samedi 29 janvier 2011
La Lumière du Thabor n°34. Dossier sur la Sophia.
DOSSIER
LA CONTROVERSE SUR LA SOPHIA
Dans la première partie de notre Dossier sur les controverses qui eurent lieu dans l'Eglise russe autour de la théologie du Père Serge Boulgakov, nous avons résumé l'argumentation du décret du Métropolite Serge de Moscou daté de septembre 1935 (La Lumière du Thabor, n32, p.114-122).
Pour présenter les documents suivants, qui montrent le développement de la controverse et son enjeu, nous adopterons le plan que voici :
I. Introduction historique au décret de décembre 1935
II. Le décret de décembre 1935
III. La réponse de Boulgakov
IV. L'intervention de Vladimir Lossky
V. Lettre sur le P.S.Boulgakov et la sophiologie.
I. INTRODUCTION HISTORIQUE
AU DÉCRET DE DÉCEMBRE 1935
Avant d'analyser ce second décret du Métropolite Serge, rappelons que la théologie du Père Serge Boulgakov avait suscité de nombreuses controverses dès 1924, lorsque le Métropolite Antoine Khrapovitsky avait publié à Belgrade, dans Novoe Vremja du 4 septembre 1924 (n1005), un article où il accusait les Pères Serge Boulgakov et Paul Florensky d'introduire, par leur doctrine de la Sophia, une quatrième hypostase dans la Sainte Trinité. L'archevêque Théophane de Poltava fit connaître qu'il partageait la même opinion.
En mars 1927, le Synode de Karlovits écrivait officiellement au Métropolite Euloge pour le prévenir que l'enseignement théologique de l'Institut Saint-Serge apparaissait comme peu orthodoxe. Cette lettre fut écrite avant la rupture du Métropolite Euloge avec le Synode de Karlovits.
Après la séparation de l'Archevêché d'Europe Occidentale, ce fut le saint archevêque Jean Maximovitch -alors hiéromoine- qui publia, en 1930, plusieurs articles contre la sophiologie intitulés «La Doctrine de la Sainte Sophia, Sagesse de Dieu», qui furent réunis par la suite en un petit livre. En 1933, le journal du Synode de Karlovits publia un article du Comte Grabbe intitulé : «La profession publique d'hérésie» qui dénonçait la sophiologie comme une hérésie réclamant, de la part de l'Eglise, une condamnation claire.
En 1934, la critique de la sophiologie venait du patriarcat de Moscou et de l'archevêque Benjamin, ancien membre de l'Institut Saint-Serge devenu exarque du Patriarcat de Moscou en Amérique, qui publia une série d'article dans Pravoslavie (le premier article étant dans le n15, 1934).
Puis vint le décret du 5 septembre 1935 du Métropolite Serge de Moscou, que nous avons résumé dans le numéro 32 de la Lumière du Thabor, et qui s'achève par la condamnation que nous citons ici in extenso :
«Cet examen montre assez manifestement que la doctrine de Boulgakov : 1) Par son intention, n'est pas celle de l'Eglise, dont elle ne veut pas prendre en considération l'enseignement ni la tradition, tandis que, sur certains points, elle prend ouvertement position en faveur d'hérésies condamnées par l'Eglise dans les Conciles ; 2) par son contenu, elle introduit dans la compréhension des principaux dogmes de la foi tant d'éléments personnels et arbitraires, qu'elle évoque davantage le gnosticisme -condamné par l'Eglise- que le christianisme, quoiqu'elle utilise -comme le gnosticisme- des notions et des expressions coutumières aux chrétiens ; 3) par les conclusions pratiques qu'on peut en tirer, elle est d'autant plus dangereuse qu'elle séduit grâce à la profondeur apparente de ses idées et à son ton respectueux et méditatif. En suggérant qu'on peut attribuer au Créateur la responsabilité de la chute, cette doctrine diminue dans l'homme la conscience de son péché ; elle ébranle ainsi les assises mêmes de la vie spirituelle. En représentant le salut de l'homme comme une espèce de processus divin à l'échelle cosmique, qui a lieu dans la nature créée et, en particulier, dans l'homme, elle fraye la voie à la dégradation directe de cette même vie spirituelle.
Note. La doctrine de l'archiprêtre S.N.Boulgakov sur la Sophia, Sagesse de Dieu, se trouve exprimée dans ses ouvrages : La Lumière sans crépuscule, Moscou, 1917 ; Pierre et Jean, Paris, 1927 ; Le Buisson ardent (sur la vénération de la Mère de Dieu), Paris, 1927 ; L'Ami de l'Epoux (sur la vénération du Précurseur), Paris, 1928 ; L'Echelle de Jacob (sur les Anges), Paris, 1929 ; L'icône et sa vénération, Paris, 1931 ; L'Agneau de Dieu, (sur le Dieu-Homme), Paris, 1933.
Par arrêt n93 du 24 août 1935,
Nous décidons : 1) de considérer comme étrangère à la Sainte Eglise orthodoxe du Christ la doctrine du professeur et archiprêtre S.N.Boulgakov, laquelle, par des interprétations personnelles et arbitraires (sophianiques), dénature souvent les dogmes de la foi orthodoxe, reprend expressément sur certains points des doctrines hétérodoxes déjà condamnées en concile par l'Eglise et, enfin, peut même, par les conclusions qu'elle rend possibles, être dangereuse pour la vie spirituelle. Nous mettrons en garde les fidèles serviteurs et enfants de l'Eglise, afin qu'ils ne se laissent pas entraîner par elle ; 2) d'appeler les évêques, les clercs et les fidèles orthodoxes qui ont eu l'imprudence de se laisser prendre à la doctrine de Boulgakov et l'ont suivi dans leur enseignement, leurs ouvrages manuscrits ou leurs livres publiés, à reconnaître leurs erreurs et à rester inébranlablement fidèles à la «saine doctrine» ; 3) de ne pas statuer actuellement sur la personne de l'archiprêtre S.N.Boulgakov, qui n'est pas en communion avec l'Eglise orthodoxe du Patriarcat de Moscou. Cependant si, dans l'avenir, la question se posait de recevoir l'archiprêtre Boulgakov dans notre communion, nous décidons de mettre comme condition, pour le recevoir et l'autoriser à célébrer, qu'il rétracte par écrit son interprétation sophianique des dogmes de foi et ses autres erreurs dogmatiques et fasse la promesse écrite de rester immuablement fidèle à l'enseignement de l'Eglise orthodoxe».
Sur la fin d'octobre 1935, le Synode de Karlovits, après avoir écouté le rapport d'une commission chargée d'étudier la doctrine de Boulgakov, publiait aussi une condamnation de cette doctrine et la transmettait au Métropolite Euloge. Le texte du Synode de l'Eglise Russe Hors Frontières était ainsi conçu :
«Le Synode, après avoir entendu le rapport de la commission chargée d'examiner les doctrines sophiologiques du Père Boulgakov, a décidé : 1) de condamner comme hérétique la doctrine de l'archiprêtre Serge Boulgakov sur la Sophia, la Sagesse de Dieu ; 2) de communiquer cette décision au Synode du Métropolite Euloge, en le priant d'avertir l'archiprêtre Boulgakov, de l'inviter à rétracter publiquement sa doctrine hérétique de la Sophia et de tenir au courant le Synode de l'Eglise Russe Orthodoxe à l'Etranger de la suite des événements ; 3) d'informer les chefs de toutes les Eglises autocéphales de la condamnation de l'hérésie sophianique par le Concile, au cas où l'archiprêtre Boulgakov ne se corrigerait pas ; 4) de charger le Synode des évêques de la poursuite de la lutte contre l'hérésie sophianique de l'archiprêtre Boulgakov et contre toute autre erreur similaire ; 5) de charger Monseigneur Tykhon de Berlin, Monseigneur Jean de Changaï, Monseigneur Dimitri de Chajlar, et le comte Paul Mikhaïlovitch Grabbe, membre du Concile Panrusse, de la réfutation ultérieure des doctrines erronées de l'archiprêtre Boulgakov ; 6) de remercier Monseigneur Séraphim, archevêque de Bogu_ary, pour son travail précieux et utile à étudier pour réfuter les erreurs de l'archiprêtre Boulgakov».
Comme l'indique la dernière phrase, le Synode de Karlovits se fondait aussi sur le livre de l'archevêque Séraphim (Sobolev) de Bulgarie, qui venait de publier son livre La nouvelle doctrine sur la Sophia, la Sagesse de Dieu (Novoe u_enie o Sofii premudrosti Bo_iej), à Sofia en 1935. Nous espérons publier un jour dans La Lumière du Thabor des extraits de ce livre dont nous avons des photocopies.
En décembre 1935, la polémique s'aggrava lorsqu'un journal favorable au Synode de Karlovits, le Carskij V_stnic, publia un article intitulé «Le travail des Sophianistes à Paris» qui prenait à partie l'Institut Saint-Serge tout entier, comme un nid d'hérétiques sophianistes. La sophiologie envenimait désormais les relations entre les différentes «juridictions» russes.
Enfin, le 27 décembre 1935, le Patriarcat de Moscou faisait connaître un nouveau décret du Métropolite Serge adressé au Métropolite Eleuthère de Lithuanie et de Vilno.
II. LE DÉCRET DU 27 DÉCEMBRE 1935
Le Métropolite Serge présente ce second décret comme un complément de celui du 24 août 1935 (publié le 7 septembre), portant maintenant sur la façon dont Boulgakov conçoit le dogme de Chalcédoine.
C'est, en effet, la christologie du Père Serge Boulgakov qui serait hétérodoxe. Le théologien de l'Institut Saint-Serge soutiendrait l'idée que les saints Pères n'auraient pas éclairci entièrement le dogme des deux natures en Christ. La raison en serait «l'absence d'une idée de la kénose, bien nette et précise, appliquée méthodiquement».
Le Métropolite Serge commence par rappeler ce qui, selon lui, constitue l'essentiel du dogme des deux natures en Christ et de l'abaissement du Verbe de Dieu. L'Hypostase, c'est-à-dire l'auto-conscience du Christ, qui dit «moi», c'est Sa Personne Divine ; Il a assumé une humanité complète, corps, âme et esprit, mais cette humanité n'a pas d'hypostase propre, elle est «enhypostasiée» dans l'Hypostase du Verbe de Dieu, autrement dit, se sert de l'auto-conscience du Verbe de Dieu, faute d'avoir la sienne propre.
Selon le Métropolite Serge, «la kénose n'est pas comprise par Boulgakov dans son sens habituel d'un abaissement volontaire et éthique du Verbe de Dieu dans Son Incarnation» ; mais il penserait «que cet abaissement doit s'accompagner de modifications physiques dans la nature de Celui qui s'abaisse Lui-même. Le Logos n'est pas devenu chair seulement extérieurement, mais aussi en Lui-même».
Autrement dit, la conception de la kénose par Boulgakov le conduit à ajouter à l'hypostase divine une hypostase humaine du Christ -alors que, pour les Pères, il n'y a pas d'hypostase humaine du Christ, mais une hypostase divino-humaine, la nature humaine étant, en Christ, unie sans mélange et sans confusion à la nature divine.
Boulgakov ne voit qu'une différence de degré entre «l'incarnation» de l'esprit humain ordinaire dans une âme et un corps, cet esprit étant, selon lui, surcréé, incréé, d'origine divine ; et la descente du Logos, qui prend la place de l'esprit dans le composé humain qu'il assume. L'homme est esprit, âme, corps ; le Christ est Logos, âme, corps.
La christologie de Boulgakov l'amène à penser que les «cas d'ignorance» du Christ, les passages où le Christ dit qu'il ignore quelque chose -par exemple, le moment de la fin du monde (Matt.24,36) ou l'endroit où Lazare a été déposé (Jn 11,34)- sont à considérer comme des ignorances réelles liées au développement progressif de la «conscience humaine» en Christ. Pour les Pères, le développement ou la croissance du Christ en sagesse (Lc 2,52) ne signifie nullement que le Christ acquiert dans le temps ce qu'il ne posséderait pas d'abord1 ; mais que lui, la Sagesse de Dieu, manifeste progressivement ce qu'Il est, en tenant compte des éléments extérieurs qui entourent son Incarnation : Il se montre différent comme fils dans la maison de ses parents, comme prophète devant le peuple. Pour Boulgakov, au contraire, le Logos s'abîme dans le temporel, s'éteint dans sa conscience divine, pour «s'élever comme la conscience engourdie de l'enfance devant encore grandir (Lc 2,40), croître en stature (Lc 2,52)».
De même, la prière du Christ est expliquée par Boulgakov comme si, par elle, le Seigneur «cherchait à prendre conscience en Lui-même de la voix de Sa propre nature divine».
Ce que souligne le Métropolite Serge, c'est qu'à force de vouloir éviter le docétisme -Dieu n'ayant qu'une apparence d'homme, non fait homme véritablement- Boulgakov en arrive à une sorte de docétisme à l'envers, où le Fils de Dieu, ne pouvant pas ne pas être conscient de Sa divinité, a néanmoins voulu ne pas être Dieu, et donc fait semblant de ne pas être conscient qu'Il est Dieu. Ou encore, Dieu oublie volontairement sa divinité, mais Il l'oublie effectivement.
Inversement, Dieu souffre sur la Croix, et Boulgakov tombe en même temps dans une sorte de théopaschisme -doctrine qui attribue la souffrance à la Divinité du Sauveur. Pour Boulgakov, la doctrine orthodoxe, selon laquelle c'est dans Sa nature humaine seule que le Christ souffre -saint Jean Damascène écrit : «Un seul et unique Christ souffrait...mais ce qui souffrait en Lui, était ce qui par nature est soumis à la souffrance ; par contre ce qui n'y est pas soumis ne partageait pas les souffrances»- cette doctrine, donc, réduit l'incarnation à une apparence ou introduit dans le Dieu-Homme une dualité difficile à imaginer : une moitié souffre, tandis que l'autre observe ces souffrances «avec une froide indifférence». Il faut donc, conclut-il, que la divinité ait souffert. Comment ? Spirituellement.
Boulgakov ne voit pas que son raisonnement tient simplement à l'idée apollinarienne qu'il se fait de l'union des deux natures. Il en fait quasiment des personnes, qui devraient partager la souffrance. Le Métropolite Serge résume ainsi ce point : «Le point essentiel de la divergence de Boulgakov avec l'Eglise réside ici en ce qu'il semble oublier dans la doctrine de la divino-humanité la distinction entre l'hypostase et la nature tout en l'admettant théoriquement dans un esprit créé...»
Boulgakov aboutit à un monophysisme inversé : «Les monophysites ne reconnaissent en Christ que la seule nature divine parce que, selon eux, la nature humaine était inévitablement absorbée par la Divinité... Mais dans le système de Boulgakov, ce n'est pas l'humanité qui est absorbée par la Divinité, mais au contraire : la Divinité sert, s'il est permis de s'exprimer ainsi, comme une sorte de matériel pour compléter l'humanité. Ce n'est plus une seule nature, ni pas deux non plus ; c'est comme une et demie, réunie non en une seule Hypostase, mais en un seul individu naturel d'un composé inhabituel, ayant une nature composée».
C'est cette fausse christologie qui oblige Boulgakov à concevoir une participation de la nature divine à la souffrance et à la Croix. La souffrance de la divinité s'impose non seulement parce que le Dieu d'Amour ne saurait être indifférent, mais encore parce que la souffrance de la Croix, si elle était purement celle de l'organisme animal, ne saurait avoir valeur éthique ni offrir un «équivalent rédempteur des tourments de l'enfer». Or telle est la rédemption.
D'autre part, parallèlement à l'oeuvre rédemptrice, s'opère le processus de déification, de retour néoplatonicien à l'unité ou à la divinité : «Ce processus a lieu parallèlement à la rédemption et tout-à-fait indépendamment d'elle ; même s'il n'y avait pas eu de rédemption du tout, il aurait suivi son cours. La Sophia-Sagesse divine, accomplit infailliblement son mouvement circulaire : elle est réfléchie dans le domaine du non-être en qualité de Sophia créée, elle "arrive à la sophianisation suprême de la nature humaine" dans la très Sainte Mère de Dieu pour, enfin, remonter vers Dieu en Christ et avec Lui».
Le Métropolite Serge insiste ensuite sur le fait que Boulgakov a abandonné, volontairement, la christologie orthodoxe : «Dans sa conception du dogme des deux natures en Christ, dogme très important pour son système, Boulgakov s'écarte consciemment de la doctrine de l'Eglise qu'il considère comme non satisfaisante ; il transgresse avec audace les bornes fixées par l'Eglise à la raison humaine. Le seul résultat en est que Boulgakov perd pied et ne se trouve plus sur le sol ferme des données de la révélation acquises par l'Eglise dans des "manifestations de l'Esprit et de la puissance". Il ne lui reste que les "seules paroles de la sagesse humaine" (1 Cor.2,4), certes attirantes et même brillantes, mais qui ne sont pas salvifiques».
En conclusion, le Métropolite Serge décide de considérer comme juste l'arrêté n93 du 24 août 1935, qu'il reproduit intégralement et que nous avons cité ci-dessus, et de faire parvenir des exemplaires de ses décrets aux Evêques. L'arrêté précédent a déjà été envoyé, avec demande d'approbation, aux Patriarches d'Antioche et de Serbie et au Métropolite d'Athènes.
III. LA RÉPONSE DE BOULGAKOV
Si le Père Serge Boulgakov fut vivement critiqué par la grande majorité de l'épiscopat russe -en URSS, avec le Métropolite Serge- et par une fraction importante de l'émigration, il fut défendu par les milieux intellectuels de l'émigration et par son propre évêque, le Métropolite Euloge.
Pour le fond, les arguments des défenseurs de Boulgakov ne portèrent pas toujours sur la question de la Sophia, mais souvent sur celle de la liberté de théologiser. Pour la méthode, ces arguments ne furent pas toujours très théologiques ; les défenseurs étaient d'une orthodoxie contestable. Ainsi Berdiaev, qui a passé sa vie à critiquer les Pères et leur a préféré les gnostiques, publia dans sa revue La voie (Put) une attaque contre le principe même de la condamnation ecclésiastique du Père Serge Boulgakov, sous le titre : «L'esprit du grand inquisiteur (Duch velikago inkvizitora)» (Put, n49, 1935). G.Fedotov, J.Lagovskiy, J.Chakovskoy et bien d'autres, prirent aussi sa défense. Le plus souvent, l'idée -tout-à-fait antipatristique- de theologoumena, de la libre recherche philosophique sur les dogmes, était évoquée pour justifier la méthode de Boulgakov. L'idée même que l'Eglise puisse juger une doctrine comme hérétique était aussi combattue par une Intelligentsia libérale qui revenait à la foi et à l'orthodoxie sans aucune formation patristique.
D'autres voyaient dans ces condamnations des règlements de compte entre juridictions divisées pour des motifs politiques. Le Métropolite Euloge justifiait le Père Serge Boulgakov en rappelant sa piété. Certes, lui répliquait-on, mais Nestorius aussi était «pieux».
Dans cette confusion, où la théologie du Père Serge Boulgakov était laissée de côté au profit d'une défense sentimentale de sa personne, la réponse la plus intéressante demeure celle que le théologien de Saint-Serge en personne fit au Métropolite Serge, dans un Mémoire présenté en octobre 1935 à S.E. le Métropolite Euloge. Nous allons résumer ce mémoire, avant de voir la réponse qu'y fit V.Lossky, reprenant un à un les arguments du P.S.Boulgakov.
Les points essentiels de la réponse du Père Serge Boulgakov sont les suivants :
1) Déclaration préliminaire.
Le P.S.Boulgakov, qui ne répond pas d'ordinaire aux attaques dont il est l'objet, s'y trouve obligé cette fois, tant pour obéir à son supérieur, le Métropolite Euloge, que parce qu'il est accusé d'être infidèle à l'orthodoxie, devant ses étudiants, ses fidèles et le «monde chrétien» avec lequel il entretient des rapports oecuméniques.
2) La Méthode du Métropolite.
Le Métropolite Serge a jugé sans connaissance de cause et sa méthode est inadéquate.
a) Connaissance insuffisante. Le pouvoir soviétique interdisant l'entrée des livres religieux en URSS, le Métropolite n'a connu, de Boulgakov sophianiste, que La Lumière sans déclin (Moscou, 1917) dont le professeur de Saint-Serge dit qu'il ne reconnaît plus toutes les thèses. Pour le reste, le Métropolite Serge s'est fié au rapport du Métropolite Eleuthère de Lithuanie. Cette connaissance de seconde main est, selon Boulgakov, insuffisante pour condamner son oeuvre.
b) Méthode erronée. Le Métropolite Serge, en choisissant de prendre des thèses de la dogmatique orthodoxe et de voir ce qu'elles deviennent chez Boulgakov, fait le contraire de ce qui serait «naturel» : il faut «prendre le "système" comme un tout, dans ses principes fondamentaux» et non l'aborder de l'extérieur. Le P.S.Boulgakov veut que son système soit jugé dans son unité organique, et reproche, en outre, au Métropolite de ne pas citer les points précis sur lesquels il prétend que ce système rejoint les hérésies anciennes.
c) Procès d'intention. Les accusations fondées non sur les thèses mêmes de l'auteur, mais sur leurs possibles conséquences, ne tiennent pas. En particulier, dire que la doctrine du P.Serge conduit à celle de Rosanov est faux, car le P.Serge se déclare l'adversaire de ce dernier. De même, quand le Métropolite dit que le système de Boulgakov rend inexplicable l'existence du diable et nous laisse dans l'incertitude sur la question de savoir si l'enfer est éternel ou si tout est sauvé dans la sophianisation universelle ultime, il spécule sur ce que Boulgakov n'a pas dit : «De même, je n'ai jusqu'à présent jamais abordé dans mes ouvrages des sujets eschatologiques dans la doctrine d'Origène et de saint Grégoire de Nysse, concernant le salut du diable et les tourments éternels. A chaque jour suffit sa peine».
3) La question historique.
Ni La Lumière sans déclin, ni le livre du P.Paul Florensky, La colonne et le fondement de la Vérité, paru peu auparavant et contenant aussi les principes de la sophianité, ne furent condamnés. Le premier se vendit à la Maison diocésaine à Moscou lors des Conciles pan-russes ; le second valut à son auteur le grade de maître en théologie. Le P.S.Boulgakov rappelle ses antécédents : membre du sacré Concile pan-russe, il y a joué un rôle notamment dans la préparation de la discussion sur l'hérésie des «adorateurs du Nom de Dieu» ; représentant des laïcs au Conseil ecclésiastique suprême, ami personnel du Patriarche Tykhon, il a été, sur la demande de ce dernier, ordonné prêtre en 1918 par l'évêque Théophane qui connaissait bien ses ouvrages. Le Père Serge Boulgakov a continué, jusqu'à son expulsion en 1923, de faire partie de la Direction ecclésiastique suprême réfugiée en Crimée.
Il conclut de ces deux séries de faits que, d'une part, son orthodoxie n'a été mise en doute par personne avant l'émigration ; que, d'autre part, avant la Révolution, le Saint Synode et les théologiens savants toléraient, au moins à titre d'opinion théologique, sa doctrine de la Sagesse de Dieu.
4) Forme anticanonique de la condamnation.
La façon dont la condamnation a été prononcée est non-ecclésiastique et non-orthodoxe. Le Métropolite Serge a agi comme un pape infaillible, qui se met au-dessus de l'Eglise, comme si la hiérarchie était l'Eglise. Bref, il n'a pas respecté la catholicité de l'Eglise, au sens orthodoxe du terme.
5) Contenu théologique. Aspect général.
Le P.S.Boulgakov divise en deux parties, générale et particulière, le contenu théologique du décret de Serge de Moscou. Il proteste contre quatre accusations générales portées contre sa doctrine :
a) Contre le qualificatif d'intellectuel. Le Métropolite entend ce terme dans un sens péjoratif. Le P.S.Boulgakov l'accepte, mais dans un sens positif : pour lui, le point important de la «mission intérieure» de l'Eglise russe, c'est le retour à l'Eglise des intellectuels.
b) Contre l'idée qu'il est un philosophe et que sa doctrine est non-ecclésiale. D'une part, il déclare que sa doctrine est ecclésiale, quoiqu'elle concerne «le plan doctrinal et non les dogmes», c'est-à-dire, «des opinions théologiques et non la règle de foi déjà admise». D'autre part, il se veut théologien, mais considère néanmoins la philosophie «comme une amie et une alliée naturelle et indispensable de la théologie». Sa protestation, dans ce cas, consiste plutôt à affirmer ce qu'on lui reproche : ainsi, la référence qu'il fait à l'Aphrodite céleste de Platon et de Plotin, n'est pas illégitime comme le croit le Métropolite Serge, car «la philosophie grecque a été le ferment qui fit lever toute la théologie patristique : Origène et les Pères cappadociens, Léonce de Byzance et saint Jean Damascène, Tertullien et saint Augustin».
c) Contre l'accusation qu'il rejette la tradition. Il affirme son attachement à la tradition, qu'il considère comme le principal fondement dogmatique de l'orthodoxie, tout en admettant qu'il faut un travail critique de recherche pour la retrouver. Il souligne qu'il la cherche. D'autre part, le Métropolite lui reprochant d'avoir déclaré, dans L'Agneau de Dieu, que la problématique de la kénose, oubliée à Byzance dans une théologie nécrosée, avait jailli de nouveau dans l'Occident, le P.S.Boulgakov précise que, contre la doctrine occidentale de la kénose «qui n'est pas celle de l'Eglise, je construis une doctrine de la kénose précisément orthodoxe».
d) Contre l'accusation de gnosticisme. Le P.S.Boulgakov proclame qu'il n'est pas gnostique. Il est sophianique. Le thème de la Sophia est orthodoxe et biblique, mais il doit être élaboré de nouveau. En effet, une «révélation particulière» a été faite à l'Eglise russe, du caractère marial de la Sophia ; les cathédrales dédiées à la Sagesse de Dieu avaient leur fête le jour des fêtes de la Mère de Dieu. Cette forme que revêt la vénération de la Sophia dans l'Eglise russe assigne au théologien sa tâche : donner une forme systématique à cette «révélation particulière». En même temps, il apportera par là une réponse aux questions du monde moderne («crise de la culture») que la théologie des Pères (la «pensée chrétienne») ne résout pas.
e) Nécessité des discussions. Enfin, le P.S.Boulgakov ne donne pas sa doctrine pour la vérité, mais pour un essai préludant à la discussion de toute l'Eglise sur la Sophia ; il admet qu'on s'oppose à ce qui n'est encore que son opinion : «Ma sophiologie est une doctrine théologique qui jusqu'à présent représente ma propriété personnelle». L'histoire du dogme montre que les formulations de l'Eglise étaient précédées de disputes entre écoles rivales, jusqu'à ce que l'Esprit révèle à «la conscience conciliaire de l'Eglise» la vérité, car comme dit saint Paul : «Il faut qu'il y ait des dissensions (hairéseis) entre vous afin qu'apparaissent les plus habiles» (1 Cor.11,19).
6) Contenu théologique. Aspects particuliers.
«Le rapport, dit Boulgakov, commence par une introduction sur l'incompréhensibilité de Dieu et suppose donc manifestement que je nie cette vérité». Il réplique qu'il ne la nie pas, qu'il l'expose dans un chapitre de La Lumière sans déclin et qu'il commence toujours par elle son cours de dogmatique. En revanche, le Métropolite, en rejetant la théologie cataphatique [affirmative] risque de tomber dans l'antidogmatisme protestant (Schleiermacher, Richle...) ou dans le mysticisme.
La critique théologique du Métropolite Serge porte sur trois points particuliers : la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption.
a) La sophiologie est-elle une négation de la Trinité ? Poser l'existence, en Dieu, de la Sophia, c'est, pour le Métropolite, nier la Trinité. Contre cette accusation, le P.S.Boulgakov déclare ne pouvoir répondre que par des questions : est-ce nier la Trinité que de confesser (a) la Sagesse ou la Gloire de Dieu de l'Ancien Testament ? (b) la «Sagesse divine, glorieuse Sophia» d'une ancienne prière russe ? (c) les prototypes ou les prédestinations en Dieu (saints Denis, Maxime le Confesseur, Jean Damascène) [les idées, en Dieu, des choses créées] ? (d) la pluralité des énergies divines (saint Grégoire Palamas) ? (e) l'ousia «existant dans la Sainte Trinité» [essence divine] ? En refusant d'emblée la Sophia, le Métropolite Serge «pèche contre la plénitude de la révélation sur la Sainte Trinité» -autrement dit, le P.S.Boulgakov présente sa doctrine comme un développement dogmatique et comme un aspect de la Révélation.
Contre le Métropolite Serge, qui a affirmé que l'amour est toujours l'énergie d'une personne, le P.S.Boulgakov soutient que la Sophia aime Dieu sans être une personne. Il distingue, pour expliquer cela, deux formes d'amour : l'amour hypostatique ou actif qui émane d'une personne et l'amour non-hypostatique, passif et féminin, qui aime en retour. C'est ce second amour qu'il faut attribuer à la Sophia ; c'est lui que l'hymnologie orthodoxe et biblique attribue à la créature irrationnelle quand elle dit que les cieux, les vents, les eaux, le soleil, la lune, les animaux, les arbres etc., louent et aiment le Seigneur, ou quand elle s'adresse à la Croix, qui n'est pas une «quatrième hypostase» mais une «force spirituelle».
De même l'Eglise, pour le P.S.Boulgakov, est un Corps a-personnel, supra-personnel, qui existe pourtant comme tel et non simplement dans ses membres (les personnes). Seule une personne peut aimer, disait le Métropolite. L'Eglise, répond Boulgakov, «n'est certainement pas une personne et cependant elle aime». Il cite, à l'appui, le chapitre 5 de l'Epître aux Ephésiens.
Témoignant d'un amour «non-hypostatique», «féminin», «qui se donne», l'Eglise est une «essence spirituelle anhypostatique». Le P.S. Boulgakov en voit la figure dans la femme vêtue du soleil, dont parle l'Apocalypse (chap.12) et dans l'épouse de l'Agneau (Apoc.21,8 et 22,17). Il l'identifie à la Sophia, «la Sagesse divine dans son prototype éternel».
Serge de Moscou a critiqué l'anthropocentrisme du Père S. Boulgakov, fondé sur la conformité d'image de l'homme avec la Divinité. Le P.S.Boulgakov répond que cette conformité qu'il prêche est une vérité révélée -la création de l'homme «à l'image de Dieu» (Gen.1, 26-28).
Quant à l'argument que le Métropolite tire de l'existence des anges, le P.Serge Boulgakov répond en citant saint Grégoire Palamas : «Il n'y a rien de plus haut que l'homme. La nature spirituelle des anges ne possède pas une telle énergie de vie parce qu'elle n'a pas reçu de corps formé de la terre, etc.»
Selon le P.S.Boulgakov, le Métropolite de Moscou n'a pas compris non plus sa doctrine de la distinction de la deuxième et de la troisième Hypostases dans la Sophia divine. Elles se distinguent, selon le professeur de Paris, a) comme masculin (Fils) et féminin (Saint Esprit) b) comme Sagesse (Fils) et Gloire (Saint Esprit).
Le Métropolite reprochait au professeur de Saint-Serge de porter une distinction, en Dieu, du masculin et du féminin, absurde et anti-traditionnelle. Le P.S.Boulgakov répond que la distinction des principes masculin et féminin dans l'Esprit, loin d'être son «invention», représente une «analogie spirituelle» fondée dans la tradition et dont il voit des confirmations :
- dans la création de l'homme à l'image de Dieu, la distinction homme/femme faisant, selon Boulgakov, partie du «à l'image» (Gen.1,27) ;
- dans l'Incarnation : «Le Logos, écrit-il, s'est incarné dans le sexe masculin, l'Esprit Saint descendit et demeura dans la Mère de Dieu, la Vierge pneumatophore, ce qui révèle un autre aspect de l'analogie».
- dans les textes sur le Christ et l'Eglise, considérés comme l'Epoux et l'Epouse.
- dans les écrits anciens de l'Eglise, comme chez Afraat, Syrien du IVème siècle et dans la grammaire syriaque où, le neutre n'existant pas, c'est le féminin qui le remplace. Le mot «esprit» étant ainsi du genre féminin en syriaque, le Saint Esprit est conçu ou imaginé comme une hypostase féminine.
- dans la mariologie2 orthodoxe qui glorifie la Vierge comme «pneumatophore», «nouvelle Eve» et Mère de Dieu.
Enfin, Sophia s'attribue comme «Gloire de Dieu» à l'Esprit Saint du fait que les théophanies de l'Ancien Testament sont des manifestations de la Divinité -«c'est-à-dire de la Sophia divine»- ou parce que «la gloire de Dieu» correspond à l'action sanctifiante de l'Esprit qui consacre le Tabernacle ou descend sur le Christ.
b) Sur l'Incarnation. Boulgakov se défend en attaquant l'exposé initial de Serge de Moscou qui exprime «ses propres idées théologiques concernant l'incarnation» et non la doctrine de l'Eglise. A plusieurs reprises, il accuse le Métropolite de n'avoir pas lu ce qu'il incrimine.
Tout l'effort du Métropolite, dit Boulgakov, consiste à vouloir prouver que le seul but de l'Incarnation du Fils de Dieu était la rédemption : si l'homme n'avait pas connu la chute, le Fils de Dieu ne serait pas venu dans la chair. A quoi le P.S.Boulgakov répond que l'Incarnation ne se limite pas à la rédemption, mais comprend aussi la glorification et la déification de la nature humaine en Christ. Saint Irénée de Lyon, entre autres, lui semble confirmer cette opinion (Contre les Hérésies, V, 16,2 et V, 21,3 : «Le Logos devait devenir ce que nous sommes afin que nous devenions ce qu'Il est»).
Le P.S.Boulgakov appelle «occasionalisme» la doctrine de son adversaire, parce que le Métropolite Serge n'hésite pas à introduire de l'accidentel en Dieu, puisqu'il qualifie «d'accident» la chute de l'Homme et l'Incarnation qui en est la conséquence. Au contraire, répond Boulgakov, l'Incarnation est prédestinée en Dieu de toute l'éternité.
Le Métropolite affirmait que, chez Boulgakov, la rédemption, le salut de l'homme déchu n'est plus que le but secondaire de l'incarnation -dont le but principal et «infiniment plus grandiose» est le retour de la Sophia tout entière dans la Divinité. Le P.Serge répond en citant son Agneau de Dieu : «L'incarnation divine s'est accomplie dans toute sa signification comme elle avait été établie avant les siècles dans le Conseil divin, mais elle s'accomplit pour l'humanité déchue. En raison de cette chute elle a été avant tout un moyen de salut et de rédemption, tout en gardant toute la plénitude de sa signification au-delà des limites de la rédemption, car elle ne se limite pas à celle-ci».
