samedi 22 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°31. Editorial : Conférence de Mgr Photios. 1991.

EDITORIAL



Sur l'hérésie qui consiste à croire
qu'on ne peut plus aujourd'hui parvenir à la perfection
des saints d'autrefois



Dans un chapitre de ses Catéchèses, saint Syméon le Nouveau Théologien appelle hérétique celui qui enseigne «qu'il est impossible actuellement, à qui le veut, d'atteindre la cime de la vertu et de rivaliser avec les Saints d'autrefois1». «Frères et Pères, beaucoup ne cessent de dire -et leurs paroles ne nous échappent pas : 'Si nous avions vécu aux jours des Apôtres, si nous avions été jugés dignes de contempler, comme eux le Christ, nous aussi nous serions devenus saints comme eux2'». Dire qu'il n'est plus possible aujourd'hui d'atteindre les sommets spirituels des apôtres et des saints, c'est nier toute actualité possible à l'enseignement des Ecritures et des Pères : «Mais voici ceux dont je parle et à qui je donne le nom d'hérétiques : ceux qui disent qu'il n'y a personne, à notre époque, au milieu de nous, qui puisse observer les commandements évangéliques et se rendre conforme aux saints Pères (...) Qui parle ainsi renverse toute les divines Ecritures : c'est en vain (...) qu'on récite encore le saint Evangile ; c'est en vain qu'on lit les textes du grand Basile et de nos Pères Saints et Hiérarques, ou même c'est en vain qu'ils ont écrit. Si donc ce que Dieu dit et ce que les Saints ont d'abord entièrement accompli, puis écrit et laissé pour notre instruction, il nous est impossible de le réaliser effectivement et de l'observer sans défaillance, à quoi bon se sont-ils, pour leur part, fatigués à l'écrire et maintenant le lit-on à l'église ? Ceux qui parlent ainsi ferment le ciel que le Christ nous a lui-même ouvert et interrompent le chemin qu'il nous a lui-même frayé pour y remonter. Alors en effet que, là-haut, lui, Dieu au-dessus de tout, debout comme à la porte du ciel, se penche et que, par le saint Evangile, aux fidèles qui le voient, il crie ces mots : 'Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et accablés et je vous soulagerai', ces ennemis de Dieu ou pour mieux dire ces antichrists affirment : 'C'est impossible, impossible3 !'»

