vendredi 21 janvier 2011
La Lumière du Thabor n°30. Père Georges Florovsky.
PERE GEORGES FLOROVSKY
LA THEOLOGIE DE
SAINT JEAN DAMASCENE
Dans sa théologie, saint Jean de Damas fit oeuvre de compilateur, rassemblant les éléments de l'enseignement patristique. Il voyait dans les Pères des docteurs «inspirés par Dieu», des pasteurs «théophores», qui ne sauraient se contredire : «Un Père ne s'oppose pas à d'autres Pères, car tous ont été participants d'un seul Esprit Saint». Saint Jean Damascène n'a pas recueilli les opinions personnelles des Pères, mais uniquement la tradition patristique. «Une opinion individuelle ne fait pas loi dans l'Eglise», écrit-il, reprenant en même temps l'image de saint Grégoire de Nazianze : «Une hirondelle ne fait pas le printemps». «Et une seule opinion ne peut renverser la tradition de l'Eglise établie d'une extrémité de la terre à l'autre».
Saint Jean Damascène se rapproche étroitement des Cappadociens et du corpus aéropagitique. Sa christologie reprend celle de Léonce de Byzance et de saint Maxime le Confesseur. Le lien avec les Cappadociens et avec le «Grand Denys» s'annonce d'emblée dans la manière même dont est posée la question de la connaissance de Dieu, dans les tout premiers chapitres de l'Exposition de la Foi orthodoxe. Saint Jean commence par confesser l'inscrutabilité de la Divinité et situe la recherche théologique à l'intérieur des «limites éternelles» tracées par la Révélation et «ce que Dieu a transmis». De plus, tout ce qui est connaissable ne peut être aisément exprimé. La notion de l'existence de Dieu est une évidence naturelle et inaltérable, et la seule observation du monde physique nous la fait connaître. En revanche, ce que Dieu est «dans son essence et par nature», cela est incompréhensible et inconnaissable. Toutefois, nous pouvons, inversement, percevoir assez clairement ce que Dieu n'est pas : avant tout, des définitions négatives sont possibles. «Par la négation de tout» ce qu'on peut énoncer à propos de la créature, on peut parvenir à un résultat : «c'est de voir qu'en Dieu une seule chose est compréhensible : son infinité et son inscrutabilité». En second lieu, il y a une connaissance de ce qui n'est pas l'essence même de Dieu, mais «se rapporte à la nature (divine)». Telles sont les définitions de Dieu comme Sage et comme Bon. Des noms positifs de ce type symbolisent Dieu comme l'auteur de toute chose dans sa relation créatrice avec le monde, et on les transpose des créatures à Dieu, leur auteur. Ainsi, saint Jean distingue théologie apophatique (par négations) et théologie cataphatique (qui affirme). Dans la théologie cataphatique, il ne parle que des actions ou «énergies» de Dieu, en précisant que la forme affirmative ne recouvre pas la signification apophatique. La théologie cataphatique doit aussi toujours s'appuyer sur le témoignage direct de la révélation.
Dans son exposé du dogme de la Trinité, saint Jean suit encore les Cappadociens, surtout saint Grégoire de Nazianze. Il met l'accent sur le caractère ineffable et inconnaissable du mystère de la Trinité. «Crois que Dieu a trois hypostases. Mais comment ? Il est au-dessus de tout 'comment'. Car Dieu est inscrutable. Ne dis pas : comment la Trinité est-elle une Trinité, car la Trinité n'est pas susceptible d'analyse». On ne saurait même découvrir une image ou un modèle qui puisse servir de terme de comparaison. «Mais il y a une Unité et une Trinité -elle était, est et sera toujours. Par la foi, connue et adorée -par la foi, et non pas par l'investigation, non pas par la démonstration. Plus on la sonde, moins on la connaît ; plus elle éveille la curiosité, plus elle se cache».
Cela ne signifie toutefois aucunement que la vérité de l'Unité divine soit, pour la raison, muette ou confuse. Au contraire, c'est dans la révélation trinitaire que les antinomies de la pensée naturelle, qui hésite perpétuellement entre le polythéisme païen et le monothéisme figé des Juifs, trouvent leur résolution. L'opposition se mue en synthèse : «de la doctrine des Juifs vient l'Unité de nature ; du paganisme, les différences des hypostases». A la suite des Cappadociens, saint Jean Damascène parle principalement de la différence des hypostases. Dans l'être simple de Dieu, les trois hypostases sont unies sans mélange ni confusion ; elles sont séparées inséparablement -c'est là que gît le mystère. En cela se manifeste la différence infini qui sépare l'Existence Divine de la création.
Dans le champ de l'existence créée, nous percevons en premier lieu et de façon réelle la différence des hypostases ou «indivisibles» ; puis, «par l'esprit et la pensée», nous saisissons la communauté, le lien, l'unité. Dans le monde, en effet, n'existent que des indivisibles, des individus, des hypostases -et «ce qui est commun1» n'existe pas par soi-même, mais seulement dans la multiplicité des individus, et acquiert en eux sa réalité. Toute cette présentation s'appuie sur Aristote. Ici-bas, donc, nous allons vers ce qui est commun dans un temps second, détachant par abstraction l'identique, c'est-à-dire les traits et les caractères qui se répètent. En d'autres termes, le créé est un champ de multiplicités réelles, dans lesquelles nous découvrons, par la pensée et la réflexion, le commun, l'identique, le semblable, l'un. C'est la région de l'existence disjointe, la région du nombre au sens strict de ce mot : deux, trois, plusieurs.
De Dieu il faut parler de façon différente. Dieu est un par essence, et Il est révélé tel. Nous croyons en un Dieu unique : un seul commencement, une seule essence, un seul pouvoir, une seule force, une seule volonté, une seule action, un seul royaume. L'unité de Dieu est vraiment perçue immédiatement. «Nous connaissons le Dieu unique tout en comprenant par la pensée la différence des propriétés à l'intérieur de la Divinité» -c'est-à-dire, les différences qui existent entre les propriétés hypostatiques. En Dieu «un» nous saisissons les différences trinitaires, cette Tri-unité des hypostases. (...) En Dieu, la Tri-Unité est donnée et révélée dans l'indivisibilité de l'Etre Unique. «Dans la Sainte, suressentielle, surpassant tout, insaisissable Trinité, la communauté-unité se voit (theoreîtai) en fait, comme une chose réelle (pragmati), et non par la pensée, à cause de la co-éternité, de l'identité d'essence, d'énergie et de volonté, de l'unanimité de sentiment, et de l'identicité d'autorité, de force et de bonté -je ne dis pas "similitude", mais bien "identicité"- et de l'unique élan moteur. Une est en effet l'essence, une, la bonté, une, la force, une la volonté, une l'énergie, une l'autorité, une et la même, et non trois semblables entre elles ; mais il n'y a qu'un seul et même (mia kai he autè) mouvement des trois hypostases. Chacune d'elle, en effet, est une (hèn échei) avec les autres, non moins qu'avec soi-même» (PG 94, 828 C).
(...)
Il s'agit d'une séparation inséparable, car les hypostases du Dieu Unique ne sont pas seulement semblables, mais identiques par essence. Ce ne sont pas les traits et les caractères communs qui les unissent, comme de tels points communs unissent les hypostases créées en un seul groupe ou une même forme, sans plus. Tout au contraire, les différences dans les traits ou 'particularités' ne font que marquer la Tri-Unité de 'modes d'existence' incommensurables et irréductibles à l'intérieur de l'unité essentielle de la Vie Divine. Dieu est «une essence unique et simple en trois hypostases parfaites, supérieure et antérieure à toute perfection» (PG 94, 824 B). L'Unité Divine n'est pas composée d'hypostases, elle est en trois hypostases ; elle est dans les Trois et elle est Trois. Et chacune des Trois a une «hypostase parfaite» : chacune existe d'une manière pleine et totale, de même qu'un rocher existe pleinement et n'est pas qu'une partie de l'apparence qu'il offre. «Nous disons que les hypostases sont parfaites afin de ne pas introduire la composition dans l'Unité Divine, car avec la composition commence le désaccord». Ce qui est composé n'offrira jamais, en effet, la solidité, la continuité, l'unité. «Disons encore, continue saint Jean, que les trois hypostases sont les unes dans les autres» (PG 94, 825 AB).
Le Dieu unique n'est pas constitué d'hypostases, mais il ne se divise pas non plus en hypostases : l'entière plénitude de la Nature Divine est contenue de façon égale et identique en toutes et en chacune d'elles. Les particularités qui les distinguent ne sont pas de nature accidentelle comme chez les individus créés. «La Divinité est indivise dans les divisés» (PG 94, 829 B) ; et ce qu'ils ont en commun leur est inhérent «individuellement et conjointement». Le Pères est lumière, le Fils est lumière, le Saint Esprit est lumière ; mais la lumière au triple éclat est Une. Le Père est Sagesse, le Fils est Sagesse, le Saint Esprit est Sagesse ; mais la Divine Sagesse tri-solaire, au triple rayonnement, est Une. Dieu est Un, et non trois. Le Seigneur est Un -la Sainte Trinité. La consubstantialité signifie exactement cette concrète identité de l'essence -non une unité abstraite, mais l'identité. Le fait que la Deuxième et la Troisième Hypostases ont leur «origine» dans la Première n'introduit aucune notion de partage ou de scission, car dans la Trinité il n'y a pas d'émanation. Saint Jean Damascène répète constamment cette expression : «sans écoulement» (arreustos) (ex.PG 94, 813 B). Le Père ne s'exprime pas dans le Père et l'Esprit, pas plus qu'il ne se répand en eux. Par contre, tout ce que le Père possède, le Fils et l'Esprit le possèdent aussi, sans pourtant mettre de côté les différences hypostatiques irréductibles. «Les hypostases résident et sont fermement établies les unes dans les autres». Elles sont permanentes et ne peuvent être ôtées l'une de l'autre. Elles sont contenues l'une dans l'autre «sans destruction, sans mélange, sans confusion».