A propos de «la création de l'homme dans sa liberté, à l'inverse de ce qui existe dans le monde matériel», Boulgakov se plaint que le Métropolite Serge ne l'a ni bien compris ni bien cité, en prétendant que le théologien de Saint-Serge voyait dans le «Créons l'homme à notre image» de la Genèse une allusion au fait que le créé lui-même participerait à sa propre création par la liberté. Le P.S.Boulgakov cite donc l'Agneau de Dieu, où il dit que le monde animal est créé par un acte direct de la toute puissance divine, tandis que l'homme n'est pas créé directement, mais requiert l'intervention du conseil divin : «Créons l'homme à Notre image».
Le Métropolite accusant le P.S.Boulgakov de ne pas tenir compte de l'Eglise, qui a condamné l'hypothèse de la préexistence des âmes, celui-ci renvoie à deux passages de ses livres, où cette doctrine est explicitement rejetée (Le Buisson Ardent, p.47 et L'Agneau de Dieu, p.161).
Le Métropolite accusait encore le P.S.Boulgakov de ne pas expliquer comment le diable, esprit supérieur à l'homme, pouvait exister dans le monde, si le monde c'est la Sophia créée et que l'homme est «l'hypostase» de cette Sophia. De même, le sort final du diable n'est pas déclaré par Boulgakov. A ces accusations, le P.S.Boulgakov répète, dans une note (note 22), qu'il ne s'est pas encore occupé du salut du diable.
Le P.S.Boulgakov assure que le Métropolite n'a pas vu que le centre de son ouvrage était «la compréhension orthodoxe du dogme de Chalcédoine». Il repousse ainsi l'accusation qui lui est faite, de renouveler les hérésies d'Apollinaire : «Il ne s'agit nullement d'hérésies ; il s'agit d'une interprétation des opinions de l'évêque Apollinaire. Tout ce que je dis de positif à l'égard de celui-ci se borne à voir en lui (avec raison ou non, cela est une question de divergence historique et non dogmatique) un précurseur méconnu de la théologie de Chalcédoine».
c) Sur la Rédemption. Le P.S.Boulgakov commence par critiquer l'exposition que fait le Métropolite de Moscou du dogme de la rédemption. Il n'a jamais nié ce dogme ; en revanche, l'exposé qu'en fait Serge de Moscou est erroné et mélange la théorie latine d'Anselme et l'occasionalisme déjà dénoncé.
Les Pères, dit Boulgakov, disent que Dieu a, entre autres moyens qu'Il aurait pu prendre pour nous sauver, choisi l'Incarnation comme le meilleur et correspondant à Son amour. Le Métropolite a tort d'expliquer le moyen choisi par Dieu pour nous sauver, c'est-à-dire l'Incarnation et la Croix, par «les conditions historiques dans lesquelles devaient s'accomplir la rédemption» et de réduire la «kénose» ou dépouillement du Fils de Dieu à une acceptation «des conditions de la vie du monde» ou à la mort de la Croix. «Cette théorie kénotique bizarre limite la kénose du Verbe à la seule humiliation de la Croix, malgré le sens direct de Phil. 2,6-7 : «(Jésus Christ) qui, existant en forme de Dieu n'a pas considéré comme une usurpation d'être l'égal de Dieu, mais s'est anéanti (ekénosé, s'est vidé) lui-même, prenant la forme de l'esclave, se faisant semblable aux hommes. S'étant comporté comme un homme, il s'humilia plus encore3».
La kénose, c'est l'Incarnation ; et il faut distinguer les deux expressions du Credo : «qui pour nous hommes et pour notre salut est descendu des cieux, s'est incarné...». Le «pour nous» indique le motif général, anthropologique de la descente du Fils de Dieu prévue de toute éternité ; la formule «pour notre salut» indique le motif sotériologique, dû à la chute. Les deux plans sont donc bien distincts, selon Boulgakov.
Allant plus loin, le P.S.Boulgakov affirme la «force éternelle» de la Croix, qui «est seulement révélée dans la croix du Christ». Le Métropolite de Moscou réduit la valeur de la croix du Christ à un sens instrumental et historique, alors que l'hymnologie orthodoxe fait d'elle le «Signe de l'inconcevable Trinité», ce qui dépasse «l'occasionalisme théologique» du Métropolite.
Le P.S.Boulgakov ne comprend pas comment le Métropolite peut à la fois dire que le Christ n'est pas le Chef de toute l'humanité et qu'il est le «père d'une humanité nouvelle». Pour Boulgakov, le Christ est bien le Chef de toute l'humanité, puisqu'il a assumé toute la nature humaine.
Enfin et surtout, le Métropolite oppose le Fils de l'homme au Fils de Dieu à la manière de l'hérétique Nestorius, lorsqu'il affirme que, sur la Croix, «c'est le Fils de l'homme qui souffrait et certainement de façon humaine», idée qui, selon Boulgakov, contredit le Credo. Pour lui, c'est «le Dieu-Homme Lui-même, le Logos incarné qui souffrait». Le professeur de Paris voit le même nestorianisme dans l'accusation suivante : «Boulgakov est prêt à appliquer à la Divinité du Fils les paroles "Il rendit l'esprit" (pour l'Eglise Son esprit humain)». Dans sa note 28, Boulgakov affirme que la distinction faite par le Métropolite entre l'esprit humain et l'esprit divin du Christ contient «tous les éléments de l'hérésie "nestorienne"», ou représente une forme extrême de protestantisme, niant la Divinité de Jésus dans Son Dépouillement. Le P.Serge n'applique, quant à lui, cette phrase ni à la Divinité, ni à l'humanité, mais à la divinohumanité du Fils de Dieu, ce qui lui paraît conforme au dogme de Chalcédoine.
Le P.S.Boulgakov affirme l'existence de deux courants parmi les Pères, représentant, l'un, la doctrine du rachat, l'autre, celle de la déification : «J'appartiens au second dont le chef spirituel est saint Athanase le Grand, sans pour autant amoindrir le moins du monde une certaine vérité du premier courant».
En disant que, chez Boulgakov, l'agonie de Gethsémané «occupe le premier plan et semble estomper le Golgotha», le Métropolite Serge attribue à Boulgakov l'opinion du Métropolite Antoine que le professeur de Paris rejette formellement.
Le P.Serge termine en disant que sa théorie du caractère créé de l'homme comme condition du péché et de la chute ne signifie pas pour lui qu'une quelconque nécessité de pécher soit inscrite dans la création de l'homme. En revanche, avec la liberté créée, Dieu donne à l'homme la possibilité du péché ; et donc prévoit, dans le même conseil divin, la création et la rédemption.
7) Conclusion.
Pour conclure, le P.S.Boulgakov :
- affirme que rien ne justifie les imputations de gnosticisme et de paganisme faites à sa doctrine.
- trouve irréelle, sans objet et irréalisable la mise à l'index de ses ouvrages, du moment qu'on ne sait même pas si tous sont condamnés ou seulement certains d'entre eux.
- juge irréalisable la sentence passée contre sa personne. Lui demander de contresigner les dogmes orthodoxes, c'est lui demander ce qui va de soi ; par contre, lui demander de rejeter sa sophiologie, c'est impossible, puisqu'elle englobe tous les dogmes orthodoxes, et lui demander de rétracter des erreurs sans les citer, c'est plus impossible encore. Bref, le manque de précision sur ce qu'il faut rétracter rend vaine la sentence portée contre lui.
- estime que la doctrine du Métropolite n'est pas la pure doctrine orthodoxe. En conséquence, le Père Serge Boulgakov qui a déjà souffert de devoir se séparer de l'Eglise Mère parce que le Métropolite Serge de Moscou violait la liberté ecclésiastique, souffre de nouveau de se voir condamné pour des raisons dogmatiques, mais refuse de reconnaître cette sentence qui viole «les exigences fondamentales de la critique théologique et, ce qui est encore plus grave, celles de la liberté orthodoxe au profit d'un absolutisme romanisant». Il espère que ses ouvrages, un jour connus de tous les chrétiens en Russie, pourront alors donner lieu à une vraie discussion.
Le P.S.Boulgakov résume en quatre points son mémoire :
«1. Le rapport du métropolite Serge à son synode pour la condamnation de mon enseignement sur la Sophia ne s'appuie pas, de toute évidence, sur une connaissance complète de mes ouvrages mêmes, mais sur les extraits qui lui ont été communiqués. Moi-même je n'ai pas été prévenu du jugement en cours qui, lui-même, n'avait pas été précédé du jugement de théologiens compétents. Mes pensées sont exposées dans le rapport du métropolite Serge avec tant d'imprécision et de lacunes que je ne puis pas regarder ce rapport comme suffisant pour pouvoir les juger. Du reste les condamnations du métropolite Serge portent moins sur les points centraux de ma doctrine que sur des parties secondaires qui, parfois, ne leur sont aucunement liées. Le rapport se rapproche de la polémique théologique, où d'ailleurs les opinions théologiques personnelles du métropolite Serge n'apparaissent pas toujours comme indiscutables du point de vue de l'Orthodoxie.
2. Pour répondre à la qualification de «pagano-gnostique» appliquée par le métropolite Serge à ma vision du monde, je déclare hautement qu'en tant que prêtre orthodoxe je confesse tous les vrais dogmes de l'Orthodoxie. Ma sophiologie ne concerne pas le contenu de ces dogmes mais, simplement, leur interprétation théologique. Elle exprime ma propre conviction théologique que jamais je n'ai élevée, ni n'élève au rang de dogme de l'Eglise, universel et obligatoire. Je me considère en droit d'avoir, en tant que théologien, mes propres idées théologiques, sans chercher à les imposer à quiconque, tant que l'Esprit de Dieu n'aura pas exprimé son jugement. L'histoire de l'Eglise a toujours connu la diversité d'écoles et d'opinions théologiques (qu'il suffise de rappeler les écoles d'Alexandrie et d'Antioche) et, sans la liberté de la spéculation théologique -certes dans les limites du dogme de l'Eglise- la théologie ne vit pas. La sophiologie est une doctrine qui, dans l'Eglise orthodoxe russe, est jusqu'à présent au moins tolérée (le prêtre Paul Florensky, V.Soloviev, moi-même dans l'ouvrage La Lumière sans déclin paru en 1917).
3. Un exposé authentique de ma doctrine sophiologique, appliqué à diverses questions dogmatiques particulières, se trouve dans la série de mes ouvrages qui commence en 1917 (La Lumière sans déclin) et particulièrement dans les livres consacrés à la vénération orthodoxe de la Mère de Dieu, de saint Jean le Précurseur, des saints Anges, des icônes, ainsi que dans cette vaste étude sur la Divinohumanité dont le premier volume, christologique, L'Agneau de Dieu, vient de paraître et dont le second, Le Consolateur, est sous presse. Ma doctrine n'a jamais contenu ni ne contient de «quatrième hypostase» de la Sainte Trinité, mais s'intéresse surtout à la relation de Dieu avec le monde. Elle n'a non plus aucun rapport avec une gnose païenne qu'on m'attribue ; elle s'inspire par contre de la vénération orthodoxe russe de la Sophia, la Sagesse de Dieu, vénération qui s'exprime dans l'architecture sacrée, la liturgie, l'iconographie ; ma doctrine est un essai d'interprétation dogmatique de cette vénération.
4. L'acte même de condamnation de ma doctrine, en tant qu'il a été fait par le métropolite Serge en dehors et sans l'avis commun de l'Eglise, ne répond pas à l'esprit conciliaire orthodoxe, mais se caractérise par une prétention catholique à l'infaillibilité hiérarchique ex sese dans les questions de foi. Ne connaissant pas un tel organe hiérarchique extérieur d'infaillibilité dogmatique, l'Eglise Orthodoxe, en matière de dogme, émet sa sentence sous l'action de l'Esprit Saint, par des chemins divers, mais en suivant toujours la voie conciliaire. Les débats sont parfois longs et houleux (les disputes christologiques), et s'achèvent par une solennelle définition de foi émise en concile oecuménique ou local, laquelle sera acceptée par l'Eglise comme parole de vérité (parfois aussi rejetée : les faux conciles) ou qui sera reçu tacito consensu par la vie même de l'Eglise. Dans le cas présent, en ce qui regarde ma doctrine, aucun examen théologique dans les règles n'a même commencé ; il doit se faire sans la contrainte d'un jugement prématuré. Ma doctrine ne concerne pas les dogmes, mais les opinions théologiques, l'enseignement. En pareil cas l'Orthodoxie, d'accord avec son esprit et ses fondements dogmatiques, autorise une liberté de penser correspondante ; la violer et l'amoindrir, c'est menacer la vie de l'Eglise Orthodoxe et atteindre les intérêts vitaux de tous les théologiens, indépendamment des différences qui peuvent exister dans leurs opinions théologiques».
IV. L'INTERVENTION DE VLADIMIR LOSSKY
Vladimir Lossky est aujourd'hui reconnu -bien plus que le Métropolite Serge- comme l'un des plus importants théologiens russes de l'époque moderne. Son oeuvre, en particulier La Théologie mystique de l'Eglise d'Orient, a fait connaître la théologie orthodoxe à un grand nombre d'Occidentaux, aux francophones d'abord, puis aux anglophones. Toutefois, Lossky, connu également aujourd'hui pour ses travaux universitaires -sa grande thèse sur Maître Eckhart- était un orthodoxe engagé dans diverses actions : les travaux missionnaires de la Confrérie Saint-Photius tout d'abord, puis le soutien apporté, dans les milieux de l'émigration, au Métropolite Serge, mais surtout, sur le plan théologique, la critique de la sophiologie du P.Serge Boulgakov.
En 1936, Lossky publiait en russe, à Paris, un opuscule dont on peut vivement regretter qu'il ne soit pas repris aujourd'hui parmi ses oeuvres. Il s'agit de La controverse sur la Sophia, ouvrage qui porte comme sous-titre : Le Mémoire de l'archiprêtre Serge Boulgakov et le sens du Décret du Patriarcat de Moscou. C'est ce mémoire de Lossky que nous résumons ici, faute de pouvoir le publier.
Dans son introduction, V.Lossky note que le Mémoire que Boulgakov a adressé au Métropolite Euloge est considéré par certains comme une réfutation orthodoxe du texte du Métropolite Serge, lequel serait faible, voire peu orthodoxe. Pour Lossky, «ces jugements sont dus soit à l'aveuglement polémique, soit à l'ignorance des pseudo-intellectuels si nombreux aujourd'hui à faire de la théologie, ou bien encore, et c'est le cas le plus fréquent, aux conclusions auxquelles arrivent inconsciemment ceux qui ne prennent connaissance des textes du Décret et du Mémoire que superficiellement, sans comparer leurs contenus, se contentant d'une "impression générale" : on accuserait le P.S.Boulgakov de ce qu'il n'a jamais enseigné ni n'enseigne».
Cependant, une lecture attentive des deux documents amène à la conclusion contraire. V.Lossky, qui refuse tant l'opinion des pseudo-théologiens que la hâte des jugements superficiels, se montre très sévère pour le Mémoire du P.Serge : «Il n'a répondu en substance à aucun des points de critique du Métropolite Serge. Son Mémoire n'est pas une réponse : il est le plus souvent une dérobade, le refus d'une réponse directe. C'est une justification, non devant l'Eglise, mais devant "l'opinion publique". Et c'est finalement un témoignage d'impuissance, d'impossibilité de défendre le sophianisme en tant que doctrine orthodoxe».
Lossky se propose donc de comparer précisément les argumentations du Métropolite Serge et du P.Serge Boulgakov.
1) Réponse au P.S.Boulgakov sur la méthode et sur la question historique.
Le premier point s'intitule : «Le caractère et la portée du décret». Lossky y reproche tout d'abord au P.Serge son attitude vis à vis de l'autorité ecclésiastique et de ses frères orthodoxes. Le P.S.Boulgakov, en effet, veut se mettre au-dessus et en-dehors du débat, en affirmant qu'il «n'accorde d'habitude aucune attention» aux attaques qui lui sont adressées : «Une telle réticence à prêter attention aux critiques de sa doctrine, le désir de protéger par avance celle-ci de toute critique en se plaçant pour ainsi dire au-dessus de celle-ci, paraîtrait étrange même chez un philosophe ou un savant profane. Cette attitude est parfaitement incompréhensible chez un théologien orthodoxe, et d'autant plus chez un prêtre. L'apôtre Pierre ne demande-t-il pas d'être "toujours prêts à vous défendre avec douceur et respect devant quiconque vous demande raison de l'espérance qui est en vous" ? (1 Pier.3,15)»
Sur la question de la méthode suivie par l'accusation, la défense du P.Serge se résumerait à quatre points essentiels :
a) La condamnation de sa doctrine par le Métropolite Serge ex sese, agissant de lui-même ;
b) L'absence de toute discussion théologique préalable et de tout échange d'opinions ;
c) La tolérance dont l'Eglise a fait preuve jusqu'à présent envers la doctrine du P.S.Boulgakov ;
d) La prise de position concernant sa doctrine a eu lieu sans la connaissance du livre L'Agneau de Dieu et autres ouvrages.
a) Forme canonique de la condamnation. Lossky cite d'abord les critiques de Boulgakov : l'acte de condamnation serait anticanonique, antiorthodoxe parce qu'il se donnerait pour une décision infaillible, au mépris de la conscience catholique (conciliaire) de l'Eglise et de la liberté. Lossky répond en rappelant le droit -et le devoir- qu'ont les évêques de mettre en garde leur troupeau contre les fausses doctrines, «sans être pour autant accusés d'absolutisme papiste».
Pour Lossky, le P.Serge n'a pas vu que le décret qu'il attaque était précisément une décision conciliaire, prise par les évêques rassemblés au Patriarcat, qui n'ont nullement déclaré «infaillible» l'opinion du Métropolite Serge. Il a confondu le rapport de Serge au Synode avec le Décret proprement dit.
Lossky critique la thèse selon laquelle les évêques n'auraient qu'un rôle sacramentel dans l'Eglise, sans pouvoir de jugement. Cette thèse est un «nouveau protestantisme oriental» qui accuse de «papisme» toute manifestation d'autorité épiscopale. Il critique aussi la conception, floue selon lui, que les slavophiles se font de la sobornost (catholicité-conciliarité) : quand le P. Serge Boulgakov dit que l'Eglise émet son dogme par les voies de la sobornost, on ne sait s'il entend par cette dernière l'opinion publique, la majorité démocratique ou la nécessité de convoquer un concile pour chaque affaire.
C'est l'ignorance des canons qui explique la position du P.S.Boulgakov, et tel est le plus grave reproche que Lossky lui adresse : «Il est étrange de trouver chez un prêtre une attitude aussi empreinte de dillettantisme sur l'Eglise et les formes de sa vie, attitude provenant de sources littéraires et journalistiques et révélant une ignorance totale de l'unique témoignage de base important -le livre des Règles et des saints Canons de l'Eglise».
b) Vrai sens des discussions. En postulant que toute décision dogmatique doit être précédée de discussions et en considérant l'affrontement des opinions théologiques comme une forme naturelle de la vie de l'Eglise, le P.Serge Boulgakov fait un contresens sur la place que les Apôtres et les Pères assignent à ce type de démarche.
Replacée dans son contexte, la citation de Paul : «Il faut qu'il y ait des dissensions entre vous afin que soient révélés les plus habiles» (1 Cor.11, 16-19), prouve le contraire de ce que dit Boulgakov ; l'Apôtre présente les divisions comme la pire des choses, et indique que de ce mal, Dieu peut tirer néanmoins du bien. Le «il faut» n'a pas un sens positif ici4, pas plus que le «il est nécessaire qu'arrivent des scandales» (Matt.18,7). Les discussions théologiques longues et houleuses, comme au temps de l'arianisme, ne sont pas des phénomènes désirables, mais douloureux pour l'Eglise.
Si le P.S.Boulgakov avait raison, il n'y aurait jamais eu d'orthodoxie, mais des discussions à perte de vue, et des commissions préparant des matériaux à l'infini pour de futurs conciles.
Le P.Serge oublie le troupeau pour lequel a été répandu le Sang du Christ, et la présence de la Vérité divine dans l'Eglise, qui imposent à tout pasteur le devoir de vigilance et l'«opposition résolue» à tout ce qui risque de nuire spirituellement aux fidèles. La parole de la prédication n'est pas un bavardage, mais une puissance spirituelle agissante ; d'où la lutte pour la confession de la foi. Le Métropolite Serge était donc en droit de préserver son troupeau de ce qu'il juge faux et dangereux dans la doctrine de Boulgakov, ce qui n'empêche pas des discussions ultérieures.
c) La question historique. La tolérance manifestée assez longtemps par l'Eglise à l'égard de la doctrine de la Sophia n'en prouve pas la validité.
-On peut accuser aujourd'hui ce qu'on a laissé passer sans accusation hier. Origène ou Théodoret de Cyr ont été condamnés cent ans après leur mort. L'ancienneté ne valide pas une doctrine.
-Les mérites qu'on peut avoir dans certains domaines ne justifient pas les erreurs éventuelles de doctrine.
-L'Eglise a toléré La Lumière sans déclin et La Colonne et le Fondement de la Vérité du P.Paul Florensky parce qu'elle voyait dans ces ouvrages imparfaits le retour des intellectuels à l'Eglise. Vingt ans après le premier ouvrage, le P.Serge, qui n'est plus un philosophe rentrant dans l'Eglise, mais un prêtre, développe dans L'Agneau de Dieu un système contraire à la foi et aux Pères. Il est juste, cette fois-ci, de le dénoncer.
d) Méconnaissance de cause ? Le Métropolite Serge n'ayant pu lire mes ouvrages, dit Boulgakov, la condamnation qu'il en fait repose sur des extraits, qui sont insuffisants pour juger de mon système. D'autre part, il faut prendre celui-ci comme un tout organique, et non l'aborder de l'extérieur à partir des dogmes de l'Eglise, pour voir ce qu'ils y deviennent.
Lossky distingue ici entre la critique artistique, scientifique ou philosophique qui s'attache à la logique interne d'une oeuvre et le jugement d'une doctrine théologique, qui définit simplement le caractère général d'un système et sa nocivité spirituelle.
C'est ainsi que saint Cyrille a dénoncé Nestorius sans analyser le détail de sa pensée, mais en caractérisant avec justesse l'essence de son erreur. «L'Eglise a toujours jugé et juge non un 'système' comme tel, mais l'essence même de la pensée et le mal qu'elle peut faire».
Si le Métropolite Serge avait mal jugé des tendances fondamentales du P.S.Boulgakov, celui-ci aurait aisément rétabli la vérité en répondant directement aux accusations ; mais il n'y répond que par des échappatoires, montrant ainsi leur bien-fondé.
V.Lossky en vient ensuite au contenu dogmatique des critiques du Métropolite Serge.
2.1) Contenu dogmatique du rapport du Métropolite Serge au Patriarcat. Aspect général.
Contrairement à ce que dit Boulgakov, le Métropolite ne veut pas s'arrêter aux points de détail sur lesquels le philosophe de Saint-Serge contredit les dogmes, mais montrer que son principe de base, la Sophia, est étranger à l'Eglise, pour faire voir ensuite, sur quelques points dogmatiques fondamentaux, comment ce principe erroné fausse les dogmes.
Les critiques générales auxquelles répondaient Boulgakov portaient, on l'a vu, essentiellement sur les points suivants, que Lossky reprend dans l'ordre :
a) La doctrine de Boulgakov est anti-traditionnelle ;
b) C'est une gnose, non fondée sur la tradition apophatique.
a) La tradition authentique. Le P.Serge proteste de son attachement à la tradition, mais qu'entend-il par là ? Il définit son oeuvre comme une recherche de la tradition authentique à travers la patristique, l'iconographie, la liturgie, etc.
Ici, Lossky dénonce la fausse conception que le P.S.Boulgakov se fait de la tradition comme un patrimoine de monuments transmis par le passé, «un matériel sans vie propre». Dès lors, que devient l'orthodoxie ? «Un objet d'études archéologiques».
Boulgakov refuse donc la notion ecclésiale de la Tradition vivante, auto-témoignage interne de la Vérité. C'est cela que voulait dire le Métropolite Serge quand il lui reprochait de considérer la Tradition comme «dépassée».
De même, la conception de la philosophie comme «levain» de la théologie revient à remplacer la Tradition de l'Eglise par des enseignements d'hommes. La philosophie peut cultiver l'intelligence, mais non servir de moyen pour recevoir les vérités de la Révélation. La place que lui assigne Boulgakov est donc fausse.
b) Gnose et apophatisme. Le propre du gnosticisme n'est pas, comme le dit faussement le P.S.Boulgakov, d'utiliser des termes scripturaires et orthodoxes et de parler d'intermédiaires entre Dieu et le créé ; mais bien de poser un «pont ontologique» entre le Créateur et la créature -doctrine qui s'oppose absolument à celle du Dieu-Homme, «qui unit sans mélange en une seule Personne la Divinité parfaite et l'humanité parfaite».
Le propre du gnosticisme, c'est encore, selon Serge de Moscou, de nier l'apophatisme, c'est-à-dire l'idée que Dieu étant inconnaissable on ne peut approcher de la Révélation qu'en «enlevant ses chaussures» (Ex.3,5), en se purifiant de toute pensée terrestre et de tout système philosophique humain.
Boulgakov répond qu'il consacre un chapitre de La Lumière sans déclin et le début de son cours de dogmatique à traiter de l'incognoscibilité de Dieu. Cette réponse tombe à côté du problème.
L'apophatisme n'est pas un chapitre spécial de la théologie, mais la voie même de toute pensée théologique. Le P.S.Boulgakov a-t-il suivi cette voie, sa théologie «est-elle réellement une théologie fondée sur une pure perception de la Révélation ou bien un "système" philosophique au sujet de la Révélation ?» Le fait qu'il accuse le Métropolite d'antidogmatisme ou de mysticisme prouve qu'il ne comprend pas le vrai sens de l'apophatisme.
Le P.S.Boulgakov «voit dans toute la théologie patristique une série de systèmes philosophiques humains». Ainsi, il se réfère à Origène comme s'il était un Père de l'Eglise. V.Lossky lui oppose celui qu'il évoque sans le connaître : saint Grégoire Palamas. «Pour ce qui est de saint Grégoire Palamas, on ne peut que conseiller au P.S.Boulgakov de relire ses oeuvres et d'apprendre par lui la théologie véritable, dépouillée de toute philosophie humaine. En effet, l'oeuvre de toute la vie de Palamas a été sa lutte contre le système philosophique ("thomiste") qui servait aux Barlaamites pour obscurcir la Lumière de la Vérité inaccessible qui éclaire tout esprit "dépouillé de lui-même" et ne cherchant pas dans la théologie ce qui est "sien", "son système", sa philosophie».
Refusant l'apophatisme ou ascèse de la pensée, les gnostiques tombaient dans de grandes constructions imaginaires -ce qui arrive aussi au P.S.Boulgakov avec sa théorie de la Sophia.
2.2) Contenu dogmatique. Aspects particuliers.
a) La Sophia nie-t-elle la Trinité ?
La Sophia, «quatrième hypostase» ? Le Métropolite Serge résumait à peu près ainsi la doctrine boulgakovienne de la Sophia : il y a, en Dieu Trinité, à côté des Trois Personnes, une pensée sur le monde créé, une image idéale du monde -la Sophia. Comme la pensée de Dieu ne peut demeurer sans réalisation, la Sophia est un être spirituel vivant, qui aime Dieu. A partir de là, les sentiments de Boulgakov sur la Sophia n'ont pas été uniformes. Dans un premier temps, il a déduit que la Sophia aimante, avait nécessairement une conscience, une hypostase, quoique toute différente des Trois Hypostases divines. Dans sa seconde manière de penser, il identifie la Sophia à l'ousia, l'être divin non-hypostatique.
Le P.S.Boulgakov affirme que le Métropolite Serge lui impute une théorie de la «quatrième hypostase» en Dieu. V.Lossky fait remarquer que le Métropolite ne parle jamais de «quatrième hypostase», mais déclare que conférer à la Sophia une existence hypostatique revient à nier la Trinité.
Les arguments du P.S.Boulgakov se retournent contre lui. Il demande si la «Gloire divine» et la «Sagesse» de l'Ancien Testament, la «Sophia» d'une prière russe, les «prototypes» des Pères, les énergies ou l'ousia sont des négations de la Trinité. Oui, répond Lossky, assurément, si l'on fait de toutes ces choses des hypostases particulières au sein de la Divinité, au lieu d'y voir des Noms de Dieu, ou des manifestations de la nature commune aux Trois Personnes, ou cette nature même. Le P.S.Boulgakov montre qu'il veut annexer à ses vues les doctrines qu'il cite, comme si elles témoignaient d'un principe personnel ou simplement «à part» au sein de la Trinité, à côté des Hypostases.
Non-hypostatique, la Sophia peut-elle aimer ? L'amour, même passif et féminin, doit, en Dieu, être conscient et émaner d'une hypostase. Donc ou bien la Sophia a cet amour et elle est une hypostase particulière au sein de la Trinité ; ou bien elle est non-hypostatique et n'a pas d'amour. Tel est l'argument du Métropolite, résumé par Lossky : il se fonde sur l'idée qu'il ne saurait y avoir d'amour inconscient en Dieu. P.S.Boulgakov répond à côté en citant des cas d'amour inconscient dans le créé : soleil, lune, étoile, feux, animaux, arbres... Il fait comme s'il n'avait pas compris le point fort de l'argument du Métropolite. C'est en Dieu qu'un tel amour ne peut exister.
Positivement, comment définir la Sophia selon la théologie orthodoxe ? Lossky conclut qu'il ne reste qu'une possibilité : voir dans la Sophia une des énergies communes aux Trois Hypostases, comme le fait saint Philothée (Trois discours sur la Sagesse, 3,5).
Rapport entre la Sophia et les Hypostases. La nature divine comme ses actions (énergies) sont communes aux Trois Personnes. Les Personnes ne se distinguent que comme Père, Fils et Esprit (distinctions hypostatiques). Poser des rapports particuliers de chaque Personne à l'essence, c'est introduire des distinctions nouvelles, inconnues des Pères. C'est dans cette hérésie, condamnée par saint Grégoire Palamas, que tombe le P.S.Boulgakov en rattachant la Sagesse au sens propre à la Deuxième Personne et la Gloire à la Troisième Personne.
La Gloire est commune aux Trois Personnes, selon l'Ecriture.
Enfin, le P.S.Boulgakov confond, comme les Latins la Personne qui donne la Gloire (l'Esprit Saint) et la Gloire elle-même qui émane de la nature commune de la Sainte Trinité.
Masculin et féminin en Dieu. Le P.S.Boulgakov voit dans la Sophia l'humanité éternelle en Dieu, et dans le Fils et l'Esprit, deux principes spirituels de l'humanité : le masculin et le féminin. Le Métropolite s'étonnait de voir l'Esprit, qui agit par les sacrements, etc., qualifié de passif et de féminin.
La défense par laquelle le P.S.Boulgakov tente de justifier son «analogie spirituelle» ne tient pas, selon Lossky :
- Genèse 1,27 («Dieu créa l'homme à Son image, Il le créa à l'image de Dieu ; Il les créa homme et femme») ne prouve pas que l'image de Dieu en l'homme soit la dualité des sexes, mais au contraire que l'image de Dieu est propre à toute personne humaine. V.Lossky rectifie d'ailleurs la citation faite par Boulgakov : «Il le créa homme et femme», alors que le texte dit : «Il les créa homme et femme». Il ne faut pas confondre ce qui est personnel avec ce qui est naturel, comme la sexualité5.
- La preuve tirée du fait que le Logos s'est incarné dans le sexe masculin et que l'Esprit Saint est descendu et a habité dans la Mère de Dieu, la Vierge pneumatophore, ne vaut rien, selon Lossky.
En effet, le sexe est une propriété de la nature. Confondant nature et personne, Boulgakov attribue à la Deuxième Hypostase de la Sainte Trinité le sexe masculin, lequel n'appartient qu'à la nature du second Adam. Le Christ assume une nature masculine «parce que la nature d'Adam est antérieure et plus complète que celle d'Eve qui en procède».
L'«analogie spirituelle» entre la Mère de Dieu et l'Esprit Saint, qui permet d'attribuer à ce dernier le sexe féminin, est encore plus impensable. Certes, la Vierge est «pneumatophore» ; mais comment le serait-elle davantage que le Dieu-Homme ? Cette qualité ne lui étant pas particulière, comment l'Esprit serait-il féminin ? «Que possède la Mère de Dieu, que ne posséderait pas le Verbe incarné ?» La nature féminine elle-même a été tirée d'Adam et la Vierge est la «nouvelle Eve». Bref, on ne voit pas en quoi l'Incarnation témoigne d'une féminité de la Troisième Hypostase.
Enfin, si, comme le dit le P.S.Boulgakov, la descente du Saint Esprit sur la Mère de Dieu lors de l'Annonciation représente la pleine manifestation du Saint Esprit et la déification ultime de la Mère de Dieu, pourquoi est-il redescendu sur Elle à la Pentecôte ? Et si toute la création pouvait être déifiée à l'Annonciation, à quoi sert donc tout le reste de l'économie du salut ?
- Les autres textes invoqués par le P.S.Boulgakov à l'appui de sa thèse montrent en lui un esprit ignorant des mystères, qui livre au public et à la spéculation vulgaire des textes comme le Cantique des Cantiques ou l'Apocalypse, dont le sens n'est accessible qu'à ceux qui se sont purifiés. Sans entrer dans leur exégèse, Lossky remarque que la lettre de l'Apocalypse contredit l'interprétation du P.S.Boulgakov : les mots «Et l'Esprit et l'Epouse disent : viens» (Apoc.22,17) impliquent bien que l'Esprit et l'Epouse (l'Eglise) sont distincts. On ne peut en déduire la féminité de l'Esprit.
- Le recours au Syrien Afraat (IVème siècle) ne prouve pas la féminité de l'Esprit. Lossky cite complètement le texte évoqué par Boulgakov : «Tant que l'homme n'est pas marié, il aime et vénère Dieu, son Père et l'Esprit Saint, sa Mère (...) ; mais lorsqu'il prend femme, il quitte son Père et sa Mère». L'analogie n'impose pas que l'Esprit Saint soit féminin : l'auteur le compare à la Mère en ceci, qu'elle nourrit son enfant jusqu'à sa maturité. L'Esprit Saint nourrit l'homme par la grâce jusqu'à «la stature du Christ».
- La mariologie orthodoxe ne prouve pas que l'Esprit saint soit féminin ; la mariologie boulgakovienne, développée dans le Buisson Ardent, se fonde, elle, sur la féminité de l'Esprit Saint. En se référant au témoignage du Buisson Ardent, Boulgakov fait un cercle vicieux.
Anthropocentrisme. La déification est le but ultime de l'homme selon l'orthodoxie ; mais la sophiologie fait de la divinité de l'homme une donnée initiale : «l'image de Dieu» en l'homme déifie celui-ci dès sa création. L'homme est donc un dieu créé, cependant qu'en Dieu se trouve une «humanité éternelle» (Sophia).