On trouve dans un ouvrage consacré à Païssius Vélichkovzsky un récit qui illustre parfaitement le caractère démoniaque d'une telle conception. A la mort du starets Païssus, l'ascèse des moines se relâcha progressivement, et le monastère qui était complètement fermé au monde commença à s'ouvrir et à recevoir des personnes qui voulaient y venir en villégiature plus qu'en pélerinage. La vie spirituelle entra donc en décadence. Un jour que l'higoumène était sorti à la porte du monastère, il rencontra le Malin. Celui-ci lui dit que du temps de Païssus toutes les légions de démons qu'il avait envoyé pour tenter les moines étaient impuissantes à les faire chuter à cause de la sainteté de leur père spirituel, mais que depuis sa mort une petite troupe de démons suffisaient. L'higoumène demanda à quoi servaient ces démons, et Satan répondit que c'était à garder la bibliothèque de peur qu'un moine ne se mette un jour à vouloir mettre en pratique ce qui était écrit dans les livres saints collectés par l'Ancien -les livres de la Philocalie, consacrés à la prière du coeur- et que tout ne soit à recommencer. Voyez quelle est l'utilité des livres, non qu'ils aient par eux-mêmes quelque puissance, mais ce dont ils parlent et vers quoi ils conduisent, la vie en Christ, est elle d'une immense puissance : d'un homme consciencieux, ils peuvent faire un saint s'il met en pratique les commandements et les règles qui y sont inscrits. Un exemple remarquable de cette vérité nous est donné dans la vie de l'Ancien Joseph l'Hésychaste dont l'incroyable lutte spirituelle commença d'abord avec un livre, la vie des Saints que l'Eglise célèbre en été.
Ce que saint Syméon disait au Xè siècle reste d'une entière actualité. Car c'est un des principes hérétiques de la pensée contemporaine que de dire que la sainteté des Apôtres ou des Pères du désert ou des saints du passé n'est plus possible aujourd'hui. «Il y avait le temps des prophètes, le temps des Apôtres, le temps des Pères du Désert, mais ces temps maintenant ne sont plus». Vous voyez, c'est à la fois une idée propre à notre époque et, en même temps, une idée très ancienne, puisqu'il y a mille ans, elle était déjà formulée. Et comme beaucoup de choses, ce qu'on croit être propre à notre époque est, en vérité, très ancien.
On pourrait dire la même chose de l'hérésie de l'oecuménisme et du relativisme dogmatique. On voit, déjà dans les homélies de saint Jean Chrysostome, qu'il est amené à reprendre ceux qui pensaient que les divergences dogmatiques -en l'occurence avec les Ariens- sont de peu d'importance. La recherche de la perfection pour être unis à Dieu est le commandement éternel du Seigneur : «Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait» et encore : «Cherchez le Royaume de Dieu, et tout vous sera donné par surcroît». Parce que l'Eglise est éternelle, ses commandements sont éternels, et par conséquent nous n'avons aucun droit d'en relativiser le caractère impératif sous prétexte que les temps sont difficiles.
Cet argument, on le servait déjà à saint Syméon qui y répond : «Qu'ils écoutent donc à leur tour : du temps de nos Pères, nombreuses étaient les hérésies, nombreux les faux christs, nombreux les trafiquants du Christ, les faux apôtres, les faux maîtres, qui en toute confiance circulaient en semant l'ivraie du Malin, capturant et égarant par leurs paroles les (victimes) nombreuses dont ils envoyaient les âmes à la perdition4». Le témoignage de la vie des saints contemporains, qu'il s'agisse de saint Nectaire d'Egine, du papa Nicolas Planas, du vieux Joseph l'Hésychaste, de l'Archevêque André de Novo-Divijévo, de l'Archevêque Jean Maximovitch, de l'Ancien Jérôme d'Egine et de tant d'autres est la preuve que la sainteté ne dépend pas des temps, mais de la volonté des hommes.
Saint Syméon juge cette idée si essentielle et cette hérésie si totale qu'il la développe à nouveau dans un autre chapitre (chapitre XXXII) des Catéchèses consacré au blasphème contre le Saint-Esprit : «Que celui qui dit qu'on ne peut, dans la génération présente, arriver à la participation du Saint-Esprit, sans parler de celui qui calomnie le Saint-Esprit en attribuant [les miracles] à l'esprit opposé, introduit dans l'Eglise de Dieu une nouvelle hérésie5». C'est ainsi que saint Syméon entend la signification du blasphème contre le Saint-Esprit selon la parole même du Sauveur : «Tout péché sera remis aux hommes, mais qui aura blasphémé contre l'Esprit Saint, cela ne sera remis ni dans le siècle présent, ni dans le siècle à venir6».
Un autre argument souvent entendu est celui selon lequel les Apôtres et les disciples du Seigneur étaient saints parce qu'ils vivaient avec Lui. Leur sainteté serait une grâce exceptionnelle, qu'ils reçurent le jour de la Pentecôte, mais qui ne pouvait se renouveler après eux : «Ce n'est pas la même chose de l'avoir vu, alors, corporellement, ou d'entendre seulement aujourd'hui ses paroles et de recevoir un enseignement sur lui et sur son Royaume7». A cela saint Syméon dit : «Sûrement, ce n'est pas la même chose maintenant qu'alors -mais (la situation de) maintenant, du présent, est beaucoup plus profitable8». Comment le fait de ne pas voir le Christ avec des yeux de chair peut-il être plus profitable que d'avoir vécu avec lui ? Précisément parce qu'alors les hommes ne voyaient en lui qu'un homme parmi d'autres, ils le voyaient avec des yeux charnels : «N'est-ce pas lui le fils de Marie et du charpentier Joseph9», tandis que nous sommes, nous chrétiens, appelés à contempler sa gloire comme Fils de Dieu et Dieu, et à être glorifiés par la vision de cette gloire. La déification de l'homme dans la contemplation de la gloire du Père dans le Fils par le Saint-Esprit, tel est le but de la vie du chrétien. Tel est également le centre de la théologie de saint Syméon le Nouveau Théologien dont la vie est le témoignage de l'actualité éternelle de la parole du Seigneur : «Mon Père travaille jusqu'à présent et moi aussi je travaille10». La déification, l'union à Dieu, la renaissance spirituelle de l'homme dans le baptême du Saint Esprit, tel est le but de la vie chrétienne.