(...)
Saint Jean Damascène (...) ne fait pas d'exposé spéculatif sur la Trinité. Il se contente de répéter les enseignements patristiques antérieurs. «Par le Verbe du Seigneur les cieux furent établis, et toute leur armée par le souffle de Sa bouche». Ce passage des Psaumes (32,6 dans les Septante), et d'autres textes similaires, avaient plus d'une fois fait l'objet d'une interprétation trinitaire chez les Pères orientaux antérieurs à saint Jean Damascène. Cette interprétation est liée à la façon propre dont l'Orient conçoit la relation entre la Deuxième et la Troisième Hypostases : comme Logos (Parole) et Souffle, le Fils et l'Esprit Saint sortent conjointement du Père -hama, ensemble, ils «co-viennent à l'existence» de Lui- xumproeîsi.
De ce point de vue, une différence essentielle sépare le mode oriental du mode occidental de représentation -tel qu'il apparaît, par exemple, dans la pensée trinitaire d'Augustin, sous la forme de l'analogie avec l'âme humaine. En Orient, la façon ancienne d'aborder le mystère de la Trinité a toujours gardé son caractère particulier : on commence par la considération de la Première Hypostase en tant que commencement unique et seule source de la Divinité. Dans l'Occident latin, un autre genre d'idées a prévalu à partir d'Augustin ; il consiste à considérer d'abord la «nature» de la Divinité prise en général. Saint Jean Damascène suit entièrement la tradition orientale. Lorsqu'il dit que, en théologie, nous partons de l'Unité pour arriver à la Tri-Unité ou Trinité, cela ne signifie nullement que nous commençions par la contemplation d'une «nature» commune. Cela veut dire qu'il faut reconnaître le Père en Dieu. D'où, ensuite, le Père du Fils Unique, et l'origine de l'Esprit Saint, qui co-procède avec le Fils engendré dans l'éternité. «Nous croyons en Un Seul Dieu» signifie aussi bien : en Un Seul Dieu le Père.
(...)
Le Père est commencement sans commencement ; sans commencement Lui-même, il est le commencement éternel et hors du temps des deux co-éternels -la Seconde et la Troisième Hypostases. Le Père seul est commencement ou cause «naturelle» dans la vie de la Trinité. «Le Fils n'est pas dit cause», car il vient du Père. Le nom fondamental de la Deuxième Hypostase est Fils, et la propriété hypostatique qui y répond est la naissance, naissance hors du temps et sans commencement, naissance «de la nature du Père», c'est-à-dire en vertu de la «productivité naturelle» de la Divinité2. Saint Jean suivant les anciens Pères, oppose la naissance, acte de la nature, à la création, acte de la volonté ou du bon plaisir. La naissance divine est sans commencement ni fin, elle est au-dessus de tout changement ou origine. Il n'y a «rien de créé, rien qui soit premier, rien qui soit second, rien du rapport maître - esclave» dans la Sainte Trinité. Le Fils est le conseil, la sagesse et la force du Père. Et il n'y a pas d'autre Logos, Sagesse, Force ou Volonté dans le Père en dehors du Fils. Le Fils est l'image du Père, une image «par nature», vivante, «naturelle», «identique». Il est semblable au Père en toute chose, et identique à Lui en tout -il «porte le Père tout entier en Lui».
Pour saint Jean Damascène, le nom du Saint Esprit indique une sorte de souffle divin -pneûma venant de pneîn, souffler- plutôt qu'une spiritualité. D'où l'un des noms propres de la Troisième Hypostase. Le Saint Esprit procède du Père -ekporeutai. Le Père «projette» l'Esprit -proballei-, et il est le «projeteur» -proboleus, pegè probletiké- tandis que l'Esprit est la projection -problema.
(...)
Saint Jean Damascène parle peu de la création, et seulement de façon sporadique. Suivant les Pères, saint Jean définit la création comme un acte de la volonté Divine qui amène à l'existence ce qui n'était pas et qui maintient dans l'existence ce qui a été créé. Dieu crée par la pensée, et cette pensée, réalisée par le Logos et achevée par le Saint Esprit, devient acte. Cela se trouve textuellement chez saint Grégoire de Nazianze. La raison de la création -si tant est qu'on puisse parler de raisons de la créativité divine- réside dans la bonté surabondante de Dieu, qui a voulu que quelque chose naisse qui puisse participer à Lui. Les images et les plans de tout ce qui devait être réalisé par Dieu -appelés «icônes» et «paradigmes»- tout cela a existé en Lui depuis toujours. Cela constitue le «conseil (dessein) éternel de Dieu» pour le monde : ce dessein est sans commencement et peut être modifié. Ces images constituent les pensées de Dieu sur tout ce qui existe. Saint Jean Damascène se réfère directement au Corpus aéropagitique ; mais il ne sonde pas la manière dont les objets du monde réel sont reliés aux prototypes divins.
Suivant saint Grégoire de Nazianze, saint Jean admet que la création des anges a précédé celle de l'homme. Les anges, eux aussi, sont créés à l'image de Dieu. «Seul le Créateur connaît l'aspect et la définition de cette essence (angélique)» (PG 94, 865-868). Les anges sont incorporels, mais dire cela ne fait que les opposer à nous ; en comparaison avec Dieu, tout se révèle grossier et matériel. Dieu seul est incorporel par essence. Saint Jean Damascène ne parle que brièvement des anges, citant saint Grégoire de Nazianze plutôt que le Corpus aéropagitique. Les anges ont été créés de par le Verbe (dia Logou) et achevés à perfection par le Saint Esprit qui leur a donné l'illumination avec la grâce.
Dieu crée l'homme à son image et à sa ressemblance, en ses deux natures -celle de la raison et celle des sens- établissant ainsi une sorte de lien entre le visible et l'invisible, comme un microcosme3 (PG 921 A). L'homme est l'image de Dieu «par imitation». L'Intellect et la Liberté sont les images de Dieu ; l'élévation dans la vie vertueuse renvoie à la ressemblance. Dieu donne à l'homme sa propre image et son propre souffle, mais dans sa chute l'homme ne préserve pas ce don. Dieu est descendu afin d'assumer notre pauvre et misérable nature, «afin de nous purifier et de nous libérer de la corruption, et de nous faire communier à nouveau avec sa Divinité».
Dans la création, Dieu n'appelle pas seulement l'homme à exister ; mais aussi à être bienheureux (PG 94, 981 A). Il a revêtu l'humanité de sa grâce et lui a donné le droit et le pouvoir d'entrer et de persévérer, de par sa propre volonté humaine, dans une union permanente avec Dieu. Dieu a créé l'homme comme une sorte de «nouvel ange» afin qu'il règne sur la terre et s'élève dans les cieux. «Il a déifié l'homme en l'élevant vers Dieu : tel est le fond du mystère. L'homme est déifié en communiant avec l'illumination divine et non pas en se transformant en Essence Divine» (PG 94, 924 A). Le premier homme résidait au paradis, composé de deux parties : avec son corps, l'homme séjournait dans un lieu divin et très sublime ; avec son âme, il vivait dans un lieu encore plus élevé et plus sublime, ayant Dieu pour demeure, car Dieu était en lui. L'homme fut créé impérissable, sans passion (dans l'apatheia, absence de passions négatives), immortel4, destiné à une vie identique à celle des anges, c'est-à-dire une vie de contemplation continuelle et de glorification incessante de son Créateur. Cependant, le premier homme avait à assimiler en toute liberté tout ce qui lui était offert ; la vertu ne se trouve, en effet, que dans ce qui n'est pas contraint ou imposé (PG 94, 921 A-924 B).
L'origine du mal se trouve dans la volonté et la liberté de l'homme -non dans la nature, mais dans la volonté. Le péché, le mal, le vice sont contre-nature ; c'est la vie vertueuse qui est conforme à la nature (PG 94, 972 A et 976 A). La chute ébranle la nature de l'homme. S'étant détourné de Dieu, l'homme se trouve attiré par tout ce qui est matière -car l'homme est en effet, de par sa constitution, «au milieu» entre Dieu et la matière. Lorsqu'il s'abandonne aux penchants matériels, l'homme devient mortel et sombre dans la luxure et les passions. L'homme fut créé dans la chasteté et depuis le commencement, la chasteté est au fond de la nature humaine : «Au paradis, régnait la chasteté». Si l'homme n'avait pas chuté, Dieu «aurait pu multiplier la race humaine d'une autre manière» que par l'union conjugale, non pas même par la naissance, car à l'origine l'homme ne trouva pas forme par la naissance.