A ce reproche fait par le Métropolite Serge, Boulgakov ne répond rien, se contentant de se référer à la Genèse et à la création de l'homme «à l'image de Dieu». Or, dit Lossky, «la conformité d'image de l'homme à la Divinité» au sens de la Genèse n'a rien à voir avec la doctrine boulgakovienne d'un «conditionnement réciproque dans la Sophia» de la Divinité et de l'humanité.
Le P.S.Boulgakov cite incorrectement la Genèse pour montrer que l'homme domine sur tout le créé : «Et Dieu créa l'homme à son image afin qu'il domine sur toute la création». En réalité, le texte de la Genèse (1, 26-28) parle de la royauté de l'homme sur la terre (le monde visible). Le P.S.Boulgakov transforme cela en domination du monde terrestre et céleste.
Pour prouver sa thèse que l'homme est supérieur aux anges, le P.S.Boulgakov raboute indûment deux morceaux mal découpés de saint Grégoire Palamas. Ce dernier dit le contraire de Boulgakov. Dans les Cent cinquante chapitres physiques, théologiques, éthiques et pratiques, saint Grégoire Palamas dit, au chapitre 30, que l'esprit humain est davantage «à l'image de Dieu» que celui des anges parce qu'il vivifie le corps comme Dieu veille sur le monde (cf. aussi chap.38 et 39). En revanche, l'ange est plus simple, plus proche de Dieu et «nous dépasse de beaucoup en dignité» (chap.27). Quant au début de la citation de Boulgakov il est emprunté à un autre chapitre, et arbitrairement coupé de la suite ; le texte dit : «Rien ne dépasse l'homme au point qu'une décision puisse lui être suggérée ou imposée, en lui manifestant et lui communiquant ce qui est utile, si toutefois (l'homme) garde sa dignité, s'il se connaît ainsi que l'Unique qui est au-dessus de lui, s'il observe ce qui lui a été enseigné par le Très-Haut, ne désirant qu'accomplir la volonté de Celui-ci, même en ce qui ne lui a pas été appris. En effet, les anges, même s'ils nous dépassent en honneur, ne font qu'accomplir Ses décisions nous concernant ; ils sont envoyés pour ceux qui doivent hériter du salut. Ceci se rapporte cependant non pas à tous les anges, mais seulement aux bons, à ceux qui ont conservé leur dignité».
Le P.S.Boulgakov triche donc en collant deux textes différents et en leur donnant un sens que saint Grégoire Palamas récuse ailleurs. Le P.S.Boulgakov a donc inventé ce sens qui justifie sa vision anthropocentrique : l'homme, divino-humain dès sa création, hypostase de la Sophia créée doit l'emporter par nature sur l'ange.
Le déterminisme sophianique et l'origine du mal. L'esprit humain incréé, ou créé sous condition, «s'auto-détermine» et consent librement à sa propre création : telle est la doctrine de Boulgakov que le Métropolite Serge rapprochait de l'hypothèse de la préexistence des âmes. Le P.S.Boulgakov nie cette préexistence, comme on l'a vu dans sa réponse. Or, en lisant les passages du Buisson Ardent (p.47 sqq) et de l'Agneau de Dieu (p.161) indiqués par Boulgakov lui-même, Lossky découvre que si l'auteur nie cette préexistence des esprits humains dans le temps cosmique (doctrine d'Origène), il la confesse dans l'éternité divine, «à la limite du temps». Créé dans l'éternité, l'esprit pénètre dans le créé pour vivre dans le temps.
La vraie doctrine, c'est que l'esprit humain est créé dans le temps et destiné à une vie éternelle. C'est ainsi que l'homme déifié sera «Dieu dans la grâce» : il différera de son Créateur, qui est Dieu par nature et dépassant la nature, en ce qu'il aura connu un commencement, tandis que Dieu n'a ni commencement ni fin. Boulgakov rend la créature coéternelle à Dieu.
Lossky résume donc par une formule l'anthropologie du P.S.Boulgakov :
L'homme = esprit incréé (personne, hypostase) + nature créée psychosomatique
autrement dit, l'homme = Dieu + animal.
Dès lors se pose une question : comment la chute a-t-elle été possible ? Ni Dieu ni la nature inconsciente ne peuvent pécher. Le péché est impensable dans le boulgakovisme, ou doit être attribué à Dieu, qui «s'est divisé en Lui-même».
En conclusion, V.Lossky souligne que le sophianisme remplace le lien personnel entre Dieu et l'homme par une relation naturelle et cosmique entre Sophia divine et Sophia créée. Le Métropolite Serge, écrit-il, «en dénonçant le sophianisme qui confond Dieu et la créature, qui considère l'esprit humain comme initialement divin, incréé, comme Dieu, défend la doctrine chrétienne de la liberté de l'homme, créé sans le consentement de sa volonté, mais appelé, dans l'accord de sa volonté avec celle de Dieu, à atteindre le but suprême de toute la création -la déification par la grâce de l'Esprit Saint».
La question du diable. Ni l'existence du diable dans le monde ni son sort final ne sont clairs dans la doctrine de la Sophia.
Comment un esprit plus fort que l'homme et mauvais peut-il exister dans le monde, c'est-à-dire dans la Sophia créée, si l'homme est l'hypostase de la Sophia créée ?
Le diable reste-t-il mauvais éternellement ? Si oui, le processus de réintégration de la Sophia créée dans la Sophia divine reste inachevé et le salut sophianique n'a pas lieu.
Le diable est-il récupéré et sophianisé, devenant bon ? Alors resurgit l'apocatastase [ou restauration universelle], cette doctrine condamnée par l'Eglise comme incompatible avec la liberté créée que Dieu ne peut violer. Le P.S.Boulgakov répond seulement qu'il n'a pas encore envisagé la question des fins dernières en ce qui concerne le diable et les tourments éternels.
Lossky conclut cette partie en rappelant que le «déterminisme sophianique» (L'Agneau de Dieu, p.462), processus inconscient de déification de tout le créé ne se concilie pas avec la liberté qui représente, au contraire, pour l'orthodoxie, le seul moyen pour l'homme de faire son salut : seuls ceux qui font, en conscience, la volonté de Dieu, rentrent dans Son Royaume. La conscience de l'Eglise se reconnaît donc dans les paroles du Métropolite Serge appelant à une constante lutte vers la déification.
b) Sur l'Incarnation de Dieu
L'incarnation nécessaire ou libre ? Sur la question de l'Incarnation, le P.S.Boulgakov essaye moins de se défendre que d'accuser le Métropolite de non-orthodoxie. Démarche légitime, estime Lossky, puisque ce dernier peut se tromper ; mais l'incompréhension que manifeste Boulgakov à l'égard de la pensée du Métropolite prouve que c'est sa propre pensée qui n'est pas orthodoxe.
Le problème. L'Incarnation aurait-elle eu lieu même si Adam n'avait pas péché ? Autrement dit, s'inscrit-elle dans une sorte de «nécessité divine» (doctrine de Boulgakov) ou est-elle un acte de la volonté de Dieu, dont le but est de guérir la chute (doctrine orthodoxe selon le Métropolite Serge) ?
La doctrine de Serge de Moscou. Le P.S.Boulgakov attribue au Métropolite l'«occasionalisme», doctrine qui introduit, en Dieu, de l'accidentel. En fait, affirme Lossky, Boulgakov ne fait qu'extraire des paroles du Métropolite le mot «accident» pour le comprendre ensuite dans un sens qui n'est pas celui du Métropolite. Ce dernier disait, en effet : «En ce sens, dans la perspective de la volonté divine, la chute de l'homme et l'incarnation divine qu'elle provoqua peut être appelé un accident introduit dans le plan initial de l'univers». En qualifiant «d'accident» la chute -et l'Incarnation venue la réparer-, le Métropolite veut dire que la chute n'entrait pas dans le plan divin initial, ce que tous admettront, sous peine, autrement, de faire Dieu auteur du péché. Le fait, mentionné par le Métropolite, que Dieu a connu de toute éternité les événements de la chute et de l'Incarnation n'ôte rien à leur caractère accidentel.
Lossky explique donc ce que dit Serge et en affirme l'orthodoxie : le mot accident signifie non voulu initialement et directement par le Créateur.
Le P.S.Boulgakov dit non seulement que le Métropolite introduit de l'accidentel en Dieu, comme si Dieu s'apercevait après coup de la chute, mais aussi que Serge de Moscou ne distingue pas entre prescience et prédestination. A quoi Lossky répond qu'il les distingue, et il donne trois définitions : la prédestination concerne ce qui ne dépend que de la volonté de Dieu, comme la création ou la déification assignée comme but suprême de la créature ; la prescience connaît ce qui ne dépend que de la volonté libre des créatures, comme la chute et les destinées individuelles -c'est-à-dire «l'accident» ; la providence règle les actes de la volonté divine liés à la volonté des créatures, c'est-à-dire ce qui suit l'accident : dans la providence, se manifeste la coordination des deux volontés divine et humaine. Toute l'économie du salut dépend de la providence.
La critique du P.S.Boulgakov. Elle consiste à dire, nous l'avons vu, que le Métropolite introduit l'accidentel dans la nature divine. Or, dit le P.Serge Boulgakov, l'incarnation est une nécessité divine, voire une donnée première de la nature de Dieu.
V.Lossky examine les textes scripturaires apportés par le P.S.Boulgakov à l'appui de sa thèse, et estime qu'ils ne la prouvent pas. Par exemple, «l'Agneau immolé dès la fondation du monde» (Apoc. 13,8) signifie la Providence : l'Agneau a été immolé «selon le Conseil éternel divin, dans la prescience de la chute». Si ces textes, dit Lossky, signifie la nécessité boulgakovienne de l'incarnation, et non la coordination providentielle des deux volontés, «alors l'histoire du monde tout entière perd son sens». Toutes les actions des justes de la Bible perdent de leur réalité.
Pour V.Lossky, le système de Boulgakov est donc anti-historique. Le «déterminisme sophianique», processus cosmique inéluctable, remplace la providence qui suppose le rapport entre deux volontés6.
Les Pères justifient-ils le boulgakovisme ? Selon Lossky, les citations des Pères faites par le P.S.Boulgakov ne prouvent nullement que l'Incarnation aurait eu lieu même si l'homme n'était pas tombé.
Boulgakov cite, par l'intermédiaire de la Théologie Dogmatique de Macaire : saint Jean Damascène (De Fide, 3,1 à quoi Lossky ajoute 3,18) ; saint Athanase le Grand (Contr.Arian. or., 2,68) ; saint Irénée de Lyon (Adv.Haeres., V,16,2 et V,21,3 -cette dernière citation devant être remplacée par un renvoi à V, Préface).
Certes, dit Lossky, saint Irénée affirme bien que le Logos s'est fait Homme pour nous ouvrir la voie de la déification, mais en quoi cela contredit-il l'idée que l'Incarnation a eu lieu pour sauver l'homme ? Et Lossky cite de nouveau saint Irénée (III, 18, 1) pour justifier le Métropolite Serge.
V.Lossky répond ensuite aux citations du P.S.Boulgakov par une autre série de citations, tout en précisant au préalable : «Si, à notre tour, nous voulions nous appuyer sur le témoignage des Pères de l'Eglise pour voir dans l'incarnation un acte providentiel en réponse à la chute d'Adam, il nous faudrait absolument citer tous les Pères». Il cite notamment saint Grégoire le Grand : «Si Adam n'avait pas péché, il n'aurait pas fallu au Rédempteur assumer notre chair».
Pélage et Calvin. Le grand reproche que Lossky adresse à Boulgakov, c'est de nier la Providence, la coopération des volontés. Il rapproche son système des hérésies de Pélage et de Calvin : le premier affirmait que la volonté humaine suffisait pour assurer le salut, le second plaçait l'unique cause du salut dans la volonté divine immuable. Ils avaient en commun de nier la synergie des volontés et la providence.
Incarnation et création. Pour Boulgakov, l'Incarnation n'est pas un accident -un moyen de sauver l'homme- mais un but : Dieu crée le monde afin de s'y incarner.
L'Incarnation devant nécessairement se produire, la liberté créée ne pouvait produire que de légères variations dans le plan de sophianisation naturelle et inéluctable du monde.
D'où le problème de l'origine du mal. Si l'Incarnation est le but du monde, cela signifie ou bien que Dieu dépend du monde -c'est-à-dire de quelque chose d'extérieur à Lui, qu'Il doit créer pour s'incarner ; ou bien que la création comporte, dès l'origine, non seulement la possibilité du mal, mais sa réalité : elle contient dès le départ une imperfection qui rend l'incarnation nécessaire.
Le Créateur, responsable du péché ? La création n'est pas, pour Boulgakov, l'apparition de quelque chose de nouveau et de parfait dans son être créé, mais une «dissolution de la Sophia dans le néant», son «enfoncement dans le devenir». Il existe donc un mal initial et cosmique, lié à la création-détérioration du monde divin, et c'est dans ce sens que le P.S.Boulgakov interprète les «ténèbres» du Prologue de Jean (Jn 1,5). Le péché, mal moral volontaire, n'est qu'une variation de ce mal primordial. Le Créateur de ce monde imparfait partage donc avec l'homme la responsabilité du péché.
La réponse du Père Serge Boulgakov. Le P.S.Boulgakov indique qu'en disant que le caractère créé est condition du péché, il a voulu dire que la liberté créée, «don suprême» de l'amour du Créateur, est «en même temps un don difficile et dangereux» et qu'en l'accordant «le Créateur joint nécessairement dans Son conseil éternel la volonté de créer à la volonté d'une rédemption nécessaire». V.Lossky propose le dilemme suivant : ou bien cette jonction signifie que la volonté de rédemption est due à la prescience de la chute de l'homme, et le P.S.Boulgakov confesse la même chose exactement que le Métropolite Serge ; ou bien cette jonction signifie que la créature comme telle est imparfaite, et que le Créateur était obligé de sauver l'homme, étant responsable de sa chute.
Puis Lossky redit que si l'homme n'avait pas connu la chute, il n'aurait pas eu besoin de médecin et donc l'incarnation n'aurait pas eu lieu, ce qu'il prouve par l'interprétation patristique de la parabole du bon pasteur qui va chercher la brebis égaré (le genre humain) en abandonnant les 99 autres (les multitudes de mondes angéliques). La chute a détourné l'homme de son but : l'union à Dieu par la grâce, la déification. Dans son amour infini, Dieu tire du mal le bien, et descend des Cieux en s'incarnant, pour nous remettre sur les voies de la déification. A cet endroit, V.Lossky fait une remarque importante : «Si Adam n'était pas tombé, si l'unité initiale entre la volonté divine et la volonté humaine n'avait pas été violée, ce but (la communion parfaite avec Dieu), assigné à toute la création aurait été atteint d'une autre façon, ce qu'indique le Métropolite Serge7...»
Incarnation et déification. L'Incarnation est, selon le P.S.Boulgakov, le «parachèvement de la création du monde». Selon V.Lossky, cette thèse revient à confondre la rédemption et l'assimilation par la nouvelle humanité, des dons du Saint Esprit, c'est-à-dire, à ne plus distinguer l'économie du Fils et celle de l'Esprit. Or, dit V.Lossky, «Si, indépendamment de la chute, notre déification avait, comme condition préalable nécessaire, l'incarnation du Fils de Dieu, alors Dieu, ayant créé le monde, aurait aussi accordé à l'homme cette condition nécessaire : Il se serait tout de suite incarné et n'aurait pas laissé Sa création "inachevée", incapable d'atteindre la communion avec Dieu».
Le P.S.Boulgakov ne fait pas de différence entre la sanctification de la nature humaine assumée par le Verbe et la déification personnelle de chaque homme. Notre humanité, libérée du péché par l'Incarnation du Verbe, a été rendue «capable de recevoir l'Esprit» dit saint Athanase le Grand. Mais chaque personne humaine doit lutter pour unir sa nature créée à la grâce divine incréée. Pour Boulgakov, «l'incarnation déifie tout le genre humain spontanément, mécaniquement pour ainsi dire».
Une fois encore, c'est l'anti-personnalisme de Boulgakov que critique V.Lossky : «La christologie du P.S.Boulgakov se dissout en un panchristisme cosmique qui engloutit et le Saint Esprit, et l'Eglise, qui par là même supprime la personne humaine noyée dans le processus sophiano-naturel de la déification accomplie par l'incarnation».
Confirmation par Boulgakov des critiques qui lui sont faites. Le P.S.Boulgakov, en citant le texte où il dit que l'incarnation a été avant tout moyen de rédemption, mais garde sa signification hors des limites de la rédemption, confirme les critiques qui lui sont adressées et qui se résument à dire que, selon lui, l'Incarnation aurait eu lieu sans la chute, dans le but de réunir la Sophia créée et la Sophia divine.
Néo-apollinarisme. Le P.S.Boulgakov regrette, dans sa réponse, que le Métropolite n'ait pas vu que l'essentiel de son ouvrage était la divino-humanité de Chalcédoine. Il rejette toute critique qu'on pourrait lui faire à propos de ce qu'il a dit d'Apollinaire, parce qu'il n'a parlé de ce dernier qu'en historien, y voyant «un précuseur méconnu de la théologie de Chalcédoine».
V.Lossky refuse tout d'abord à Boulgakov le droit de se retrancher derrière la position de l'historien : attribuer un sens à une doctrine précise sur le Dieu-Homme, c'est bien prendre une position dogmatique. «Une étude historique ne saurait être une instance à part qui décide de la justesse ou de l'erreur des jugements de l'Eglise en matière de foi».
En second lieu, V.Lossky rejette la prétention du professeur de l'Institut Saint-Serge, de faire de l'histoire des dogmes pour comprendre les «véritables destins de la théologie» -pourquoi tels théologiens sont glorifiés en tant que Pères, tels autres anathématisés en tant qu'hérétiques- et préparer le travail de la «théologie contemporaine» qui consiste a) à saisir l'essence sophiologique du problème posé par les théologiens condamnés par l'Eglise (Arius, Nestorius, Apollinaire...) et b) à réinterpréter le dogme de Chalcédoine à partir de la sophiologie «demeurée incompréhensible pour le rationalisme patristique».
Ce faisant, le P.S.Boulgakov tombe dans un néo-apollinarisme qui a fait l'objet d'un second décret du Patriarcat de Moscou. Sa base sophiologique altère donc tous les dogmes du christianisme.
La christologie de Boulgakov est, en effet, conditionnée par son anthropologie. Pour lui, l'homme est formé de l'esprit, identifié à l'hypostase ou personne humaine, et de la nature humaine, composée de l'âme et du corps. Il reconnaît donc en Christ 1) L'Hypostase divine, le Logos, qui tient la place de l'esprit humain et 2) la nature humaine : âme et corps.
Esprit à la fois divin et humain, le Logos réunit de façon naturelle la Divinité et l'humanité. Autrement dit, le Dieu-Homme n'est pas, chez Boulgakov, «une Hypostase composée» de deux natures (théologie de Chalcédoine) mais le porteur d'une nature nouvelle, «la Divino-humanité».
D'où plusieurs conséquences qui contredisent directement la christologie des Pères. En particulier, le Logos remplaçant l'esprit humain, la vie spirituelle de l'humanité devient une tragédie interne à la Trinité. «C'est pourquoi, écrivait Serge de Moscou, lorsque le Christ rendit l'esprit (pour l'Eglise Son esprit humain), Boulgakov est prêt à l'appliquer à la Divinité du Fils ; il dit même qu'après cela la Divine Trinité se referme à nouveau en une unité inséparable». A quoi Boulgakov répond : «Il va de soi que conformément au dogme de Chalcédoine, je ne l'applique ni à la Divinité, ni à l'humanité, mais à la divino-humanité du Fils de Dieu». D'où la critique de Lossky : «Que signifie l'esprit ni divin, ni humain, mais "divino-humain" rendu au Père ? Et où est ici la conformité avec le dogme de Chalcédoine ?»
V.Lossky note encore que le P.S.Boulgakov est simplement dans la logique de son système lorsqu'il accuse de nestorianisme Serge de Moscou, parce que ce dernier confesse un esprit humain et un esprit divin en Christ. Cette accusation prouve que, pour Boulgakov, l'esprit c'est l'hypostase.
V.Lossky conclut que, voulant voir dans Apollinaire le précurseur de Chalcédoine, Boulgakov n'arrive qu'à comprendre de façon apollinarienne le dogme de Chalcédoine -et accuse donc de nestorianisme les orthodoxes. Son étude historique a bien une portée dogmatique. L'Eglise, elle, connaît le Dieu-Homme, hypostase unissant les deux natures divine et humaine, mais rejette absolument une «divino-humanité» qui serait une nature nouvelle, mixte de divin et d'humain8.
c) Sur la rédemption
Rédemption et déification. L'affirmation du P.S.Boulgakov qu'il existe deux courants chez les Pères, «la doctrine du rachat et celle de la déification» et que lui-même appartient au second «dont le chef est saint Athanase le Grand, sans pour autant amoindrir le moins du monde une certaine vérité du premier courant» est absurde selon V.Lossky9, les notions de déification (théosis) et de rachat (lutron, apolutrosis) étant si bien liées qu'on ne peut enseigner l'une si l'on ne reconnaît qu'«une certaine vérité» à l'autre. Insister sur l'une au détriment de l'autre, c'est amoindrir l'Esprit Saint. Il rapproche la doctrine de Boulgakov de celle, opposée, des Latins, qui insistent sur la rédemption au détriment de la déification : «Dans les deux cas est absente la doctrine de la grâce, en tant que principe divin naturel, accordé par la volonté de la Sainte Trinité et acquis par la volonté humaine dans l'unité de la personne, appelée à unir en elle sa nature créée et le don incréé du Saint Esprit, dans l'Eglise, Corps du Christ». Boulgakov dissout la personne dans le processus naturel de déification cosmique.
Lossky lave ensuite le Métropolite Serge de l'accusation que lui adresse le P.S.Boulgakov, de soutenir la doctrine d'Anselme de Cantorbéry. Les expressions dont le Métropolite use, en effet, sont trop générales pour qu'on puisse y voir «la théorie latine de la rédemption» : on en trouve de telles chez les Pères, et chez Boulgakov lui-même.
Enfin, V.Lossky revient sur la confusion boulgakovienne entre nature et personne : c'est elle qui interdit à son auteur de comprendre, dans leur différence et leur liaison, la rédemption -renouvellement de la nature- et la déification -affirmation de la personne qui unit en elle-même le créé et le divin.
La kénose. La même confusion entre nature et personne amène le P.S.Boulgakov à faire de l'économie divine de l'abaissement du Fils, non pas un acte de la volonté de Dieu, mais une modification de l'Hypostase du Logos qui cesse d'être Hypostase divine, devient une Hypostase humaine et réalise à nouveau sa conscience divine par son humanité. D'où une série de difficultés, venues du fait que le P.S.Boulgakov confesse, non deux natures unies par la Personne, mais une seule nature divino-humaine du Verbe incarné.
Monothélisme. Dans la kénose, il n'y a plus que «l'unique volonté divino-humaine propre à l'unique Hypostase du Logos». Toute confession orthodoxe des deux volontés en Christ paraît nestorienne au P.S.Boulgakov. Il dit encore : «C'est précisément le Dieu-Homme qui souffrait... non selon Sa Divinité et non plus selon Son humanité, mais selon Sa Divino-humanité». La confession orthodoxe du Métropolite Serge, qui attribue la souffrance à la seule humanité passe, de nouveau, pour un nestorianisme10 !
Les raisons de la kénose. Le P.S.Boulgakov dit que, selon les Pères, alors qu'il existait plusieurs moyens pour sauver l'homme, Dieu a choisit l'Incarnation, qui répondait le mieux à l'amour divin ; dès lors, le Métropolite Serge est accusé d'avoir dit que l'Incarnation et la Croix s'expliquaient par la soumission aux conditions de la vie du monde déchu. Où est la contradiction ? demande Lossky.
Le P.S.Boulgakov ajoute : «Cette théorie kénotique bizarre limite la kénose du Verbe à la seule humiliation de la Croix, malgré le sens direct de Phil. 2,6-7». Lossky complète ici la citation que le P.S.Boulgakov faisait de l'Apôtre Paul et qu'il interrompait avant la fin de la phrase11 : «Il s'est humilié Lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix». Ce complément montre que la mort sur la Croix est l'accomplissement ultime de la kénose.
Enfin, rétablissant le texte du Métropolite cité en abrégé par Boulgakov, Lossky n'a aucun mal à montrer que Serge de Moscou ne limite pas la kénose à la seule humiliation de la Croix.
Le «Golgotha métaphysique». La kénose, pour le P.S.Boulgakov, ne peut être une soumission volontaire aux conditions du monde, parce qu'elle se trouve, selon lui, en Dieu, indépendante du créé. La kénose, c'est l'entrée du Verbe dans le temps, entrée prévue depuis toujours : «Il faut admettre la kénose de l'incarnation divine dans toute l'effrayante gravité de cet acte, en tant que Golgotha métaphysique du Logos, autocrucifié dans le temps, dont le Golgotha historique ne fut qu'une conséquence».
Dès lors, note V.Lossky, «"L'autocrucifixion métaphysique du Logos" devient une nécessité divine ; au lieu d'une acception volontaire de la mort en tant que condition ultime de la vie du monde, -c'est un suicide divin auquel Dieu aspire irrésistiblement. La mort entre dans la Sainte Trinité en tant que condition inévitable de Sa Vie...»
La Croix éternelle ou historique. En conséquence, la Croix n'est plus un trophée de victoire, mais une condition existant au sein même de la Trinité.
Reprochant au Métropolite sa conception «instrumentale et historique» de la Croix, le P.Serge citait des textes liturgiques parlant d'elle comme d'une puissance éternelle, en particulier
- cosmique : «le monde possédant quatre points cardinaux, tu tranches les principes des ténèbres tel un glaive à plusieurs tranchants...»
- et trinitaire : «signe de l'inconcevable Trinité».
Pour le P.S.Boulgakov, la Croix historique et la mort du Christ ne sont que la révélation dans l'Histoire de la «puissance éternelle de la Croix». V.Lossky estime que les textes cités prouvent le contraire. Pour reprendre les deux exemples ci-dessus :
- la Croix à quatre branches est une image du monde dont les points cardinaux sont sanctifiés par le sang du Christ.
- la Croix faite de trois bois -le pin, le cèdre et le cyprès- est une image de la Trinité.
La réelle puissance de la Croix, qui chasse les démons, ne lui est pas propre ni primitive, mais lui vient de ce que le Fils de Dieu est mort sur elle, remportant la victoire sur le diable : «La Croix, dit V.Lossky, est le tout premier élément du monde déchu arraché au diable, arrosée qu'elle a été par le sang du Seigneur et sanctifiée par la grâce de l'Esprit Saint». Au contraire, dans le système de Boulgakov, la Croix est une condition éternelle de la vie du Dieu Trinité, définissant son attitude envers le monde. L'acte volontaire du Christ «est remplacé par une manifestation naturelle et magique de la puissance divine au moyen de la Croix en tant qu'image éternelle de la Trinité». La conception boulgakovienne de la kénose naturelle est incompatible avec celle de la kénose volontaire dont parlent les Pères12.
Gethsémané. Le P.S.Boulgakov se plaint que le Métropolite Serge lui attribue la théorie du Métropolite Antoine posant la prééminence de l'agonie de Gethsémané sur le sacrifice du Golgotha. Il n'en est rien, dit V.Lossky.
La thèse du Métropolite Antoine est celle de la rédemption par l'amour compatissant. Quand le Métropolite Serge parle de la substitution, chez le P.S.Boulgakov, du Golgotha par Gethsémané, il veut dire que le Dieu-Homme subit, selon lui, deux morts :
-mort divine, mort spirituelle, dans la nuit de Gethsémané, où le Fils assume le péché du monde et donc l'hostilité de Dieu, qui L'abandonne. C'est la rupture du Logos avec la Trinité.
-mort humaine, mort corporelle, sur le Golgotha -c'est celle de la nature humaine du Dieu-Homme, sans Son esprit.
C'est à cela que le P.S.Boulgakov devait répondre, au lieu de rejeter la responsabilité de la thèse incriminée sur le Métropolite Antoine, dont l'erreur est moins grave que la sienne.
Attribution des souffrances à la Divinité. Le Métropolite Serge écrit : «Remplacer le Golgotha par Gethsémané n'est possible pour Boulgakov que parce que, pour lui, c'est le Logos Lui-même qui souffre, voire toute la Sainte Trinité13». Le P.S.Boulgakov répond deux choses : - qu'il est conforme à toute la tradition d'attribuer la souffrance au Logos : témoin, entre autres, le fait que le Père tend au Fils la coupe des souffrances.
- que les Trois Personnes ont pris part à l'oeuvre de la rédemption.
Or, dit V.Lossky, il y a une seule volonté dans la Trinité. Ce n'est pas le Père seul qui donne au Fils la coupe des souffrances, mais le Fils aussi qui la détermine pour Lui-même. Et c'est dans sa volonté humaine seulement qu'il accepte la coupe de la part du Père. Le Christ est crucifié selon Son humanité. Il n'y a donc ni souffrances selon la Divinité, ni tragédie dans la Trinité.
En second lieu, la participation des Trois Personnes à l'oeuvre rédemptrice est certaine, mais elle n'est pas la participation aux souffrances acceptées par le Dieu-Homme dans Son humanité : «Toute la Trinité aime, mais ne souffre pas ; seule l'Hypostase du Fils souffre dans Sa nature humaine».
La Divino-humanité. Lossky dénonce la «notion chaotique de Divino-humanité», base du système sophianique et confusion de la personne et de la nature, que l'on a déjà vue à l'oeuvre plusieurs fois dans l'exposé des dogmes du P.S.Boulgakov. Il s'agit d'un composé «naturelo-personnel» qui confond les deux natures du Dieu-Homme avec Son unique Hypostase et qui englobe la grâce du Saint Esprit, les personnes humaines, l'Eglise. Au cosmisme sophianique, qui soumet la personne au processus naturel de la déification et élimine la liberté, le Métropolite Serge oppose la doctrine de l'Eglise.
Le Chef de l'humanité. Le P.S.Boulgakov voit une contradiction chez le Métropolite Serge qui dit : «Le Christ n'était pas le chef spirituel de la création ni de l'humanité» et «Il n'était que le Nouvel Adam, père d'une humanité nouvelle». En rétablissant le texte dans lequel le P.S.Boulgakov a fait des coupures, V.Lossky montre l'intention claire du Métropolite Serge : rétablir la distinction entre nature et personne, confondues par le P.S.Boulgakov qui voit dans le Christ un être qui assume tous les hommes et les déifie tous mécaniquement : «Le Christ, dit V.Lossky, n'est pas "un chef spirituel de toute la création", Il n'est pas "l'hypostase de la Sophia créée", ni même le chef spirituel de toute l'humanité, un "surhomme", une surhypostase qui inclut en elle toutes les personnes humaines et les déifie par là mécaniquement, dans un "processus divino-humain". Tant la sainte Ecriture que le dogme de Chalcédoine et saint Irénée témoignent seulement de ce que Notre Seigneur a assumé notre nature, dont le chef était notre ancêtre Adam ; Il en devient le nouveau chef (recapitulatio chez saint Irénée), le Christ, Chef de l'Eglise, père d'une humanité nouvelle, c'est-à-dire des fidèles qui entrent dans l'unité du Corps du Christ par le baptême».
L'Eglise. V.Lossky termine en soulignant la portée considérable des thèses de Boulgakov en ce qui concerne l'Eglise, dont elles sont la négation.
En effet, l'entrée dans l'Eglise par le baptême nous fait renaître, nous fait participer à la nouvelle nature, guérie par le Sang du Christ. Nous devenons capables de recevoir le Saint Esprit qui continue de réaliser la «Pentecôte personnelle» de chaque membre de l'Eglise. «Dans l'Eglise, dans l'unité de la nouvelle nature, l'unité de la volonté humaine qui y est unie à celle de Dieu, les personnes humaines sont appelées (Ekklesia vient de kaléo appeler) à acquérir chacune le Don qui lui est fait par l'Esprit Saint, à s'unir à la grâce, ou plus exactement, à unir en elles la nature créée avec le Don divin incréé, l'énergie, la Divinité (theotes selon saint Grégoire Palamas). C'est cela "l'acquisition des dons du Saint Esprit", le but de la vie chrétienne dont parlait le grand contemplateur du mystère, saint Séraphim».
Le but de la déification ne peut donc être accompli que dans l'Eglise «historique» concrète, palpable. Le docétisme consistait à dire que le Christ n'avait qu'un corps apparent ; V.Lossky dénonce un docétisme ecclésial chez le P.S.Boulgakov : «Et si des docètes de nos jours transforment l'Eglise en "une énergie spirituelle divino-humaine" ou la font se dissoudre dans le cosmos, dans "la Sophia créée", cela arrive parce qu'ils n'ont pas, derrière les imperfections extérieures, derrière "la forme de l'esclave", reconnu le rayonnement de la gloire divine, parce qu'ils n'ont pas ressenti la plénitude de la force et du pouvoir du Christ qui s'accomplit dans la faiblesse».
Ce qui disparaît dans le monde contemporain, hostile à l'Eglise, c'est, sous l'action de l'esprit du diable, la «conscience de l'Eglise» -d'où les schismes.
«Cela montre, conclut V.Lossky, que la question dogmatique centrale de notre époque est la doctrine sur l'Eglise... Le combat contre la confusion sophianique entre la personne et la nature est, dans son ultime finalité, un combat pour le vrai dogme de l'Eglise14».
3) Le jugement du Métropolite Serge sur la doctrine de l'Archiprêtre Boulgakov et la décision du Patriarcat.
Lossky résume les principaux aspects de la confusion introduite par le P.S.Boulgakov entre la personne et la nature : conception de la nature divine comme principe personnel (la Sophia) ; confusion des Personnes avec des énergies naturelles ; attribution de propriétés du créé (masculin et féminin) aux Hypostases divines ; confusion de la nature avec la personne dans la doctrine de l'image qui fait de l'homme une «hypostase de la Sophia créée», le chef spirituel de toute la création ; identification, en l'homme, de la personne avec l'esprit et absorption de la personne dans le processus cosmique involontaire ; remplacement de la providence par le déterminisme sophianique ; attribution du mal non à la volonté d'une personne, mais à une imperfection naturelle et donc à Dieu, créateur de la nature ; confusion entre rédemption et déification, le salut devenant automatique ; confusion du Logos avec l'esprit humain en Christ (divino-humanité) ; kénose naturelle et non plus volontaire ; «mort spirituelle» de la Divinité du Fils à Gethsémané ; participation de la Trinité aux souffrances du Christ ; confusion du Christ et de l'Eglise, supprimant toute ecclésiologie.
Puis, V.Lossky remarque que le but des évêques ne se borne pas à critiquer abstraitement les fausses doctrines, mais à déceler leur nocivité spirituelle. Le danger spirituel de ce système non-ecclésiastique et gnostique tient à deux traits : on peut, en l'adoptant, rendre le Créateur responsable de la chute, ce qui amoindrit la conscience du péché et ébranle la vie spirituelle ; en faisant du salut un processus cosmique involontaire, cette doctrine ouvre sur des déformations de la vie spirituelle.
Le P.S.Boulgakov ne répond pas à ces critiques. Il considère la condamnation comme inapplicable et sans objet.
- Il réclame une condamnation plus précise et la notification de ce qu'on lui demande de rétracter. V.Lossky répond que le décret a pour but de mettre en garde les orthodoxes contre les dangers de la nouvelle doctrine. Les précisions réclamées par le P.S.Boulgakov pourront venir après.
- Il défend sa doctrine en disant qu'elle n'est qu'un theologoumenon. V.Lossky répond : «Le nestorianisme et le monophysisme n'étaient-ils pas en tout d'accord avec la lettre du Symbole de foi orthodoxe entériné par les Conciles ? Cependant, personne, parmi les orthodoxes du Vème siècle, n'aurait jamais songé à voir dans ces doctrines simplement des theologoumena, des "opinions" admises dans l'Eglise concernant les dogmes fondamentaux de la foi, et à s'opposer à leur condamnation pour cette raison».
En conclusion, Lossky invite le P.S.Boulgakov à poser un acte de liberté en renonçant à son système faux pour embrasser le joug aisé du Christ : «Le chemin de la Croix -du renoncement à soi-même- qui conduit à cette liberté est pénible. Cependant "tout nous est possible dans le Seigneur Jésus qui nous fortifie"».
Conclusion
Nous espérons que le fait d'avoir seulement résumé l'intéressant ouvrage de Lossky incitera ceux qui peuvent le faire à le publier intégralement -car le débat sur la sophiologie ne peut pas être aujourd'hui censuré ou caché. L'oeuvre du P.S.Boulgakov engage, quoi qu'ils en disent, ceux qui l'ont soutenu, l'Institut Saint-Serge en premier lieu, et la Métropole russe en Europe Occidentale en second lieu. Inversement, l'oeuvre de Lossky doit être considérée dans sa totalité, dans ses engagements ecclésiaux, et notamment dans sa réfutation forte et catégorique de la doctrine de Boulgakov. Certes, nous sommes à une époque de «consensus mou» où il convient souvent d'aplanir dans la vie et les oeuvres tout ce qui pourrait manifester les dogmes et les confessions de foi sans compromis. Mais le simple travail de l'historien demande au contraire de décrire dans leur objectivité les débats -fussent-ils polémiques- qui ont pu avoir lieu. L'Eglise a déjà porté deux fois son jugement, en agissant d'abord, comme le veut la Tradition, localement. Nous sommes persuadés que lorsque tout le travail historique aura été fait et que l'oeuvre des penseurs russes aura été confrontée à la tradition patristique, l'Eglise portera à nouveau un jugement similaire.
Aux textes résumés ci-dessus, qui datent tous de l'époque même où le débat sur la Sophia se déroula, nous jugeons utile d'ajouter un document d'époque plus récente, car le P.S.Boulgakov a toujours des défenseurs. Quoique le système sophianique lui-même soit mort, la façon d'envisager les Pères et l'Eglise qui en formait la base, reste une opinion courante de nos jours.
V. LETTRE SUR LE P.S.BOULGAKOV ET LA SOPHIOLOGIE
Christ est Ressuscité !
Cher ami,
Que la lumière et la joie de la Résurrection de Notre Seigneur Jésus Christ vainqueur de la mort soit toujours ton partage.
Après la lecture du numéro 32 de La Lumière du Thabor, tu m'adresses deux demandes concernant le dossier sur la sophiologie. Tout d'abord, tu t'étonnes que nous nous référions au Métropolite Serge de Moscou, qui est tout-à-fait déconsidéré par sa déclaration de 1927, par sa soumission au régime athée et communiste, par sa négation des martyrs, par sa lettre contre l'Eglise des catacombes, etc... Ensuite, tu me reproches de laisser planer un doute sur l'association que l'on pourrait faire entre la théologie du Père Serge Boulgakov et l'ensemble de l'Institut Saint-Serge à travers l'Histoire. Selon toi, l'Institut de «l'Ecole de Paris» ne serait pas boulgakovien et n'enseignerait pas la sophiologie, il faudrait donc distinguer entre l'enseignement du «plus célèbre» de ses professeurs et l'Institut lui-même.
Pour répondre à tes deux points, le second surtout, il faudrait faire une étude exhaustive de la doctrine du P. Serge Boulgakov, découvrant son origine et ses prolongements -ce qui est impossible dans le cadre d'une seule lettre. Voulant cependant ne pas te laisser sans réponse, j'essaierai de résumer ce qui me semble l'essentiel de la question.
1) A ta première question, je te répondrai que je ne considère pas, bien sûr, le Métropolite Serge comme un saint, ni comme un Père de l'Eglise ni même comme une autorité au-dessus de tout soupçon. Nous savons très bien que ses prises de position ont entraîné l'Eglise soviétique dans une voie anticanonique, et que l'évolution de cette Eglise impliquée avec lui, mais surtout après lui, dans le communisme et dans l'oecuménisme, a assez prouvé que l'arbre jusqu'ici n'avait pas porté de bons fruits. La révélation récente de l'appartenance active des évêques soviétiques au KGB est une conséquence indiscutable de la déclaration de 1927. Dans un système totalitaire comme le communisme, reconnaître le pouvoir revient non seulement à se soumettre à lui, mais à en devenir un organe. Et c'est bien ce qui est arrivé. Faire pénitence, pour cette hiérarchie, voudrait dire, non seulement condamner à nouveau le communisme et reconnaître les nouveaux martyrs, mais surtout sortir du mouvement oecuménique, du C.O.E. de Genève et du dialogue avec Rome, qui ont été aussi les fruits du compromis de cette Eglise avec le monde.
Cela dit, si l'Eglise russe tout entière sera sans doute amenée un jour à juger et à condamner l'attitude ecclésiastique du Métropolite Serge en 1927, il n'est pas interdit de relever ce qu'il a fait de bien et de conforme à l'orthodoxie dans ses écrits ou dans certaines de ses prises de position. Le jugement de sa personne appartient à Dieu. Nous savons bien que le Métropolite Serge, dans sa jeunesse, s'est opposé à l'union avec les vieux-catholiques, présentée de façon très floue et dogmatiquement inexacte par le général Kireev ; plus tard, après avoir rejoint l'«Eglise vivante», le Métropolite Serge a fait pénitence, et a condamné ce système moderniste de l'Eglise russe ; enfin, après 1927, Monseigneur Serge de Moscou avait une attitude très missionnaire, ainsi qu'une très profonde vigilance à l'égard des doctrines nouvelles qui pouvaient naître dans l'émigration, comme la sophiologie qui est ici en question.
Sur ce dernier point, son attitude n'était d'ailleurs pas très différente de celle de son ancien professeur le Métropolite Antoine Khrapovitsky. Ce que nous avons relevé, c'est le contenu de ses critiques à l'égard de Boulgakov -non pas tant l'acte de condamnation à l'égard de sa doctrine, acte dont nous pensons cependant qu'il devrait être contraignant pour ceux qui appartiennent au Patriarcat de Moscou ou qui le reconnaissent.
Quoi qu'en laisse penser le terme tout-à-fait anti-patristique de «juridiction», l'Eglise n'est jamais un parti politique -et nous n'avons aucune raison de ne pas citer le Métropolite Serge s'il a dit la vérité sur un point. Le critère demeure la tradition biblique, apostolique, patristique, et c'est elle qui juge la sophiologie. C'est certainement ce que pensaient, à des titres divers, le Métropolite Antoine, le Métropolite Serge, les archevêques Théophane de Poltava, Séraphim de Bulgarie et Benjamin.
Historiquement, je sais bien que l'oeuvre du P.Serge Boulgakov date d'une période de crise de la théologie russe, laquelle prenait conscience, à la fin du XIXème siècle, de l'influence qu'elle avait subie de la part de doctrines d'origine scolastique, étrangères à sa propre essence. Bien que de très éminents spécialistes, au premier rang desquels il faut mettre le Père Georges Florovsky, aient douté que les évêques mentionnés ci-dessus soient revenus en tout à la théologie des Pères anciens, il est certain qu'ils s'y appliquaient malgré leur formation prise dans les manuels de dogmatique scolaires du XIXème siècle. L'amour du monachisme, de la tradition ascétique, chez Monseigneur Antoine ou chez Monseigneur Théophane, témoigne de leur «méthode» spirituelle.
Certes, le Père Serge Boulgakov était un homme très pieux, aimant la liturgie et les offices ; mais son projet avoué était de composer un système théologico-philosophique à partir des données de la foi et de la tradition -qu'il critiquait bien souvent. Si tu veux t'en persuader, lis les pages 20-23 de la traduction française de L'Epouse de l'Agneau. Tu verras comment Boulgakov pose 1) qu'il y a une doctrine de la sophianité du monde, annoncée plus ou moins nettement par les philosophes païens, et clairement par la révélation chrétienne. Platon et Aristote représentent «l'ancien testament de la sophiologie dans le paganisme» (voir p. 18 et 20 du livre cité) ; mais 2) que ce système n'a pas été vu, ou n'a été vu que très approximativement par les Pères. Par exemple, le P.S.Boulgakov écrit : «Dans la littérature des premiers siècles, chez les Pères apostoliques et les apologistes, nous ne trouvons pas de système théologique (sauf peut-être chez S.Irénée). Aussi la problématique de la sophiologie leur reste-t-elle étrangère, car elle ne devient possible qu'avec la formation de tels systèmes, c'est-à-dire à partir d'Origène. Ce dernier donne les prémisses d'une sophiologie, mais obscurcie par l'identification de la Sophie (Prov. 8,22-32) avec le Logos, qui est aussi en un certain sens le démiurge» (p. 20). Origène n'est pas le seul à faire cette identification, c'est-à-dire à déclarer que la Sagesse ou Sophia de l'Ancien Testament est le Verbe de Dieu, se manifestant avant son Incarnation. Tous les Pères ont parlé ce langage lequel, aux yeux de Boulgakov, est erroné et «obscurcissant» : «Cette interprétation uniquement logologique de la Sophie constitue la faute primordiale, prôton pseudos, de toute la sophiologie patristique, obligée par conséquent d'insérer la problématique de la Sophie dans la doctrine du Logos et même dans la christologie. Un exemple frappant de ce "confusionnisme" nous est offert par la christologie sophiologique de saint Athanase qui, dans l'exégèse de Prov.VIII, est contraint de distinguer, sous l'angle de la Sophie divine et de la Sophie créée, deux aspects du Christ : avant l'incarnation (ou en dehors d'elle) et après l'incarnation» (p. 21).
Poursuivant, le P.S.Boulgakov déclare que les Pères donnent aussi, à côté de l'interprétation de la Sophie en terme de Logos -la Sagesse est le Verbe de Dieu-, une autre interprétation, qui se rapproche du platonisme et de l'aristotélisme : la Sophie-Sagesse représente le principe idéal du monde, l'ensemble des idées archétypes, c'est-à-dire des modèles, en Dieu, de l'être créé. Sur ce sujet, il adresse aux Pères de nouvelles critiques : «Une question essentielle se pose à cet égard, dont les Pères n'ont pas conscience (et ils n'y apportent donc pas de réponse) : comment concevoir le rapport de ces prototypes du monde avec le Logos, puis avec le Sophie divine et celle de créature ?» D'où sa conclusion provisoire : «Les textes patristiques appropriés n'apportent pas de réponse claire et nette à toutes ces questions et difficultés. D'ailleurs, la pensée des Pères ne discerne en général pas ces éléments du problème» (p. 21).
Le Père Boulgakov déduit de son analyse des Pères la position qu'il convient de leur attribuer, dans l'histoire de la vérité, autrement dit, de la révélation du dogme sophianique : «L'imprécision foncière de la cosmologie patristique en résulte. On ne peut pas dire que le thème de la Sophie soit totalement absent chez les Pères, puisqu'une série de textes en traite. La doctrine n'en est cependant pas mise au point, elle reste en quelque sorte à un niveau "anté-nicéen" d'imperfection». Citons encore un dernier texte : «Dans la théologie orientale, le développement de la doctrine de la Sophie s'interrompt après saint Jean Damascène, en raison de la stagnation générale de la pensée qui se perd dans une polémique stérile, scolastique et schismatique avec les Latins sur la procession du Saint Esprit. Durant six siècles, l'on n'y observe aucune problématique de cosmologie sophiologique. La théologie byzantine s'en rapproche de nouveau par la doctrine de saint Grégoire Palamas sur les énergies, qui est en fait une sophiologie inachevée».
Je ne puis relever tout ce que ces lignes contiennent comme contresens sur les Pères. Où le P.S.Boulgakov a-t-il pris, par exemple, qu'il y a peut-être un système chez saint Irénée ? Il est clair qu'il a suivi le fil des penseurs occidentaux qui, imbus de leurs théories augustiniennes, se sont étonnés de ne rien découvrir qui aille dans leur sens chez les Pères apostoliques, et ont décrété, en conséquence, que ces Pères étaient «sans système», tandis que les les écrivains ecclésiastiques qui ont suivi, surtout l'hérétique Origène, sont plus «systématiques» -répondent mieux aux questions qu'eux-mêmes, les docteurs d'Occident, se posent.
Ce qui importe, c'est de souligner la méthode de Boulgakov, son rapport à la patristique. Cette méthode l'amène à critiquer les Pères comme «imparfaits», «imprécis», «confus» etc. Si la méthode de Boulgakov eût été orthodoxe, il aurait commencé par chercher si sa doctrine de la sophiologie se trouvait chez les Pères, et les aurait lu dans l'esprit de se conformer à leur enseignement divin et non dans l'idée d'en faire d'éventuels précurseurs d'une doctrine dont il est bien obligé d'admettre qu'elle n'est pas dans la tradition patristique. Le critère de ces trois pages auxquelles je te renvoie -c'est la sophiologie. Les Pères sont lus à partir de la sophiologie -c'est-à-dire, à partir du système en construction du Père Serge Boulgakov- non à partir d'eux-mêmes. L'orthodoxe fait le contraire, il se demande : «Ma pensée est-elle conforme à celle de l'Eglise, à celle des Apôtres, des Conciles et des Pères ?» La bonne méthode aurait consisté, pour Boulgakov, à éprouver sa pensée en la confrontant aux Pères, à lire la sophiologie à la lumière de la tradition apostolique.
Il a fait avec sa Sophie comme celui qui aurait inventé un nouveau système à base de Citrouille, et qui dirait : «Les Pères sont très obscurs sur la question des citrouilles, ils n'en parlent que sporadiquement. La théologie de la citrouille n'était pas encore mûre à leur époque ; on en flaire pourtant une première odeur dans leur réfutation de la gnose, où fleurit une comparaison de l'engendrement des éons avec la prolifération des cucurbitacés».
C'est cette méthode qui suffit à rendre tout le système de Boulgakov inutile et incertain pour le chrétien orthodoxe, qui vient dans l'Eglise pour se réformer lui-même, non pour réformer l'Eglise, et qui lit les Pères pour s'initier humblement aux trésors de l'Esprit Saint, de l'expérience vivante de la Révélation divine dont leurs oeuvres ruissellent, et non pour trouver les bases d'une nouvelle conception ou représentation du monde.
Je veux bien croire que Boulgakov a été un autodidacte génial, qu'il a eu cette naïveté des grands génies qui pensent qu'ils vont construire un nouveau système plus satisfaisant que tous ceux du passé ; je veux bien qu'il ait été le Hugo, le Schelling ou le Hegel de l'Institut Saint-Serge, destinée à la fois sympathique et tragique. Toutefois il faut reconnaître que son système n'est pas de la philosophie -il manque beaucoup de cohérence rationnelle- et, surtout, qu'il n'est pas de la théologie, tout simplement parce qu'il ne suit pas la méthode des Pères, lesquels n'auraient ni écrit, ni pensé que les Pères antérieurs n'avaient entrevu que de manière «imprécise», «confuse» ou «inachevée» ce qu'il leur était donné d'expliciter. Comme le dit le Père Justin Popovic, à propos de la phrase des Actes des Apôtres : «Il a plu au Saint Esprit et à nous» (Actes 15,28) : «D'abord le Saint Esprit, puis nous ; mais pour autant que nous faisons place à l'énergie du Saint Esprit en nous. Dans cette définition apostolique divino-humaine, est contenue toute la méthode d'action divino-humaine de l'Eglise dans le monde. C'est cette méthode qu'on transmise et suivie les saints Martyrs et les Confesseurs, les saints Pères et les conciles oecuméniques...L'Eglise orthodoxe possède l'enseignement intégral du Dieu-Homme, le Christ, car elle se tient sans hésitation aux principes de la méthode divino-humaine des saints Apôtres et des Conciles oecuméniques...Puisque l'unité universelle de la Vérité divino-humaine est toujours présente dans la conscience universelle de l'Eglise orthodoxe, les saints Pères et Docteurs participent continuellement à la vie divino-humaine de l'Eglise par l'énergie charismatique du Saint Esprit15» (L'Homme et le Dieu-Homme, p.127-128). Ou, comme le résume l'Encyclique des Patriarches Orthodoxes : «L'Eglise est enseignée par l'Esprit principe de vie, mais par l'intermédiaire de nos saints Pères et docteurs» (cité Ibid.).
Le système de Boulgakov est donc un édifice étrange -que l'on est tout-à-fait en droit d'admirer comme un château de Baba-Yaga, une grande construction de l'imagination humaine, si on le veut ; mais il est extérieur à l'Eglise et l'on ne peut pas le faire passer sans blasphème pour de la théologie orthodoxe, dont il méprise l'unique Voie, l'unique Porte d'accès. N'oublions pas non plus que les Pères nous ont mis en garde contre l'imagination et la spéculation philosophique.
2) A mon avis, ta seconde question dépasse, en réalité, le cadre de la pensée de Boulgakov comme celui de l'Institut Saint-Serge, puisqu'il s'agit au fond d'une mentalité nouvelle, hélas partagée par beaucoup d'orthodoxes aujourd'hui. Je vais cependant essayer de te faire une réponse qui n'engage que moi.
Je serais assez d'accord avec toi pour dire que la nature même de la pensée de Boulgakov, mythologique et spéculative à la fois, ne se prête guère à une transmission scolaire et qu'ainsi elle est restée «sa propriété personnelle», pour reprendre son expression. Si des esprits brillants ont été proches du P.S.Boulgakov ou influencés par lui -comme le Père Basile Zerkovsky, L.Zander ou C.Andronikof- je ne sais s'ils peuvent être véritablement définis comme «boulgakoviens».
En second lieu, tu me dis que l'on n'enseigne pas le «boulgakovisme» comme tel à l'Institut Saint-Serge, et que la question de la sophiologie est dépassée. Certes, ceux qui parlent ainsi n'ont pas tout-à-fait tort, quoiqu'ils évitent soigneusement la question de la responsabilité d'un archevêché et d'un institut de théologie orthodoxe qui ont totalement couvert un enseignement hétérodoxe, celui du P.S.Boulgakov, lors des condamnations des années 30 contre la sophiologie.
Or, je te dirais que le lien entre le célèbre professeur et l'Institut de la rue de Crimée ne doit pas être cherché dans le contenu de la doctrine précise de la sophiologie, mais dans la méthode théologique. La sophiologie est une théorie très marquée par la métaphysique, passablement obscure, souvent confuse et contradictoire, qui ne peut menacer que quelques esprits artificieux et subtils. En revanche, l'idée d'une relativisation des Pères et celle de l'existence de theologoumena, c'est-à-dire d'opinions ou d'hypothèses théologiques, fruits du libre examen sur les dogmes, ces idées-là peuvent toucher tous les esprits et sont dangereuses à plus d'un titre.
Lorsque les milieux «synodaux» dénonçaient le libéralisme de Saint-Serge, avec beaucoup de maladresse, ils disaient quelque chose de juste. Je ne parle pas du libéralisme politique, que beaucoup critiquaient au nom de leur conceptions monarchistes. Aucun régime politique, dans ce monde dont la figure passe, n'est absolu. Non, je te parle de cette idée selon laquelle l'Eglise n'aurait fixé qu'un certain nombre de dogmes, et que sur de nombreux points il serait possible de faire de libres recherches, des spéculations philosophiques, et de construire des systèmes qui pourraient être contradictoires les uns avec les autres, sans qu'au fond l'Eglise ait à prendre position sur des questions qui relèvent de la liberté de pensée individuelle. J'espère que cette théorie n'est pas enseignée aujourd'hui à Saint-Serge ; mais il y aurait beaucoup à dire sur cette conception tout-à-fait antipatristique de la méthode théologique, sur ses origines et sur ses prolongements. Les ravages qu'elle a faits, nous les avons sous les yeux et ce serait une faute de les nier.
a) Tout d'abord, l'idée selon laquelle la foi consisterait dans un certain nombre d'axiomes ou de données que la raison, la pensée, la recherche intellectuelle viendrait ensuite «médier», développer, élaborer -cette idée vient de l'oeuvre d'Augustin. Elle est à l'origine du Filioque, présenté comme un approfondissement du dogme de la Sainte Trinité. Elle s'oppose directement à la notion orthodoxe de dogme. Pour les Pères orthodoxes, aucune formulation dogmatique ne sera jamais adéquate à la réalité divine : la formule ne donne pas la connaissance de la Trinité, mais sert de critère à l'expérience de la déification qui, à son tour, permet de comprendre pleinement les mots créés employés à propos de l'incréé. Tout dogme est éprouvé par la déification.
Augustin, lui, identifie la révélation à la compréhension intellectuelle d'une vérité ; et en conclut que non seulement chaque chrétien, mais l'Eglise même progresse dans l'intelligence des dogmes. Au lieu de la déification, croissance infinie du coeur purifié dans l'infini amour divin, apparaît le développement dogmatique, chute indéfinie de la raison et de l'imagination dans les systèmes humains limités.
Pour les Pères, la connaissance de la Sainte Trinité est supra-rationnelle, supra-discursive ; les termes dont ils se servent pour parler du mystère ont pour but de le protéger de toute interprétation rationaliste et humaine. A l'opposé, la tradition occidentale, fidèle à Augustin, fait de cette terminologie le point de départ de réflexions intellectuelles. Telle est l'origine de la conception médiévale du progrès du dogme. Ce développement est toujours spéculatif, toujours philosophique. Comme Anselme de Cantorbéry, comme Thomas d'Aquin, comme Newman qui théorisera cette pratique, Boulgakov fait appel à la philosophie pour aller plus loin que les Pères, les rendre plus parfaits. V.Lossky, qui savait très bien ce qu'était la philosophie et qui connaissait non moins sûrement l'enseignement des Pères sur cette question, me semble voir juste lorsqu'il écrit : «Sa théologie [de Boulgakov] est-elle réellement une théologie fondée sur une pure perception de la révélation, ou bien un système philosophique au sujet de la Révélation ?» et Lossky d'ajouter un peu plus loin : «Il ne comprend pas la véritable signification de l'apophatisme et, de plus, il voit dans toute la théologie patristique une série de systèmes philosophiques humains».
b) Poser cette notion de théologoumènes, c'est chercher, d'une part, à établir une distinction chez les Pères ou dans la tradition entre ce qui est révélé et ce qui est humain -ce que l'Eglise fait lorsqu'elle ne confirme pas certaines opinions des Pères ; mais c'est surtout laisser chaque Institut de théologie, chaque théologien, voire chaque fidèle, décider du point où finit l'essentiel, le révélé et où commence le secondaire, le théologoumène vraisemblable ou moins vraisemblable, dans les écrits des saints.
Dans le même esprit, cela revient à distinguer la personne privée et la personne ecclésiale. Le Père Boulgakov, à propos des Pères, parle de leur faute primordiale, en grec prôton pseudos, mensonge premier, exactement comme il parle du défaut essentiel prôton pseudos des auteurs païens (op. cit., p.19). Concluait-il, lui prêtre de l'Eglise, chaque office par cette phrase : «Par les prières de nos Pères menteurs, Seigneur Jésus Christ Notre Dieu, aie pitié de nous» ou par «nos Pères saints» ? Une dichotomie, une coupure scinde ici notre être : nous voilà tenus de vénérer la non-vérité ou d'outrager ce qui est saint.
On pourrait appeler chorizontes ou «séparateurs» les partisans de ce genre de vie ecclésiale et de théologoumènes. Car ils sont tenus aussi, à l'intérieur des Pères, de distinguer entre les Pères apostoliques, non systématiques, et les Pères systématiques, et entre ces derniers et les «Byzantins» trop occupés à des querelles sans vie, et ainsi de suite. C'est-à-dire que l'unité de l'histoire de l'Eglise leur échappe totalement, non moins que la logique de la succession des hérésies -le Filioque n'est qu'un arianisme rhabillé- et non moins que l'unité de vie du «choeur des Pères». Les Pères ne s'occupaient tous que du même et unique objet de leur amour, le Christ et l'Eglise les voit comme les thiasotes, les amoureux enthousiastes du Christ, ivres du même amour divin.
Enfin, avec toutes ces divisions, que fait l'orthodoxe ? sinon se mettre à l'école du pan-relativisme qui a atteint les confessions occidentales, et qui s'inscrit dans la logique de leur histoire propre. En effet, ce relativisme est la récompense de leur infaillibilisme. Deux fois, l'Orient a stupéfait l'Occident : quand saint Photios a déclaré, à ses contradicteurs qui lui opposaient des textes des Pères latins, que si toute la Création, d'une voix, proclamait le Filioque, elle ne contraindrait pas les orthodoxes à abandonner le dogme sorti des lèvres du Sauveur Lui-même ; une autre fois, quand Marc d'Ephèse a répondu, aux Occidentaux qui lui apportaient des témoignages de quelques Pères favorables au Purgatoire, que les Pères n'auraient pas eu besoin de Conciles Oecuméniques s'ils avaient tous toujours été infaillibles. Dans ces deux cas, les occidentaux raisonnaient comme si l'opinion d'un ou de quelques Pères était nécessairement celle de l'Eglise. Aujourd'hui, c'est l'inverse : l'accord même de tous les Conciles oecuméniques leur paraît sans importance pour ce qu'il faut croire pour le salut.
Eh ! bien, l'orthodoxe n'a pas à entrer dans cette incertitude spirituelle. Il suit l'Eglise, il suit les Pères déifiés, il se réfère aux Offices qu'il chante quotidiennement, il supplie le Christ de l'éclairer de Sa lumière et il voit les Pères dans une unité de vie, liturgique et dogmatique.
C'est pourquoi, il refuse tout théologoumène, la notion comme la chose.
En effet, si nos péchés nous sont bien personnels et n'engagent pas l'Eglise, le but de la vie chrétienne, qui est de se conformer et de s'unir, par la pénitence, au Christ, est commun à tous les fidèles et fondé sur un seul et même roc : la foi orthodoxe. Ce but peut donc s'appeler déification, christification et ecclésification : je me sanctifie, non en me coupant des autres par des idées personnelles, mais en acquérant la conscience ecclésiale, la «pensée du Christ». Comme le dit le Père Justin, chantre de cette unité dans la Vérité qui caractérise l'Eglise et elle-seule : «C'est seulement "avec tous les saints", selon l'Apôtre Paul (Eph.3,18) qu'on peut connaître le merveilleux mystère de la personne du Christ, c'est-à-dire justement et véritablement du Dieu-Homme, le Christ. C'est seulement en vivant "avec tous les saints", dans l'unité catholique de la foi, que l'on peut être un vrai chrétien, un disciple authentique du Dieu-Homme, le Christ. Véritablement, la vie dans l'Eglise est toujours catholique, elle se trouve toujours dans la communion "avec tous les saints". Par conséquent le vrai fidèle de l'Eglise ressent fortement qu'il partage la foi des Apôtres, des Martyrs et des Saints de tous les siècles ; il ressent que ceux-là sont éternellement vivants et qu'une seule et même force et énergie théandrique, divino-humaine, passe simultanément en eux tous...» (op. cit., p.125). Pour celui qui a perçu cette force divine de la pensée «en Eglise», qui a uni, par la prière, son esprit à celui des saints, il est clair que l'Eglise ne peut avoir, en marge du credo commun, des credos privés ou complémentaires. Et cela, non par manque de libéralité, mais parce que celui qui possède tous les trésors et qui nous les donne tous, ne demande que notre reconnaissance.
Etre laïc ou moine et garder son opinion personnelle sur rien et sur tout, c'est vouloir se tenir en même temps au-dedans et au-dehors de l'Eglise. La foi se confesse, elle ne se discute pas. Les Pères se purifiaient pour Dieu dans l'ascèse et la prière et, lorsqu'il y avait lieu, ils confessaient la foi -mais ils ne faisaient pas de théologoumènes à la petite semaine.
Le Credo est sublime, il est parfait, il est fruit de l'Esprit : jamais nous n'aurons fini de le goûter intellectivement. Pourquoi préférerions-nous à ce festin que nous donne l'Eglise, les «viandes de l'Egypte» ?
c) Il faut encore ajouter, à propos des hérésies, que les Pères les dénonçaient non simplement comme des systèmes faux, ou comme peu conformes à leurs idées à eux -comme tel philosophe critiquant tel autre philosophe- mais parce que, devenus christophores, ils pensaient, sentaient, savaient de tout leur coeur et leurs entrailles sanctifiés, que les systèmes erronés conduisent à la perte éternelle l'âme qui se prive, dans les fausses doctrines, de toute participation, en ce monde et dans l'autre, à la gloire même du Christ.
Si l'on ne confesse pas cela, on peut faire tous les théologoumènes que l'on veut, parce qu'alors, rien au fond n'engage à rien. L'Eglise devient une «république des théologiens», bonne compagnie, gens du monde et doctes coupeurs de cheveux en quatre, qui discutent à perte de vue et ne peuvent même comprendre qu'il y ait des fous qui pensent encore que ce pour quoi les Pères ont versé leur sang avait un sens absolu, c'est-à-dire engageait le salut et la perte de l'âme.
Pour finir cette lettre déjà trop longue, je te dirai que je ne parle pas de l'Institut Saint-Serge d'aujourd'hui, ne le connaissant pas et ne voulant pas le juger. J'espère, bien sûr, qu'on y dispense la foi orthodoxe, et qu'on n'y dit pas qu'il y a place pour les théologoumènes. Je suppose aussi qu'on n'y enseigne pas que les canons sont relatifs, ou que les décisions des conciles peuvent être modifiées. Tu me rassureras en me disant que personne n'y dit que l'opposition des Pères de Chalcédoine aux monophysites n'était due qu'à une mécompréhension de leur vocabulaire théologique, ou encore qu'il y a des aspects «positifs» au Filioque.
Ne voulant appartenir à aucune «république des théologiens déplacés», mais uniquement à la Sainte Eglise de Jésus Christ, je n'ai aucun goût à dénoncer l'enseignement de tel ou tel théologien ou de tel ou tel Institut.
Ce contre quoi, en revanche, nous devons nous tenir en garde, je crois, c'est contre une certaine confession du monde et de l'Eglise, qu'on trouve, d'une façon intellectuelle et subtile, dans la méthode de Boulgakov, et maintenant chez beaucoup d'orthodoxes, d'une façon beaucoup plus primaire.
Chez Boulgakov, la volonté de sophianiser le monde était sans doute une hérésie ; ce qui se passe maintenant, c'est autre chose : c'est l'entrée d'un esprit étranger à l'Eglise, qui fait que l'on voit des évêques ou des prêtres prendre position sur les problèmes de la société, sur l'écologie, sur la paix dans le monde, sur la violence civile etc... comme s'ils étaient des conseillers municipaux. En revanche, lorsqu'un Patriarche présente Mahomet comme un apôtre du Christ, personne ne dit mot. L'oecuménisme est la religion, la «mystique» de cette abolition des frontières entre l'Eglise et le monde -qui fait que l'on croit que l'on peut être orthodoxe à sa façon, selon son quant-à-moi, sans l'ascèse, la purification et la lutte (Podvig) recommandées par l'Ecriture, les Apôtres et les Pères.
Dans le contexte actuel, on veut présenter l'Eglise orthodoxe comme une philosophie religieuse parmi d'autres. Boulgakov et son système bizarre qui prétendait compléter les Pères a participé, peut-être sans le vouloir totalement, à ce mouvement réducteur de la Révélation. Bien davantage y participent aujourd'hui ceux qui s'engagent dans le mouvement oecuménique, soit par conviction, soit par peur de confesser la foi orthodoxe publiquement.
La machine qui est en marche aujourd'hui, et que poussent à la roue même certaines personnes qui en voient intellectuellement le danger, c'est la grande apostasie, c'est le gouvernement de l'anti-christianisme sur le monde, contre lequel ceux des orthodoxes qui auront voulu plaire au monde ne pourront rien, parce qu'ils auront accepté de considérer toutes les bornes, toutes les frontières entre l'Eglise et le monde comme relatives. Ils ôtent les haies, les sangliers brouteront la vigne. Je veux dire qu'ils ne pourront pas opposer aux ennemis de l'Eglise des canons qu'ils auront déclarés «économiques» ou «secondaires», «relatifs à un temps et à un lieu» ; ni des dogmes qu'ils auront classés dans les théologoumènes ; ni les Conciles Oecuméniques qu'ils auront enseignés comme n'étant pas tout-à-fait absolus ; ni non plus la succession apostolique, à laquelle ils auront donné un sens purement juridique. Ils ne pourront se servir d'aucune armure contre les représentations interchangeables et anonymes de ces forces obscures qui veulent réformer et démolir l'orthodoxie qui est l'unique Eglise du Christ, seule dépositaire de la Révélation divine. L'orthodoxie est le sel de la terre. Le diable sait que s'il parvient à la détruire, le monde entier se décomposera.
Pardonne-moi. Je m'arrête ici, parce que tu trouveras que j'ai un peu débordé mon sujet. En réalité, je n'en crois rien. La question fondamentale est : confesse-t-on l'Eglise une du Christ, et pour son salut, est-on prêt à suivre le Christ, sans partage, sans compromis avec le monde, sans philosophies, sans cultures, ou veut-on établir un pont imaginaire entre l'Eglise et le monde, se purifier sans prière, ressusciter sans Croix ? Je te laisse sur cette citation du Père Justin, qui me paraît contenir la vraie prière de «l'intellectuel», celle que doit faire tout homme qui veut parler ou écrire de l'Eglise, avant de se mettre au travail : «Quand le chrétien orthodoxe réfléchit, il le fait dans la prière, avec crainte et tremblement, car il sait qu'il le fait avec la participation mystique de tout le choeur de tous les saints et de tous les membres de l'Eglise. Il ne s'appartient jamais à lui-même, mais à tous les saints, et par eux au très saint Seigneur Jésus» (L'Homme et le Dieu-Homme, p.127).
+ P.Patric
LA CONTROVERSE SUR LA SOPHIA
Dans la première partie de notre Dossier sur les controverses qui eurent lieu dans l'Eglise russe autour de la théologie du Père Serge Boulgakov, nous avons résumé l'argumentation du décret du Métropolite Serge de Moscou daté de septembre 1935 (La Lumière du Thabor, n32, p.114-122).
Pour présenter les documents suivants, qui montrent le développement de la controverse et son enjeu, nous adopterons le plan que voici :
I. Introduction historique au décret de décembre 1935
II. Le décret de décembre 1935
III. La réponse de Boulgakov
IV. L'intervention de Vladimir Lossky
V. Lettre sur le P.S.Boulgakov et la sophiologie.
I. INTRODUCTION HISTORIQUE
AU DÉCRET DE DÉCEMBRE 1935
Avant d'analyser ce second décret du Métropolite Serge, rappelons que la théologie du Père Serge Boulgakov avait suscité de nombreuses controverses dès 1924, lorsque le Métropolite Antoine Khrapovitsky avait publié à Belgrade, dans Novoe Vremja du 4 septembre 1924 (n1005), un article où il accusait les Pères Serge Boulgakov et Paul Florensky d'introduire, par leur doctrine de la Sophia, une quatrième hypostase dans la Sainte Trinité. L'archevêque Théophane de Poltava fit connaître qu'il partageait la même opinion.
En mars 1927, le Synode de Karlovits écrivait officiellement au Métropolite Euloge pour le prévenir que l'enseignement théologique de l'Institut Saint-Serge apparaissait comme peu orthodoxe. Cette lettre fut écrite avant la rupture du Métropolite Euloge avec le Synode de Karlovits.
Après la séparation de l'Archevêché d'Europe Occidentale, ce fut le saint archevêque Jean Maximovitch -alors hiéromoine- qui publia, en 1930, plusieurs articles contre la sophiologie intitulés «La Doctrine de la Sainte Sophia, Sagesse de Dieu», qui furent réunis par la suite en un petit livre. En 1933, le journal du Synode de Karlovits publia un article du Comte Grabbe intitulé : «La profession publique d'hérésie» qui dénonçait la sophiologie comme une hérésie réclamant, de la part de l'Eglise, une condamnation claire.
En 1934, la critique de la sophiologie venait du patriarcat de Moscou et de l'archevêque Benjamin, ancien membre de l'Institut Saint-Serge devenu exarque du Patriarcat de Moscou en Amérique, qui publia une série d'article dans Pravoslavie (le premier article étant dans le n15, 1934).
Puis vint le décret du 5 septembre 1935 du Métropolite Serge de Moscou, que nous avons résumé dans le numéro 32 de la Lumière du Thabor, et qui s'achève par la condamnation que nous citons ici in extenso :
«Cet examen montre assez manifestement que la doctrine de Boulgakov : 1) Par son intention, n'est pas celle de l'Eglise, dont elle ne veut pas prendre en considération l'enseignement ni la tradition, tandis que, sur certains points, elle prend ouvertement position en faveur d'hérésies condamnées par l'Eglise dans les Conciles ; 2) par son contenu, elle introduit dans la compréhension des principaux dogmes de la foi tant d'éléments personnels et arbitraires, qu'elle évoque davantage le gnosticisme -condamné par l'Eglise- que le christianisme, quoiqu'elle utilise -comme le gnosticisme- des notions et des expressions coutumières aux chrétiens ; 3) par les conclusions pratiques qu'on peut en tirer, elle est d'autant plus dangereuse qu'elle séduit grâce à la profondeur apparente de ses idées et à son ton respectueux et méditatif. En suggérant qu'on peut attribuer au Créateur la responsabilité de la chute, cette doctrine diminue dans l'homme la conscience de son péché ; elle ébranle ainsi les assises mêmes de la vie spirituelle. En représentant le salut de l'homme comme une espèce de processus divin à l'échelle cosmique, qui a lieu dans la nature créée et, en particulier, dans l'homme, elle fraye la voie à la dégradation directe de cette même vie spirituelle.
Note. La doctrine de l'archiprêtre S.N.Boulgakov sur la Sophia, Sagesse de Dieu, se trouve exprimée dans ses ouvrages : La Lumière sans crépuscule, Moscou, 1917 ; Pierre et Jean, Paris, 1927 ; Le Buisson ardent (sur la vénération de la Mère de Dieu), Paris, 1927 ; L'Ami de l'Epoux (sur la vénération du Précurseur), Paris, 1928 ; L'Echelle de Jacob (sur les Anges), Paris, 1929 ; L'icône et sa vénération, Paris, 1931 ; L'Agneau de Dieu, (sur le Dieu-Homme), Paris, 1933.
Par arrêt n93 du 24 août 1935,
Nous décidons : 1) de considérer comme étrangère à la Sainte Eglise orthodoxe du Christ la doctrine du professeur et archiprêtre S.N.Boulgakov, laquelle, par des interprétations personnelles et arbitraires (sophianiques), dénature souvent les dogmes de la foi orthodoxe, reprend expressément sur certains points des doctrines hétérodoxes déjà condamnées en concile par l'Eglise et, enfin, peut même, par les conclusions qu'elle rend possibles, être dangereuse pour la vie spirituelle. Nous mettrons en garde les fidèles serviteurs et enfants de l'Eglise, afin qu'ils ne se laissent pas entraîner par elle ; 2) d'appeler les évêques, les clercs et les fidèles orthodoxes qui ont eu l'imprudence de se laisser prendre à la doctrine de Boulgakov et l'ont suivi dans leur enseignement, leurs ouvrages manuscrits ou leurs livres publiés, à reconnaître leurs erreurs et à rester inébranlablement fidèles à la «saine doctrine» ; 3) de ne pas statuer actuellement sur la personne de l'archiprêtre S.N.Boulgakov, qui n'est pas en communion avec l'Eglise orthodoxe du Patriarcat de Moscou. Cependant si, dans l'avenir, la question se posait de recevoir l'archiprêtre Boulgakov dans notre communion, nous décidons de mettre comme condition, pour le recevoir et l'autoriser à célébrer, qu'il rétracte par écrit son interprétation sophianique des dogmes de foi et ses autres erreurs dogmatiques et fasse la promesse écrite de rester immuablement fidèle à l'enseignement de l'Eglise orthodoxe».
Sur la fin d'octobre 1935, le Synode de Karlovits, après avoir écouté le rapport d'une commission chargée d'étudier la doctrine de Boulgakov, publiait aussi une condamnation de cette doctrine et la transmettait au Métropolite Euloge. Le texte du Synode de l'Eglise Russe Hors Frontières était ainsi conçu :
«Le Synode, après avoir entendu le rapport de la commission chargée d'examiner les doctrines sophiologiques du Père Boulgakov, a décidé : 1) de condamner comme hérétique la doctrine de l'archiprêtre Serge Boulgakov sur la Sophia, la Sagesse de Dieu ; 2) de communiquer cette décision au Synode du Métropolite Euloge, en le priant d'avertir l'archiprêtre Boulgakov, de l'inviter à rétracter publiquement sa doctrine hérétique de la Sophia et de tenir au courant le Synode de l'Eglise Russe Orthodoxe à l'Etranger de la suite des événements ; 3) d'informer les chefs de toutes les Eglises autocéphales de la condamnation de l'hérésie sophianique par le Concile, au cas où l'archiprêtre Boulgakov ne se corrigerait pas ; 4) de charger le Synode des évêques de la poursuite de la lutte contre l'hérésie sophianique de l'archiprêtre Boulgakov et contre toute autre erreur similaire ; 5) de charger Monseigneur Tykhon de Berlin, Monseigneur Jean de Changaï, Monseigneur Dimitri de Chajlar, et le comte Paul Mikhaïlovitch Grabbe, membre du Concile Panrusse, de la réfutation ultérieure des doctrines erronées de l'archiprêtre Boulgakov ; 6) de remercier Monseigneur Séraphim, archevêque de Bogu_ary, pour son travail précieux et utile à étudier pour réfuter les erreurs de l'archiprêtre Boulgakov».
Comme l'indique la dernière phrase, le Synode de Karlovits se fondait aussi sur le livre de l'archevêque Séraphim (Sobolev) de Bulgarie, qui venait de publier son livre La nouvelle doctrine sur la Sophia, la Sagesse de Dieu (Novoe u_enie o Sofii premudrosti Bo_iej), à Sofia en 1935. Nous espérons publier un jour dans La Lumière du Thabor des extraits de ce livre dont nous avons des photocopies.
En décembre 1935, la polémique s'aggrava lorsqu'un journal favorable au Synode de Karlovits, le Carskij V_stnic, publia un article intitulé «Le travail des Sophianistes à Paris» qui prenait à partie l'Institut Saint-Serge tout entier, comme un nid d'hérétiques sophianistes. La sophiologie envenimait désormais les relations entre les différentes «juridictions» russes.
Enfin, le 27 décembre 1935, le Patriarcat de Moscou faisait connaître un nouveau décret du Métropolite Serge adressé au Métropolite Eleuthère de Lithuanie et de Vilno.
II. LE DÉCRET DU 27 DÉCEMBRE 1935
Le Métropolite Serge présente ce second décret comme un complément de celui du 24 août 1935 (publié le 7 septembre), portant maintenant sur la façon dont Boulgakov conçoit le dogme de Chalcédoine.
C'est, en effet, la christologie du Père Serge Boulgakov qui serait hétérodoxe. Le théologien de l'Institut Saint-Serge soutiendrait l'idée que les saints Pères n'auraient pas éclairci entièrement le dogme des deux natures en Christ. La raison en serait «l'absence d'une idée de la kénose, bien nette et précise, appliquée méthodiquement».
Le Métropolite Serge commence par rappeler ce qui, selon lui, constitue l'essentiel du dogme des deux natures en Christ et de l'abaissement du Verbe de Dieu. L'Hypostase, c'est-à-dire l'auto-conscience du Christ, qui dit «moi», c'est Sa Personne Divine ; Il a assumé une humanité complète, corps, âme et esprit, mais cette humanité n'a pas d'hypostase propre, elle est «enhypostasiée» dans l'Hypostase du Verbe de Dieu, autrement dit, se sert de l'auto-conscience du Verbe de Dieu, faute d'avoir la sienne propre.
Selon le Métropolite Serge, «la kénose n'est pas comprise par Boulgakov dans son sens habituel d'un abaissement volontaire et éthique du Verbe de Dieu dans Son Incarnation» ; mais il penserait «que cet abaissement doit s'accompagner de modifications physiques dans la nature de Celui qui s'abaisse Lui-même. Le Logos n'est pas devenu chair seulement extérieurement, mais aussi en Lui-même».
Autrement dit, la conception de la kénose par Boulgakov le conduit à ajouter à l'hypostase divine une hypostase humaine du Christ -alors que, pour les Pères, il n'y a pas d'hypostase humaine du Christ, mais une hypostase divino-humaine, la nature humaine étant, en Christ, unie sans mélange et sans confusion à la nature divine.
Boulgakov ne voit qu'une différence de degré entre «l'incarnation» de l'esprit humain ordinaire dans une âme et un corps, cet esprit étant, selon lui, surcréé, incréé, d'origine divine ; et la descente du Logos, qui prend la place de l'esprit dans le composé humain qu'il assume. L'homme est esprit, âme, corps ; le Christ est Logos, âme, corps.
La christologie de Boulgakov l'amène à penser que les «cas d'ignorance» du Christ, les passages où le Christ dit qu'il ignore quelque chose -par exemple, le moment de la fin du monde (Matt.24,36) ou l'endroit où Lazare a été déposé (Jn 11,34)- sont à considérer comme des ignorances réelles liées au développement progressif de la «conscience humaine» en Christ. Pour les Pères, le développement ou la croissance du Christ en sagesse (Lc 2,52) ne signifie nullement que le Christ acquiert dans le temps ce qu'il ne posséderait pas d'abord1 ; mais que lui, la Sagesse de Dieu, manifeste progressivement ce qu'Il est, en tenant compte des éléments extérieurs qui entourent son Incarnation : Il se montre différent comme fils dans la maison de ses parents, comme prophète devant le peuple. Pour Boulgakov, au contraire, le Logos s'abîme dans le temporel, s'éteint dans sa conscience divine, pour «s'élever comme la conscience engourdie de l'enfance devant encore grandir (Lc 2,40), croître en stature (Lc 2,52)».
De même, la prière du Christ est expliquée par Boulgakov comme si, par elle, le Seigneur «cherchait à prendre conscience en Lui-même de la voix de Sa propre nature divine».
Ce que souligne le Métropolite Serge, c'est qu'à force de vouloir éviter le docétisme -Dieu n'ayant qu'une apparence d'homme, non fait homme véritablement- Boulgakov en arrive à une sorte de docétisme à l'envers, où le Fils de Dieu, ne pouvant pas ne pas être conscient de Sa divinité, a néanmoins voulu ne pas être Dieu, et donc fait semblant de ne pas être conscient qu'Il est Dieu. Ou encore, Dieu oublie volontairement sa divinité, mais Il l'oublie effectivement.
Inversement, Dieu souffre sur la Croix, et Boulgakov tombe en même temps dans une sorte de théopaschisme -doctrine qui attribue la souffrance à la Divinité du Sauveur. Pour Boulgakov, la doctrine orthodoxe, selon laquelle c'est dans Sa nature humaine seule que le Christ souffre -saint Jean Damascène écrit : «Un seul et unique Christ souffrait...mais ce qui souffrait en Lui, était ce qui par nature est soumis à la souffrance ; par contre ce qui n'y est pas soumis ne partageait pas les souffrances»- cette doctrine, donc, réduit l'incarnation à une apparence ou introduit dans le Dieu-Homme une dualité difficile à imaginer : une moitié souffre, tandis que l'autre observe ces souffrances «avec une froide indifférence». Il faut donc, conclut-il, que la divinité ait souffert. Comment ? Spirituellement.
Boulgakov ne voit pas que son raisonnement tient simplement à l'idée apollinarienne qu'il se fait de l'union des deux natures. Il en fait quasiment des personnes, qui devraient partager la souffrance. Le Métropolite Serge résume ainsi ce point : «Le point essentiel de la divergence de Boulgakov avec l'Eglise réside ici en ce qu'il semble oublier dans la doctrine de la divino-humanité la distinction entre l'hypostase et la nature tout en l'admettant théoriquement dans un esprit créé...»
Boulgakov aboutit à un monophysisme inversé : «Les monophysites ne reconnaissent en Christ que la seule nature divine parce que, selon eux, la nature humaine était inévitablement absorbée par la Divinité... Mais dans le système de Boulgakov, ce n'est pas l'humanité qui est absorbée par la Divinité, mais au contraire : la Divinité sert, s'il est permis de s'exprimer ainsi, comme une sorte de matériel pour compléter l'humanité. Ce n'est plus une seule nature, ni pas deux non plus ; c'est comme une et demie, réunie non en une seule Hypostase, mais en un seul individu naturel d'un composé inhabituel, ayant une nature composée».
C'est cette fausse christologie qui oblige Boulgakov à concevoir une participation de la nature divine à la souffrance et à la Croix. La souffrance de la divinité s'impose non seulement parce que le Dieu d'Amour ne saurait être indifférent, mais encore parce que la souffrance de la Croix, si elle était purement celle de l'organisme animal, ne saurait avoir valeur éthique ni offrir un «équivalent rédempteur des tourments de l'enfer». Or telle est la rédemption.
D'autre part, parallèlement à l'oeuvre rédemptrice, s'opère le processus de déification, de retour néoplatonicien à l'unité ou à la divinité : «Ce processus a lieu parallèlement à la rédemption et tout-à-fait indépendamment d'elle ; même s'il n'y avait pas eu de rédemption du tout, il aurait suivi son cours. La Sophia-Sagesse divine, accomplit infailliblement son mouvement circulaire : elle est réfléchie dans le domaine du non-être en qualité de Sophia créée, elle "arrive à la sophianisation suprême de la nature humaine" dans la très Sainte Mère de Dieu pour, enfin, remonter vers Dieu en Christ et avec Lui».
Le Métropolite Serge insiste ensuite sur le fait que Boulgakov a abandonné, volontairement, la christologie orthodoxe : «Dans sa conception du dogme des deux natures en Christ, dogme très important pour son système, Boulgakov s'écarte consciemment de la doctrine de l'Eglise qu'il considère comme non satisfaisante ; il transgresse avec audace les bornes fixées par l'Eglise à la raison humaine. Le seul résultat en est que Boulgakov perd pied et ne se trouve plus sur le sol ferme des données de la révélation acquises par l'Eglise dans des "manifestations de l'Esprit et de la puissance". Il ne lui reste que les "seules paroles de la sagesse humaine" (1 Cor.2,4), certes attirantes et même brillantes, mais qui ne sont pas salvifiques».
En conclusion, le Métropolite Serge décide de considérer comme juste l'arrêté n93 du 24 août 1935, qu'il reproduit intégralement et que nous avons cité ci-dessus, et de faire parvenir des exemplaires de ses décrets aux Evêques. L'arrêté précédent a déjà été envoyé, avec demande d'approbation, aux Patriarches d'Antioche et de Serbie et au Métropolite d'Athènes.
III. LA RÉPONSE DE BOULGAKOV
Si le Père Serge Boulgakov fut vivement critiqué par la grande majorité de l'épiscopat russe -en URSS, avec le Métropolite Serge- et par une fraction importante de l'émigration, il fut défendu par les milieux intellectuels de l'émigration et par son propre évêque, le Métropolite Euloge.
Pour le fond, les arguments des défenseurs de Boulgakov ne portèrent pas toujours sur la question de la Sophia, mais souvent sur celle de la liberté de théologiser. Pour la méthode, ces arguments ne furent pas toujours très théologiques ; les défenseurs étaient d'une orthodoxie contestable. Ainsi Berdiaev, qui a passé sa vie à critiquer les Pères et leur a préféré les gnostiques, publia dans sa revue La voie (Put) une attaque contre le principe même de la condamnation ecclésiastique du Père Serge Boulgakov, sous le titre : «L'esprit du grand inquisiteur (Duch velikago inkvizitora)» (Put, n49, 1935). G.Fedotov, J.Lagovskiy, J.Chakovskoy et bien d'autres, prirent aussi sa défense. Le plus souvent, l'idée -tout-à-fait antipatristique- de theologoumena, de la libre recherche philosophique sur les dogmes, était évoquée pour justifier la méthode de Boulgakov. L'idée même que l'Eglise puisse juger une doctrine comme hérétique était aussi combattue par une Intelligentsia libérale qui revenait à la foi et à l'orthodoxie sans aucune formation patristique.
D'autres voyaient dans ces condamnations des règlements de compte entre juridictions divisées pour des motifs politiques. Le Métropolite Euloge justifiait le Père Serge Boulgakov en rappelant sa piété. Certes, lui répliquait-on, mais Nestorius aussi était «pieux».
Dans cette confusion, où la théologie du Père Serge Boulgakov était laissée de côté au profit d'une défense sentimentale de sa personne, la réponse la plus intéressante demeure celle que le théologien de Saint-Serge en personne fit au Métropolite Serge, dans un Mémoire présenté en octobre 1935 à S.E. le Métropolite Euloge. Nous allons résumer ce mémoire, avant de voir la réponse qu'y fit V.Lossky, reprenant un à un les arguments du P.S.Boulgakov.
Les points essentiels de la réponse du Père Serge Boulgakov sont les suivants :
1) Déclaration préliminaire.
Le P.S.Boulgakov, qui ne répond pas d'ordinaire aux attaques dont il est l'objet, s'y trouve obligé cette fois, tant pour obéir à son supérieur, le Métropolite Euloge, que parce qu'il est accusé d'être infidèle à l'orthodoxie, devant ses étudiants, ses fidèles et le «monde chrétien» avec lequel il entretient des rapports oecuméniques.
2) La Méthode du Métropolite.
Le Métropolite Serge a jugé sans connaissance de cause et sa méthode est inadéquate.
a) Connaissance insuffisante. Le pouvoir soviétique interdisant l'entrée des livres religieux en URSS, le Métropolite n'a connu, de Boulgakov sophianiste, que La Lumière sans déclin (Moscou, 1917) dont le professeur de Saint-Serge dit qu'il ne reconnaît plus toutes les thèses. Pour le reste, le Métropolite Serge s'est fié au rapport du Métropolite Eleuthère de Lithuanie. Cette connaissance de seconde main est, selon Boulgakov, insuffisante pour condamner son oeuvre.
b) Méthode erronée. Le Métropolite Serge, en choisissant de prendre des thèses de la dogmatique orthodoxe et de voir ce qu'elles deviennent chez Boulgakov, fait le contraire de ce qui serait «naturel» : il faut «prendre le "système" comme un tout, dans ses principes fondamentaux» et non l'aborder de l'extérieur. Le P.S.Boulgakov veut que son système soit jugé dans son unité organique, et reproche, en outre, au Métropolite de ne pas citer les points précis sur lesquels il prétend que ce système rejoint les hérésies anciennes.
c) Procès d'intention. Les accusations fondées non sur les thèses mêmes de l'auteur, mais sur leurs possibles conséquences, ne tiennent pas. En particulier, dire que la doctrine du P.Serge conduit à celle de Rosanov est faux, car le P.Serge se déclare l'adversaire de ce dernier. De même, quand le Métropolite dit que le système de Boulgakov rend inexplicable l'existence du diable et nous laisse dans l'incertitude sur la question de savoir si l'enfer est éternel ou si tout est sauvé dans la sophianisation universelle ultime, il spécule sur ce que Boulgakov n'a pas dit : «De même, je n'ai jusqu'à présent jamais abordé dans mes ouvrages des sujets eschatologiques dans la doctrine d'Origène et de saint Grégoire de Nysse, concernant le salut du diable et les tourments éternels. A chaque jour suffit sa peine».
3) La question historique.
Ni La Lumière sans déclin, ni le livre du P.Paul Florensky, La colonne et le fondement de la Vérité, paru peu auparavant et contenant aussi les principes de la sophianité, ne furent condamnés. Le premier se vendit à la Maison diocésaine à Moscou lors des Conciles pan-russes ; le second valut à son auteur le grade de maître en théologie. Le P.S.Boulgakov rappelle ses antécédents : membre du sacré Concile pan-russe, il y a joué un rôle notamment dans la préparation de la discussion sur l'hérésie des «adorateurs du Nom de Dieu» ; représentant des laïcs au Conseil ecclésiastique suprême, ami personnel du Patriarche Tykhon, il a été, sur la demande de ce dernier, ordonné prêtre en 1918 par l'évêque Théophane qui connaissait bien ses ouvrages. Le Père Serge Boulgakov a continué, jusqu'à son expulsion en 1923, de faire partie de la Direction ecclésiastique suprême réfugiée en Crimée.
Il conclut de ces deux séries de faits que, d'une part, son orthodoxie n'a été mise en doute par personne avant l'émigration ; que, d'autre part, avant la Révolution, le Saint Synode et les théologiens savants toléraient, au moins à titre d'opinion théologique, sa doctrine de la Sagesse de Dieu.
4) Forme anticanonique de la condamnation.
La façon dont la condamnation a été prononcée est non-ecclésiastique et non-orthodoxe. Le Métropolite Serge a agi comme un pape infaillible, qui se met au-dessus de l'Eglise, comme si la hiérarchie était l'Eglise. Bref, il n'a pas respecté la catholicité de l'Eglise, au sens orthodoxe du terme.
5) Contenu théologique. Aspect général.
Le P.S.Boulgakov divise en deux parties, générale et particulière, le contenu théologique du décret de Serge de Moscou. Il proteste contre quatre accusations générales portées contre sa doctrine :
a) Contre le qualificatif d'intellectuel. Le Métropolite entend ce terme dans un sens péjoratif. Le P.S.Boulgakov l'accepte, mais dans un sens positif : pour lui, le point important de la «mission intérieure» de l'Eglise russe, c'est le retour à l'Eglise des intellectuels.
b) Contre l'idée qu'il est un philosophe et que sa doctrine est non-ecclésiale. D'une part, il déclare que sa doctrine est ecclésiale, quoiqu'elle concerne «le plan doctrinal et non les dogmes», c'est-à-dire, «des opinions théologiques et non la règle de foi déjà admise». D'autre part, il se veut théologien, mais considère néanmoins la philosophie «comme une amie et une alliée naturelle et indispensable de la théologie». Sa protestation, dans ce cas, consiste plutôt à affirmer ce qu'on lui reproche : ainsi, la référence qu'il fait à l'Aphrodite céleste de Platon et de Plotin, n'est pas illégitime comme le croit le Métropolite Serge, car «la philosophie grecque a été le ferment qui fit lever toute la théologie patristique : Origène et les Pères cappadociens, Léonce de Byzance et saint Jean Damascène, Tertullien et saint Augustin».
c) Contre l'accusation qu'il rejette la tradition. Il affirme son attachement à la tradition, qu'il considère comme le principal fondement dogmatique de l'orthodoxie, tout en admettant qu'il faut un travail critique de recherche pour la retrouver. Il souligne qu'il la cherche. D'autre part, le Métropolite lui reprochant d'avoir déclaré, dans L'Agneau de Dieu, que la problématique de la kénose, oubliée à Byzance dans une théologie nécrosée, avait jailli de nouveau dans l'Occident, le P.S.Boulgakov précise que, contre la doctrine occidentale de la kénose «qui n'est pas celle de l'Eglise, je construis une doctrine de la kénose précisément orthodoxe».
d) Contre l'accusation de gnosticisme. Le P.S.Boulgakov proclame qu'il n'est pas gnostique. Il est sophianique. Le thème de la Sophia est orthodoxe et biblique, mais il doit être élaboré de nouveau. En effet, une «révélation particulière» a été faite à l'Eglise russe, du caractère marial de la Sophia ; les cathédrales dédiées à la Sagesse de Dieu avaient leur fête le jour des fêtes de la Mère de Dieu. Cette forme que revêt la vénération de la Sophia dans l'Eglise russe assigne au théologien sa tâche : donner une forme systématique à cette «révélation particulière». En même temps, il apportera par là une réponse aux questions du monde moderne («crise de la culture») que la théologie des Pères (la «pensée chrétienne») ne résout pas.
e) Nécessité des discussions. Enfin, le P.S.Boulgakov ne donne pas sa doctrine pour la vérité, mais pour un essai préludant à la discussion de toute l'Eglise sur la Sophia ; il admet qu'on s'oppose à ce qui n'est encore que son opinion : «Ma sophiologie est une doctrine théologique qui jusqu'à présent représente ma propriété personnelle». L'histoire du dogme montre que les formulations de l'Eglise étaient précédées de disputes entre écoles rivales, jusqu'à ce que l'Esprit révèle à «la conscience conciliaire de l'Eglise» la vérité, car comme dit saint Paul : «Il faut qu'il y ait des dissensions (hairéseis) entre vous afin qu'apparaissent les plus habiles» (1 Cor.11,19).
6) Contenu théologique. Aspects particuliers.
«Le rapport, dit Boulgakov, commence par une introduction sur l'incompréhensibilité de Dieu et suppose donc manifestement que je nie cette vérité». Il réplique qu'il ne la nie pas, qu'il l'expose dans un chapitre de La Lumière sans déclin et qu'il commence toujours par elle son cours de dogmatique. En revanche, le Métropolite, en rejetant la théologie cataphatique [affirmative] risque de tomber dans l'antidogmatisme protestant (Schleiermacher, Richle...) ou dans le mysticisme.
La critique théologique du Métropolite Serge porte sur trois points particuliers : la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption.
a) La sophiologie est-elle une négation de la Trinité ? Poser l'existence, en Dieu, de la Sophia, c'est, pour le Métropolite, nier la Trinité. Contre cette accusation, le P.S.Boulgakov déclare ne pouvoir répondre que par des questions : est-ce nier la Trinité que de confesser (a) la Sagesse ou la Gloire de Dieu de l'Ancien Testament ? (b) la «Sagesse divine, glorieuse Sophia» d'une ancienne prière russe ? (c) les prototypes ou les prédestinations en Dieu (saints Denis, Maxime le Confesseur, Jean Damascène) [les idées, en Dieu, des choses créées] ? (d) la pluralité des énergies divines (saint Grégoire Palamas) ? (e) l'ousia «existant dans la Sainte Trinité» [essence divine] ? En refusant d'emblée la Sophia, le Métropolite Serge «pèche contre la plénitude de la révélation sur la Sainte Trinité» -autrement dit, le P.S.Boulgakov présente sa doctrine comme un développement dogmatique et comme un aspect de la Révélation.
Contre le Métropolite Serge, qui a affirmé que l'amour est toujours l'énergie d'une personne, le P.S.Boulgakov soutient que la Sophia aime Dieu sans être une personne. Il distingue, pour expliquer cela, deux formes d'amour : l'amour hypostatique ou actif qui émane d'une personne et l'amour non-hypostatique, passif et féminin, qui aime en retour. C'est ce second amour qu'il faut attribuer à la Sophia ; c'est lui que l'hymnologie orthodoxe et biblique attribue à la créature irrationnelle quand elle dit que les cieux, les vents, les eaux, le soleil, la lune, les animaux, les arbres etc., louent et aiment le Seigneur, ou quand elle s'adresse à la Croix, qui n'est pas une «quatrième hypostase» mais une «force spirituelle».
De même l'Eglise, pour le P.S.Boulgakov, est un Corps a-personnel, supra-personnel, qui existe pourtant comme tel et non simplement dans ses membres (les personnes). Seule une personne peut aimer, disait le Métropolite. L'Eglise, répond Boulgakov, «n'est certainement pas une personne et cependant elle aime». Il cite, à l'appui, le chapitre 5 de l'Epître aux Ephésiens.
Témoignant d'un amour «non-hypostatique», «féminin», «qui se donne», l'Eglise est une «essence spirituelle anhypostatique». Le P.S. Boulgakov en voit la figure dans la femme vêtue du soleil, dont parle l'Apocalypse (chap.12) et dans l'épouse de l'Agneau (Apoc.21,8 et 22,17). Il l'identifie à la Sophia, «la Sagesse divine dans son prototype éternel».
Serge de Moscou a critiqué l'anthropocentrisme du Père S. Boulgakov, fondé sur la conformité d'image de l'homme avec la Divinité. Le P.S.Boulgakov répond que cette conformité qu'il prêche est une vérité révélée -la création de l'homme «à l'image de Dieu» (Gen.1, 26-28).
Quant à l'argument que le Métropolite tire de l'existence des anges, le P.Serge Boulgakov répond en citant saint Grégoire Palamas : «Il n'y a rien de plus haut que l'homme. La nature spirituelle des anges ne possède pas une telle énergie de vie parce qu'elle n'a pas reçu de corps formé de la terre, etc.»
Selon le P.S.Boulgakov, le Métropolite de Moscou n'a pas compris non plus sa doctrine de la distinction de la deuxième et de la troisième Hypostases dans la Sophia divine. Elles se distinguent, selon le professeur de Paris, a) comme masculin (Fils) et féminin (Saint Esprit) b) comme Sagesse (Fils) et Gloire (Saint Esprit).
Le Métropolite reprochait au professeur de Saint-Serge de porter une distinction, en Dieu, du masculin et du féminin, absurde et anti-traditionnelle. Le P.S.Boulgakov répond que la distinction des principes masculin et féminin dans l'Esprit, loin d'être son «invention», représente une «analogie spirituelle» fondée dans la tradition et dont il voit des confirmations :
- dans la création de l'homme à l'image de Dieu, la distinction homme/femme faisant, selon Boulgakov, partie du «à l'image» (Gen.1,27) ;
- dans l'Incarnation : «Le Logos, écrit-il, s'est incarné dans le sexe masculin, l'Esprit Saint descendit et demeura dans la Mère de Dieu, la Vierge pneumatophore, ce qui révèle un autre aspect de l'analogie».
- dans les textes sur le Christ et l'Eglise, considérés comme l'Epoux et l'Epouse.
- dans les écrits anciens de l'Eglise, comme chez Afraat, Syrien du IVème siècle et dans la grammaire syriaque où, le neutre n'existant pas, c'est le féminin qui le remplace. Le mot «esprit» étant ainsi du genre féminin en syriaque, le Saint Esprit est conçu ou imaginé comme une hypostase féminine.
- dans la mariologie2 orthodoxe qui glorifie la Vierge comme «pneumatophore», «nouvelle Eve» et Mère de Dieu.
Enfin, Sophia s'attribue comme «Gloire de Dieu» à l'Esprit Saint du fait que les théophanies de l'Ancien Testament sont des manifestations de la Divinité -«c'est-à-dire de la Sophia divine»- ou parce que «la gloire de Dieu» correspond à l'action sanctifiante de l'Esprit qui consacre le Tabernacle ou descend sur le Christ.
b) Sur l'Incarnation. Boulgakov se défend en attaquant l'exposé initial de Serge de Moscou qui exprime «ses propres idées théologiques concernant l'incarnation» et non la doctrine de l'Eglise. A plusieurs reprises, il accuse le Métropolite de n'avoir pas lu ce qu'il incrimine.
Tout l'effort du Métropolite, dit Boulgakov, consiste à vouloir prouver que le seul but de l'Incarnation du Fils de Dieu était la rédemption : si l'homme n'avait pas connu la chute, le Fils de Dieu ne serait pas venu dans la chair. A quoi le P.S.Boulgakov répond que l'Incarnation ne se limite pas à la rédemption, mais comprend aussi la glorification et la déification de la nature humaine en Christ. Saint Irénée de Lyon, entre autres, lui semble confirmer cette opinion (Contre les Hérésies, V, 16,2 et V, 21,3 : «Le Logos devait devenir ce que nous sommes afin que nous devenions ce qu'Il est»).
Le P.S.Boulgakov appelle «occasionalisme» la doctrine de son adversaire, parce que le Métropolite Serge n'hésite pas à introduire de l'accidentel en Dieu, puisqu'il qualifie «d'accident» la chute de l'Homme et l'Incarnation qui en est la conséquence. Au contraire, répond Boulgakov, l'Incarnation est prédestinée en Dieu de toute l'éternité.
Le Métropolite affirmait que, chez Boulgakov, la rédemption, le salut de l'homme déchu n'est plus que le but secondaire de l'incarnation -dont le but principal et «infiniment plus grandiose» est le retour de la Sophia tout entière dans la Divinité. Le P.Serge répond en citant son Agneau de Dieu : «L'incarnation divine s'est accomplie dans toute sa signification comme elle avait été établie avant les siècles dans le Conseil divin, mais elle s'accomplit pour l'humanité déchue. En raison de cette chute elle a été avant tout un moyen de salut et de rédemption, tout en gardant toute la plénitude de sa signification au-delà des limites de la rédemption, car elle ne se limite pas à celle-ci».
A propos de «la création de l'homme dans sa liberté, à l'inverse de ce qui existe dans le monde matériel», Boulgakov se plaint que le Métropolite Serge ne l'a ni bien compris ni bien cité, en prétendant que le théologien de Saint-Serge voyait dans le «Créons l'homme à notre image» de la Genèse une allusion au fait que le créé lui-même participerait à sa propre création par la liberté. Le P.S.Boulgakov cite donc l'Agneau de Dieu, où il dit que le monde animal est créé par un acte direct de la toute puissance divine, tandis que l'homme n'est pas créé directement, mais requiert l'intervention du conseil divin : «Créons l'homme à Notre image».
Le Métropolite accusant le P.S.Boulgakov de ne pas tenir compte de l'Eglise, qui a condamné l'hypothèse de la préexistence des âmes, celui-ci renvoie à deux passages de ses livres, où cette doctrine est explicitement rejetée (Le Buisson Ardent, p.47 et L'Agneau de Dieu, p.161).
Le Métropolite accusait encore le P.S.Boulgakov de ne pas expliquer comment le diable, esprit supérieur à l'homme, pouvait exister dans le monde, si le monde c'est la Sophia créée et que l'homme est «l'hypostase» de cette Sophia. De même, le sort final du diable n'est pas déclaré par Boulgakov. A ces accusations, le P.S.Boulgakov répète, dans une note (note 22), qu'il ne s'est pas encore occupé du salut du diable.
Le P.S.Boulgakov assure que le Métropolite n'a pas vu que le centre de son ouvrage était «la compréhension orthodoxe du dogme de Chalcédoine». Il repousse ainsi l'accusation qui lui est faite, de renouveler les hérésies d'Apollinaire : «Il ne s'agit nullement d'hérésies ; il s'agit d'une interprétation des opinions de l'évêque Apollinaire. Tout ce que je dis de positif à l'égard de celui-ci se borne à voir en lui (avec raison ou non, cela est une question de divergence historique et non dogmatique) un précurseur méconnu de la théologie de Chalcédoine».
c) Sur la Rédemption. Le P.S.Boulgakov commence par critiquer l'exposition que fait le Métropolite de Moscou du dogme de la rédemption. Il n'a jamais nié ce dogme ; en revanche, l'exposé qu'en fait Serge de Moscou est erroné et mélange la théorie latine d'Anselme et l'occasionalisme déjà dénoncé.
Les Pères, dit Boulgakov, disent que Dieu a, entre autres moyens qu'Il aurait pu prendre pour nous sauver, choisi l'Incarnation comme le meilleur et correspondant à Son amour. Le Métropolite a tort d'expliquer le moyen choisi par Dieu pour nous sauver, c'est-à-dire l'Incarnation et la Croix, par «les conditions historiques dans lesquelles devaient s'accomplir la rédemption» et de réduire la «kénose» ou dépouillement du Fils de Dieu à une acceptation «des conditions de la vie du monde» ou à la mort de la Croix. «Cette théorie kénotique bizarre limite la kénose du Verbe à la seule humiliation de la Croix, malgré le sens direct de Phil. 2,6-7 : «(Jésus Christ) qui, existant en forme de Dieu n'a pas considéré comme une usurpation d'être l'égal de Dieu, mais s'est anéanti (ekénosé, s'est vidé) lui-même, prenant la forme de l'esclave, se faisant semblable aux hommes. S'étant comporté comme un homme, il s'humilia plus encore3».
La kénose, c'est l'Incarnation ; et il faut distinguer les deux expressions du Credo : «qui pour nous hommes et pour notre salut est descendu des cieux, s'est incarné...». Le «pour nous» indique le motif général, anthropologique de la descente du Fils de Dieu prévue de toute éternité ; la formule «pour notre salut» indique le motif sotériologique, dû à la chute. Les deux plans sont donc bien distincts, selon Boulgakov.
Allant plus loin, le P.S.Boulgakov affirme la «force éternelle» de la Croix, qui «est seulement révélée dans la croix du Christ». Le Métropolite de Moscou réduit la valeur de la croix du Christ à un sens instrumental et historique, alors que l'hymnologie orthodoxe fait d'elle le «Signe de l'inconcevable Trinité», ce qui dépasse «l'occasionalisme théologique» du Métropolite.
Le P.S.Boulgakov ne comprend pas comment le Métropolite peut à la fois dire que le Christ n'est pas le Chef de toute l'humanité et qu'il est le «père d'une humanité nouvelle». Pour Boulgakov, le Christ est bien le Chef de toute l'humanité, puisqu'il a assumé toute la nature humaine.
Enfin et surtout, le Métropolite oppose le Fils de l'homme au Fils de Dieu à la manière de l'hérétique Nestorius, lorsqu'il affirme que, sur la Croix, «c'est le Fils de l'homme qui souffrait et certainement de façon humaine», idée qui, selon Boulgakov, contredit le Credo. Pour lui, c'est «le Dieu-Homme Lui-même, le Logos incarné qui souffrait». Le professeur de Paris voit le même nestorianisme dans l'accusation suivante : «Boulgakov est prêt à appliquer à la Divinité du Fils les paroles "Il rendit l'esprit" (pour l'Eglise Son esprit humain)». Dans sa note 28, Boulgakov affirme que la distinction faite par le Métropolite entre l'esprit humain et l'esprit divin du Christ contient «tous les éléments de l'hérésie "nestorienne"», ou représente une forme extrême de protestantisme, niant la Divinité de Jésus dans Son Dépouillement. Le P.Serge n'applique, quant à lui, cette phrase ni à la Divinité, ni à l'humanité, mais à la divinohumanité du Fils de Dieu, ce qui lui paraît conforme au dogme de Chalcédoine.
Le P.S.Boulgakov affirme l'existence de deux courants parmi les Pères, représentant, l'un, la doctrine du rachat, l'autre, celle de la déification : «J'appartiens au second dont le chef spirituel est saint Athanase le Grand, sans pour autant amoindrir le moins du monde une certaine vérité du premier courant».
En disant que, chez Boulgakov, l'agonie de Gethsémané «occupe le premier plan et semble estomper le Golgotha», le Métropolite Serge attribue à Boulgakov l'opinion du Métropolite Antoine que le professeur de Paris rejette formellement.
Le P.Serge termine en disant que sa théorie du caractère créé de l'homme comme condition du péché et de la chute ne signifie pas pour lui qu'une quelconque nécessité de pécher soit inscrite dans la création de l'homme. En revanche, avec la liberté créée, Dieu donne à l'homme la possibilité du péché ; et donc prévoit, dans le même conseil divin, la création et la rédemption.
7) Conclusion.
Pour conclure, le P.S.Boulgakov :
- affirme que rien ne justifie les imputations de gnosticisme et de paganisme faites à sa doctrine.
- trouve irréelle, sans objet et irréalisable la mise à l'index de ses ouvrages, du moment qu'on ne sait même pas si tous sont condamnés ou seulement certains d'entre eux.
- juge irréalisable la sentence passée contre sa personne. Lui demander de contresigner les dogmes orthodoxes, c'est lui demander ce qui va de soi ; par contre, lui demander de rejeter sa sophiologie, c'est impossible, puisqu'elle englobe tous les dogmes orthodoxes, et lui demander de rétracter des erreurs sans les citer, c'est plus impossible encore. Bref, le manque de précision sur ce qu'il faut rétracter rend vaine la sentence portée contre lui.
- estime que la doctrine du Métropolite n'est pas la pure doctrine orthodoxe. En conséquence, le Père Serge Boulgakov qui a déjà souffert de devoir se séparer de l'Eglise Mère parce que le Métropolite Serge de Moscou violait la liberté ecclésiastique, souffre de nouveau de se voir condamné pour des raisons dogmatiques, mais refuse de reconnaître cette sentence qui viole «les exigences fondamentales de la critique théologique et, ce qui est encore plus grave, celles de la liberté orthodoxe au profit d'un absolutisme romanisant». Il espère que ses ouvrages, un jour connus de tous les chrétiens en Russie, pourront alors donner lieu à une vraie discussion.
Le P.S.Boulgakov résume en quatre points son mémoire :
«1. Le rapport du métropolite Serge à son synode pour la condamnation de mon enseignement sur la Sophia ne s'appuie pas, de toute évidence, sur une connaissance complète de mes ouvrages mêmes, mais sur les extraits qui lui ont été communiqués. Moi-même je n'ai pas été prévenu du jugement en cours qui, lui-même, n'avait pas été précédé du jugement de théologiens compétents. Mes pensées sont exposées dans le rapport du métropolite Serge avec tant d'imprécision et de lacunes que je ne puis pas regarder ce rapport comme suffisant pour pouvoir les juger. Du reste les condamnations du métropolite Serge portent moins sur les points centraux de ma doctrine que sur des parties secondaires qui, parfois, ne leur sont aucunement liées. Le rapport se rapproche de la polémique théologique, où d'ailleurs les opinions théologiques personnelles du métropolite Serge n'apparaissent pas toujours comme indiscutables du point de vue de l'Orthodoxie.
2. Pour répondre à la qualification de «pagano-gnostique» appliquée par le métropolite Serge à ma vision du monde, je déclare hautement qu'en tant que prêtre orthodoxe je confesse tous les vrais dogmes de l'Orthodoxie. Ma sophiologie ne concerne pas le contenu de ces dogmes mais, simplement, leur interprétation théologique. Elle exprime ma propre conviction théologique que jamais je n'ai élevée, ni n'élève au rang de dogme de l'Eglise, universel et obligatoire. Je me considère en droit d'avoir, en tant que théologien, mes propres idées théologiques, sans chercher à les imposer à quiconque, tant que l'Esprit de Dieu n'aura pas exprimé son jugement. L'histoire de l'Eglise a toujours connu la diversité d'écoles et d'opinions théologiques (qu'il suffise de rappeler les écoles d'Alexandrie et d'Antioche) et, sans la liberté de la spéculation théologique -certes dans les limites du dogme de l'Eglise- la théologie ne vit pas. La sophiologie est une doctrine qui, dans l'Eglise orthodoxe russe, est jusqu'à présent au moins tolérée (le prêtre Paul Florensky, V.Soloviev, moi-même dans l'ouvrage La Lumière sans déclin paru en 1917).
3. Un exposé authentique de ma doctrine sophiologique, appliqué à diverses questions dogmatiques particulières, se trouve dans la série de mes ouvrages qui commence en 1917 (La Lumière sans déclin) et particulièrement dans les livres consacrés à la vénération orthodoxe de la Mère de Dieu, de saint Jean le Précurseur, des saints Anges, des icônes, ainsi que dans cette vaste étude sur la Divinohumanité dont le premier volume, christologique, L'Agneau de Dieu, vient de paraître et dont le second, Le Consolateur, est sous presse. Ma doctrine n'a jamais contenu ni ne contient de «quatrième hypostase» de la Sainte Trinité, mais s'intéresse surtout à la relation de Dieu avec le monde. Elle n'a non plus aucun rapport avec une gnose païenne qu'on m'attribue ; elle s'inspire par contre de la vénération orthodoxe russe de la Sophia, la Sagesse de Dieu, vénération qui s'exprime dans l'architecture sacrée, la liturgie, l'iconographie ; ma doctrine est un essai d'interprétation dogmatique de cette vénération.
4. L'acte même de condamnation de ma doctrine, en tant qu'il a été fait par le métropolite Serge en dehors et sans l'avis commun de l'Eglise, ne répond pas à l'esprit conciliaire orthodoxe, mais se caractérise par une prétention catholique à l'infaillibilité hiérarchique ex sese dans les questions de foi. Ne connaissant pas un tel organe hiérarchique extérieur d'infaillibilité dogmatique, l'Eglise Orthodoxe, en matière de dogme, émet sa sentence sous l'action de l'Esprit Saint, par des chemins divers, mais en suivant toujours la voie conciliaire. Les débats sont parfois longs et houleux (les disputes christologiques), et s'achèvent par une solennelle définition de foi émise en concile oecuménique ou local, laquelle sera acceptée par l'Eglise comme parole de vérité (parfois aussi rejetée : les faux conciles) ou qui sera reçu tacito consensu par la vie même de l'Eglise. Dans le cas présent, en ce qui regarde ma doctrine, aucun examen théologique dans les règles n'a même commencé ; il doit se faire sans la contrainte d'un jugement prématuré. Ma doctrine ne concerne pas les dogmes, mais les opinions théologiques, l'enseignement. En pareil cas l'Orthodoxie, d'accord avec son esprit et ses fondements dogmatiques, autorise une liberté de penser correspondante ; la violer et l'amoindrir, c'est menacer la vie de l'Eglise Orthodoxe et atteindre les intérêts vitaux de tous les théologiens, indépendamment des différences qui peuvent exister dans leurs opinions théologiques».
IV. L'INTERVENTION DE VLADIMIR LOSSKY
Vladimir Lossky est aujourd'hui reconnu -bien plus que le Métropolite Serge- comme l'un des plus importants théologiens russes de l'époque moderne. Son oeuvre, en particulier La Théologie mystique de l'Eglise d'Orient, a fait connaître la théologie orthodoxe à un grand nombre d'Occidentaux, aux francophones d'abord, puis aux anglophones. Toutefois, Lossky, connu également aujourd'hui pour ses travaux universitaires -sa grande thèse sur Maître Eckhart- était un orthodoxe engagé dans diverses actions : les travaux missionnaires de la Confrérie Saint-Photius tout d'abord, puis le soutien apporté, dans les milieux de l'émigration, au Métropolite Serge, mais surtout, sur le plan théologique, la critique de la sophiologie du P.Serge Boulgakov.
En 1936, Lossky publiait en russe, à Paris, un opuscule dont on peut vivement regretter qu'il ne soit pas repris aujourd'hui parmi ses oeuvres. Il s'agit de La controverse sur la Sophia, ouvrage qui porte comme sous-titre : Le Mémoire de l'archiprêtre Serge Boulgakov et le sens du Décret du Patriarcat de Moscou. C'est ce mémoire de Lossky que nous résumons ici, faute de pouvoir le publier.
Dans son introduction, V.Lossky note que le Mémoire que Boulgakov a adressé au Métropolite Euloge est considéré par certains comme une réfutation orthodoxe du texte du Métropolite Serge, lequel serait faible, voire peu orthodoxe. Pour Lossky, «ces jugements sont dus soit à l'aveuglement polémique, soit à l'ignorance des pseudo-intellectuels si nombreux aujourd'hui à faire de la théologie, ou bien encore, et c'est le cas le plus fréquent, aux conclusions auxquelles arrivent inconsciemment ceux qui ne prennent connaissance des textes du Décret et du Mémoire que superficiellement, sans comparer leurs contenus, se contentant d'une "impression générale" : on accuserait le P.S.Boulgakov de ce qu'il n'a jamais enseigné ni n'enseigne».
Cependant, une lecture attentive des deux documents amène à la conclusion contraire. V.Lossky, qui refuse tant l'opinion des pseudo-théologiens que la hâte des jugements superficiels, se montre très sévère pour le Mémoire du P.Serge : «Il n'a répondu en substance à aucun des points de critique du Métropolite Serge. Son Mémoire n'est pas une réponse : il est le plus souvent une dérobade, le refus d'une réponse directe. C'est une justification, non devant l'Eglise, mais devant "l'opinion publique". Et c'est finalement un témoignage d'impuissance, d'impossibilité de défendre le sophianisme en tant que doctrine orthodoxe».
Lossky se propose donc de comparer précisément les argumentations du Métropolite Serge et du P.Serge Boulgakov.
1) Réponse au P.S.Boulgakov sur la méthode et sur la question historique.
Le premier point s'intitule : «Le caractère et la portée du décret». Lossky y reproche tout d'abord au P.Serge son attitude vis à vis de l'autorité ecclésiastique et de ses frères orthodoxes. Le P.S.Boulgakov, en effet, veut se mettre au-dessus et en-dehors du débat, en affirmant qu'il «n'accorde d'habitude aucune attention» aux attaques qui lui sont adressées : «Une telle réticence à prêter attention aux critiques de sa doctrine, le désir de protéger par avance celle-ci de toute critique en se plaçant pour ainsi dire au-dessus de celle-ci, paraîtrait étrange même chez un philosophe ou un savant profane. Cette attitude est parfaitement incompréhensible chez un théologien orthodoxe, et d'autant plus chez un prêtre. L'apôtre Pierre ne demande-t-il pas d'être "toujours prêts à vous défendre avec douceur et respect devant quiconque vous demande raison de l'espérance qui est en vous" ? (1 Pier.3,15)»
Sur la question de la méthode suivie par l'accusation, la défense du P.Serge se résumerait à quatre points essentiels :
a) La condamnation de sa doctrine par le Métropolite Serge ex sese, agissant de lui-même ;
b) L'absence de toute discussion théologique préalable et de tout échange d'opinions ;
c) La tolérance dont l'Eglise a fait preuve jusqu'à présent envers la doctrine du P.S.Boulgakov ;
d) La prise de position concernant sa doctrine a eu lieu sans la connaissance du livre L'Agneau de Dieu et autres ouvrages.
a) Forme canonique de la condamnation. Lossky cite d'abord les critiques de Boulgakov : l'acte de condamnation serait anticanonique, antiorthodoxe parce qu'il se donnerait pour une décision infaillible, au mépris de la conscience catholique (conciliaire) de l'Eglise et de la liberté. Lossky répond en rappelant le droit -et le devoir- qu'ont les évêques de mettre en garde leur troupeau contre les fausses doctrines, «sans être pour autant accusés d'absolutisme papiste».
Pour Lossky, le P.Serge n'a pas vu que le décret qu'il attaque était précisément une décision conciliaire, prise par les évêques rassemblés au Patriarcat, qui n'ont nullement déclaré «infaillible» l'opinion du Métropolite Serge. Il a confondu le rapport de Serge au Synode avec le Décret proprement dit.
Lossky critique la thèse selon laquelle les évêques n'auraient qu'un rôle sacramentel dans l'Eglise, sans pouvoir de jugement. Cette thèse est un «nouveau protestantisme oriental» qui accuse de «papisme» toute manifestation d'autorité épiscopale. Il critique aussi la conception, floue selon lui, que les slavophiles se font de la sobornost (catholicité-conciliarité) : quand le P. Serge Boulgakov dit que l'Eglise émet son dogme par les voies de la sobornost, on ne sait s'il entend par cette dernière l'opinion publique, la majorité démocratique ou la nécessité de convoquer un concile pour chaque affaire.
C'est l'ignorance des canons qui explique la position du P.S.Boulgakov, et tel est le plus grave reproche que Lossky lui adresse : «Il est étrange de trouver chez un prêtre une attitude aussi empreinte de dillettantisme sur l'Eglise et les formes de sa vie, attitude provenant de sources littéraires et journalistiques et révélant une ignorance totale de l'unique témoignage de base important -le livre des Règles et des saints Canons de l'Eglise».
b) Vrai sens des discussions. En postulant que toute décision dogmatique doit être précédée de discussions et en considérant l'affrontement des opinions théologiques comme une forme naturelle de la vie de l'Eglise, le P.Serge Boulgakov fait un contresens sur la place que les Apôtres et les Pères assignent à ce type de démarche.
Replacée dans son contexte, la citation de Paul : «Il faut qu'il y ait des dissensions entre vous afin que soient révélés les plus habiles» (1 Cor.11, 16-19), prouve le contraire de ce que dit Boulgakov ; l'Apôtre présente les divisions comme la pire des choses, et indique que de ce mal, Dieu peut tirer néanmoins du bien. Le «il faut» n'a pas un sens positif ici4, pas plus que le «il est nécessaire qu'arrivent des scandales» (Matt.18,7). Les discussions théologiques longues et houleuses, comme au temps de l'arianisme, ne sont pas des phénomènes désirables, mais douloureux pour l'Eglise.
Si le P.S.Boulgakov avait raison, il n'y aurait jamais eu d'orthodoxie, mais des discussions à perte de vue, et des commissions préparant des matériaux à l'infini pour de futurs conciles.
Le P.Serge oublie le troupeau pour lequel a été répandu le Sang du Christ, et la présence de la Vérité divine dans l'Eglise, qui imposent à tout pasteur le devoir de vigilance et l'«opposition résolue» à tout ce qui risque de nuire spirituellement aux fidèles. La parole de la prédication n'est pas un bavardage, mais une puissance spirituelle agissante ; d'où la lutte pour la confession de la foi. Le Métropolite Serge était donc en droit de préserver son troupeau de ce qu'il juge faux et dangereux dans la doctrine de Boulgakov, ce qui n'empêche pas des discussions ultérieures.
c) La question historique. La tolérance manifestée assez longtemps par l'Eglise à l'égard de la doctrine de la Sophia n'en prouve pas la validité.
-On peut accuser aujourd'hui ce qu'on a laissé passer sans accusation hier. Origène ou Théodoret de Cyr ont été condamnés cent ans après leur mort. L'ancienneté ne valide pas une doctrine.
-Les mérites qu'on peut avoir dans certains domaines ne justifient pas les erreurs éventuelles de doctrine.
-L'Eglise a toléré La Lumière sans déclin et La Colonne et le Fondement de la Vérité du P.Paul Florensky parce qu'elle voyait dans ces ouvrages imparfaits le retour des intellectuels à l'Eglise. Vingt ans après le premier ouvrage, le P.Serge, qui n'est plus un philosophe rentrant dans l'Eglise, mais un prêtre, développe dans L'Agneau de Dieu un système contraire à la foi et aux Pères. Il est juste, cette fois-ci, de le dénoncer.
d) Méconnaissance de cause ? Le Métropolite Serge n'ayant pu lire mes ouvrages, dit Boulgakov, la condamnation qu'il en fait repose sur des extraits, qui sont insuffisants pour juger de mon système. D'autre part, il faut prendre celui-ci comme un tout organique, et non l'aborder de l'extérieur à partir des dogmes de l'Eglise, pour voir ce qu'ils y deviennent.
Lossky distingue ici entre la critique artistique, scientifique ou philosophique qui s'attache à la logique interne d'une oeuvre et le jugement d'une doctrine théologique, qui définit simplement le caractère général d'un système et sa nocivité spirituelle.
C'est ainsi que saint Cyrille a dénoncé Nestorius sans analyser le détail de sa pensée, mais en caractérisant avec justesse l'essence de son erreur. «L'Eglise a toujours jugé et juge non un 'système' comme tel, mais l'essence même de la pensée et le mal qu'elle peut faire».
Si le Métropolite Serge avait mal jugé des tendances fondamentales du P.S.Boulgakov, celui-ci aurait aisément rétabli la vérité en répondant directement aux accusations ; mais il n'y répond que par des échappatoires, montrant ainsi leur bien-fondé.
V.Lossky en vient ensuite au contenu dogmatique des critiques du Métropolite Serge.
2.1) Contenu dogmatique du rapport du Métropolite Serge au Patriarcat. Aspect général.
Contrairement à ce que dit Boulgakov, le Métropolite ne veut pas s'arrêter aux points de détail sur lesquels le philosophe de Saint-Serge contredit les dogmes, mais montrer que son principe de base, la Sophia, est étranger à l'Eglise, pour faire voir ensuite, sur quelques points dogmatiques fondamentaux, comment ce principe erroné fausse les dogmes.
Les critiques générales auxquelles répondaient Boulgakov portaient, on l'a vu, essentiellement sur les points suivants, que Lossky reprend dans l'ordre :
a) La doctrine de Boulgakov est anti-traditionnelle ;
b) C'est une gnose, non fondée sur la tradition apophatique.
a) La tradition authentique. Le P.Serge proteste de son attachement à la tradition, mais qu'entend-il par là ? Il définit son oeuvre comme une recherche de la tradition authentique à travers la patristique, l'iconographie, la liturgie, etc.
Ici, Lossky dénonce la fausse conception que le P.S.Boulgakov se fait de la tradition comme un patrimoine de monuments transmis par le passé, «un matériel sans vie propre». Dès lors, que devient l'orthodoxie ? «Un objet d'études archéologiques».
Boulgakov refuse donc la notion ecclésiale de la Tradition vivante, auto-témoignage interne de la Vérité. C'est cela que voulait dire le Métropolite Serge quand il lui reprochait de considérer la Tradition comme «dépassée».
De même, la conception de la philosophie comme «levain» de la théologie revient à remplacer la Tradition de l'Eglise par des enseignements d'hommes. La philosophie peut cultiver l'intelligence, mais non servir de moyen pour recevoir les vérités de la Révélation. La place que lui assigne Boulgakov est donc fausse.
b) Gnose et apophatisme. Le propre du gnosticisme n'est pas, comme le dit faussement le P.S.Boulgakov, d'utiliser des termes scripturaires et orthodoxes et de parler d'intermédiaires entre Dieu et le créé ; mais bien de poser un «pont ontologique» entre le Créateur et la créature -doctrine qui s'oppose absolument à celle du Dieu-Homme, «qui unit sans mélange en une seule Personne la Divinité parfaite et l'humanité parfaite».
Le propre du gnosticisme, c'est encore, selon Serge de Moscou, de nier l'apophatisme, c'est-à-dire l'idée que Dieu étant inconnaissable on ne peut approcher de la Révélation qu'en «enlevant ses chaussures» (Ex.3,5), en se purifiant de toute pensée terrestre et de tout système philosophique humain.
Boulgakov répond qu'il consacre un chapitre de La Lumière sans déclin et le début de son cours de dogmatique à traiter de l'incognoscibilité de Dieu. Cette réponse tombe à côté du problème.
L'apophatisme n'est pas un chapitre spécial de la théologie, mais la voie même de toute pensée théologique. Le P.S.Boulgakov a-t-il suivi cette voie, sa théologie «est-elle réellement une théologie fondée sur une pure perception de la Révélation ou bien un "système" philosophique au sujet de la Révélation ?» Le fait qu'il accuse le Métropolite d'antidogmatisme ou de mysticisme prouve qu'il ne comprend pas le vrai sens de l'apophatisme.
Le P.S.Boulgakov «voit dans toute la théologie patristique une série de systèmes philosophiques humains». Ainsi, il se réfère à Origène comme s'il était un Père de l'Eglise. V.Lossky lui oppose celui qu'il évoque sans le connaître : saint Grégoire Palamas. «Pour ce qui est de saint Grégoire Palamas, on ne peut que conseiller au P.S.Boulgakov de relire ses oeuvres et d'apprendre par lui la théologie véritable, dépouillée de toute philosophie humaine. En effet, l'oeuvre de toute la vie de Palamas a été sa lutte contre le système philosophique ("thomiste") qui servait aux Barlaamites pour obscurcir la Lumière de la Vérité inaccessible qui éclaire tout esprit "dépouillé de lui-même" et ne cherchant pas dans la théologie ce qui est "sien", "son système", sa philosophie».
Refusant l'apophatisme ou ascèse de la pensée, les gnostiques tombaient dans de grandes constructions imaginaires -ce qui arrive aussi au P.S.Boulgakov avec sa théorie de la Sophia.
2.2) Contenu dogmatique. Aspects particuliers.
a) La Sophia nie-t-elle la Trinité ?
La Sophia, «quatrième hypostase» ? Le Métropolite Serge résumait à peu près ainsi la doctrine boulgakovienne de la Sophia : il y a, en Dieu Trinité, à côté des Trois Personnes, une pensée sur le monde créé, une image idéale du monde -la Sophia. Comme la pensée de Dieu ne peut demeurer sans réalisation, la Sophia est un être spirituel vivant, qui aime Dieu. A partir de là, les sentiments de Boulgakov sur la Sophia n'ont pas été uniformes. Dans un premier temps, il a déduit que la Sophia aimante, avait nécessairement une conscience, une hypostase, quoique toute différente des Trois Hypostases divines. Dans sa seconde manière de penser, il identifie la Sophia à l'ousia, l'être divin non-hypostatique.
Le P.S.Boulgakov affirme que le Métropolite Serge lui impute une théorie de la «quatrième hypostase» en Dieu. V.Lossky fait remarquer que le Métropolite ne parle jamais de «quatrième hypostase», mais déclare que conférer à la Sophia une existence hypostatique revient à nier la Trinité.
Les arguments du P.S.Boulgakov se retournent contre lui. Il demande si la «Gloire divine» et la «Sagesse» de l'Ancien Testament, la «Sophia» d'une prière russe, les «prototypes» des Pères, les énergies ou l'ousia sont des négations de la Trinité. Oui, répond Lossky, assurément, si l'on fait de toutes ces choses des hypostases particulières au sein de la Divinité, au lieu d'y voir des Noms de Dieu, ou des manifestations de la nature commune aux Trois Personnes, ou cette nature même. Le P.S.Boulgakov montre qu'il veut annexer à ses vues les doctrines qu'il cite, comme si elles témoignaient d'un principe personnel ou simplement «à part» au sein de la Trinité, à côté des Hypostases.
Non-hypostatique, la Sophia peut-elle aimer ? L'amour, même passif et féminin, doit, en Dieu, être conscient et émaner d'une hypostase. Donc ou bien la Sophia a cet amour et elle est une hypostase particulière au sein de la Trinité ; ou bien elle est non-hypostatique et n'a pas d'amour. Tel est l'argument du Métropolite, résumé par Lossky : il se fonde sur l'idée qu'il ne saurait y avoir d'amour inconscient en Dieu. P.S.Boulgakov répond à côté en citant des cas d'amour inconscient dans le créé : soleil, lune, étoile, feux, animaux, arbres... Il fait comme s'il n'avait pas compris le point fort de l'argument du Métropolite. C'est en Dieu qu'un tel amour ne peut exister.
Positivement, comment définir la Sophia selon la théologie orthodoxe ? Lossky conclut qu'il ne reste qu'une possibilité : voir dans la Sophia une des énergies communes aux Trois Hypostases, comme le fait saint Philothée (Trois discours sur la Sagesse, 3,5).
Rapport entre la Sophia et les Hypostases. La nature divine comme ses actions (énergies) sont communes aux Trois Personnes. Les Personnes ne se distinguent que comme Père, Fils et Esprit (distinctions hypostatiques). Poser des rapports particuliers de chaque Personne à l'essence, c'est introduire des distinctions nouvelles, inconnues des Pères. C'est dans cette hérésie, condamnée par saint Grégoire Palamas, que tombe le P.S.Boulgakov en rattachant la Sagesse au sens propre à la Deuxième Personne et la Gloire à la Troisième Personne.
La Gloire est commune aux Trois Personnes, selon l'Ecriture.
Enfin, le P.S.Boulgakov confond, comme les Latins la Personne qui donne la Gloire (l'Esprit Saint) et la Gloire elle-même qui émane de la nature commune de la Sainte Trinité.
Masculin et féminin en Dieu. Le P.S.Boulgakov voit dans la Sophia l'humanité éternelle en Dieu, et dans le Fils et l'Esprit, deux principes spirituels de l'humanité : le masculin et le féminin. Le Métropolite s'étonnait de voir l'Esprit, qui agit par les sacrements, etc., qualifié de passif et de féminin.
La défense par laquelle le P.S.Boulgakov tente de justifier son «analogie spirituelle» ne tient pas, selon Lossky :
- Genèse 1,27 («Dieu créa l'homme à Son image, Il le créa à l'image de Dieu ; Il les créa homme et femme») ne prouve pas que l'image de Dieu en l'homme soit la dualité des sexes, mais au contraire que l'image de Dieu est propre à toute personne humaine. V.Lossky rectifie d'ailleurs la citation faite par Boulgakov : «Il le créa homme et femme», alors que le texte dit : «Il les créa homme et femme». Il ne faut pas confondre ce qui est personnel avec ce qui est naturel, comme la sexualité5.
- La preuve tirée du fait que le Logos s'est incarné dans le sexe masculin et que l'Esprit Saint est descendu et a habité dans la Mère de Dieu, la Vierge pneumatophore, ne vaut rien, selon Lossky.
En effet, le sexe est une propriété de la nature. Confondant nature et personne, Boulgakov attribue à la Deuxième Hypostase de la Sainte Trinité le sexe masculin, lequel n'appartient qu'à la nature du second Adam. Le Christ assume une nature masculine «parce que la nature d'Adam est antérieure et plus complète que celle d'Eve qui en procède».
L'«analogie spirituelle» entre la Mère de Dieu et l'Esprit Saint, qui permet d'attribuer à ce dernier le sexe féminin, est encore plus impensable. Certes, la Vierge est «pneumatophore» ; mais comment le serait-elle davantage que le Dieu-Homme ? Cette qualité ne lui étant pas particulière, comment l'Esprit serait-il féminin ? «Que possède la Mère de Dieu, que ne posséderait pas le Verbe incarné ?» La nature féminine elle-même a été tirée d'Adam et la Vierge est la «nouvelle Eve». Bref, on ne voit pas en quoi l'Incarnation témoigne d'une féminité de la Troisième Hypostase.
Enfin, si, comme le dit le P.S.Boulgakov, la descente du Saint Esprit sur la Mère de Dieu lors de l'Annonciation représente la pleine manifestation du Saint Esprit et la déification ultime de la Mère de Dieu, pourquoi est-il redescendu sur Elle à la Pentecôte ? Et si toute la création pouvait être déifiée à l'Annonciation, à quoi sert donc tout le reste de l'économie du salut ?
- Les autres textes invoqués par le P.S.Boulgakov à l'appui de sa thèse montrent en lui un esprit ignorant des mystères, qui livre au public et à la spéculation vulgaire des textes comme le Cantique des Cantiques ou l'Apocalypse, dont le sens n'est accessible qu'à ceux qui se sont purifiés. Sans entrer dans leur exégèse, Lossky remarque que la lettre de l'Apocalypse contredit l'interprétation du P.S.Boulgakov : les mots «Et l'Esprit et l'Epouse disent : viens» (Apoc.22,17) impliquent bien que l'Esprit et l'Epouse (l'Eglise) sont distincts. On ne peut en déduire la féminité de l'Esprit.
- Le recours au Syrien Afraat (IVème siècle) ne prouve pas la féminité de l'Esprit. Lossky cite complètement le texte évoqué par Boulgakov : «Tant que l'homme n'est pas marié, il aime et vénère Dieu, son Père et l'Esprit Saint, sa Mère (...) ; mais lorsqu'il prend femme, il quitte son Père et sa Mère». L'analogie n'impose pas que l'Esprit Saint soit féminin : l'auteur le compare à la Mère en ceci, qu'elle nourrit son enfant jusqu'à sa maturité. L'Esprit Saint nourrit l'homme par la grâce jusqu'à «la stature du Christ».
- La mariologie orthodoxe ne prouve pas que l'Esprit saint soit féminin ; la mariologie boulgakovienne, développée dans le Buisson Ardent, se fonde, elle, sur la féminité de l'Esprit Saint. En se référant au témoignage du Buisson Ardent, Boulgakov fait un cercle vicieux.
Anthropocentrisme. La déification est le but ultime de l'homme selon l'orthodoxie ; mais la sophiologie fait de la divinité de l'homme une donnée initiale : «l'image de Dieu» en l'homme déifie celui-ci dès sa création. L'homme est donc un dieu créé, cependant qu'en Dieu se trouve une «humanité éternelle» (Sophia).
A ce reproche fait par le Métropolite Serge, Boulgakov ne répond rien, se contentant de se référer à la Genèse et à la création de l'homme «à l'image de Dieu». Or, dit Lossky, «la conformité d'image de l'homme à la Divinité» au sens de la Genèse n'a rien à voir avec la doctrine boulgakovienne d'un «conditionnement réciproque dans la Sophia» de la Divinité et de l'humanité.
Le P.S.Boulgakov cite incorrectement la Genèse pour montrer que l'homme domine sur tout le créé : «Et Dieu créa l'homme à son image afin qu'il domine sur toute la création». En réalité, le texte de la Genèse (1, 26-28) parle de la royauté de l'homme sur la terre (le monde visible). Le P.S.Boulgakov transforme cela en domination du monde terrestre et céleste.
Pour prouver sa thèse que l'homme est supérieur aux anges, le P.S.Boulgakov raboute indûment deux morceaux mal découpés de saint Grégoire Palamas. Ce dernier dit le contraire de Boulgakov. Dans les Cent cinquante chapitres physiques, théologiques, éthiques et pratiques, saint Grégoire Palamas dit, au chapitre 30, que l'esprit humain est davantage «à l'image de Dieu» que celui des anges parce qu'il vivifie le corps comme Dieu veille sur le monde (cf. aussi chap.38 et 39). En revanche, l'ange est plus simple, plus proche de Dieu et «nous dépasse de beaucoup en dignité» (chap.27). Quant au début de la citation de Boulgakov il est emprunté à un autre chapitre, et arbitrairement coupé de la suite ; le texte dit : «Rien ne dépasse l'homme au point qu'une décision puisse lui être suggérée ou imposée, en lui manifestant et lui communiquant ce qui est utile, si toutefois (l'homme) garde sa dignité, s'il se connaît ainsi que l'Unique qui est au-dessus de lui, s'il observe ce qui lui a été enseigné par le Très-Haut, ne désirant qu'accomplir la volonté de Celui-ci, même en ce qui ne lui a pas été appris. En effet, les anges, même s'ils nous dépassent en honneur, ne font qu'accomplir Ses décisions nous concernant ; ils sont envoyés pour ceux qui doivent hériter du salut. Ceci se rapporte cependant non pas à tous les anges, mais seulement aux bons, à ceux qui ont conservé leur dignité».
Le P.S.Boulgakov triche donc en collant deux textes différents et en leur donnant un sens que saint Grégoire Palamas récuse ailleurs. Le P.S.Boulgakov a donc inventé ce sens qui justifie sa vision anthropocentrique : l'homme, divino-humain dès sa création, hypostase de la Sophia créée doit l'emporter par nature sur l'ange.
Le déterminisme sophianique et l'origine du mal. L'esprit humain incréé, ou créé sous condition, «s'auto-détermine» et consent librement à sa propre création : telle est la doctrine de Boulgakov que le Métropolite Serge rapprochait de l'hypothèse de la préexistence des âmes. Le P.S.Boulgakov nie cette préexistence, comme on l'a vu dans sa réponse. Or, en lisant les passages du Buisson Ardent (p.47 sqq) et de l'Agneau de Dieu (p.161) indiqués par Boulgakov lui-même, Lossky découvre que si l'auteur nie cette préexistence des esprits humains dans le temps cosmique (doctrine d'Origène), il la confesse dans l'éternité divine, «à la limite du temps». Créé dans l'éternité, l'esprit pénètre dans le créé pour vivre dans le temps.
La vraie doctrine, c'est que l'esprit humain est créé dans le temps et destiné à une vie éternelle. C'est ainsi que l'homme déifié sera «Dieu dans la grâce» : il différera de son Créateur, qui est Dieu par nature et dépassant la nature, en ce qu'il aura connu un commencement, tandis que Dieu n'a ni commencement ni fin. Boulgakov rend la créature coéternelle à Dieu.
Lossky résume donc par une formule l'anthropologie du P.S.Boulgakov :
L'homme = esprit incréé (personne, hypostase) + nature créée psychosomatique
autrement dit, l'homme = Dieu + animal.
Dès lors se pose une question : comment la chute a-t-elle été possible ? Ni Dieu ni la nature inconsciente ne peuvent pécher. Le péché est impensable dans le boulgakovisme, ou doit être attribué à Dieu, qui «s'est divisé en Lui-même».
En conclusion, V.Lossky souligne que le sophianisme remplace le lien personnel entre Dieu et l'homme par une relation naturelle et cosmique entre Sophia divine et Sophia créée. Le Métropolite Serge, écrit-il, «en dénonçant le sophianisme qui confond Dieu et la créature, qui considère l'esprit humain comme initialement divin, incréé, comme Dieu, défend la doctrine chrétienne de la liberté de l'homme, créé sans le consentement de sa volonté, mais appelé, dans l'accord de sa volonté avec celle de Dieu, à atteindre le but suprême de toute la création -la déification par la grâce de l'Esprit Saint».
La question du diable. Ni l'existence du diable dans le monde ni son sort final ne sont clairs dans la doctrine de la Sophia.
Comment un esprit plus fort que l'homme et mauvais peut-il exister dans le monde, c'est-à-dire dans la Sophia créée, si l'homme est l'hypostase de la Sophia créée ?
Le diable reste-t-il mauvais éternellement ? Si oui, le processus de réintégration de la Sophia créée dans la Sophia divine reste inachevé et le salut sophianique n'a pas lieu.
Le diable est-il récupéré et sophianisé, devenant bon ? Alors resurgit l'apocatastase [ou restauration universelle], cette doctrine condamnée par l'Eglise comme incompatible avec la liberté créée que Dieu ne peut violer. Le P.S.Boulgakov répond seulement qu'il n'a pas encore envisagé la question des fins dernières en ce qui concerne le diable et les tourments éternels.
Lossky conclut cette partie en rappelant que le «déterminisme sophianique» (L'Agneau de Dieu, p.462), processus inconscient de déification de tout le créé ne se concilie pas avec la liberté qui représente, au contraire, pour l'orthodoxie, le seul moyen pour l'homme de faire son salut : seuls ceux qui font, en conscience, la volonté de Dieu, rentrent dans Son Royaume. La conscience de l'Eglise se reconnaît donc dans les paroles du Métropolite Serge appelant à une constante lutte vers la déification.
b) Sur l'Incarnation de Dieu
L'incarnation nécessaire ou libre ? Sur la question de l'Incarnation, le P.S.Boulgakov essaye moins de se défendre que d'accuser le Métropolite de non-orthodoxie. Démarche légitime, estime Lossky, puisque ce dernier peut se tromper ; mais l'incompréhension que manifeste Boulgakov à l'égard de la pensée du Métropolite prouve que c'est sa propre pensée qui n'est pas orthodoxe.
Le problème. L'Incarnation aurait-elle eu lieu même si Adam n'avait pas péché ? Autrement dit, s'inscrit-elle dans une sorte de «nécessité divine» (doctrine de Boulgakov) ou est-elle un acte de la volonté de Dieu, dont le but est de guérir la chute (doctrine orthodoxe selon le Métropolite Serge) ?
La doctrine de Serge de Moscou. Le P.S.Boulgakov attribue au Métropolite l'«occasionalisme», doctrine qui introduit, en Dieu, de l'accidentel. En fait, affirme Lossky, Boulgakov ne fait qu'extraire des paroles du Métropolite le mot «accident» pour le comprendre ensuite dans un sens qui n'est pas celui du Métropolite. Ce dernier disait, en effet : «En ce sens, dans la perspective de la volonté divine, la chute de l'homme et l'incarnation divine qu'elle provoqua peut être appelé un accident introduit dans le plan initial de l'univers». En qualifiant «d'accident» la chute -et l'Incarnation venue la réparer-, le Métropolite veut dire que la chute n'entrait pas dans le plan divin initial, ce que tous admettront, sous peine, autrement, de faire Dieu auteur du péché. Le fait, mentionné par le Métropolite, que Dieu a connu de toute éternité les événements de la chute et de l'Incarnation n'ôte rien à leur caractère accidentel.
Lossky explique donc ce que dit Serge et en affirme l'orthodoxie : le mot accident signifie non voulu initialement et directement par le Créateur.
Le P.S.Boulgakov dit non seulement que le Métropolite introduit de l'accidentel en Dieu, comme si Dieu s'apercevait après coup de la chute, mais aussi que Serge de Moscou ne distingue pas entre prescience et prédestination. A quoi Lossky répond qu'il les distingue, et il donne trois définitions : la prédestination concerne ce qui ne dépend que de la volonté de Dieu, comme la création ou la déification assignée comme but suprême de la créature ; la prescience connaît ce qui ne dépend que de la volonté libre des créatures, comme la chute et les destinées individuelles -c'est-à-dire «l'accident» ; la providence règle les actes de la volonté divine liés à la volonté des créatures, c'est-à-dire ce qui suit l'accident : dans la providence, se manifeste la coordination des deux volontés divine et humaine. Toute l'économie du salut dépend de la providence.
La critique du P.S.Boulgakov. Elle consiste à dire, nous l'avons vu, que le Métropolite introduit l'accidentel dans la nature divine. Or, dit le P.Serge Boulgakov, l'incarnation est une nécessité divine, voire une donnée première de la nature de Dieu.
V.Lossky examine les textes scripturaires apportés par le P.S.Boulgakov à l'appui de sa thèse, et estime qu'ils ne la prouvent pas. Par exemple, «l'Agneau immolé dès la fondation du monde» (Apoc. 13,8) signifie la Providence : l'Agneau a été immolé «selon le Conseil éternel divin, dans la prescience de la chute». Si ces textes, dit Lossky, signifie la nécessité boulgakovienne de l'incarnation, et non la coordination providentielle des deux volontés, «alors l'histoire du monde tout entière perd son sens». Toutes les actions des justes de la Bible perdent de leur réalité.
Pour V.Lossky, le système de Boulgakov est donc anti-historique. Le «déterminisme sophianique», processus cosmique inéluctable, remplace la providence qui suppose le rapport entre deux volontés6.
Les Pères justifient-ils le boulgakovisme ? Selon Lossky, les citations des Pères faites par le P.S.Boulgakov ne prouvent nullement que l'Incarnation aurait eu lieu même si l'homme n'était pas tombé.
Boulgakov cite, par l'intermédiaire de la Théologie Dogmatique de Macaire : saint Jean Damascène (De Fide, 3,1 à quoi Lossky ajoute 3,18) ; saint Athanase le Grand (Contr.Arian. or., 2,68) ; saint Irénée de Lyon (Adv.Haeres., V,16,2 et V,21,3 -cette dernière citation devant être remplacée par un renvoi à V, Préface).
Certes, dit Lossky, saint Irénée affirme bien que le Logos s'est fait Homme pour nous ouvrir la voie de la déification, mais en quoi cela contredit-il l'idée que l'Incarnation a eu lieu pour sauver l'homme ? Et Lossky cite de nouveau saint Irénée (III, 18, 1) pour justifier le Métropolite Serge.
V.Lossky répond ensuite aux citations du P.S.Boulgakov par une autre série de citations, tout en précisant au préalable : «Si, à notre tour, nous voulions nous appuyer sur le témoignage des Pères de l'Eglise pour voir dans l'incarnation un acte providentiel en réponse à la chute d'Adam, il nous faudrait absolument citer tous les Pères». Il cite notamment saint Grégoire le Grand : «Si Adam n'avait pas péché, il n'aurait pas fallu au Rédempteur assumer notre chair».
Pélage et Calvin. Le grand reproche que Lossky adresse à Boulgakov, c'est de nier la Providence, la coopération des volontés. Il rapproche son système des hérésies de Pélage et de Calvin : le premier affirmait que la volonté humaine suffisait pour assurer le salut, le second plaçait l'unique cause du salut dans la volonté divine immuable. Ils avaient en commun de nier la synergie des volontés et la providence.
Incarnation et création. Pour Boulgakov, l'Incarnation n'est pas un accident -un moyen de sauver l'homme- mais un but : Dieu crée le monde afin de s'y incarner.
L'Incarnation devant nécessairement se produire, la liberté créée ne pouvait produire que de légères variations dans le plan de sophianisation naturelle et inéluctable du monde.
D'où le problème de l'origine du mal. Si l'Incarnation est le but du monde, cela signifie ou bien que Dieu dépend du monde -c'est-à-dire de quelque chose d'extérieur à Lui, qu'Il doit créer pour s'incarner ; ou bien que la création comporte, dès l'origine, non seulement la possibilité du mal, mais sa réalité : elle contient dès le départ une imperfection qui rend l'incarnation nécessaire.
Le Créateur, responsable du péché ? La création n'est pas, pour Boulgakov, l'apparition de quelque chose de nouveau et de parfait dans son être créé, mais une «dissolution de la Sophia dans le néant», son «enfoncement dans le devenir». Il existe donc un mal initial et cosmique, lié à la création-détérioration du monde divin, et c'est dans ce sens que le P.S.Boulgakov interprète les «ténèbres» du Prologue de Jean (Jn 1,5). Le péché, mal moral volontaire, n'est qu'une variation de ce mal primordial. Le Créateur de ce monde imparfait partage donc avec l'homme la responsabilité du péché.
La réponse du Père Serge Boulgakov. Le P.S.Boulgakov indique qu'en disant que le caractère créé est condition du péché, il a voulu dire que la liberté créée, «don suprême» de l'amour du Créateur, est «en même temps un don difficile et dangereux» et qu'en l'accordant «le Créateur joint nécessairement dans Son conseil éternel la volonté de créer à la volonté d'une rédemption nécessaire». V.Lossky propose le dilemme suivant : ou bien cette jonction signifie que la volonté de rédemption est due à la prescience de la chute de l'homme, et le P.S.Boulgakov confesse la même chose exactement que le Métropolite Serge ; ou bien cette jonction signifie que la créature comme telle est imparfaite, et que le Créateur était obligé de sauver l'homme, étant responsable de sa chute.
Puis Lossky redit que si l'homme n'avait pas connu la chute, il n'aurait pas eu besoin de médecin et donc l'incarnation n'aurait pas eu lieu, ce qu'il prouve par l'interprétation patristique de la parabole du bon pasteur qui va chercher la brebis égaré (le genre humain) en abandonnant les 99 autres (les multitudes de mondes angéliques). La chute a détourné l'homme de son but : l'union à Dieu par la grâce, la déification. Dans son amour infini, Dieu tire du mal le bien, et descend des Cieux en s'incarnant, pour nous remettre sur les voies de la déification. A cet endroit, V.Lossky fait une remarque importante : «Si Adam n'était pas tombé, si l'unité initiale entre la volonté divine et la volonté humaine n'avait pas été violée, ce but (la communion parfaite avec Dieu), assigné à toute la création aurait été atteint d'une autre façon, ce qu'indique le Métropolite Serge7...»
Incarnation et déification. L'Incarnation est, selon le P.S.Boulgakov, le «parachèvement de la création du monde». Selon V.Lossky, cette thèse revient à confondre la rédemption et l'assimilation par la nouvelle humanité, des dons du Saint Esprit, c'est-à-dire, à ne plus distinguer l'économie du Fils et celle de l'Esprit. Or, dit V.Lossky, «Si, indépendamment de la chute, notre déification avait, comme condition préalable nécessaire, l'incarnation du Fils de Dieu, alors Dieu, ayant créé le monde, aurait aussi accordé à l'homme cette condition nécessaire : Il se serait tout de suite incarné et n'aurait pas laissé Sa création "inachevée", incapable d'atteindre la communion avec Dieu».
Le P.S.Boulgakov ne fait pas de différence entre la sanctification de la nature humaine assumée par le Verbe et la déification personnelle de chaque homme. Notre humanité, libérée du péché par l'Incarnation du Verbe, a été rendue «capable de recevoir l'Esprit» dit saint Athanase le Grand. Mais chaque personne humaine doit lutter pour unir sa nature créée à la grâce divine incréée. Pour Boulgakov, «l'incarnation déifie tout le genre humain spontanément, mécaniquement pour ainsi dire».
Une fois encore, c'est l'anti-personnalisme de Boulgakov que critique V.Lossky : «La christologie du P.S.Boulgakov se dissout en un panchristisme cosmique qui engloutit et le Saint Esprit, et l'Eglise, qui par là même supprime la personne humaine noyée dans le processus sophiano-naturel de la déification accomplie par l'incarnation».
Confirmation par Boulgakov des critiques qui lui sont faites. Le P.S.Boulgakov, en citant le texte où il dit que l'incarnation a été avant tout moyen de rédemption, mais garde sa signification hors des limites de la rédemption, confirme les critiques qui lui sont adressées et qui se résument à dire que, selon lui, l'Incarnation aurait eu lieu sans la chute, dans le but de réunir la Sophia créée et la Sophia divine.
Néo-apollinarisme. Le P.S.Boulgakov regrette, dans sa réponse, que le Métropolite n'ait pas vu que l'essentiel de son ouvrage était la divino-humanité de Chalcédoine. Il rejette toute critique qu'on pourrait lui faire à propos de ce qu'il a dit d'Apollinaire, parce qu'il n'a parlé de ce dernier qu'en historien, y voyant «un précuseur méconnu de la théologie de Chalcédoine».
V.Lossky refuse tout d'abord à Boulgakov le droit de se retrancher derrière la position de l'historien : attribuer un sens à une doctrine précise sur le Dieu-Homme, c'est bien prendre une position dogmatique. «Une étude historique ne saurait être une instance à part qui décide de la justesse ou de l'erreur des jugements de l'Eglise en matière de foi».
En second lieu, V.Lossky rejette la prétention du professeur de l'Institut Saint-Serge, de faire de l'histoire des dogmes pour comprendre les «véritables destins de la théologie» -pourquoi tels théologiens sont glorifiés en tant que Pères, tels autres anathématisés en tant qu'hérétiques- et préparer le travail de la «théologie contemporaine» qui consiste a) à saisir l'essence sophiologique du problème posé par les théologiens condamnés par l'Eglise (Arius, Nestorius, Apollinaire...) et b) à réinterpréter le dogme de Chalcédoine à partir de la sophiologie «demeurée incompréhensible pour le rationalisme patristique».
Ce faisant, le P.S.Boulgakov tombe dans un néo-apollinarisme qui a fait l'objet d'un second décret du Patriarcat de Moscou. Sa base sophiologique altère donc tous les dogmes du christianisme.
La christologie de Boulgakov est, en effet, conditionnée par son anthropologie. Pour lui, l'homme est formé de l'esprit, identifié à l'hypostase ou personne humaine, et de la nature humaine, composée de l'âme et du corps. Il reconnaît donc en Christ 1) L'Hypostase divine, le Logos, qui tient la place de l'esprit humain et 2) la nature humaine : âme et corps.
Esprit à la fois divin et humain, le Logos réunit de façon naturelle la Divinité et l'humanité. Autrement dit, le Dieu-Homme n'est pas, chez Boulgakov, «une Hypostase composée» de deux natures (théologie de Chalcédoine) mais le porteur d'une nature nouvelle, «la Divino-humanité».
D'où plusieurs conséquences qui contredisent directement la christologie des Pères. En particulier, le Logos remplaçant l'esprit humain, la vie spirituelle de l'humanité devient une tragédie interne à la Trinité. «C'est pourquoi, écrivait Serge de Moscou, lorsque le Christ rendit l'esprit (pour l'Eglise Son esprit humain), Boulgakov est prêt à l'appliquer à la Divinité du Fils ; il dit même qu'après cela la Divine Trinité se referme à nouveau en une unité inséparable». A quoi Boulgakov répond : «Il va de soi que conformément au dogme de Chalcédoine, je ne l'applique ni à la Divinité, ni à l'humanité, mais à la divino-humanité du Fils de Dieu». D'où la critique de Lossky : «Que signifie l'esprit ni divin, ni humain, mais "divino-humain" rendu au Père ? Et où est ici la conformité avec le dogme de Chalcédoine ?»
V.Lossky note encore que le P.S.Boulgakov est simplement dans la logique de son système lorsqu'il accuse de nestorianisme Serge de Moscou, parce que ce dernier confesse un esprit humain et un esprit divin en Christ. Cette accusation prouve que, pour Boulgakov, l'esprit c'est l'hypostase.
V.Lossky conclut que, voulant voir dans Apollinaire le précurseur de Chalcédoine, Boulgakov n'arrive qu'à comprendre de façon apollinarienne le dogme de Chalcédoine -et accuse donc de nestorianisme les orthodoxes. Son étude historique a bien une portée dogmatique. L'Eglise, elle, connaît le Dieu-Homme, hypostase unissant les deux natures divine et humaine, mais rejette absolument une «divino-humanité» qui serait une nature nouvelle, mixte de divin et d'humain8.
c) Sur la rédemption
Rédemption et déification. L'affirmation du P.S.Boulgakov qu'il existe deux courants chez les Pères, «la doctrine du rachat et celle de la déification» et que lui-même appartient au second «dont le chef est saint Athanase le Grand, sans pour autant amoindrir le moins du monde une certaine vérité du premier courant» est absurde selon V.Lossky9, les notions de déification (théosis) et de rachat (lutron, apolutrosis) étant si bien liées qu'on ne peut enseigner l'une si l'on ne reconnaît qu'«une certaine vérité» à l'autre. Insister sur l'une au détriment de l'autre, c'est amoindrir l'Esprit Saint. Il rapproche la doctrine de Boulgakov de celle, opposée, des Latins, qui insistent sur la rédemption au détriment de la déification : «Dans les deux cas est absente la doctrine de la grâce, en tant que principe divin naturel, accordé par la volonté de la Sainte Trinité et acquis par la volonté humaine dans l'unité de la personne, appelée à unir en elle sa nature créée et le don incréé du Saint Esprit, dans l'Eglise, Corps du Christ». Boulgakov dissout la personne dans le processus naturel de déification cosmique.
Lossky lave ensuite le Métropolite Serge de l'accusation que lui adresse le P.S.Boulgakov, de soutenir la doctrine d'Anselme de Cantorbéry. Les expressions dont le Métropolite use, en effet, sont trop générales pour qu'on puisse y voir «la théorie latine de la rédemption» : on en trouve de telles chez les Pères, et chez Boulgakov lui-même.
Enfin, V.Lossky revient sur la confusion boulgakovienne entre nature et personne : c'est elle qui interdit à son auteur de comprendre, dans leur différence et leur liaison, la rédemption -renouvellement de la nature- et la déification -affirmation de la personne qui unit en elle-même le créé et le divin.
La kénose. La même confusion entre nature et personne amène le P.S.Boulgakov à faire de l'économie divine de l'abaissement du Fils, non pas un acte de la volonté de Dieu, mais une modification de l'Hypostase du Logos qui cesse d'être Hypostase divine, devient une Hypostase humaine et réalise à nouveau sa conscience divine par son humanité. D'où une série de difficultés, venues du fait que le P.S.Boulgakov confesse, non deux natures unies par la Personne, mais une seule nature divino-humaine du Verbe incarné.
Monothélisme. Dans la kénose, il n'y a plus que «l'unique volonté divino-humaine propre à l'unique Hypostase du Logos». Toute confession orthodoxe des deux volontés en Christ paraît nestorienne au P.S.Boulgakov. Il dit encore : «C'est précisément le Dieu-Homme qui souffrait... non selon Sa Divinité et non plus selon Son humanité, mais selon Sa Divino-humanité». La confession orthodoxe du Métropolite Serge, qui attribue la souffrance à la seule humanité passe, de nouveau, pour un nestorianisme10 !
Les raisons de la kénose. Le P.S.Boulgakov dit que, selon les Pères, alors qu'il existait plusieurs moyens pour sauver l'homme, Dieu a choisit l'Incarnation, qui répondait le mieux à l'amour divin ; dès lors, le Métropolite Serge est accusé d'avoir dit que l'Incarnation et la Croix s'expliquaient par la soumission aux conditions de la vie du monde déchu. Où est la contradiction ? demande Lossky.
Le P.S.Boulgakov ajoute : «Cette théorie kénotique bizarre limite la kénose du Verbe à la seule humiliation de la Croix, malgré le sens direct de Phil. 2,6-7». Lossky complète ici la citation que le P.S.Boulgakov faisait de l'Apôtre Paul et qu'il interrompait avant la fin de la phrase11 : «Il s'est humilié Lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix». Ce complément montre que la mort sur la Croix est l'accomplissement ultime de la kénose.
Enfin, rétablissant le texte du Métropolite cité en abrégé par Boulgakov, Lossky n'a aucun mal à montrer que Serge de Moscou ne limite pas la kénose à la seule humiliation de la Croix.
Le «Golgotha métaphysique». La kénose, pour le P.S.Boulgakov, ne peut être une soumission volontaire aux conditions du monde, parce qu'elle se trouve, selon lui, en Dieu, indépendante du créé. La kénose, c'est l'entrée du Verbe dans le temps, entrée prévue depuis toujours : «Il faut admettre la kénose de l'incarnation divine dans toute l'effrayante gravité de cet acte, en tant que Golgotha métaphysique du Logos, autocrucifié dans le temps, dont le Golgotha historique ne fut qu'une conséquence».
Dès lors, note V.Lossky, «"L'autocrucifixion métaphysique du Logos" devient une nécessité divine ; au lieu d'une acception volontaire de la mort en tant que condition ultime de la vie du monde, -c'est un suicide divin auquel Dieu aspire irrésistiblement. La mort entre dans la Sainte Trinité en tant que condition inévitable de Sa Vie...»
La Croix éternelle ou historique. En conséquence, la Croix n'est plus un trophée de victoire, mais une condition existant au sein même de la Trinité.
Reprochant au Métropolite sa conception «instrumentale et historique» de la Croix, le P.Serge citait des textes liturgiques parlant d'elle comme d'une puissance éternelle, en particulier
- cosmique : «le monde possédant quatre points cardinaux, tu tranches les principes des ténèbres tel un glaive à plusieurs tranchants...»
- et trinitaire : «signe de l'inconcevable Trinité».
Pour le P.S.Boulgakov, la Croix historique et la mort du Christ ne sont que la révélation dans l'Histoire de la «puissance éternelle de la Croix». V.Lossky estime que les textes cités prouvent le contraire. Pour reprendre les deux exemples ci-dessus :
- la Croix à quatre branches est une image du monde dont les points cardinaux sont sanctifiés par le sang du Christ.
- la Croix faite de trois bois -le pin, le cèdre et le cyprès- est une image de la Trinité.
La réelle puissance de la Croix, qui chasse les démons, ne lui est pas propre ni primitive, mais lui vient de ce que le Fils de Dieu est mort sur elle, remportant la victoire sur le diable : «La Croix, dit V.Lossky, est le tout premier élément du monde déchu arraché au diable, arrosée qu'elle a été par le sang du Seigneur et sanctifiée par la grâce de l'Esprit Saint». Au contraire, dans le système de Boulgakov, la Croix est une condition éternelle de la vie du Dieu Trinité, définissant son attitude envers le monde. L'acte volontaire du Christ «est remplacé par une manifestation naturelle et magique de la puissance divine au moyen de la Croix en tant qu'image éternelle de la Trinité». La conception boulgakovienne de la kénose naturelle est incompatible avec celle de la kénose volontaire dont parlent les Pères12.
Gethsémané. Le P.S.Boulgakov se plaint que le Métropolite Serge lui attribue la théorie du Métropolite Antoine posant la prééminence de l'agonie de Gethsémané sur le sacrifice du Golgotha. Il n'en est rien, dit V.Lossky.
La thèse du Métropolite Antoine est celle de la rédemption par l'amour compatissant. Quand le Métropolite Serge parle de la substitution, chez le P.S.Boulgakov, du Golgotha par Gethsémané, il veut dire que le Dieu-Homme subit, selon lui, deux morts :
-mort divine, mort spirituelle, dans la nuit de Gethsémané, où le Fils assume le péché du monde et donc l'hostilité de Dieu, qui L'abandonne. C'est la rupture du Logos avec la Trinité.
-mort humaine, mort corporelle, sur le Golgotha -c'est celle de la nature humaine du Dieu-Homme, sans Son esprit.
C'est à cela que le P.S.Boulgakov devait répondre, au lieu de rejeter la responsabilité de la thèse incriminée sur le Métropolite Antoine, dont l'erreur est moins grave que la sienne.
Attribution des souffrances à la Divinité. Le Métropolite Serge écrit : «Remplacer le Golgotha par Gethsémané n'est possible pour Boulgakov que parce que, pour lui, c'est le Logos Lui-même qui souffre, voire toute la Sainte Trinité13». Le P.S.Boulgakov répond deux choses : - qu'il est conforme à toute la tradition d'attribuer la souffrance au Logos : témoin, entre autres, le fait que le Père tend au Fils la coupe des souffrances.
- que les Trois Personnes ont pris part à l'oeuvre de la rédemption.
Or, dit V.Lossky, il y a une seule volonté dans la Trinité. Ce n'est pas le Père seul qui donne au Fils la coupe des souffrances, mais le Fils aussi qui la détermine pour Lui-même. Et c'est dans sa volonté humaine seulement qu'il accepte la coupe de la part du Père. Le Christ est crucifié selon Son humanité. Il n'y a donc ni souffrances selon la Divinité, ni tragédie dans la Trinité.
En second lieu, la participation des Trois Personnes à l'oeuvre rédemptrice est certaine, mais elle n'est pas la participation aux souffrances acceptées par le Dieu-Homme dans Son humanité : «Toute la Trinité aime, mais ne souffre pas ; seule l'Hypostase du Fils souffre dans Sa nature humaine».
La Divino-humanité. Lossky dénonce la «notion chaotique de Divino-humanité», base du système sophianique et confusion de la personne et de la nature, que l'on a déjà vue à l'oeuvre plusieurs fois dans l'exposé des dogmes du P.S.Boulgakov. Il s'agit d'un composé «naturelo-personnel» qui confond les deux natures du Dieu-Homme avec Son unique Hypostase et qui englobe la grâce du Saint Esprit, les personnes humaines, l'Eglise. Au cosmisme sophianique, qui soumet la personne au processus naturel de la déification et élimine la liberté, le Métropolite Serge oppose la doctrine de l'Eglise.
Le Chef de l'humanité. Le P.S.Boulgakov voit une contradiction chez le Métropolite Serge qui dit : «Le Christ n'était pas le chef spirituel de la création ni de l'humanité» et «Il n'était que le Nouvel Adam, père d'une humanité nouvelle». En rétablissant le texte dans lequel le P.S.Boulgakov a fait des coupures, V.Lossky montre l'intention claire du Métropolite Serge : rétablir la distinction entre nature et personne, confondues par le P.S.Boulgakov qui voit dans le Christ un être qui assume tous les hommes et les déifie tous mécaniquement : «Le Christ, dit V.Lossky, n'est pas "un chef spirituel de toute la création", Il n'est pas "l'hypostase de la Sophia créée", ni même le chef spirituel de toute l'humanité, un "surhomme", une surhypostase qui inclut en elle toutes les personnes humaines et les déifie par là mécaniquement, dans un "processus divino-humain". Tant la sainte Ecriture que le dogme de Chalcédoine et saint Irénée témoignent seulement de ce que Notre Seigneur a assumé notre nature, dont le chef était notre ancêtre Adam ; Il en devient le nouveau chef (recapitulatio chez saint Irénée), le Christ, Chef de l'Eglise, père d'une humanité nouvelle, c'est-à-dire des fidèles qui entrent dans l'unité du Corps du Christ par le baptême».
L'Eglise. V.Lossky termine en soulignant la portée considérable des thèses de Boulgakov en ce qui concerne l'Eglise, dont elles sont la négation.
En effet, l'entrée dans l'Eglise par le baptême nous fait renaître, nous fait participer à la nouvelle nature, guérie par le Sang du Christ. Nous devenons capables de recevoir le Saint Esprit qui continue de réaliser la «Pentecôte personnelle» de chaque membre de l'Eglise. «Dans l'Eglise, dans l'unité de la nouvelle nature, l'unité de la volonté humaine qui y est unie à celle de Dieu, les personnes humaines sont appelées (Ekklesia vient de kaléo appeler) à acquérir chacune le Don qui lui est fait par l'Esprit Saint, à s'unir à la grâce, ou plus exactement, à unir en elles la nature créée avec le Don divin incréé, l'énergie, la Divinité (theotes selon saint Grégoire Palamas). C'est cela "l'acquisition des dons du Saint Esprit", le but de la vie chrétienne dont parlait le grand contemplateur du mystère, saint Séraphim».
Le but de la déification ne peut donc être accompli que dans l'Eglise «historique» concrète, palpable. Le docétisme consistait à dire que le Christ n'avait qu'un corps apparent ; V.Lossky dénonce un docétisme ecclésial chez le P.S.Boulgakov : «Et si des docètes de nos jours transforment l'Eglise en "une énergie spirituelle divino-humaine" ou la font se dissoudre dans le cosmos, dans "la Sophia créée", cela arrive parce qu'ils n'ont pas, derrière les imperfections extérieures, derrière "la forme de l'esclave", reconnu le rayonnement de la gloire divine, parce qu'ils n'ont pas ressenti la plénitude de la force et du pouvoir du Christ qui s'accomplit dans la faiblesse».
Ce qui disparaît dans le monde contemporain, hostile à l'Eglise, c'est, sous l'action de l'esprit du diable, la «conscience de l'Eglise» -d'où les schismes.
«Cela montre, conclut V.Lossky, que la question dogmatique centrale de notre époque est la doctrine sur l'Eglise... Le combat contre la confusion sophianique entre la personne et la nature est, dans son ultime finalité, un combat pour le vrai dogme de l'Eglise14».
3) Le jugement du Métropolite Serge sur la doctrine de l'Archiprêtre Boulgakov et la décision du Patriarcat.
Lossky résume les principaux aspects de la confusion introduite par le P.S.Boulgakov entre la personne et la nature : conception de la nature divine comme principe personnel (la Sophia) ; confusion des Personnes avec des énergies naturelles ; attribution de propriétés du créé (masculin et féminin) aux Hypostases divines ; confusion de la nature avec la personne dans la doctrine de l'image qui fait de l'homme une «hypostase de la Sophia créée», le chef spirituel de toute la création ; identification, en l'homme, de la personne avec l'esprit et absorption de la personne dans le processus cosmique involontaire ; remplacement de la providence par le déterminisme sophianique ; attribution du mal non à la volonté d'une personne, mais à une imperfection naturelle et donc à Dieu, créateur de la nature ; confusion entre rédemption et déification, le salut devenant automatique ; confusion du Logos avec l'esprit humain en Christ (divino-humanité) ; kénose naturelle et non plus volontaire ; «mort spirituelle» de la Divinité du Fils à Gethsémané ; participation de la Trinité aux souffrances du Christ ; confusion du Christ et de l'Eglise, supprimant toute ecclésiologie.
Puis, V.Lossky remarque que le but des évêques ne se borne pas à critiquer abstraitement les fausses doctrines, mais à déceler leur nocivité spirituelle. Le danger spirituel de ce système non-ecclésiastique et gnostique tient à deux traits : on peut, en l'adoptant, rendre le Créateur responsable de la chute, ce qui amoindrit la conscience du péché et ébranle la vie spirituelle ; en faisant du salut un processus cosmique involontaire, cette doctrine ouvre sur des déformations de la vie spirituelle.
Le P.S.Boulgakov ne répond pas à ces critiques. Il considère la condamnation comme inapplicable et sans objet.
- Il réclame une condamnation plus précise et la notification de ce qu'on lui demande de rétracter. V.Lossky répond que le décret a pour but de mettre en garde les orthodoxes contre les dangers de la nouvelle doctrine. Les précisions réclamées par le P.S.Boulgakov pourront venir après.
- Il défend sa doctrine en disant qu'elle n'est qu'un theologoumenon. V.Lossky répond : «Le nestorianisme et le monophysisme n'étaient-ils pas en tout d'accord avec la lettre du Symbole de foi orthodoxe entériné par les Conciles ? Cependant, personne, parmi les orthodoxes du Vème siècle, n'aurait jamais songé à voir dans ces doctrines simplement des theologoumena, des "opinions" admises dans l'Eglise concernant les dogmes fondamentaux de la foi, et à s'opposer à leur condamnation pour cette raison».
En conclusion, Lossky invite le P.S.Boulgakov à poser un acte de liberté en renonçant à son système faux pour embrasser le joug aisé du Christ : «Le chemin de la Croix -du renoncement à soi-même- qui conduit à cette liberté est pénible. Cependant "tout nous est possible dans le Seigneur Jésus qui nous fortifie"».
Conclusion
Nous espérons que le fait d'avoir seulement résumé l'intéressant ouvrage de Lossky incitera ceux qui peuvent le faire à le publier intégralement -car le débat sur la sophiologie ne peut pas être aujourd'hui censuré ou caché. L'oeuvre du P.S.Boulgakov engage, quoi qu'ils en disent, ceux qui l'ont soutenu, l'Institut Saint-Serge en premier lieu, et la Métropole russe en Europe Occidentale en second lieu. Inversement, l'oeuvre de Lossky doit être considérée dans sa totalité, dans ses engagements ecclésiaux, et notamment dans sa réfutation forte et catégorique de la doctrine de Boulgakov. Certes, nous sommes à une époque de «consensus mou» où il convient souvent d'aplanir dans la vie et les oeuvres tout ce qui pourrait manifester les dogmes et les confessions de foi sans compromis. Mais le simple travail de l'historien demande au contraire de décrire dans leur objectivité les débats -fussent-ils polémiques- qui ont pu avoir lieu. L'Eglise a déjà porté deux fois son jugement, en agissant d'abord, comme le veut la Tradition, localement. Nous sommes persuadés que lorsque tout le travail historique aura été fait et que l'oeuvre des penseurs russes aura été confrontée à la tradition patristique, l'Eglise portera à nouveau un jugement similaire.
Aux textes résumés ci-dessus, qui datent tous de l'époque même où le débat sur la Sophia se déroula, nous jugeons utile d'ajouter un document d'époque plus récente, car le P.S.Boulgakov a toujours des défenseurs. Quoique le système sophianique lui-même soit mort, la façon d'envisager les Pères et l'Eglise qui en formait la base, reste une opinion courante de nos jours.
V. LETTRE SUR LE P.S.BOULGAKOV ET LA SOPHIOLOGIE
Christ est Ressuscité !
Cher ami,
Que la lumière et la joie de la Résurrection de Notre Seigneur Jésus Christ vainqueur de la mort soit toujours ton partage.
Après la lecture du numéro 32 de La Lumière du Thabor, tu m'adresses deux demandes concernant le dossier sur la sophiologie. Tout d'abord, tu t'étonnes que nous nous référions au Métropolite Serge de Moscou, qui est tout-à-fait déconsidéré par sa déclaration de 1927, par sa soumission au régime athée et communiste, par sa négation des martyrs, par sa lettre contre l'Eglise des catacombes, etc... Ensuite, tu me reproches de laisser planer un doute sur l'association que l'on pourrait faire entre la théologie du Père Serge Boulgakov et l'ensemble de l'Institut Saint-Serge à travers l'Histoire. Selon toi, l'Institut de «l'Ecole de Paris» ne serait pas boulgakovien et n'enseignerait pas la sophiologie, il faudrait donc distinguer entre l'enseignement du «plus célèbre» de ses professeurs et l'Institut lui-même.
Pour répondre à tes deux points, le second surtout, il faudrait faire une étude exhaustive de la doctrine du P. Serge Boulgakov, découvrant son origine et ses prolongements -ce qui est impossible dans le cadre d'une seule lettre. Voulant cependant ne pas te laisser sans réponse, j'essaierai de résumer ce qui me semble l'essentiel de la question.
1) A ta première question, je te répondrai que je ne considère pas, bien sûr, le Métropolite Serge comme un saint, ni comme un Père de l'Eglise ni même comme une autorité au-dessus de tout soupçon. Nous savons très bien que ses prises de position ont entraîné l'Eglise soviétique dans une voie anticanonique, et que l'évolution de cette Eglise impliquée avec lui, mais surtout après lui, dans le communisme et dans l'oecuménisme, a assez prouvé que l'arbre jusqu'ici n'avait pas porté de bons fruits. La révélation récente de l'appartenance active des évêques soviétiques au KGB est une conséquence indiscutable de la déclaration de 1927. Dans un système totalitaire comme le communisme, reconnaître le pouvoir revient non seulement à se soumettre à lui, mais à en devenir un organe. Et c'est bien ce qui est arrivé. Faire pénitence, pour cette hiérarchie, voudrait dire, non seulement condamner à nouveau le communisme et reconnaître les nouveaux martyrs, mais surtout sortir du mouvement oecuménique, du C.O.E. de Genève et du dialogue avec Rome, qui ont été aussi les fruits du compromis de cette Eglise avec le monde.
Cela dit, si l'Eglise russe tout entière sera sans doute amenée un jour à juger et à condamner l'attitude ecclésiastique du Métropolite Serge en 1927, il n'est pas interdit de relever ce qu'il a fait de bien et de conforme à l'orthodoxie dans ses écrits ou dans certaines de ses prises de position. Le jugement de sa personne appartient à Dieu. Nous savons bien que le Métropolite Serge, dans sa jeunesse, s'est opposé à l'union avec les vieux-catholiques, présentée de façon très floue et dogmatiquement inexacte par le général Kireev ; plus tard, après avoir rejoint l'«Eglise vivante», le Métropolite Serge a fait pénitence, et a condamné ce système moderniste de l'Eglise russe ; enfin, après 1927, Monseigneur Serge de Moscou avait une attitude très missionnaire, ainsi qu'une très profonde vigilance à l'égard des doctrines nouvelles qui pouvaient naître dans l'émigration, comme la sophiologie qui est ici en question.
Sur ce dernier point, son attitude n'était d'ailleurs pas très différente de celle de son ancien professeur le Métropolite Antoine Khrapovitsky. Ce que nous avons relevé, c'est le contenu de ses critiques à l'égard de Boulgakov -non pas tant l'acte de condamnation à l'égard de sa doctrine, acte dont nous pensons cependant qu'il devrait être contraignant pour ceux qui appartiennent au Patriarcat de Moscou ou qui le reconnaissent.
Quoi qu'en laisse penser le terme tout-à-fait anti-patristique de «juridiction», l'Eglise n'est jamais un parti politique -et nous n'avons aucune raison de ne pas citer le Métropolite Serge s'il a dit la vérité sur un point. Le critère demeure la tradition biblique, apostolique, patristique, et c'est elle qui juge la sophiologie. C'est certainement ce que pensaient, à des titres divers, le Métropolite Antoine, le Métropolite Serge, les archevêques Théophane de Poltava, Séraphim de Bulgarie et Benjamin.
Historiquement, je sais bien que l'oeuvre du P.Serge Boulgakov date d'une période de crise de la théologie russe, laquelle prenait conscience, à la fin du XIXème siècle, de l'influence qu'elle avait subie de la part de doctrines d'origine scolastique, étrangères à sa propre essence. Bien que de très éminents spécialistes, au premier rang desquels il faut mettre le Père Georges Florovsky, aient douté que les évêques mentionnés ci-dessus soient revenus en tout à la théologie des Pères anciens, il est certain qu'ils s'y appliquaient malgré leur formation prise dans les manuels de dogmatique scolaires du XIXème siècle. L'amour du monachisme, de la tradition ascétique, chez Monseigneur Antoine ou chez Monseigneur Théophane, témoigne de leur «méthode» spirituelle.
Certes, le Père Serge Boulgakov était un homme très pieux, aimant la liturgie et les offices ; mais son projet avoué était de composer un système théologico-philosophique à partir des données de la foi et de la tradition -qu'il critiquait bien souvent. Si tu veux t'en persuader, lis les pages 20-23 de la traduction française de L'Epouse de l'Agneau. Tu verras comment Boulgakov pose 1) qu'il y a une doctrine de la sophianité du monde, annoncée plus ou moins nettement par les philosophes païens, et clairement par la révélation chrétienne. Platon et Aristote représentent «l'ancien testament de la sophiologie dans le paganisme» (voir p. 18 et 20 du livre cité) ; mais 2) que ce système n'a pas été vu, ou n'a été vu que très approximativement par les Pères. Par exemple, le P.S.Boulgakov écrit : «Dans la littérature des premiers siècles, chez les Pères apostoliques et les apologistes, nous ne trouvons pas de système théologique (sauf peut-être chez S.Irénée). Aussi la problématique de la sophiologie leur reste-t-elle étrangère, car elle ne devient possible qu'avec la formation de tels systèmes, c'est-à-dire à partir d'Origène. Ce dernier donne les prémisses d'une sophiologie, mais obscurcie par l'identification de la Sophie (Prov. 8,22-32) avec le Logos, qui est aussi en un certain sens le démiurge» (p. 20). Origène n'est pas le seul à faire cette identification, c'est-à-dire à déclarer que la Sagesse ou Sophia de l'Ancien Testament est le Verbe de Dieu, se manifestant avant son Incarnation. Tous les Pères ont parlé ce langage lequel, aux yeux de Boulgakov, est erroné et «obscurcissant» : «Cette interprétation uniquement logologique de la Sophie constitue la faute primordiale, prôton pseudos, de toute la sophiologie patristique, obligée par conséquent d'insérer la problématique de la Sophie dans la doctrine du Logos et même dans la christologie. Un exemple frappant de ce "confusionnisme" nous est offert par la christologie sophiologique de saint Athanase qui, dans l'exégèse de Prov.VIII, est contraint de distinguer, sous l'angle de la Sophie divine et de la Sophie créée, deux aspects du Christ : avant l'incarnation (ou en dehors d'elle) et après l'incarnation» (p. 21).
Poursuivant, le P.S.Boulgakov déclare que les Pères donnent aussi, à côté de l'interprétation de la Sophie en terme de Logos -la Sagesse est le Verbe de Dieu-, une autre interprétation, qui se rapproche du platonisme et de l'aristotélisme : la Sophie-Sagesse représente le principe idéal du monde, l'ensemble des idées archétypes, c'est-à-dire des modèles, en Dieu, de l'être créé. Sur ce sujet, il adresse aux Pères de nouvelles critiques : «Une question essentielle se pose à cet égard, dont les Pères n'ont pas conscience (et ils n'y apportent donc pas de réponse) : comment concevoir le rapport de ces prototypes du monde avec le Logos, puis avec le Sophie divine et celle de créature ?» D'où sa conclusion provisoire : «Les textes patristiques appropriés n'apportent pas de réponse claire et nette à toutes ces questions et difficultés. D'ailleurs, la pensée des Pères ne discerne en général pas ces éléments du problème» (p. 21).
Le Père Boulgakov déduit de son analyse des Pères la position qu'il convient de leur attribuer, dans l'histoire de la vérité, autrement dit, de la révélation du dogme sophianique : «L'imprécision foncière de la cosmologie patristique en résulte. On ne peut pas dire que le thème de la Sophie soit totalement absent chez les Pères, puisqu'une série de textes en traite. La doctrine n'en est cependant pas mise au point, elle reste en quelque sorte à un niveau "anté-nicéen" d'imperfection». Citons encore un dernier texte : «Dans la théologie orientale, le développement de la doctrine de la Sophie s'interrompt après saint Jean Damascène, en raison de la stagnation générale de la pensée qui se perd dans une polémique stérile, scolastique et schismatique avec les Latins sur la procession du Saint Esprit. Durant six siècles, l'on n'y observe aucune problématique de cosmologie sophiologique. La théologie byzantine s'en rapproche de nouveau par la doctrine de saint Grégoire Palamas sur les énergies, qui est en fait une sophiologie inachevée».
Je ne puis relever tout ce que ces lignes contiennent comme contresens sur les Pères. Où le P.S.Boulgakov a-t-il pris, par exemple, qu'il y a peut-être un système chez saint Irénée ? Il est clair qu'il a suivi le fil des penseurs occidentaux qui, imbus de leurs théories augustiniennes, se sont étonnés de ne rien découvrir qui aille dans leur sens chez les Pères apostoliques, et ont décrété, en conséquence, que ces Pères étaient «sans système», tandis que les les écrivains ecclésiastiques qui ont suivi, surtout l'hérétique Origène, sont plus «systématiques» -répondent mieux aux questions qu'eux-mêmes, les docteurs d'Occident, se posent.
Ce qui importe, c'est de souligner la méthode de Boulgakov, son rapport à la patristique. Cette méthode l'amène à critiquer les Pères comme «imparfaits», «imprécis», «confus» etc. Si la méthode de Boulgakov eût été orthodoxe, il aurait commencé par chercher si sa doctrine de la sophiologie se trouvait chez les Pères, et les aurait lu dans l'esprit de se conformer à leur enseignement divin et non dans l'idée d'en faire d'éventuels précurseurs d'une doctrine dont il est bien obligé d'admettre qu'elle n'est pas dans la tradition patristique. Le critère de ces trois pages auxquelles je te renvoie -c'est la sophiologie. Les Pères sont lus à partir de la sophiologie -c'est-à-dire, à partir du système en construction du Père Serge Boulgakov- non à partir d'eux-mêmes. L'orthodoxe fait le contraire, il se demande : «Ma pensée est-elle conforme à celle de l'Eglise, à celle des Apôtres, des Conciles et des Pères ?» La bonne méthode aurait consisté, pour Boulgakov, à éprouver sa pensée en la confrontant aux Pères, à lire la sophiologie à la lumière de la tradition apostolique.
Il a fait avec sa Sophie comme celui qui aurait inventé un nouveau système à base de Citrouille, et qui dirait : «Les Pères sont très obscurs sur la question des citrouilles, ils n'en parlent que sporadiquement. La théologie de la citrouille n'était pas encore mûre à leur époque ; on en flaire pourtant une première odeur dans leur réfutation de la gnose, où fleurit une comparaison de l'engendrement des éons avec la prolifération des cucurbitacés».
C'est cette méthode qui suffit à rendre tout le système de Boulgakov inutile et incertain pour le chrétien orthodoxe, qui vient dans l'Eglise pour se réformer lui-même, non pour réformer l'Eglise, et qui lit les Pères pour s'initier humblement aux trésors de l'Esprit Saint, de l'expérience vivante de la Révélation divine dont leurs oeuvres ruissellent, et non pour trouver les bases d'une nouvelle conception ou représentation du monde.
Je veux bien croire que Boulgakov a été un autodidacte génial, qu'il a eu cette naïveté des grands génies qui pensent qu'ils vont construire un nouveau système plus satisfaisant que tous ceux du passé ; je veux bien qu'il ait été le Hugo, le Schelling ou le Hegel de l'Institut Saint-Serge, destinée à la fois sympathique et tragique. Toutefois il faut reconnaître que son système n'est pas de la philosophie -il manque beaucoup de cohérence rationnelle- et, surtout, qu'il n'est pas de la théologie, tout simplement parce qu'il ne suit pas la méthode des Pères, lesquels n'auraient ni écrit, ni pensé que les Pères antérieurs n'avaient entrevu que de manière «imprécise», «confuse» ou «inachevée» ce qu'il leur était donné d'expliciter. Comme le dit le Père Justin Popovic, à propos de la phrase des Actes des Apôtres : «Il a plu au Saint Esprit et à nous» (Actes 15,28) : «D'abord le Saint Esprit, puis nous ; mais pour autant que nous faisons place à l'énergie du Saint Esprit en nous. Dans cette définition apostolique divino-humaine, est contenue toute la méthode d'action divino-humaine de l'Eglise dans le monde. C'est cette méthode qu'on transmise et suivie les saints Martyrs et les Confesseurs, les saints Pères et les conciles oecuméniques...L'Eglise orthodoxe possède l'enseignement intégral du Dieu-Homme, le Christ, car elle se tient sans hésitation aux principes de la méthode divino-humaine des saints Apôtres et des Conciles oecuméniques...Puisque l'unité universelle de la Vérité divino-humaine est toujours présente dans la conscience universelle de l'Eglise orthodoxe, les saints Pères et Docteurs participent continuellement à la vie divino-humaine de l'Eglise par l'énergie charismatique du Saint Esprit15» (L'Homme et le Dieu-Homme, p.127-128). Ou, comme le résume l'Encyclique des Patriarches Orthodoxes : «L'Eglise est enseignée par l'Esprit principe de vie, mais par l'intermédiaire de nos saints Pères et docteurs» (cité Ibid.).
Le système de Boulgakov est donc un édifice étrange -que l'on est tout-à-fait en droit d'admirer comme un château de Baba-Yaga, une grande construction de l'imagination humaine, si on le veut ; mais il est extérieur à l'Eglise et l'on ne peut pas le faire passer sans blasphème pour de la théologie orthodoxe, dont il méprise l'unique Voie, l'unique Porte d'accès. N'oublions pas non plus que les Pères nous ont mis en garde contre l'imagination et la spéculation philosophique.
2) A mon avis, ta seconde question dépasse, en réalité, le cadre de la pensée de Boulgakov comme celui de l'Institut Saint-Serge, puisqu'il s'agit au fond d'une mentalité nouvelle, hélas partagée par beaucoup d'orthodoxes aujourd'hui. Je vais cependant essayer de te faire une réponse qui n'engage que moi.
Je serais assez d'accord avec toi pour dire que la nature même de la pensée de Boulgakov, mythologique et spéculative à la fois, ne se prête guère à une transmission scolaire et qu'ainsi elle est restée «sa propriété personnelle», pour reprendre son expression. Si des esprits brillants ont été proches du P.S.Boulgakov ou influencés par lui -comme le Père Basile Zerkovsky, L.Zander ou C.Andronikof- je ne sais s'ils peuvent être véritablement définis comme «boulgakoviens».
En second lieu, tu me dis que l'on n'enseigne pas le «boulgakovisme» comme tel à l'Institut Saint-Serge, et que la question de la sophiologie est dépassée. Certes, ceux qui parlent ainsi n'ont pas tout-à-fait tort, quoiqu'ils évitent soigneusement la question de la responsabilité d'un archevêché et d'un institut de théologie orthodoxe qui ont totalement couvert un enseignement hétérodoxe, celui du P.S.Boulgakov, lors des condamnations des années 30 contre la sophiologie.
Or, je te dirais que le lien entre le célèbre professeur et l'Institut de la rue de Crimée ne doit pas être cherché dans le contenu de la doctrine précise de la sophiologie, mais dans la méthode théologique. La sophiologie est une théorie très marquée par la métaphysique, passablement obscure, souvent confuse et contradictoire, qui ne peut menacer que quelques esprits artificieux et subtils. En revanche, l'idée d'une relativisation des Pères et celle de l'existence de theologoumena, c'est-à-dire d'opinions ou d'hypothèses théologiques, fruits du libre examen sur les dogmes, ces idées-là peuvent toucher tous les esprits et sont dangereuses à plus d'un titre.
Lorsque les milieux «synodaux» dénonçaient le libéralisme de Saint-Serge, avec beaucoup de maladresse, ils disaient quelque chose de juste. Je ne parle pas du libéralisme politique, que beaucoup critiquaient au nom de leur conceptions monarchistes. Aucun régime politique, dans ce monde dont la figure passe, n'est absolu. Non, je te parle de cette idée selon laquelle l'Eglise n'aurait fixé qu'un certain nombre de dogmes, et que sur de nombreux points il serait possible de faire de libres recherches, des spéculations philosophiques, et de construire des systèmes qui pourraient être contradictoires les uns avec les autres, sans qu'au fond l'Eglise ait à prendre position sur des questions qui relèvent de la liberté de pensée individuelle. J'espère que cette théorie n'est pas enseignée aujourd'hui à Saint-Serge ; mais il y aurait beaucoup à dire sur cette conception tout-à-fait antipatristique de la méthode théologique, sur ses origines et sur ses prolongements. Les ravages qu'elle a faits, nous les avons sous les yeux et ce serait une faute de les nier.
a) Tout d'abord, l'idée selon laquelle la foi consisterait dans un certain nombre d'axiomes ou de données que la raison, la pensée, la recherche intellectuelle viendrait ensuite «médier», développer, élaborer -cette idée vient de l'oeuvre d'Augustin. Elle est à l'origine du Filioque, présenté comme un approfondissement du dogme de la Sainte Trinité. Elle s'oppose directement à la notion orthodoxe de dogme. Pour les Pères orthodoxes, aucune formulation dogmatique ne sera jamais adéquate à la réalité divine : la formule ne donne pas la connaissance de la Trinité, mais sert de critère à l'expérience de la déification qui, à son tour, permet de comprendre pleinement les mots créés employés à propos de l'incréé. Tout dogme est éprouvé par la déification.
Augustin, lui, identifie la révélation à la compréhension intellectuelle d'une vérité ; et en conclut que non seulement chaque chrétien, mais l'Eglise même progresse dans l'intelligence des dogmes. Au lieu de la déification, croissance infinie du coeur purifié dans l'infini amour divin, apparaît le développement dogmatique, chute indéfinie de la raison et de l'imagination dans les systèmes humains limités.
Pour les Pères, la connaissance de la Sainte Trinité est supra-rationnelle, supra-discursive ; les termes dont ils se servent pour parler du mystère ont pour but de le protéger de toute interprétation rationaliste et humaine. A l'opposé, la tradition occidentale, fidèle à Augustin, fait de cette terminologie le point de départ de réflexions intellectuelles. Telle est l'origine de la conception médiévale du progrès du dogme. Ce développement est toujours spéculatif, toujours philosophique. Comme Anselme de Cantorbéry, comme Thomas d'Aquin, comme Newman qui théorisera cette pratique, Boulgakov fait appel à la philosophie pour aller plus loin que les Pères, les rendre plus parfaits. V.Lossky, qui savait très bien ce qu'était la philosophie et qui connaissait non moins sûrement l'enseignement des Pères sur cette question, me semble voir juste lorsqu'il écrit : «Sa théologie [de Boulgakov] est-elle réellement une théologie fondée sur une pure perception de la révélation, ou bien un système philosophique au sujet de la Révélation ?» et Lossky d'ajouter un peu plus loin : «Il ne comprend pas la véritable signification de l'apophatisme et, de plus, il voit dans toute la théologie patristique une série de systèmes philosophiques humains».
b) Poser cette notion de théologoumènes, c'est chercher, d'une part, à établir une distinction chez les Pères ou dans la tradition entre ce qui est révélé et ce qui est humain -ce que l'Eglise fait lorsqu'elle ne confirme pas certaines opinions des Pères ; mais c'est surtout laisser chaque Institut de théologie, chaque théologien, voire chaque fidèle, décider du point où finit l'essentiel, le révélé et où commence le secondaire, le théologoumène vraisemblable ou moins vraisemblable, dans les écrits des saints.
Dans le même esprit, cela revient à distinguer la personne privée et la personne ecclésiale. Le Père Boulgakov, à propos des Pères, parle de leur faute primordiale, en grec prôton pseudos, mensonge premier, exactement comme il parle du défaut essentiel prôton pseudos des auteurs païens (op. cit., p.19). Concluait-il, lui prêtre de l'Eglise, chaque office par cette phrase : «Par les prières de nos Pères menteurs, Seigneur Jésus Christ Notre Dieu, aie pitié de nous» ou par «nos Pères saints» ? Une dichotomie, une coupure scinde ici notre être : nous voilà tenus de vénérer la non-vérité ou d'outrager ce qui est saint.
On pourrait appeler chorizontes ou «séparateurs» les partisans de ce genre de vie ecclésiale et de théologoumènes. Car ils sont tenus aussi, à l'intérieur des Pères, de distinguer entre les Pères apostoliques, non systématiques, et les Pères systématiques, et entre ces derniers et les «Byzantins» trop occupés à des querelles sans vie, et ainsi de suite. C'est-à-dire que l'unité de l'histoire de l'Eglise leur échappe totalement, non moins que la logique de la succession des hérésies -le Filioque n'est qu'un arianisme rhabillé- et non moins que l'unité de vie du «choeur des Pères». Les Pères ne s'occupaient tous que du même et unique objet de leur amour, le Christ et l'Eglise les voit comme les thiasotes, les amoureux enthousiastes du Christ, ivres du même amour divin.
Enfin, avec toutes ces divisions, que fait l'orthodoxe ? sinon se mettre à l'école du pan-relativisme qui a atteint les confessions occidentales, et qui s'inscrit dans la logique de leur histoire propre. En effet, ce relativisme est la récompense de leur infaillibilisme. Deux fois, l'Orient a stupéfait l'Occident : quand saint Photios a déclaré, à ses contradicteurs qui lui opposaient des textes des Pères latins, que si toute la Création, d'une voix, proclamait le Filioque, elle ne contraindrait pas les orthodoxes à abandonner le dogme sorti des lèvres du Sauveur Lui-même ; une autre fois, quand Marc d'Ephèse a répondu, aux Occidentaux qui lui apportaient des témoignages de quelques Pères favorables au Purgatoire, que les Pères n'auraient pas eu besoin de Conciles Oecuméniques s'ils avaient tous toujours été infaillibles. Dans ces deux cas, les occidentaux raisonnaient comme si l'opinion d'un ou de quelques Pères était nécessairement celle de l'Eglise. Aujourd'hui, c'est l'inverse : l'accord même de tous les Conciles oecuméniques leur paraît sans importance pour ce qu'il faut croire pour le salut.
Eh ! bien, l'orthodoxe n'a pas à entrer dans cette incertitude spirituelle. Il suit l'Eglise, il suit les Pères déifiés, il se réfère aux Offices qu'il chante quotidiennement, il supplie le Christ de l'éclairer de Sa lumière et il voit les Pères dans une unité de vie, liturgique et dogmatique.
C'est pourquoi, il refuse tout théologoumène, la notion comme la chose.
En effet, si nos péchés nous sont bien personnels et n'engagent pas l'Eglise, le but de la vie chrétienne, qui est de se conformer et de s'unir, par la pénitence, au Christ, est commun à tous les fidèles et fondé sur un seul et même roc : la foi orthodoxe. Ce but peut donc s'appeler déification, christification et ecclésification : je me sanctifie, non en me coupant des autres par des idées personnelles, mais en acquérant la conscience ecclésiale, la «pensée du Christ». Comme le dit le Père Justin, chantre de cette unité dans la Vérité qui caractérise l'Eglise et elle-seule : «C'est seulement "avec tous les saints", selon l'Apôtre Paul (Eph.3,18) qu'on peut connaître le merveilleux mystère de la personne du Christ, c'est-à-dire justement et véritablement du Dieu-Homme, le Christ. C'est seulement en vivant "avec tous les saints", dans l'unité catholique de la foi, que l'on peut être un vrai chrétien, un disciple authentique du Dieu-Homme, le Christ. Véritablement, la vie dans l'Eglise est toujours catholique, elle se trouve toujours dans la communion "avec tous les saints". Par conséquent le vrai fidèle de l'Eglise ressent fortement qu'il partage la foi des Apôtres, des Martyrs et des Saints de tous les siècles ; il ressent que ceux-là sont éternellement vivants et qu'une seule et même force et énergie théandrique, divino-humaine, passe simultanément en eux tous...» (op. cit., p.125). Pour celui qui a perçu cette force divine de la pensée «en Eglise», qui a uni, par la prière, son esprit à celui des saints, il est clair que l'Eglise ne peut avoir, en marge du credo commun, des credos privés ou complémentaires. Et cela, non par manque de libéralité, mais parce que celui qui possède tous les trésors et qui nous les donne tous, ne demande que notre reconnaissance.
Etre laïc ou moine et garder son opinion personnelle sur rien et sur tout, c'est vouloir se tenir en même temps au-dedans et au-dehors de l'Eglise. La foi se confesse, elle ne se discute pas. Les Pères se purifiaient pour Dieu dans l'ascèse et la prière et, lorsqu'il y avait lieu, ils confessaient la foi -mais ils ne faisaient pas de théologoumènes à la petite semaine.
Le Credo est sublime, il est parfait, il est fruit de l'Esprit : jamais nous n'aurons fini de le goûter intellectivement. Pourquoi préférerions-nous à ce festin que nous donne l'Eglise, les «viandes de l'Egypte» ?
c) Il faut encore ajouter, à propos des hérésies, que les Pères les dénonçaient non simplement comme des systèmes faux, ou comme peu conformes à leurs idées à eux -comme tel philosophe critiquant tel autre philosophe- mais parce que, devenus christophores, ils pensaient, sentaient, savaient de tout leur coeur et leurs entrailles sanctifiés, que les systèmes erronés conduisent à la perte éternelle l'âme qui se prive, dans les fausses doctrines, de toute participation, en ce monde et dans l'autre, à la gloire même du Christ.
Si l'on ne confesse pas cela, on peut faire tous les théologoumènes que l'on veut, parce qu'alors, rien au fond n'engage à rien. L'Eglise devient une «république des théologiens», bonne compagnie, gens du monde et doctes coupeurs de cheveux en quatre, qui discutent à perte de vue et ne peuvent même comprendre qu'il y ait des fous qui pensent encore que ce pour quoi les Pères ont versé leur sang avait un sens absolu, c'est-à-dire engageait le salut et la perte de l'âme.
Pour finir cette lettre déjà trop longue, je te dirai que je ne parle pas de l'Institut Saint-Serge d'aujourd'hui, ne le connaissant pas et ne voulant pas le juger. J'espère, bien sûr, qu'on y dispense la foi orthodoxe, et qu'on n'y dit pas qu'il y a place pour les théologoumènes. Je suppose aussi qu'on n'y enseigne pas que les canons sont relatifs, ou que les décisions des conciles peuvent être modifiées. Tu me rassureras en me disant que personne n'y dit que l'opposition des Pères de Chalcédoine aux monophysites n'était due qu'à une mécompréhension de leur vocabulaire théologique, ou encore qu'il y a des aspects «positifs» au Filioque.
Ne voulant appartenir à aucune «république des théologiens déplacés», mais uniquement à la Sainte Eglise de Jésus Christ, je n'ai aucun goût à dénoncer l'enseignement de tel ou tel théologien ou de tel ou tel Institut.
Ce contre quoi, en revanche, nous devons nous tenir en garde, je crois, c'est contre une certaine confession du monde et de l'Eglise, qu'on trouve, d'une façon intellectuelle et subtile, dans la méthode de Boulgakov, et maintenant chez beaucoup d'orthodoxes, d'une façon beaucoup plus primaire.
Chez Boulgakov, la volonté de sophianiser le monde était sans doute une hérésie ; ce qui se passe maintenant, c'est autre chose : c'est l'entrée d'un esprit étranger à l'Eglise, qui fait que l'on voit des évêques ou des prêtres prendre position sur les problèmes de la société, sur l'écologie, sur la paix dans le monde, sur la violence civile etc... comme s'ils étaient des conseillers municipaux. En revanche, lorsqu'un Patriarche présente Mahomet comme un apôtre du Christ, personne ne dit mot. L'oecuménisme est la religion, la «mystique» de cette abolition des frontières entre l'Eglise et le monde -qui fait que l'on croit que l'on peut être orthodoxe à sa façon, selon son quant-à-moi, sans l'ascèse, la purification et la lutte (Podvig) recommandées par l'Ecriture, les Apôtres et les Pères.
Dans le contexte actuel, on veut présenter l'Eglise orthodoxe comme une philosophie religieuse parmi d'autres. Boulgakov et son système bizarre qui prétendait compléter les Pères a participé, peut-être sans le vouloir totalement, à ce mouvement réducteur de la Révélation. Bien davantage y participent aujourd'hui ceux qui s'engagent dans le mouvement oecuménique, soit par conviction, soit par peur de confesser la foi orthodoxe publiquement.
La machine qui est en marche aujourd'hui, et que poussent à la roue même certaines personnes qui en voient intellectuellement le danger, c'est la grande apostasie, c'est le gouvernement de l'anti-christianisme sur le monde, contre lequel ceux des orthodoxes qui auront voulu plaire au monde ne pourront rien, parce qu'ils auront accepté de considérer toutes les bornes, toutes les frontières entre l'Eglise et le monde comme relatives. Ils ôtent les haies, les sangliers brouteront la vigne. Je veux dire qu'ils ne pourront pas opposer aux ennemis de l'Eglise des canons qu'ils auront déclarés «économiques» ou «secondaires», «relatifs à un temps et à un lieu» ; ni des dogmes qu'ils auront classés dans les théologoumènes ; ni les Conciles Oecuméniques qu'ils auront enseignés comme n'étant pas tout-à-fait absolus ; ni non plus la succession apostolique, à laquelle ils auront donné un sens purement juridique. Ils ne pourront se servir d'aucune armure contre les représentations interchangeables et anonymes de ces forces obscures qui veulent réformer et démolir l'orthodoxie qui est l'unique Eglise du Christ, seule dépositaire de la Révélation divine. L'orthodoxie est le sel de la terre. Le diable sait que s'il parvient à la détruire, le monde entier se décomposera.
Pardonne-moi. Je m'arrête ici, parce que tu trouveras que j'ai un peu débordé mon sujet. En réalité, je n'en crois rien. La question fondamentale est : confesse-t-on l'Eglise une du Christ, et pour son salut, est-on prêt à suivre le Christ, sans partage, sans compromis avec le monde, sans philosophies, sans cultures, ou veut-on établir un pont imaginaire entre l'Eglise et le monde, se purifier sans prière, ressusciter sans Croix ? Je te laisse sur cette citation du Père Justin, qui me paraît contenir la vraie prière de «l'intellectuel», celle que doit faire tout homme qui veut parler ou écrire de l'Eglise, avant de se mettre au travail : «Quand le chrétien orthodoxe réfléchit, il le fait dans la prière, avec crainte et tremblement, car il sait qu'il le fait avec la participation mystique de tout le choeur de tous les saints et de tous les membres de l'Eglise. Il ne s'appartient jamais à lui-même, mais à tous les saints, et par eux au très saint Seigneur Jésus» (L'Homme et le Dieu-Homme, p.127).
+ P.Patric
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