Au baptême que nous avons reçu et que nous avons souillé par nos péchés innombrables, saint Syméon ajoute -non de son cru bien sûr, mais conformément à l'enseignement des Pères- un second baptême, le baptême des larmes et de la pénitence par lequel nous recevons le Saint-Esprit : «celui (le baptême) que, par l'Esprit, l'amour de Dieu pour les hommes accorde d'en haut à ceux qui le recherchent par la pénitence11». Tous les Pères anciens confirment ce que saint Syméon dit et que les saints contemporains répéteront : celui qui n'a pas fait l'expérience en lui de l'illumination du Saint Esprit est encore aveugle, et mort et devrait supplier le Christ de venir le délivrer de sa captivité. Mais nous nous pensons qu'il suffit des formes extérieures de la piété et de la confession de foi. Mais écoutons encore saint Syméon : «Frères et Pères, Dieu est un feu12 -c'est ainsi que l'appelle toute Ecriture divinement inspirée13-, et notre âme à chacun, une lampe. De même donc que la lampe a beau avoir son plein d'huile, avec de l'étoupe ou une autre matière inflammable, tant qu'elle n'a pas reçu de feu et n'est pas allumée, elle reste complètement obscure : de même l'âme a beau s'orner en apparence de toutes les vertus, mais sans avoir reçu le feu, elle reste encore éteinte et obscure, et ses oeuvres douteuses14». En cet état, le vieil homme n'est pas vaincu, règne encore le corps et la captivité du péché. Qu'en est-il cependant du baptême ? N'avons-nous pas été baptisés, ne sommes-nous pas guéris par la mort et la résurrection du Christ auxquelles nous avons participé par la triple immersion ? Pas encore, car recevoir la possibilité du salut, n'est pas encore avoir l'expérience de ce salut, pas plus que lire les mots des Ecritures n'est encore comprendre quelle réalité, quelle vie, ces mots expriment. Saint Syméon parle de ce «trésor qui se dissimule sous les saintes Ecritures15» et qu'il ne suffit pas de porter avec soi pour en connaître le contenu. Il faut encore l'ouvrir et pour cela pratiquer les commandements qui conduisent la vertu, de laquelle naît la contemplation des mystères qui ouvre la porte de la connaissance. Il y a donc le baptême par lequel nous recevons la possibilité de devenir enfants de Dieu, et le baptême du Saint Esprit où nous sommes unis à la lumière de Dieu dans l'expérience de la déification : «A ceux qui ont reçu le Christ...Il a donné le pouvoir de devenir par le baptême enfants de Dieu, en les délivrant de la tyrannie du diable... Puis après cela, l'Evangile indique le mode de l'adoption en disant : 'Ceux qui ne sont pas nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu'. La naissance désigne la transformation spirituelle qui devient réelle et visible dans le baptême du Saint-Esprit, comme le Seigneur qui ne ment pas le déclare en personne : 'Jean a baptisé dans l'eau, mais vous, vous serez baptisés dans l'Esprit Saint'. C'est en Lui donc que les baptisés deviennent lumière en la lumière et connaissent Celui qui les a engendrés, du fait même qu'ils le voient16». Or, dit saint Syméon, «à moins d'être baptisé dans l'Esprit- Saint, on ne devient ni fils de Dieu, ni cohéritier du Christ17». Ce baptême d'en-haut est l'habitation "sensible" en nous du Saint-Esprit. L'homme qui a reçu ce baptême est devenu un "Evangile vivant" et a fait l'expérience de la révélation.

La révélation n'est pas la Bible elle-même, mais la Bible exprime par des mots, des concepts, des paraboles l'expérience des Justes, des Prophètes, des Apôtres et des saints, expérience qui dépasse tout mot, tout concept, toute parabole, «ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est jamais monté au coeur de l'homme et que Dieu réserve pour ceux qui l'aiment» dit saint Paul. La révélation, c'est la vision de la gloire de Dieu. Et saint Syméon dit très clairement : «Lors donc que Dieu habite et se promène en nous et se manifeste lui-même sensiblement (aisthétos) à nous, c'est alors que consciemment nous contemplons ce que le coffre, c'est-à-dire la divine Ecriture, contient de mystères cachés18». C'est aussi pourquoi, selon saint Syméon, seuls ceux qui ont fait l'expérience de ce trésor peuvent comprendre les Ecritures. «Ce qui est scellé et fermé, ce qui est invisible et inconnaissable pour tous les hommes, mais que seul (nous) ouvre le Saint-Esprit et qui, ainsi révélé, devient pour nous visible et connaissable, comment donc auront-ils jamais la possibilité de le savoir, de le connaître, d'y comprendre quoi que ce soit, eux qui déclarent n'avoir jamais connu la présence du Saint-Esprit, son rayonnement, son illumination, le séjour (qu'il vient faire) en eux19».

Ainsi voyez-vous, il n'y a pas un seul baptême, mais deux : le baptême qui est notre «naissance selon le Christ» qui nous introduit «dans la vie nouvelle» dit Nicolas Cabasilas20 et qui, par conséquent, est un commencement, une préparation à la vie future et le baptême du Saint-Esprit qui est l'expérience dès ici-bas de cette vie future. Ce baptême dans l'Esprit, la perfection chrétienne telle que les saints peuvent l'atteindre ici-bas, est l'accomplissement de toutes les richesses qui étaient contenus en germe dans la grâce du baptême, cet accomplissement est réalisé par la double action de la volonté divine et de la volonté humaine. «Si donc tu es devenu un trône de Dieu, dit saint Macaire d'Egypte, si le céleste conducteur te dirige, si ton âme est devenue tout oeil spirituel et toute lumière, si tu t'es nourri de ces aliments spirituels et désaltéré avec l'eau vive, si tu as revêtu les vêtements de la lumière ineffable, si ton homme intérieur s'est établi dans l'expérience et la certitude de tout cela, alors tu vis vraiment la vie éternelle, et dès maintenant ton âme repose en Dieu. Voici que tu as obtenu et reçu tout cela de lui, pour que tu vives de la vraie vie. Mais si tu n'as conscience de rien de cela en toi, alors pleure, livre-toi à la tristesse et aux lamentations, parce que tu n'as pas encore reçu le trésor spirituel, ni la vie véritable. Attriste-toi donc de ta pauvreté, supplie le Seigneur jour et nuit, parce que tu es tombé dans la terrible indigence du péché. Si chacun souffrait seulement de son indigence ! Si nous ne vivions pas dans l'insouciance comme des repus21 !» Il ne suffit donc pas d'être chrétien orthodoxe, de confesser en parole la foi de l'Eglise pour être sauvé. Celui qui n'a pas connu ici-bas les prémices de la vie éternelle est comme les vierges folles dont les lampes étaient éteintes, il n'est pas sûr de connaître l'Epoux au jour de son retour. «Celui donc qui ne s'est pas hâté vers ce but -se trouver à l'intérieur même du Royaume des cieux- tant qu'il est encore dans ce jour de la vie ici-bas, mais qui se trouve en dehors du Royaume au moment du départ de son âme, pour lui arrive la nuit de la mort, et il ne sait pas ce qui pourra bien lui arriver dans le jour suivant, celui du jugement, et s'il lui sera accordé d'y entrer, ou non22».
Que Dieu nous donne, par les prières des saints, de ne pas mépriser notre vocation qui a été achetée par le sang du Christ, de courir après Lui comme une biche assoiffée et de faire pénitence de nos fautes qui paraîtront au grand jour du Jugement, afin que la gloire de la Résurrection ne soit pas notre condamnation. Amen !


+ Monseigneur Photios, Evêque de Lyon
Exarque pour la France de l'Eglise des Vrais Chrétiens Orthodoxes de Grèce.




Durant l'été 1991 s'est tenue à Toulouse une rencontre orthodoxe, qui a rassemblé des membres de différentes paroisses du diocèse, venus notamment de Paris, Lyon, Montpellier, Toulouse, Langon, Pau, Gênes et Zürich. Le texte qu'on vient de lire est celui de la conférence épiscopale qui ouvrit ces journées.

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