Le Seigneur lui-même est venu pour triompher de la mort et du mal moral -«Le Seigneur notre Créateur engage le combat pour la création». Le malin a pris l'homme au piège, en lui promettant la dignité divine ; mais il est pris lui-même lorsque Dieu incarné fait son apparition. La sagesse de Dieu permet de résoudre une difficulté insurmontable. «Le plus nouveau des nouveaux s'accomplit, et c'est tout ce qu'il y a de nouveau sous le soleil» (PG 94, 984 B).
Ce qui a été accompli en Christ, en premier lieu, chacun peut le répèter, s'il le désire, par la communion en Christ. Il nous est donné de naître une seconde fois -par le Christ. Une nourriture éternelle et impérissable nous est offerte -dans l'Eucharistie. Dieu transforme la matière de manière inscrutable et «ce qui est au-delà de la nature trouve son accomplissement à partir de la nature commune». Nous nous lavons avec de l'eau et nous nous parfumons avec une onction ; en mélangeant l'onction et l'eau avec la grâce du Saint Esprit, Dieu fait du baptême un bain de régénération. Nous nous nourrissons de pain et nous abreuvons de vin et d'eau ; en mêlant ces substances à sa Divinité, Dieu les transforme en Sa chair et en Son sang. Par le moyen de ce qui est commun et naturel, nous atteignons ce qui surpasse la nature. Tous, dans l'Eucharistie, deviennent «participants de la Divinité de Jésus», tous sont réunis et participent les uns des autres, tels les membres d'un même corps. Saint Jean Damascène parle de l'Eucharistie comme du couronnement de la rédemption -comme d'un don d'immortalité, d'un retour à l'impérissabilité. Il écrit ceci à propos de l'illumination des saints dons : «Ils sont transformés» (metapoioûntai). Ils sont transformés par l'invocation du Saint Esprit -epiclesis- et «par cette invocation la pluie tombe sur les jeunes pousses, car la force du Saint Esprit apparaît, qui les couvre de son ombre» (PG 94, 1140-1141).
Saint Jean Damascène illustre le mystère de cette transformation en le comparant à l'Incarnation elle-même et au phénomène naturel de l'assimilation du pain et du vin, qui deviennent chair et sang de celui qui les consomme, et ne se distinguent absolument plus du corps qui les a reçus. Le pain eucharistique est porteur de deux natures, grâce à l'union avec Dieu, tel le charbon embrasé devenu tout entier feu -ce thème renvoie au «charbon aux deux natures» de certains textes liturgiques. Là est «le commencement du pain à venir» -le Corps du Seigneur est spirituel, car il est né du Saint Esprit.
Puis vient cette image des temps à venir, où la communion avec la divinité du Christ sera réalisée directement, par la vision. Nous ressemblerons aux anges. L'homme toutefois dépasse déjà les anges ; il est exalté au-dessus d'eux, parce que Dieu ne s'est pas fait ange, mais homme véritable et parfait. La nature angélique n'est pas non plus assumée par le Logos dans son hypostase. Les anges sont seulement instruits, en confidence, de la grâce et des actions de Dieu ; l'humanité, dans l'Eucharistie, reçoit davantage, car Dieu est uni hypostatiquement aux Saints Mystères.
La vie entière du Christ, et sa Sainte Croix plus que tout, fut un acte rédempteur et un miracle. C'est la Croix qui a aboli la mort, absous le péché, manifesté la résurrection, et permis le retour à la béatitude. «La mort du Christ, par la Croix, nous a fait revêtir la Sagesse et la Force Hypostatique de Dieu (cf. Gal.3,22). En elle nous avons la preuve de la résurrection comme 'restauration finale de tous les déchus'. Chez les saints, cette résurrection est dès à présent anticipée, car 'les saints ne sont pas morts'. On ne peut appeler morts ceux qui reposent dans l'espoir de la résurrection, dans la foi en Celui qui a inauguré la Vie et est ressuscité. Les saints ont dominé les passions et conservé sans défaut la divine image à la ressemblance de laquelle ils avaient été créés. En toute liberté ils se sont unis à Dieu et l'ont reçu dans la chambre de leur coeur. Etant entrés en communion avec Lui, ils sont devenus par la grâce ce qu'Il est par nature. Esclaves par nature, ils ont choisi d'être amis du Christ et fils par sa grâce ; ils sont transformés en un trésor très précieux, et deviennent la demeure de Dieu. Pour cette raison, même dans la mort -ou plutôt dans le sommeil- ils restent vivants, car ils sont en Dieu, et Dieu est vie et lumière.
Pour ce qui est des anges, les Ecritures ne disent pas qu'ils vont rejoindre le Christ sur le trône de gloire au Jour du Jugement. «Ils ne vont pas co-régner, ni ne seront glorifiés avec Lui, ni ne s'assiéront à la table du Père». A tout cela, par contre, les saints seront conviés. Les anges se tiendront devant eux en tremblant. Dès à présent, les anges se tiennent dans la crainte et le tremblement devant la nature humaine, «qui siège avec le Christ sur le trône de gloire».
En Christ, «la nature s'est élevée des profondeurs de la terre jusqu'aux sommets plus hauts que toute autorité, pour monter sur le trône du Père». «Nous avons été substantiellement illuminés lorsque Dieu le Verbe se fit chair, devenant semblable à nous en tout sauf le péché, s'unissant à notre nature, sans confusion, et déifiant sans changement notre chair, en la faisant communier avec le Divin par périchorèse (perichoresis, compénétration, enveloppement réciproque). Et nous avons été en essence libérés [pour toujours] lorsque le Fils de Dieu et Dieu, demeurant impassible dans sa Divinité, a souffert dans la nature humaine qu'Il a assumée, et a payé notre dette ; il a fait jaillir une véridique et merveilleuse rédemption, car le sang du Fils est très miséricordieux pour le Père et il est saint. Nous sommes devenus essentiellement immortels depuis le moment où, descendant aux enfers, Il a proclamé aux âmes qui s'y trouvaient enchaînées depuis un temps immémorial : "Captifs, soyez délivrés ; aveugles, recouvrez la vue ! ". Et ayant lié le fort, il est remonté dans la surabondance de sa force, ayant rendu notre chair, qu'il avait assumée, désormais impérissable. Nous avons été essentiellement adoptés depuis le temps de notre naissance par l'eau et l'Esprit».
Dans son interprétation de la rédemption accomplie par le Christ, saint Jean Damascène suit les Cappadociens. Comme saint Grégoire de Nazianze, il rejette la notion née chez Origène selon laquelle le sacrifice du Christ serait une rançon pour le diable ; il reprend néanmoins quelques éléments de cette théologie, probablement sous l'influence de saint Grégoire de Nysse. Il s'agit de l'idée que le démon a fait un mauvais usage de son pouvoir, et qu'il a lui-même été abusé. «La mort s'est approchée et, avalant le corps, qui était l'appât, elle a été percée par la Divinité comme par l'hameçon. Ayant goûté au corps sans péché et donateur de vie, elle se meurt et rend aussitôt tout ce qu'elle avait avalé».
Saint Jean Damascène emprunte aussi à saint Grégoire de Nysse ce qu'il dit sur la séparation des sexes, liée à la prescience que Dieu avait de la chute.
Saint Jean Damascène écrit à la fin de la période christologique et ce n'est pas un hasard si sa théologie aborde essentiellement des thèmes christologiques. Il récapitule, en fait, toute la christologie orientale. Dieu s'est fait homme pour sauver et restaurer l'homme, pour le «déifier». L'Incarnation du Verbe est effectuée par l'activité du Saint Esprit, comme tout ce qui dépasse les normes de la nature. Il [le Corps du Christ] est créé par la puissance du Saint Esprit, qui a parachevé la création. Le Saint Esprit purifie la Vierge qui a plu à Dieu, et lui donne le pouvoir de recevoir en elle la Divinité du Logos et de porter le Verbe dans sa chair. Et ensuite le Fils de Dieu, la Puissance et la Sagesse hypostatique, l'a couverte de son ombre, comme une sorte de divine semence5. De son sang très chaste, il a recréé notre nature6. Saint Jean insiste aussi sur le fait que «la forme humaine du Seigneur n'a pas été façonnée peu à peu par des ajouts successifs, mais a été immédiatement parfaite7». Le corps dans sa plénitude a été dès le premier instant, mais il n'était pas totalement développé. Un acte triple s'accomplit dans le même instant : le Verbe a tout à la fois assumé, fait venir à l'existence et déifié son humanité. La chair du Christ est ainsi la chair du Verbe, sans aucune séparation temporelle. La Vierge Sainte n'a pas porté en elle un homme ordinaire, mais Dieu Incarné. Le nom de Theotokos contient donc toute l'histoire de l'économie (PG 94, 1029 C)8.
Dans l'Incarnation, ce n'est pas une humanité abstraite, telle que la spéculation pure pourrait la concevoir, que Dieu le Verbe prend sur lui. S'il en était ainsi, l'Incarnation serait fantomatique et trompeuse. Il n'assume pas non plus le tout de la nature humaine telle qu'elle existe, réalisée, dans l'ensemble de la race des hommes, car il n'a pas pris sur lui toutes les hypostases de la race humaine. Mais il a revêtu l'humanité telle quelle, de manière indivisible. Cette humanité qu'Il a reçue n'était pas non plus, et n'est jamais, une hypostase particulière ou pré-existante ; elle n'acquiert elle-même d'existence que dans Son hypostase à Lui. L'humanité en Christ est hypostasiée dans l'hypostase du Logos. Elle est en-hypostasiée dans le Logos. Dans son humanité, le Christ ressemble à chacun et à tous, dont les hypostases constituent la race humaine, bien qu'il n'y pas d'hypostase humaine en lui.
(...)
Nous devons faire ici une importante distinction. Le fait que le Logos a assumé ou pris sur lui tout ce qui est humain peut s'entendre de deux manières. Il est nécessaire de distinguer entre l'assomption «naturelle et essentielle» et l'assomption «personnelle et relative». Dans le premier sens, le Seigneur a revêtu notre nature et tout ce qui appartient à la nature ; il est devenu homme par nature et dans la réalité. Dans le second sens, dans son amour et par compassion, «prenant sur lui le rôle d'un autre», le Seigneur a assumé notre malédiction et notre déréliction, et toute chose semblable, qui n'appartient pas à la nature, «non qu'il soit tel ou qu'il devienne tel, mais parce qu'il parle en notre nom et se met de notre côté». Ici saint Jean Damascène suit les pas de saint Maxime le Confesseur.
En récapitulant la lutte contre les Monophysites, saint Jean de Damas exprime les dogmes christologiques dans les termes utilisés par ses prédécesseurs, Léonce de Byzance et Saint Maxime le Confesseur. Tout existe seulement sous forme hypostatique, soit comme hypostase soi-même, soit dans une autre hypostase. L'humanité du Christ existe précisément de cette seconde manière -enhypostatiquement, dans l'hypostase du Logos. Ainsi, l'hypostase du Logos se révèle «double» et «composée». Dans la ligne de Léonce de Byzance, saint Jean Damascène insiste sur le fait que le nom du Christ est indubitablement un nom unique. Il signifie l'union unique de la Personne du Logos dans sa Divinité et dans son Humanité. Il n'y a pas, il n'y aura pas et il ne peut y avoir d'autre Christ, de second Christ, un autre Dieu-Homme. Le nom de Christ enveloppe le Logos dans l'Incarnation, en laquelle l'humanité est ointe par la Divinité du Logos.
Les deux natures ne sont pas séparées, car elles sont inséparables dans l'union selon l'hypostase -ce qui va contre la pensée de Nestorius et de la «foule démoniaque» de ses partisans ; et les deux natures ne se mêlent pas non plus, mais subsistent -ce qui s'oppose à Dioscorus, Eutychès et leurs «sectateurs athées». Que les natures ne se mêlent ni ne se transforment, qu'elles se compénètrent et se communiquent l'une à l'autre leurs propriétés, à un degré égal, telles sont les caractéristiques de l'union hypostatique. Par ailleurs, tout ce qui est dit de l'une et de l'autre des deux natures, peut se dire de l'hypostase une et identique. Donc, bien que les natures puissent être énumérées, cette énumération ne conduit pas pour autant à leur séparation.
L'humanité est défiée en Christ, non qu'elle soit transformée, changée ni mélangée ; elle est totalement unie et imprégnée de la flamme de la Divinité, qui pénètre tout et communique sa perfection à la chair sans se ressentir des faiblesses ou des passions, comme le soleil qui nous illumine sans s'altérer lui-même. Pour saint Jean la périchorèse -compénétration- est une infiltration unilatérale qui va de la Divinité à l'humanité -une «déification», «venant non de la chair, mais de Dieu». Il est en effet impossible que la chair pénètre en Dieu ; «mais la nature divine, une fois qu'elle a pénétré la chair, permet à la chair de pénétrer de façon ineffable dans la Divinité -et les deux s'unissent ainsi». La chair, qui par elle-même est mortelle, devient Divine et vivifiante par l'action de la Divinité. De même, la volonté est déifiée, en s'unissant, sans se mêler, à la volonté divine toute-puissante, et en devenant la volonté du Dieu Incarné. Il devient ainsi possible d'adorer l'Unique Logos Incarné -et la chair du Seigneur est adorée comme quelque chose d'uni à Dieu, «en l'hypostase unique du Logos». «J'adore deux natures en Christ conjointement, s'écrie saint Jean Damascène, parce que la Divinité est unie à la chair. Je crains de toucher la braise parce que le feu est uni au bois».
Saint Jean Damascène fonde sa défense et sa justification de la vénération des icônes sur cette périchorèse des natures et sur la déification de la chair. «Avec le Roi et Dieu, j'adore le manteau pourpre de ce Corps, écrit-il, mais non comme un vêtement ni comme une quatrième personne ! Jamais de la vie ! Je l'adore comme quelque chose d'uni à Dieu et qui demeure sans mutation, comme ce qui l'a oint -la Divinité. La nature de la chair ne devient pas la Divinité, mais de même que le Logos s'est fait chair sans mutation de son être, restant ce qu'il était, de même, la chair est devenue le Logos sans perdre ce qu'elle avait mais en devenant identique au Logos selon l'hypostase».
A la suite de saint Maxime le Confesseur, saint Jean Damascène développe la doctrine des deux volontés et des deux énergies du Dieu-Homme. La tempête monothélite n'avait toujours pas pris fin, et il demeurait nécessaire d'élucider et de justifier la définition, l'oros, du Sixième Concile Oecuménique (680). La volonté comme l'énergie appartiennent à la nature, et non à l'hypostase. Il faut aussi distinguer clairement entre «volonté naturelle» et «volonté élective». La propriété ou «faculté de vouloir» appartient à la nature humaine, et en elle s'affirme l'image de Dieu, puisque liberté et volonté caractérisent la Divinité par nature. En revanche, la détermination de la volonté, la volition, la «représentation de la volition», n'appartient pas à la nature. Et le genre humain a la possibilité de choisir et de décider -tês gnomês (décision). L'homme a cette possibilité, mais non pas Dieu : il serait impropre de lui attribuer, au vrai sens du mot, le choix, car Dieu ne pèse pas le pour et le contre, ne choisit pas, n'hésite pas, ne se ravise pas, «ne délibère pas» -Dieu étant sans conteste Omniscient. Comme saint Maxime, saint Jean Damascène déduit des deux natures en Christ l'existence des deux volontés, car le Seigneur «a également assumé notre volonté naturelle». On ne saurait, cependant, parler de choix et de délibération au sens propre lorsqu'il est question de la volonté humaine du Sauveur, car elle ne connaît pas l'ignorance. Le Sauveur n'avait pas «certaines inclinations de la volonté».
En vertu de l'union hypostatique, l'âme du Seigneur connaissait toutes choses, et n'a jamais été séparée, dans son désir, de la décision de la volonté Divine, mais au contraire a toujours coïncidé avec cette volonté en désirant la même chose -en toute liberté, assurément. Mise en mouvement librement, la volonté du Seigneur voulait librement exactement ce que sa volonté Divine voulait. Il n'y a pas là contrainte, car la chair n'était pas mue au bon plaisir du Logos simplement, comme cela avait été le cas pour les prophètes. Les deux volontés du Seigneur ne se distinguaient pas par leur objet, mais par leur nature. Mais le Seigneur n'avait ni hésitation ni choix, car par nature il inclinait au bien. Il possédait dans sa nature même, la bonté, car en lui la nature humaine était revenue à son état normal, abandonnant son état d'anormalité, -or la vertu est naturelle. De cette manière, la nature humaine était non seulement sauvegardée, mais encore fortifiée.
Toutefois, ce n'est pas comme un simple homme que le Christ a accompli ce qui est propre à l'homme, car il n'était pas seulement homme, mais aussi Dieu. Voilà pourquoi ses souffrances apportent le salut et donnent la vie. Réciproquement, il n'a pas non plus accompli les actions divines simplement de façon divine, car il n'était pas seulement Dieu, mais aussi homme9 (PG 94, 1060 BC). Ses faits et gestes humains s'harmonisent avec le divin, et ses faits et gestes divins s'harmonisent avec l'humain, avec les façons d'agir propres à la chair -aussi bien lorsqu'il consentit à laisser sa chair souffrir que lorsqu'il accomplissait des actes salvifiques à travers sa chair. «Chacune des natures du Christ agit avec la participation de l'autre», conclut saint Jean (PG 94, 1060 A).
(...)
Dans la mort, l'âme déifiée du Seigneur descend dans les enfers apporter la bonne nouvelle et elle reçoit l'adoration. Ayant libéré les prisonniers, le Seigneur quitte le mortel et ressuscite d'entre les morts -avec son corps, un corps qui est désormais glorieux et exempt d'infirmités, sans pour autant avoir rien abandonné de sa nature humaine. C'est dans ce corps glorifié qu'il est assis corporellement à la droite du Père, entendons : dans l'honneur et la gloire qui lui appartiennent de toute éternité comme au Fils consubstantiel. Il gravit le trône, «en tant que Dieu-Homme, désirant notre salut», sans oublier ce qui fut accompli ici-bas. Tel Il est et tel Il sera au Jour redoutable et glorieux du Second Avènement, Jour de la Résurrection universelle -pour la vie incorruptible.
LA THEOLOGIE DE
SAINT JEAN DAMASCENE
Dans sa théologie, saint Jean de Damas fit oeuvre de compilateur, rassemblant les éléments de l'enseignement patristique. Il voyait dans les Pères des docteurs «inspirés par Dieu», des pasteurs «théophores», qui ne sauraient se contredire : «Un Père ne s'oppose pas à d'autres Pères, car tous ont été participants d'un seul Esprit Saint». Saint Jean Damascène n'a pas recueilli les opinions personnelles des Pères, mais uniquement la tradition patristique. «Une opinion individuelle ne fait pas loi dans l'Eglise», écrit-il, reprenant en même temps l'image de saint Grégoire de Nazianze : «Une hirondelle ne fait pas le printemps». «Et une seule opinion ne peut renverser la tradition de l'Eglise établie d'une extrémité de la terre à l'autre».
Saint Jean Damascène se rapproche étroitement des Cappadociens et du corpus aéropagitique. Sa christologie reprend celle de Léonce de Byzance et de saint Maxime le Confesseur. Le lien avec les Cappadociens et avec le «Grand Denys» s'annonce d'emblée dans la manière même dont est posée la question de la connaissance de Dieu, dans les tout premiers chapitres de l'Exposition de la Foi orthodoxe. Saint Jean commence par confesser l'inscrutabilité de la Divinité et situe la recherche théologique à l'intérieur des «limites éternelles» tracées par la Révélation et «ce que Dieu a transmis». De plus, tout ce qui est connaissable ne peut être aisément exprimé. La notion de l'existence de Dieu est une évidence naturelle et inaltérable, et la seule observation du monde physique nous la fait connaître. En revanche, ce que Dieu est «dans son essence et par nature», cela est incompréhensible et inconnaissable. Toutefois, nous pouvons, inversement, percevoir assez clairement ce que Dieu n'est pas : avant tout, des définitions négatives sont possibles. «Par la négation de tout» ce qu'on peut énoncer à propos de la créature, on peut parvenir à un résultat : «c'est de voir qu'en Dieu une seule chose est compréhensible : son infinité et son inscrutabilité». En second lieu, il y a une connaissance de ce qui n'est pas l'essence même de Dieu, mais «se rapporte à la nature (divine)». Telles sont les définitions de Dieu comme Sage et comme Bon. Des noms positifs de ce type symbolisent Dieu comme l'auteur de toute chose dans sa relation créatrice avec le monde, et on les transpose des créatures à Dieu, leur auteur. Ainsi, saint Jean distingue théologie apophatique (par négations) et théologie cataphatique (qui affirme). Dans la théologie cataphatique, il ne parle que des actions ou «énergies» de Dieu, en précisant que la forme affirmative ne recouvre pas la signification apophatique. La théologie cataphatique doit aussi toujours s'appuyer sur le témoignage direct de la révélation.
Dans son exposé du dogme de la Trinité, saint Jean suit encore les Cappadociens, surtout saint Grégoire de Nazianze. Il met l'accent sur le caractère ineffable et inconnaissable du mystère de la Trinité. «Crois que Dieu a trois hypostases. Mais comment ? Il est au-dessus de tout 'comment'. Car Dieu est inscrutable. Ne dis pas : comment la Trinité est-elle une Trinité, car la Trinité n'est pas susceptible d'analyse». On ne saurait même découvrir une image ou un modèle qui puisse servir de terme de comparaison. «Mais il y a une Unité et une Trinité -elle était, est et sera toujours. Par la foi, connue et adorée -par la foi, et non pas par l'investigation, non pas par la démonstration. Plus on la sonde, moins on la connaît ; plus elle éveille la curiosité, plus elle se cache».
Cela ne signifie toutefois aucunement que la vérité de l'Unité divine soit, pour la raison, muette ou confuse. Au contraire, c'est dans la révélation trinitaire que les antinomies de la pensée naturelle, qui hésite perpétuellement entre le polythéisme païen et le monothéisme figé des Juifs, trouvent leur résolution. L'opposition se mue en synthèse : «de la doctrine des Juifs vient l'Unité de nature ; du paganisme, les différences des hypostases». A la suite des Cappadociens, saint Jean Damascène parle principalement de la différence des hypostases. Dans l'être simple de Dieu, les trois hypostases sont unies sans mélange ni confusion ; elles sont séparées inséparablement -c'est là que gît le mystère. En cela se manifeste la différence infini qui sépare l'Existence Divine de la création.
Dans le champ de l'existence créée, nous percevons en premier lieu et de façon réelle la différence des hypostases ou «indivisibles» ; puis, «par l'esprit et la pensée», nous saisissons la communauté, le lien, l'unité. Dans le monde, en effet, n'existent que des indivisibles, des individus, des hypostases -et «ce qui est commun1» n'existe pas par soi-même, mais seulement dans la multiplicité des individus, et acquiert en eux sa réalité. Toute cette présentation s'appuie sur Aristote. Ici-bas, donc, nous allons vers ce qui est commun dans un temps second, détachant par abstraction l'identique, c'est-à-dire les traits et les caractères qui se répètent. En d'autres termes, le créé est un champ de multiplicités réelles, dans lesquelles nous découvrons, par la pensée et la réflexion, le commun, l'identique, le semblable, l'un. C'est la région de l'existence disjointe, la région du nombre au sens strict de ce mot : deux, trois, plusieurs.
De Dieu il faut parler de façon différente. Dieu est un par essence, et Il est révélé tel. Nous croyons en un Dieu unique : un seul commencement, une seule essence, un seul pouvoir, une seule force, une seule volonté, une seule action, un seul royaume. L'unité de Dieu est vraiment perçue immédiatement. «Nous connaissons le Dieu unique tout en comprenant par la pensée la différence des propriétés à l'intérieur de la Divinité» -c'est-à-dire, les différences qui existent entre les propriétés hypostatiques. En Dieu «un» nous saisissons les différences trinitaires, cette Tri-unité des hypostases. (...) En Dieu, la Tri-Unité est donnée et révélée dans l'indivisibilité de l'Etre Unique. «Dans la Sainte, suressentielle, surpassant tout, insaisissable Trinité, la communauté-unité se voit (theoreîtai) en fait, comme une chose réelle (pragmati), et non par la pensée, à cause de la co-éternité, de l'identité d'essence, d'énergie et de volonté, de l'unanimité de sentiment, et de l'identicité d'autorité, de force et de bonté -je ne dis pas "similitude", mais bien "identicité"- et de l'unique élan moteur. Une est en effet l'essence, une, la bonté, une, la force, une la volonté, une l'énergie, une l'autorité, une et la même, et non trois semblables entre elles ; mais il n'y a qu'un seul et même (mia kai he autè) mouvement des trois hypostases. Chacune d'elle, en effet, est une (hèn échei) avec les autres, non moins qu'avec soi-même» (PG 94, 828 C).
(...)
Il s'agit d'une séparation inséparable, car les hypostases du Dieu Unique ne sont pas seulement semblables, mais identiques par essence. Ce ne sont pas les traits et les caractères communs qui les unissent, comme de tels points communs unissent les hypostases créées en un seul groupe ou une même forme, sans plus. Tout au contraire, les différences dans les traits ou 'particularités' ne font que marquer la Tri-Unité de 'modes d'existence' incommensurables et irréductibles à l'intérieur de l'unité essentielle de la Vie Divine. Dieu est «une essence unique et simple en trois hypostases parfaites, supérieure et antérieure à toute perfection» (PG 94, 824 B). L'Unité Divine n'est pas composée d'hypostases, elle est en trois hypostases ; elle est dans les Trois et elle est Trois. Et chacune des Trois a une «hypostase parfaite» : chacune existe d'une manière pleine et totale, de même qu'un rocher existe pleinement et n'est pas qu'une partie de l'apparence qu'il offre. «Nous disons que les hypostases sont parfaites afin de ne pas introduire la composition dans l'Unité Divine, car avec la composition commence le désaccord». Ce qui est composé n'offrira jamais, en effet, la solidité, la continuité, l'unité. «Disons encore, continue saint Jean, que les trois hypostases sont les unes dans les autres» (PG 94, 825 AB).
Le Dieu unique n'est pas constitué d'hypostases, mais il ne se divise pas non plus en hypostases : l'entière plénitude de la Nature Divine est contenue de façon égale et identique en toutes et en chacune d'elles. Les particularités qui les distinguent ne sont pas de nature accidentelle comme chez les individus créés. «La Divinité est indivise dans les divisés» (PG 94, 829 B) ; et ce qu'ils ont en commun leur est inhérent «individuellement et conjointement». Le Pères est lumière, le Fils est lumière, le Saint Esprit est lumière ; mais la lumière au triple éclat est Une. Le Père est Sagesse, le Fils est Sagesse, le Saint Esprit est Sagesse ; mais la Divine Sagesse tri-solaire, au triple rayonnement, est Une. Dieu est Un, et non trois. Le Seigneur est Un -la Sainte Trinité. La consubstantialité signifie exactement cette concrète identité de l'essence -non une unité abstraite, mais l'identité. Le fait que la Deuxième et la Troisième Hypostases ont leur «origine» dans la Première n'introduit aucune notion de partage ou de scission, car dans la Trinité il n'y a pas d'émanation. Saint Jean Damascène répète constamment cette expression : «sans écoulement» (arreustos) (ex.PG 94, 813 B). Le Père ne s'exprime pas dans le Père et l'Esprit, pas plus qu'il ne se répand en eux. Par contre, tout ce que le Père possède, le Fils et l'Esprit le possèdent aussi, sans pourtant mettre de côté les différences hypostatiques irréductibles. «Les hypostases résident et sont fermement établies les unes dans les autres». Elles sont permanentes et ne peuvent être ôtées l'une de l'autre. Elles sont contenues l'une dans l'autre «sans destruction, sans mélange, sans confusion».
(...)
Saint Jean Damascène (...) ne fait pas d'exposé spéculatif sur la Trinité. Il se contente de répéter les enseignements patristiques antérieurs. «Par le Verbe du Seigneur les cieux furent établis, et toute leur armée par le souffle de Sa bouche». Ce passage des Psaumes (32,6 dans les Septante), et d'autres textes similaires, avaient plus d'une fois fait l'objet d'une interprétation trinitaire chez les Pères orientaux antérieurs à saint Jean Damascène. Cette interprétation est liée à la façon propre dont l'Orient conçoit la relation entre la Deuxième et la Troisième Hypostases : comme Logos (Parole) et Souffle, le Fils et l'Esprit Saint sortent conjointement du Père -hama, ensemble, ils «co-viennent à l'existence» de Lui- xumproeîsi.
De ce point de vue, une différence essentielle sépare le mode oriental du mode occidental de représentation -tel qu'il apparaît, par exemple, dans la pensée trinitaire d'Augustin, sous la forme de l'analogie avec l'âme humaine. En Orient, la façon ancienne d'aborder le mystère de la Trinité a toujours gardé son caractère particulier : on commence par la considération de la Première Hypostase en tant que commencement unique et seule source de la Divinité. Dans l'Occident latin, un autre genre d'idées a prévalu à partir d'Augustin ; il consiste à considérer d'abord la «nature» de la Divinité prise en général. Saint Jean Damascène suit entièrement la tradition orientale. Lorsqu'il dit que, en théologie, nous partons de l'Unité pour arriver à la Tri-Unité ou Trinité, cela ne signifie nullement que nous commençions par la contemplation d'une «nature» commune. Cela veut dire qu'il faut reconnaître le Père en Dieu. D'où, ensuite, le Père du Fils Unique, et l'origine de l'Esprit Saint, qui co-procède avec le Fils engendré dans l'éternité. «Nous croyons en Un Seul Dieu» signifie aussi bien : en Un Seul Dieu le Père.
(...)
Le Père est commencement sans commencement ; sans commencement Lui-même, il est le commencement éternel et hors du temps des deux co-éternels -la Seconde et la Troisième Hypostases. Le Père seul est commencement ou cause «naturelle» dans la vie de la Trinité. «Le Fils n'est pas dit cause», car il vient du Père. Le nom fondamental de la Deuxième Hypostase est Fils, et la propriété hypostatique qui y répond est la naissance, naissance hors du temps et sans commencement, naissance «de la nature du Père», c'est-à-dire en vertu de la «productivité naturelle» de la Divinité2. Saint Jean suivant les anciens Pères, oppose la naissance, acte de la nature, à la création, acte de la volonté ou du bon plaisir. La naissance divine est sans commencement ni fin, elle est au-dessus de tout changement ou origine. Il n'y a «rien de créé, rien qui soit premier, rien qui soit second, rien du rapport maître - esclave» dans la Sainte Trinité. Le Fils est le conseil, la sagesse et la force du Père. Et il n'y a pas d'autre Logos, Sagesse, Force ou Volonté dans le Père en dehors du Fils. Le Fils est l'image du Père, une image «par nature», vivante, «naturelle», «identique». Il est semblable au Père en toute chose, et identique à Lui en tout -il «porte le Père tout entier en Lui».
Pour saint Jean Damascène, le nom du Saint Esprit indique une sorte de souffle divin -pneûma venant de pneîn, souffler- plutôt qu'une spiritualité. D'où l'un des noms propres de la Troisième Hypostase. Le Saint Esprit procède du Père -ekporeutai. Le Père «projette» l'Esprit -proballei-, et il est le «projeteur» -proboleus, pegè probletiké- tandis que l'Esprit est la projection -problema.
(...)
Saint Jean Damascène parle peu de la création, et seulement de façon sporadique. Suivant les Pères, saint Jean définit la création comme un acte de la volonté Divine qui amène à l'existence ce qui n'était pas et qui maintient dans l'existence ce qui a été créé. Dieu crée par la pensée, et cette pensée, réalisée par le Logos et achevée par le Saint Esprit, devient acte. Cela se trouve textuellement chez saint Grégoire de Nazianze. La raison de la création -si tant est qu'on puisse parler de raisons de la créativité divine- réside dans la bonté surabondante de Dieu, qui a voulu que quelque chose naisse qui puisse participer à Lui. Les images et les plans de tout ce qui devait être réalisé par Dieu -appelés «icônes» et «paradigmes»- tout cela a existé en Lui depuis toujours. Cela constitue le «conseil (dessein) éternel de Dieu» pour le monde : ce dessein est sans commencement et peut être modifié. Ces images constituent les pensées de Dieu sur tout ce qui existe. Saint Jean Damascène se réfère directement au Corpus aéropagitique ; mais il ne sonde pas la manière dont les objets du monde réel sont reliés aux prototypes divins.
Suivant saint Grégoire de Nazianze, saint Jean admet que la création des anges a précédé celle de l'homme. Les anges, eux aussi, sont créés à l'image de Dieu. «Seul le Créateur connaît l'aspect et la définition de cette essence (angélique)» (PG 94, 865-868). Les anges sont incorporels, mais dire cela ne fait que les opposer à nous ; en comparaison avec Dieu, tout se révèle grossier et matériel. Dieu seul est incorporel par essence. Saint Jean Damascène ne parle que brièvement des anges, citant saint Grégoire de Nazianze plutôt que le Corpus aéropagitique. Les anges ont été créés de par le Verbe (dia Logou) et achevés à perfection par le Saint Esprit qui leur a donné l'illumination avec la grâce.
Dieu crée l'homme à son image et à sa ressemblance, en ses deux natures -celle de la raison et celle des sens- établissant ainsi une sorte de lien entre le visible et l'invisible, comme un microcosme3 (PG 921 A). L'homme est l'image de Dieu «par imitation». L'Intellect et la Liberté sont les images de Dieu ; l'élévation dans la vie vertueuse renvoie à la ressemblance. Dieu donne à l'homme sa propre image et son propre souffle, mais dans sa chute l'homme ne préserve pas ce don. Dieu est descendu afin d'assumer notre pauvre et misérable nature, «afin de nous purifier et de nous libérer de la corruption, et de nous faire communier à nouveau avec sa Divinité».
Dans la création, Dieu n'appelle pas seulement l'homme à exister ; mais aussi à être bienheureux (PG 94, 981 A). Il a revêtu l'humanité de sa grâce et lui a donné le droit et le pouvoir d'entrer et de persévérer, de par sa propre volonté humaine, dans une union permanente avec Dieu. Dieu a créé l'homme comme une sorte de «nouvel ange» afin qu'il règne sur la terre et s'élève dans les cieux. «Il a déifié l'homme en l'élevant vers Dieu : tel est le fond du mystère. L'homme est déifié en communiant avec l'illumination divine et non pas en se transformant en Essence Divine» (PG 94, 924 A). Le premier homme résidait au paradis, composé de deux parties : avec son corps, l'homme séjournait dans un lieu divin et très sublime ; avec son âme, il vivait dans un lieu encore plus élevé et plus sublime, ayant Dieu pour demeure, car Dieu était en lui. L'homme fut créé impérissable, sans passion (dans l'apatheia, absence de passions négatives), immortel4, destiné à une vie identique à celle des anges, c'est-à-dire une vie de contemplation continuelle et de glorification incessante de son Créateur. Cependant, le premier homme avait à assimiler en toute liberté tout ce qui lui était offert ; la vertu ne se trouve, en effet, que dans ce qui n'est pas contraint ou imposé (PG 94, 921 A-924 B).
L'origine du mal se trouve dans la volonté et la liberté de l'homme -non dans la nature, mais dans la volonté. Le péché, le mal, le vice sont contre-nature ; c'est la vie vertueuse qui est conforme à la nature (PG 94, 972 A et 976 A). La chute ébranle la nature de l'homme. S'étant détourné de Dieu, l'homme se trouve attiré par tout ce qui est matière -car l'homme est en effet, de par sa constitution, «au milieu» entre Dieu et la matière. Lorsqu'il s'abandonne aux penchants matériels, l'homme devient mortel et sombre dans la luxure et les passions. L'homme fut créé dans la chasteté et depuis le commencement, la chasteté est au fond de la nature humaine : «Au paradis, régnait la chasteté». Si l'homme n'avait pas chuté, Dieu «aurait pu multiplier la race humaine d'une autre manière» que par l'union conjugale, non pas même par la naissance, car à l'origine l'homme ne trouva pas forme par la naissance.
Le Seigneur lui-même est venu pour triompher de la mort et du mal moral -«Le Seigneur notre Créateur engage le combat pour la création». Le malin a pris l'homme au piège, en lui promettant la dignité divine ; mais il est pris lui-même lorsque Dieu incarné fait son apparition. La sagesse de Dieu permet de résoudre une difficulté insurmontable. «Le plus nouveau des nouveaux s'accomplit, et c'est tout ce qu'il y a de nouveau sous le soleil» (PG 94, 984 B).
Ce qui a été accompli en Christ, en premier lieu, chacun peut le répèter, s'il le désire, par la communion en Christ. Il nous est donné de naître une seconde fois -par le Christ. Une nourriture éternelle et impérissable nous est offerte -dans l'Eucharistie. Dieu transforme la matière de manière inscrutable et «ce qui est au-delà de la nature trouve son accomplissement à partir de la nature commune». Nous nous lavons avec de l'eau et nous nous parfumons avec une onction ; en mélangeant l'onction et l'eau avec la grâce du Saint Esprit, Dieu fait du baptême un bain de régénération. Nous nous nourrissons de pain et nous abreuvons de vin et d'eau ; en mêlant ces substances à sa Divinité, Dieu les transforme en Sa chair et en Son sang. Par le moyen de ce qui est commun et naturel, nous atteignons ce qui surpasse la nature. Tous, dans l'Eucharistie, deviennent «participants de la Divinité de Jésus», tous sont réunis et participent les uns des autres, tels les membres d'un même corps. Saint Jean Damascène parle de l'Eucharistie comme du couronnement de la rédemption -comme d'un don d'immortalité, d'un retour à l'impérissabilité. Il écrit ceci à propos de l'illumination des saints dons : «Ils sont transformés» (metapoioûntai). Ils sont transformés par l'invocation du Saint Esprit -epiclesis- et «par cette invocation la pluie tombe sur les jeunes pousses, car la force du Saint Esprit apparaît, qui les couvre de son ombre» (PG 94, 1140-1141).
Saint Jean Damascène illustre le mystère de cette transformation en le comparant à l'Incarnation elle-même et au phénomène naturel de l'assimilation du pain et du vin, qui deviennent chair et sang de celui qui les consomme, et ne se distinguent absolument plus du corps qui les a reçus. Le pain eucharistique est porteur de deux natures, grâce à l'union avec Dieu, tel le charbon embrasé devenu tout entier feu -ce thème renvoie au «charbon aux deux natures» de certains textes liturgiques. Là est «le commencement du pain à venir» -le Corps du Seigneur est spirituel, car il est né du Saint Esprit.
Puis vient cette image des temps à venir, où la communion avec la divinité du Christ sera réalisée directement, par la vision. Nous ressemblerons aux anges. L'homme toutefois dépasse déjà les anges ; il est exalté au-dessus d'eux, parce que Dieu ne s'est pas fait ange, mais homme véritable et parfait. La nature angélique n'est pas non plus assumée par le Logos dans son hypostase. Les anges sont seulement instruits, en confidence, de la grâce et des actions de Dieu ; l'humanité, dans l'Eucharistie, reçoit davantage, car Dieu est uni hypostatiquement aux Saints Mystères.
La vie entière du Christ, et sa Sainte Croix plus que tout, fut un acte rédempteur et un miracle. C'est la Croix qui a aboli la mort, absous le péché, manifesté la résurrection, et permis le retour à la béatitude. «La mort du Christ, par la Croix, nous a fait revêtir la Sagesse et la Force Hypostatique de Dieu (cf. Gal.3,22). En elle nous avons la preuve de la résurrection comme 'restauration finale de tous les déchus'. Chez les saints, cette résurrection est dès à présent anticipée, car 'les saints ne sont pas morts'. On ne peut appeler morts ceux qui reposent dans l'espoir de la résurrection, dans la foi en Celui qui a inauguré la Vie et est ressuscité. Les saints ont dominé les passions et conservé sans défaut la divine image à la ressemblance de laquelle ils avaient été créés. En toute liberté ils se sont unis à Dieu et l'ont reçu dans la chambre de leur coeur. Etant entrés en communion avec Lui, ils sont devenus par la grâce ce qu'Il est par nature. Esclaves par nature, ils ont choisi d'être amis du Christ et fils par sa grâce ; ils sont transformés en un trésor très précieux, et deviennent la demeure de Dieu. Pour cette raison, même dans la mort -ou plutôt dans le sommeil- ils restent vivants, car ils sont en Dieu, et Dieu est vie et lumière.
Pour ce qui est des anges, les Ecritures ne disent pas qu'ils vont rejoindre le Christ sur le trône de gloire au Jour du Jugement. «Ils ne vont pas co-régner, ni ne seront glorifiés avec Lui, ni ne s'assiéront à la table du Père». A tout cela, par contre, les saints seront conviés. Les anges se tiendront devant eux en tremblant. Dès à présent, les anges se tiennent dans la crainte et le tremblement devant la nature humaine, «qui siège avec le Christ sur le trône de gloire».
En Christ, «la nature s'est élevée des profondeurs de la terre jusqu'aux sommets plus hauts que toute autorité, pour monter sur le trône du Père». «Nous avons été substantiellement illuminés lorsque Dieu le Verbe se fit chair, devenant semblable à nous en tout sauf le péché, s'unissant à notre nature, sans confusion, et déifiant sans changement notre chair, en la faisant communier avec le Divin par périchorèse (perichoresis, compénétration, enveloppement réciproque). Et nous avons été en essence libérés [pour toujours] lorsque le Fils de Dieu et Dieu, demeurant impassible dans sa Divinité, a souffert dans la nature humaine qu'Il a assumée, et a payé notre dette ; il a fait jaillir une véridique et merveilleuse rédemption, car le sang du Fils est très miséricordieux pour le Père et il est saint. Nous sommes devenus essentiellement immortels depuis le moment où, descendant aux enfers, Il a proclamé aux âmes qui s'y trouvaient enchaînées depuis un temps immémorial : "Captifs, soyez délivrés ; aveugles, recouvrez la vue ! ". Et ayant lié le fort, il est remonté dans la surabondance de sa force, ayant rendu notre chair, qu'il avait assumée, désormais impérissable. Nous avons été essentiellement adoptés depuis le temps de notre naissance par l'eau et l'Esprit».
Dans son interprétation de la rédemption accomplie par le Christ, saint Jean Damascène suit les Cappadociens. Comme saint Grégoire de Nazianze, il rejette la notion née chez Origène selon laquelle le sacrifice du Christ serait une rançon pour le diable ; il reprend néanmoins quelques éléments de cette théologie, probablement sous l'influence de saint Grégoire de Nysse. Il s'agit de l'idée que le démon a fait un mauvais usage de son pouvoir, et qu'il a lui-même été abusé. «La mort s'est approchée et, avalant le corps, qui était l'appât, elle a été percée par la Divinité comme par l'hameçon. Ayant goûté au corps sans péché et donateur de vie, elle se meurt et rend aussitôt tout ce qu'elle avait avalé».
Saint Jean Damascène emprunte aussi à saint Grégoire de Nysse ce qu'il dit sur la séparation des sexes, liée à la prescience que Dieu avait de la chute.
Saint Jean Damascène écrit à la fin de la période christologique et ce n'est pas un hasard si sa théologie aborde essentiellement des thèmes christologiques. Il récapitule, en fait, toute la christologie orientale. Dieu s'est fait homme pour sauver et restaurer l'homme, pour le «déifier». L'Incarnation du Verbe est effectuée par l'activité du Saint Esprit, comme tout ce qui dépasse les normes de la nature. Il [le Corps du Christ] est créé par la puissance du Saint Esprit, qui a parachevé la création. Le Saint Esprit purifie la Vierge qui a plu à Dieu, et lui donne le pouvoir de recevoir en elle la Divinité du Logos et de porter le Verbe dans sa chair. Et ensuite le Fils de Dieu, la Puissance et la Sagesse hypostatique, l'a couverte de son ombre, comme une sorte de divine semence5. De son sang très chaste, il a recréé notre nature6. Saint Jean insiste aussi sur le fait que «la forme humaine du Seigneur n'a pas été façonnée peu à peu par des ajouts successifs, mais a été immédiatement parfaite7». Le corps dans sa plénitude a été dès le premier instant, mais il n'était pas totalement développé. Un acte triple s'accomplit dans le même instant : le Verbe a tout à la fois assumé, fait venir à l'existence et déifié son humanité. La chair du Christ est ainsi la chair du Verbe, sans aucune séparation temporelle. La Vierge Sainte n'a pas porté en elle un homme ordinaire, mais Dieu Incarné. Le nom de Theotokos contient donc toute l'histoire de l'économie (PG 94, 1029 C)8.
Dans l'Incarnation, ce n'est pas une humanité abstraite, telle que la spéculation pure pourrait la concevoir, que Dieu le Verbe prend sur lui. S'il en était ainsi, l'Incarnation serait fantomatique et trompeuse. Il n'assume pas non plus le tout de la nature humaine telle qu'elle existe, réalisée, dans l'ensemble de la race des hommes, car il n'a pas pris sur lui toutes les hypostases de la race humaine. Mais il a revêtu l'humanité telle quelle, de manière indivisible. Cette humanité qu'Il a reçue n'était pas non plus, et n'est jamais, une hypostase particulière ou pré-existante ; elle n'acquiert elle-même d'existence que dans Son hypostase à Lui. L'humanité en Christ est hypostasiée dans l'hypostase du Logos. Elle est en-hypostasiée dans le Logos. Dans son humanité, le Christ ressemble à chacun et à tous, dont les hypostases constituent la race humaine, bien qu'il n'y pas d'hypostase humaine en lui.
(...)
Nous devons faire ici une importante distinction. Le fait que le Logos a assumé ou pris sur lui tout ce qui est humain peut s'entendre de deux manières. Il est nécessaire de distinguer entre l'assomption «naturelle et essentielle» et l'assomption «personnelle et relative». Dans le premier sens, le Seigneur a revêtu notre nature et tout ce qui appartient à la nature ; il est devenu homme par nature et dans la réalité. Dans le second sens, dans son amour et par compassion, «prenant sur lui le rôle d'un autre», le Seigneur a assumé notre malédiction et notre déréliction, et toute chose semblable, qui n'appartient pas à la nature, «non qu'il soit tel ou qu'il devienne tel, mais parce qu'il parle en notre nom et se met de notre côté». Ici saint Jean Damascène suit les pas de saint Maxime le Confesseur.
En récapitulant la lutte contre les Monophysites, saint Jean de Damas exprime les dogmes christologiques dans les termes utilisés par ses prédécesseurs, Léonce de Byzance et Saint Maxime le Confesseur. Tout existe seulement sous forme hypostatique, soit comme hypostase soi-même, soit dans une autre hypostase. L'humanité du Christ existe précisément de cette seconde manière -enhypostatiquement, dans l'hypostase du Logos. Ainsi, l'hypostase du Logos se révèle «double» et «composée». Dans la ligne de Léonce de Byzance, saint Jean Damascène insiste sur le fait que le nom du Christ est indubitablement un nom unique. Il signifie l'union unique de la Personne du Logos dans sa Divinité et dans son Humanité. Il n'y a pas, il n'y aura pas et il ne peut y avoir d'autre Christ, de second Christ, un autre Dieu-Homme. Le nom de Christ enveloppe le Logos dans l'Incarnation, en laquelle l'humanité est ointe par la Divinité du Logos.
Les deux natures ne sont pas séparées, car elles sont inséparables dans l'union selon l'hypostase -ce qui va contre la pensée de Nestorius et de la «foule démoniaque» de ses partisans ; et les deux natures ne se mêlent pas non plus, mais subsistent -ce qui s'oppose à Dioscorus, Eutychès et leurs «sectateurs athées». Que les natures ne se mêlent ni ne se transforment, qu'elles se compénètrent et se communiquent l'une à l'autre leurs propriétés, à un degré égal, telles sont les caractéristiques de l'union hypostatique. Par ailleurs, tout ce qui est dit de l'une et de l'autre des deux natures, peut se dire de l'hypostase une et identique. Donc, bien que les natures puissent être énumérées, cette énumération ne conduit pas pour autant à leur séparation.
L'humanité est défiée en Christ, non qu'elle soit transformée, changée ni mélangée ; elle est totalement unie et imprégnée de la flamme de la Divinité, qui pénètre tout et communique sa perfection à la chair sans se ressentir des faiblesses ou des passions, comme le soleil qui nous illumine sans s'altérer lui-même. Pour saint Jean la périchorèse -compénétration- est une infiltration unilatérale qui va de la Divinité à l'humanité -une «déification», «venant non de la chair, mais de Dieu». Il est en effet impossible que la chair pénètre en Dieu ; «mais la nature divine, une fois qu'elle a pénétré la chair, permet à la chair de pénétrer de façon ineffable dans la Divinité -et les deux s'unissent ainsi». La chair, qui par elle-même est mortelle, devient Divine et vivifiante par l'action de la Divinité. De même, la volonté est déifiée, en s'unissant, sans se mêler, à la volonté divine toute-puissante, et en devenant la volonté du Dieu Incarné. Il devient ainsi possible d'adorer l'Unique Logos Incarné -et la chair du Seigneur est adorée comme quelque chose d'uni à Dieu, «en l'hypostase unique du Logos». «J'adore deux natures en Christ conjointement, s'écrie saint Jean Damascène, parce que la Divinité est unie à la chair. Je crains de toucher la braise parce que le feu est uni au bois».
Saint Jean Damascène fonde sa défense et sa justification de la vénération des icônes sur cette périchorèse des natures et sur la déification de la chair. «Avec le Roi et Dieu, j'adore le manteau pourpre de ce Corps, écrit-il, mais non comme un vêtement ni comme une quatrième personne ! Jamais de la vie ! Je l'adore comme quelque chose d'uni à Dieu et qui demeure sans mutation, comme ce qui l'a oint -la Divinité. La nature de la chair ne devient pas la Divinité, mais de même que le Logos s'est fait chair sans mutation de son être, restant ce qu'il était, de même, la chair est devenue le Logos sans perdre ce qu'elle avait mais en devenant identique au Logos selon l'hypostase».
A la suite de saint Maxime le Confesseur, saint Jean Damascène développe la doctrine des deux volontés et des deux énergies du Dieu-Homme. La tempête monothélite n'avait toujours pas pris fin, et il demeurait nécessaire d'élucider et de justifier la définition, l'oros, du Sixième Concile Oecuménique (680). La volonté comme l'énergie appartiennent à la nature, et non à l'hypostase. Il faut aussi distinguer clairement entre «volonté naturelle» et «volonté élective». La propriété ou «faculté de vouloir» appartient à la nature humaine, et en elle s'affirme l'image de Dieu, puisque liberté et volonté caractérisent la Divinité par nature. En revanche, la détermination de la volonté, la volition, la «représentation de la volition», n'appartient pas à la nature. Et le genre humain a la possibilité de choisir et de décider -tês gnomês (décision). L'homme a cette possibilité, mais non pas Dieu : il serait impropre de lui attribuer, au vrai sens du mot, le choix, car Dieu ne pèse pas le pour et le contre, ne choisit pas, n'hésite pas, ne se ravise pas, «ne délibère pas» -Dieu étant sans conteste Omniscient. Comme saint Maxime, saint Jean Damascène déduit des deux natures en Christ l'existence des deux volontés, car le Seigneur «a également assumé notre volonté naturelle». On ne saurait, cependant, parler de choix et de délibération au sens propre lorsqu'il est question de la volonté humaine du Sauveur, car elle ne connaît pas l'ignorance. Le Sauveur n'avait pas «certaines inclinations de la volonté».
En vertu de l'union hypostatique, l'âme du Seigneur connaissait toutes choses, et n'a jamais été séparée, dans son désir, de la décision de la volonté Divine, mais au contraire a toujours coïncidé avec cette volonté en désirant la même chose -en toute liberté, assurément. Mise en mouvement librement, la volonté du Seigneur voulait librement exactement ce que sa volonté Divine voulait. Il n'y a pas là contrainte, car la chair n'était pas mue au bon plaisir du Logos simplement, comme cela avait été le cas pour les prophètes. Les deux volontés du Seigneur ne se distinguaient pas par leur objet, mais par leur nature. Mais le Seigneur n'avait ni hésitation ni choix, car par nature il inclinait au bien. Il possédait dans sa nature même, la bonté, car en lui la nature humaine était revenue à son état normal, abandonnant son état d'anormalité, -or la vertu est naturelle. De cette manière, la nature humaine était non seulement sauvegardée, mais encore fortifiée.
Toutefois, ce n'est pas comme un simple homme que le Christ a accompli ce qui est propre à l'homme, car il n'était pas seulement homme, mais aussi Dieu. Voilà pourquoi ses souffrances apportent le salut et donnent la vie. Réciproquement, il n'a pas non plus accompli les actions divines simplement de façon divine, car il n'était pas seulement Dieu, mais aussi homme9 (PG 94, 1060 BC). Ses faits et gestes humains s'harmonisent avec le divin, et ses faits et gestes divins s'harmonisent avec l'humain, avec les façons d'agir propres à la chair -aussi bien lorsqu'il consentit à laisser sa chair souffrir que lorsqu'il accomplissait des actes salvifiques à travers sa chair. «Chacune des natures du Christ agit avec la participation de l'autre», conclut saint Jean (PG 94, 1060 A).
(...)
Dans la mort, l'âme déifiée du Seigneur descend dans les enfers apporter la bonne nouvelle et elle reçoit l'adoration. Ayant libéré les prisonniers, le Seigneur quitte le mortel et ressuscite d'entre les morts -avec son corps, un corps qui est désormais glorieux et exempt d'infirmités, sans pour autant avoir rien abandonné de sa nature humaine. C'est dans ce corps glorifié qu'il est assis corporellement à la droite du Père, entendons : dans l'honneur et la gloire qui lui appartiennent de toute éternité comme au Fils consubstantiel. Il gravit le trône, «en tant que Dieu-Homme, désirant notre salut», sans oublier ce qui fut accompli ici-bas. Tel Il est et tel Il sera au Jour redoutable et glorieux du Second Avènement, Jour de la Résurrection universelle -pour la vie incorruptible.
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