné sur la terre». Il y a aussi beaucoup de différence, souligne le Métropolite, entre l'idée que Dieu se limite en créant des êtres libres, et celle de Boulgakov qui fait du monde une Sophia divine -quoique créée- et de l'homme un «Dieu créé».
La doctrine de la Sophia aboutit, en effet, à la fois à une sorte d'Incarnation éternelle : «La Sophia divine, dit Boulgakov, en tant qu'organisme d'idées, est l'Humanité éternelle en Dieu» ; et, corrélativement, à une déification par essence de l'homme : «l'esprit de l'homme, dit encore Boulgakov, son âme est d'origine non créée, mais divine», et la nature divine de cet esprit est «coéternelle à Dieu». L'homme jouit ainsi du pouvoir divin par excellence, le pouvoir créateur, puisque, pour Boulgakov, le fameux texte de la Genèse, «créons l'homme à notre image», ne se réfère pas à la Trinité, mais à l'homme créé acceptant d'être créé par Dieu.
Poser une Sophia créée, donc limitée, donc souffrante, c'est dire que la rédemption corrige une erreur faite par le Créateur. Enfin, s'il y a retour total en Dieu de cette Sophia créée, c'est-à-dire de tout le créé, on ne voit pas ce que devient le diable : s'il reste exclu de ce retour, ce retour n'a pas lieu ; mais s'il y est compris, cette conception mène droit à la restauration universelle ou apocatastase, bref à l'origénisme, condamné par le Cinquième Concile Oecuménique.

c) Sur la rédemption, la doctrine de Boulgakov se résume ainsi.
«L'essence de la doctrine de Boulgakov sur la rédemption peut être brièvement résumée ainsi : le Seigneur Jésus-Christ aurait, par ses souffrances, apporté à Dieu le Père une certaine valeur qui aurait surabondamment satisfait les exigences de la justice divine comme contrepartie de la chute. Il aurait donné 'un équivalent' (terme de Boulgakov) du châtiment pour le péché».
A cela le Métropolite Serge répond : «Est-il pensable que la justice divine puisse admettre le péché comme tel, le mal, pour que quelque chose d'égal soit donné en échange ?
«De plus : puisqu'il s'agit seulement d'un équivalent, et puisque celui-ci a été reçu et même avec surabondance, pourquoi les tourments éternels pour les pécheurs non repentis ?»
Contestant cette interprétation des souffrances du Christ -elles n'auraient pas été nécessaires, dit-il, s'il s'était agi simplement de renouveler l'homme- le Métropolite Serge décrit la rédemption comme une délivrance des hommes asservis au diable. C'est la présence de ce «royaume des ténèbres» qui explique la Croix, le Christ n'ayant pas voulu anéantir la liberté du diable ni celle des hommes et leur ayant laissé la possibilité d'agir contre Lui.
Le Métropolite souligne encore trois points de la doctrine orthodoxe, avant de montrer comment Boulgakov s'en écarte : 1) Quoique l'oeuvre du Rédempteur ait pu commencer depuis l'éternité, l'acte le plus important de cette oeuvre fut sans aucun doute la mort volontaire sur la Croix, accomplissement de «toute la justice» voulue par Dieu. 2) Le sacrifice de la Croix n'a pas été offert au diable, mais au Père. 3) Le Christ, dans la rédemption, n'agit pas en chef de l'humanité, dont les actes s'étendraient mécaniquement à tous, mais en «nouvel Adam», père de l'humanité nouvelle dont font seuls partie ceux qui renaissent en Esprit.
Pour Boulgakov, la rédemption n'est qu'un prolongement de l'incarnation, dont la cause n'est pas la chute de l'homme, mais gît dans les «profondeurs divines». La kénose (anéantissement) de l'incarnation est déjà un Golgotha métaphysique, dont le Golgotha historique est la manifestation. Dans cette doctrine pour le moins étrange, le Logos souffre en s'incarnant, puisqu'il doit porter le monde pécheur, et la passion n'est ni plus nouvelle ni plus pénible que l'épreuve de l'incarnation.
Gommant la lutte avec le diable, qui fait le fond de la doctrine orthodoxe de la rédemption, Boulgakov la transpose en psychologie, en lutte à l'intérieur du rédempteur, entre la compassion qui pousse à assumer le péché et le désir de sainteté qui s'en effraye.
Boulgakov montre Dieu se tenant pour responsable de la chute de l'homme. Il évoque un «conseil divin», un dialogue des Personnes de la Trinité, analogue à celui qui a présidé à la création de l'homme, mais ayant lieu au moment de l'agonie à Gethsémanie : «Dieu dans la Sainte Trinité semble dire à nouveau dans un second conseil divin concernant l'homme : ayant créé l'homme qui, dans sa qualité de créé, est capable d'inconstance et qui est maintenant tombé, re-créons-le en prenant sur Nous la satisfaction de la Justice. Or cette Justice consiste en ce que l'auteur de l'existence de l'homme assume les conséquences de Son acte créateur».
Dès lors, le Dieu-Homme subit, pour la rédemption de l'homme, selon Boulgakov, deux morts : l'une spirituelle et l'autre corporelle. La mort spirituelle est «l'abandon par Dieu» que le Christ subirait dans l'agonie de Gethsémanie. La mort sur la Croix n'est qu'un complément, elle n'est plus le mystère central de la rédemption.
Boulgakov attribue la souffrance à la divinité même du Christ. C'est le Logos qui souffre dans l'Incarnation et qui rend l'esprit sur la Croix. Après cela, «la Divine Trinité se referme à nouveau en une unité inséparable», après la «rupture» faite au sein de la Trinité au moment des souffrances du Verbe.

D'où les conclusions du Métropolite Serge : 1 la doctrine de Boulgakov n'est pas celle de l'Eglise.
2 Elle rappelle le gnosticisme.
3 Elle est dangereuse pour ses conséquences pratiques, car elle amoindrit dans l'homme la conscience même de son péché, la chute étant imputable au Créateur.

Ensuite, le Métropolite Serge donne ses sources : il a puisé dans l'oeuvre de Boulgakov, depuis de La Lumière sans déclin, Moscou, 1917, jusqu'à L'Agneau de Dieu, Paris, 1933.

Enfin, le Métropolite produit l'arrêt du 24 août 1935, dont cette lettre-décret du 7 septembre 1935 constitue la notification :
1) La doctrine de Boulgakov doit être considérée comme étrangère à l'Eglise ;
2) il faut inviter prêtres, évêques et fidèles qui ont suivi sa doctrine à rejeter ses erreurs et à faire pénitence ;
3) il ne faut rien décider en ce qui concerne l'auteur lui-même, puisqu'il n'est pas en communion avec le Patriarcat de Moscou.

Il convient de faire remarquer que le Patriarcat de Constantinople ne semble avoir fait aucune étude sérieuse de la doctrine de Boulgakov avant de recevoir l'Institut Saint-Serge et le Métropolite Euloge.

(à suivre)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire