La Lumière du Thabor n°34. Editorial.

EDITORIAL



LE RENOUVEAU DE L'ORTHODOXIE

EN RUSSIE



La véritable histoire est celle de l'Eglise. Les événements les plus spectaculaires, ceux que les serviteurs de ce monde mettent sans cesse en avant, ne sont que le «négatif» de l'histoire authentique, celle où oeuvre le Saint Esprit. «Les enfants d'Israël, dit le Prophète Elie, ont abandonné ton alliance, ils ont renversé tes autels, et ils ont tué par l'épée tes prophètes ; je suis resté, moi tout seul, et ils cherchent à m'ôter la vie». Le Seigneur lui répond : «Sors demain, et tiens-toi dans la montagne devant le Seigneur ! Et le Seigneur passera». D'abord vient un vent fort et violent qui déchire les montagnes, puis un tremblement de terre, puis un feu, et enfin «la voix d'une brise légère» ; or, le Seigneur n'est ni dans le vent, ni dans le séisme, ni dans le feu, mais dans la brise légère (3 Rois, 19, 10-12).
Rien de ce qui fait la «une» des journaux ne conduit au Seigneur : le Seigneur n'est ni dans les bouleversements des peuples, ni dans les catastrophes naturelles, mais il habite les coeurs des humbles et la brise légère qui échappe aux historiographes...
Ainsi en a-t-il été en Russie de la découverte des reliques non corrompues et embaumantes du saint Patriarche Tykhon de Moscou. Un incendie, survenu récemment dans la petite église du monastère de Donskoï, a révélé la pièce où le corps, marqué par les tourments que les athées lui avaient infligés, mais intact et dissimulé aux regards du monde, attendait d'être manifesté par Dieu et offert à la vénération des fidèles. Et nombreux sont ceux qui, de toute la Russie, sont venus vénérer le patriarche qui, tête d'une foule immense de Nouveaux Martyrs, avait refusé le compromis avec le communisme, qu'il anathématisa, avait condamné le modernisme de l'Eglise vivante et avait béni la formation d'une Eglise des catacombes, en consacrant secrètement l'évêque Maxime de Serpukhov. Une fois de plus, Dieu a montré que les princes des peuples avaient «médité de vains projets». Le régime qui avait osé dire que c'était la foi en Jésus Christ qui aliénait l'homme, et non le péché, s'est effondré sous le poids de ses péchés sans nombre, insupportable à ceux-là mêmes qui s'en étaient faits les champions et les défenseurs...
Comme l'écrivait le saint évêque Nicolas Vélimirovitch, commentant l'Apocalypse : «Ils feront la guerre à l'Agneau, et l'Agneau les vaincra ; car Il est le Seigneur des seigneurs et le Roi des rois (Apoc.17,14). Qui dit ces mots merveilleux ? Le divin Jean. Qui est l'Agneau ? Le Seigneur Christ. Qui est le Seigneur des seigneurs et le roi des rois ? Le Seigneur Christ. Qui lui fera la guerre, et qui vaincra-t-il ? Le monstre à sept têtes et tous ceux qui reçoivent pouvoir, honneur et richesses de ce monstre impur. L'Agneau au milieu des bêtes ? Mais saint Jean voit l'Agneau vainqueur de toutes les bêtes ! Le Christ au milieu des démons ? On croirait qu'ils vont l'engloutir, mais les démons terrifiés implorent sa pitié et fuient loin de lui dans la panique. Le Christ au milieu de Ses tortionnaires ? On pensait qu'ils allaient le détruire à jamais, mais voilà qu'Il s'est levé victorieux, et qu'ils ont pris la fuite, pleins de frayeur, et sont morts. L'Eglise du Christ au milieu des païens ? Qui ne croirait qu'ils vont la submerger, comme une vague géante un îlot minuscule ? Et pourtant ! Les royaumes païens passent et s'effacent, mais l'Eglise persiste, croît et embellit. La foi du Christ au milieu de la sécheresse des philosophes et des hommes à systèmes ? Qui ne songerait qu'elle doive leur céder en subtilité, et qu'ils ne la mettent au rancard ? Mais ils se sont conduits les uns les autres dans le mensonge et les persécutions, et la foi du Christ a sauvé les hommes. La piété encerclée par ceux qui blasphèment et renient Dieu ? On supposerait qu'ils dussent la souiller, mais ils s'étouffent dans leurs immondices, et la piété se conserve dans sa pureté immaculée. La douceur et les larmes des chrétiens environnées par les violences et les brutalités ? On les croit destinés à mourir de famine. Cependant, les chrétiens vivent et sont rassasiés, les brutes et les violents souffrent de la faim. Un Agneau dans l'antre des fauves ? Mais l'Agneau est Vainqueur».
Ainsi à Saint-Pétersbourg, nous avons vu, dans une église transformée en patinoire durant plusieurs années, munie d'un faux plafond qui cachait le décor de la voûte, le Christ Pantocrator toujours présent sur la coupole : la destruction du faux plafond le rendra à la vue des fidèles, plus éclatant que jamais. «Le voile du Temple se déchira en deux et la vérité que cachait la lettre de la Loi apparut».
La vérité qui a triomphé du communisme, c'est la foi orthodoxe, celle du baptême, et c'est le témoignage de millions de Nouveaux Martyrs qui ont, par leur amour du Christ, rendu impossible la constitution du nouveau type d'homme soviétique dont le millénarisme communiste annonçait le prochain avènement. L'homme «incapable de recevoir Dieu» prêché par cette fausse religion n'a pas vu le jour. A sa place, des «astres allumés par Dieu» sont montés.
Aujourd'hui, en Russie, ce ne sont pas, en effet, les seules reliques du saint Patriarche Tykhon qui sont retrouvées, mais celles d'une multitude de saints, dont les tombes sont là, parmi nous, attendant d'être ouvertes, pour que tous constatent que la foi orthodoxe du Seigneur Jésus Christ vainqueur de la mort est celle qui a affermi l'univers.
En quelques jours seulement nous avons pu voir, au cimetière de Smelinen, non loin de la chapelle et du tombeau de sainte Xénie la folle pour le Christ, une tombe où de pieuses mains ont planté quelques cierges : c'est celle des Quarante Nouveaux Martyrs, prêtres et moines, qui y furent ensevelis vivants. Un peu plus loin est la tombe de Marie la Folle en Christ, une émule de sainte Xénie, qui vécut la même ascèse dans le cimetière, mais fut tuée par la Tcheka ; elle est maintenant vénérée tendrement par le peuple orthodoxe. Dans un autre cimetière de saint Pétersbourg, c'est le tombeau du saint Nouveau Martyr Hilarion Troïtsky que l'on prie et vénère.
Ainsi, à travers toute l'immense terre de Russie, refleurit comme un printemps la vénération des reliques des Nouveaux Martyrs. Il ne s'agit pas là simplement, comme les ennemis de la foi essaieront de le dire, de pratiques pieuses détachées de la vérité, que l'on pourrait imiter, transposer ou canaliser. Le peuple sait qui il vénère. Les Nouveaux Martyrs ? Ce sont les «poteaux indicateurs» de la voie à suivre qui, dans le dédale de ce monde, montrent le chemin de la confession de la foi et du refus du compromis. Souvenons-nous des oeuvres dogmatiques de Monseigneur Hilarion Troïtsky, et de tant d'autres, désormais scellées par le sang du martyre. Les Nouveaux Martyrs ? Ce sont les aiguilleurs du ciel, qui nous montrent qui nous devons craindre, et qui nous ne devons pas craindre. Toutes les armées des ennemis du Christ passeront comme «un tourbillon de cadavres» (Nicolas Vélimirovitch), tandis qu'Il est avant que le temps ne commence, et après qu'il aura fini. Les Nouveaux Martyrs ? C'est le ciel constellé qui guide le marin. Ce qu'ils ont refusé en mourant, c'est ce que l'oecuménisme veut faire en souriant : se passer du Christ. Le comité du COE réuni à Barr, en Suisse, en janvier 1990, proclame ouvertement la nécessité de : «Dépasser une théologie qui fait dépendre strictement le salut d'un engagement personnel explicite envers Jésus Christ». La mort des martyrs, plus éloquente que ce jargon, et leurs reliques embaumantes, proclament : «Nous vénérons Ta Croix, ô Christ, chantons et glorifions Ta Sainte Résurrection, car Tu es Notre Dieu, nous n'en connaissons pas d'autre et c'est Ton nom que nous invoquons». Les Nouveaux Martyrs ferment la bouche des athées. Tandis que les doctes cherchent à l'effacer, le Nom du Christ se répand comme un parfum dans l'univers.
En même temps que les Nouveaux Martyrs, sont aussi exhumées les reliques de ceux qui préparèrent spirituellement les chrétiens de Russie à souffrir pour leur Christ : les starets d'Optina, en particulier saint Ambroise et saint Nectaire, et bientôt saint Jean de Cronstadt... Ce sont eux qui ont tissé, sans le laisser s'interrompre, le fil d'or de l'ascèse orthodoxe, continuant la grande tradition hésychaste et patristique à laquelle ils se rattachaient par les disciples de saint Païssius Vélichkovsky.
Aujourd'hui, en Russie, deux réalités se croisent : celle du «monde» éloigné de Dieu, dont le visage était le communisme, toujours présent, mais usé, épuisé et corrompu, et celle de l'évangile vivant, auquel une foule immense retourne comme vers la source d'eau vive. «Quiconque boit de cette eau, dit le Christ à la Samaritaine, aura encore soif ; mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif, et l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d'eau qui jaillira jusque dans la vie éternelle». Le Christ appelle «eau vive», commente Zigabène, le flot ruisselant de son enseignement. Eau qui lave la souillure du péché, éteint la flamme des passions et guérit la sécheresse et la stérilité de l'incroyance. Vive, éternelle et toujours en mouvement, elle est aussi la grâce de l'Esprit qui descend du ciel, qui vivifie et nourrit l'âme de ses diverses énergies.
A l'exception d'une minorité d'intellectuels syncrétistes -qui a toujours existé, peinant à son vain projet de réformer l'Eglise au lieu de se réformer soi-même- ceux qui reviennent à la foi ne veulent pas de nouveaux compromis ; ils désirent la foi orthodoxe pure, celle des synaxaires, celle qui, dans le passé de l'histoire russe, rejeta les fausses unions avec les confessions hétérodoxes, comme l'union du Concile de Florence. Ce n'est pas sans raison que beaucoup disent aujourd'hui : «Communisme, oecuménisme, c'est la même chose». Ce que veut aujourd'hui une multitude de prêtres, de moines et de laïcs, c'est l'absolu de l'Evangile, de l'unique révélation, de l'unique Eglise contre laquelle les portes de l'Enfer ne prévaudront pas.

Les compromis du patriarcat.

Beaucoup espèrent que, sorti du communisme, le patriarcat de Moscou va se corriger, que ses hiérarques vont faire pénitence et qu'ils vont décider de rompre avec le mouvement oecuménique.
Malheureusement, la réalité est bien autre, puisque les enquêtes sur la compromission de la hiérarchie soviétique avec le régime montrent qu'elle a été aussi étendue que le donnaient à penser les plus sévères critiques. La réalité -radicalement nouvelle dans l'histoire de la Russie- c'est que les principaux hiérarques, à savoir le patriarche et la plupart des évêques, étaient bel et bien des agents du KGB, recrutés très tôt, quelquefois dès l'adolescence, et préparés très vite à ce travail de soutien du régime et de contrôle de l'Eglise par l'intérieur. La presse francophone et anglophone a donné de nombreuses informations sur les noms de code de ces informateurs du KGB qu'ont été le patriarche Alexis II, les métropolites Philarète de Kiev, Pitirim de Volokolamsk, Juvénal, etc...
Compromis dans le communisme, ces hiérarques ont accompagné le mouvement populaire qui vient du fond de la Russie, et qui va au-delà d'eux, et ils ont décidé, avec l'accord du nouveau régime, de canoniser les Nouveaux Martyrs. Ils esquissent, du bout des lèvres, une demande de pardon pour leur collaboration avec le communisme.
En Bulgarie, où la hiérarchie n'a fait aucun geste, le patriarche Maxime a été démissionné par le nouveau gouvernement anticommuniste, qui avait toutes les preuves accablantes de son appartenance à la police de l'ancien régime.
En Russie, cependant, où le nouveau pouvoir a, bien souvent, le même passé que la hiérarchie, d'autres arrangements ont été possibles. Dans cette situation nouvelle, la force de Dieu a été néanmoins manifeste, lorsque ces hiérarques qui ont nié durant des dizaines d'années qu'il y avait des martyrs et des chrétiens persécutés pour la foi en URSS, qui ont appartenu au Parti Communiste et qui en ont retiré tous les avantages... ont été obligés d'aller s'incliner devant les reliques du saint Patriarche Tykhon, le saint qui avait anathématisé le communisme et qui a été révélé aujourd'hui, tête de milliers de Nouveaux Martyrs... Ces gens d'Eglise sont devant la question du Christ aux Pharisiens hypocrites : «Le baptême de Jean venait-il de Dieu ou des hommes ?» Si saint Tykhon avait raison de rompre avec le communisme, pourquoi ne l'avez-vous pas suivi ? Et vous n'osez plus dire qu'il avait tort, parce que vous craignez le peuple qui le tient pour un homme de Dieu.
Cependant, cette hiérarchie, qui refuse de juger son propre passé, c'est-à-dire l'action du Métropolite Serge et de ses successeurs, et qui refuse aussi la pénitence publique et la mise à l'écart de ses membres les plus compromis -faut-il attendre d'elle qu'elle réagisse conformément aux canons, contre le syncrétisme, contre la théorie des branches, contre les prières en commun avec les hétérodoxes, etc... qui sont le lot de la plupart des Eglises orientales engagées dans le mouvement oecuménique ?
Du fait de la situation en Ukraine, et à cause de l'attachement du peuple à la foi orthodoxe, la hiérarchie de Moscou se trouve obligée de faire des déclarations générales et sans conséquence contre le prosélytisme papal ; mais, en même temps, sur le plan des actes concrets, elle continue sur sa lancée et poursuit l'oecuménisme. Comme le soulignait le patriarche Bartholomée de Constantinople, le but de la réunion du mois de mars à Istanbul a été de maintenir, moyennant quelques cris, le dialogue avec Rome (Cf la «Chronique» de La Lumière du Thabor, n33). On parle donc avec un coeur double, et la solution adoptée par les chefs de cette Eglise, n'est pas le moins du monde ecclésiastique. Ce que les canons prévoient, en effet, ce ne sont pas des déclarations grandiloquentes ni des disputes verbales, mais, tout simplement, la rupture de communion avec les hétérodoxes et ceux qui communient avec eux.
Le nouveau pouvoir en Russie et la hiérarchie, depuis si longtemps indifférente aux canons, ne veulent pas couper avec l'Occident ecclésiastique, c'est-à-dire avec le Vatican et le Conseil Oecuménique des Eglises. Certains évêques très proches du Patriarche, comme Cyrille de Smolensk, veulent même accroître les relations oecuméniques et attendent que le zèle des fidèles et de nombreux prêtres s'attiédisse.
Nombreux, en Russie, sont pourtant ceux qui espèrent que le patriarche Alexis va écouter les voix qui réclament instamment que l'Eglise rompe avec l'héritage tout entier du communisme, y compris avec l'oecuménisme. Nous souhaitons, bien sûr, qu'il prenne enfin sa croix et que, après avoir nié les martyrs, il soit à son tour «martyr» pour la vérité, sinon en versant son sang, du moins en témoignant pour le Christ, en écoutant la Tradition de l'Eglise orthodoxe et en coupant avec le nouvel «esprit de Florence» qui plane sur l'Eglise orthodoxe à l'heure actuelle. Pourquoi, par exemple, le patriarche Alexis ne contesterait-il pas le changement de calendrier, décidé par Constantinople, sans l'accord de l'Eglise russe, et dont presque personne ne veut en Russie aujourd'hui ? Si l'Eglise patriarcale s'engageait dans la lutte pour la foi et la tradition orthodoxe, toute l'orthodoxie, tout le plérôme des Eglises aujourd'hui engagées dans l'oecuménisme, serait obligé de revenir sur la voie des Pères.
Nous doutons cependant que le patriarche Alexis ait le courage d'agir en évêque orthodoxe confesseur. Il est probable qu'une bonne partie de l'Eglise du patriarcat rompe, tôt ou tard, la communion avec un patriarche qui risque fort d'être paralysé par son passé. Du reste, la présence, sur le territoire russe, de l'Eglise des catacombes et, désormais, de l'Eglise Russe Hors Frontières, qui a consacré plusieurs évêques en Russie, donne la possibilité aux prêtres et aux hiéromoines de se rattacher à une autre hiérarchie qu'à celle de Moscou. Les persécutions qui continuent contre ceux qui rompent la communion avec le patriarcat, la recherche, par ce dernier, de l'aide de Constantinople et des patriarcats engagés dans le syncrétisme, tout cela risque fort d'évoquer, pour de nombreux Russes croyants, les temps du concile de Florence où le métropolite Isidore de Kiev, signataire de l'union, fut chassé de Russie.
Dans dix, vingt ou trente ans, si le patriarcat ne se corrige pas dès maintenant, il deviendra une nouvelle «Eglise vivante» semblable à cette hiérarchie parallèle créée par les communistes et dont la «théologie» ressemblait sur de nombreux points à celle que proclament aujourd'hui les patriarcats de Constantinople, d'Antioche et d'Alexandrie. Ces Eglises, celles que nous venons de citer et leurs émules, se reconnaîtront peut-être entre elles, mais elles n'auront plus rien à voir avec l'Eglise orthodoxe du Christ, parce qu'elles en auront abandonné l'enseignement et cessé la prédication. Elles ne seront plus bâties sur le roc de la foi en Christ, le merveilleux Dieu-Homme ; quand leurs évêques enseigneront, ils n'auront que «des pensées humaines» et leurs bouches hérétiques seront des «portes de l'Enfer» pour les fidèles qui les écouteront.

Le retour à la tradition

Si la rupture avec le patriarcat risque d'apparaître bientôt à de nombreux moines, en Russie, comme la condition du retour à la tradition orthodoxe, l'amour de la tradition ne saurait s'arrêter à la reprise des us et coutumes en honneur au XIXème siècle. Le modèle de la vie et de l'enseignement orthodoxes, en effet, ne se puise pas dans la Russie d'ancien régime, du XVIIème au XIXème siècle.
Il est impossible, en effet, de nier qu'un enseignement théologique étranger à l'orthodoxie n'ait pénétré dans les académies de Théologie. A cet égard, l'oeuvre du Père Georges Florovsky revêt une importance exemplaire et décisive. En effet, dans Les Voies de la Théologie Russe, le Père Georges Florovsky accomplit un travail d'historien, une remontée de la mémoire collective, en montrant que la Russie a été grande lorsqu'elle a été fidèle à la foi orthodoxe reçue de saint Cyrille et de saint Méthode dans sa source patristique -et non lorsqu'elle a voulu suivre les nations dites éclairées de l'Europe.
Ainsi, le P.Georges Florovsky analyse finement ce qu'il appelle la «pseudo-morphose de l'orthodoxie» qui a gangrené la vie orthodoxe à partir du XVIème siècle. Il s'agit de l'usage de catégories, de modèles et de systèmes empruntés aux confessions occidentales -catholicisme et protestantisme- pour «dire» l'orthodoxie. Le résultat ? La foi orthodoxe se trouve présentée dans des «manuels de dogmatique» dont le plan est abstrait, commençant par l'essence de Dieu, pour en venir bien plus tard à l'Incarnation du Fils de Dieu, «par qui nous avons connu le Père». Dans le même temps, l'iconographie accueille des thèmes étrangers à la tradition mystique de l'Eglise, comme l'icône du Père ou celle, symbolique, de «la Sagesse». Le «style» de ces icônes reste «traditionnel», leur contenu ne l'est plus.
En théologie, les «académies de Théologie», calquées sur leurs homologues occidentales, dispensaient un enseignement qui n'avait rien à voir avec la piété orthodoxe. Il était en latin, et transcrivait la scolastique du Moyen-Age. Le P.Georges Florovsky parle avec raison, à propos de cet enseignement, de «théologie sur pilotis», car ni les maîtres ni a fortiori les élèves ne l'acceptaient pleinement, puisqu'il n'avait, en eux, aucune racine et ne rencontrait pas la prière. Divisés entre une ecclésiologie protestante, une «théologie» catholique romaine et une piété orthodoxe, les théologiens formés dans les «académies» perdaient la conscience de la totalité organique de l'Eglise orthodoxe, exprimée par le Prophète David : «Jérusalem, tu es une ville dont les parties sont liées ensemble».
Ensuite, le Père Georges Florovsky montre comment cet esprit «occidentalisant» a mené la guerre contre la vraie tradition spirituelle du Christianisme, c'est-à-dire contre l'hésychasme, contre la pratique de la prière continuelle, contre la recherche de la purification, de l'illumination et de la déification. En se développant, l'esprit protestantisant ou catholicisant aboutit à la réforme de Pierre le Grand, qui imposa une structure anti-canonique à l'Eglise et mit tout en oeuvre pour détruire le monachisme jugé stérile dans l'Etat.
Enfin, la critique du Père Georges Florovsky est constructive, dans la mesure où elle seule donne les moyens de sortir des impasses -scolastique, romantisme, esthétisme, idéalisme- dans lesquelles tombait le théologien russe trop attentif à l'Occident contemporain et oublieux de la vraie source : «Je suis convaincu, écrivait le Père Georges Florovsky, que la cause principale de tous les arrêts et de tous les échecs dans le développement de la Russie réside dans la rupture avec la pensée patristique et byzantine... Que l'étroit sentier de la théologie patristique soit la seule voie véritable, c'est une chose que la perspective de l'Histoire montre de façon singulièrement claire. Cependant, le retour aux Pères ne doit pas se faire simplement sur le plan historique ou intellectuel, mais aussi dans l'esprit et la prière ; il doit être, pour chacun, une restauration vivante et créatrice dans la plénitude de l'Eglise et la totalité de sa tradition sacrée» (Les Voies de la Théologie Russe, Préface).
La conclusion qu'il faut en tirer, pour tous ceux qui, aujourd'hui, en Russie, souhaitent la foi pure du Seigneur Jésus Christ, c'est qu'il faut remonter, non pas à un quelconque moment du passé, qu'on figerait en essayant d'en singer les formes extérieures, mais à l'essence même de la tradition spirituelle et dogmatique de l'Eglise.
Les académies de théologie ne servent plus à grand'chose. L'histoire a prouvé que la théologie divino-humaine ne s'apprenait pas comme une philosophie humaine : ce que savait bien saint Photios qui, dans l'école qu'il animait auprès du Palais, enseignait toutes les sciences, sauf la théologie, réservée aux monastères. En Russie, aujourd'hui, ce sont, de même, les monastères qui doivent nourrir théologiquement le peuple.
Le monachisme, à son tour, doit être enraciné dans la théologie des Pères, et préparer le peuple à la vision de la gloire de Dieu, comme le fit, au XIXème siècle, le monastère d'Optina qui dirigeait spirituellement une foule immense de fidèles.
Enfin, la Russie pieuse ne peut qu'aspirer à un retour à l'ordre canonique de l'Eglise, constamment bafoué par le communisme, mais déjà gravement endommagé par les réformes de Pierre le Grand. L'organisation pétrinienne de l'Eglise, qui soumettait les évêques à un procureur du saint Synode, dépendant de l'autorité civile, accomplit la tâche tragique de filtrer le moucheron et d'avaler le chameau. Pendant qu'un pouvoir impérial absolu et ombrageux traquait le monachisme, interdisait l'hésychasme et réprimait toute forme de vie spirituelle, dont la liberté lui semblait dangereuse, à la cour impériale de Pierre Ier ou de Catherine II s'introduisaient des courants spirituels douteux -illuminisme, maçonnerie, etc...- qu'aucune autorité patriarcale ne pouvait plus condamner.
Comment ne pas constater aussi, historiquement, que l'attachement des vieux-croyants à leurs usages, ainsi que leur respect pour les icônes traditionnelles, leur refus de l'organisation ecclésiastique nouvelle et de la suppression du patriarcat -étaient, en grande partie, justes et fondés sur une piété authentique ?
Les travaux commencés au Concile de 1917-1918 par le Patriarche Tykhon pour décider de la levée de toute condamnation des vieux-croyants, les déclarations, allant dans le même sens, faites par le Métropolite Philarète de New York, mais surtout la suppression de l'organisation synodale, juste avant la tourmente révolutionnaire, et l'amour du Christ manifesté par tant d'évêques confesseurs et martyrs, tout cela rend possible un «dialogue» avec les «vieux-croyants», dialogue qui toucherait sans doute des millions de personnes, frères authentiques des orthodoxes authentiques. Or ce dialogue lui-même n'est possible qu'à condition de lever l'hypothèque de l'oecuménisme et du syncrétisme, car on voit mal les «vieux-croyants» à Genève au COE.

Deux religions

En Russie, plus qu'ailleurs, dans les années à venir, deux religions vont s'affronter : d'une part, la foi orthodoxe apostolique, celle de l'Eglise, dont le Christ est la tête, et, d'autre part, la bigarrure infinie des divers syncrétismes, qui sera la foi du monde, celle de la grande apostasie qui se prépare en organisant l'unification du monde et des religions -dont l'antichrist sera la tête.
Nulle part ailleurs plus qu'en Russie, peut-être, la religion «nouvelle» n'aura à lutter. Certes, les grands moyens d'information ne présenteront jamais ni la lutte des fidèles, ni de statistiques sur leurs effectifs. Il semble néanmoins y en avoir un grand nombre, connus de Dieu. Le Prophète Elie disait au Seigneur : «Je suis resté seul» ; et le Seigneur répond : «Tu laisseras en Israël sept mille hommes, tous les genoux qui n'ont point fléchi le genou devant Baal» (3 Rois, 19, 14 et 18). Ce grand nombre de chrétiens authentiques, de confesseurs, de zélotes de la foi de l'Eglise, peut non pas arrêter, mais retarder le grand mouvement qui touche le monde entier et la plupart des Eglises orthodoxes dites officielles et qui vise l'alignement de l'orthodoxie sur le monde et ses usages : utilisation du calendrier civil, suppression des jeûnes, abolition de l'ascèse, transformation de l'épiscopat, les évêques devenant administrateurs ou directeurs de société...
La lutte se déroulera dans tous les domaines : spirituel, théologique, canonique, ecclésiastique. Elle sera plus dure que celle des persécutions. La persécution fait jaillir l'eau de la piété, et lui donne de la force. Les plaisirs de ce monde, l'étendent en nappes stagnantes et sans force. La difficulté est un sel qui conserve, la facilité corrompt l'âme, et telle est la seconde ruse du diable, celle qui guette notre monde.

Conclusion

La foi orthodoxe a vaincu le monde (1 Jn 5,4). Chaque chrétien orthodoxe possède, en Christ, le pouvoir de triompher des trois ennemis de l'homme : le diable, le péché et la mort. Comme l'écrivait le saint évêque Nicolas Vélimirovitch : «Le Seigneur Christ a vaincu le monde, et cette victoire, mes frères, est aussi la nôtre. Les apôtres l'ont également vaincu, et leur victoire est aussi la nôtre. Il n'est rien de plus fort au monde que notre foi chrétienne. Les épées qui la décapitaient se sont émoussées et brisées, mais la Foi est restée...les hérétiques qui la corrompaient ont péri corps et âme et ont quitté ce monde sous le poids de l'anathème, mais la Foi est restée.
«Quand le monde se précipite sur nous, mes frères, avec ses illusions : l'illusion de la beauté extérieure, celle des richesses, du plaisir, de la gloire éphémère, par quoi pourrons-nous résister et être victorieux, si ce n'est par la Foi ? Oui, par la seule foi invincible, qui sait qu'il existe quelque chose de meilleur que tous les biens de ce monde.
«Quand toutes les illusions de ce monde révèlent leur autre face : quand la beauté devient laideur, quand la santé se change en maladie, les richesses en pauvreté, la gloire en déshonneur, le pouvoir en abjection et la fleur de la vie en ordure et en impureté -comment triompher de cette misère, de cette ordure, de cette impureté, et nous garder du désespoir, si ce n'est par la foi ? Oui, par la seule foi invincible, qui nous enseigne les valeurs durables et immuables du Royaume de Dieu.
«Quand la mort fait sentir son pouvoir dévorant sur nos voisins, nos parents, nos amis, sur nos fleurs, sur nos moissons, sur l'ouvrage de nos mains, et quand elle tourne contre nous ses crocs inexorables, qui nous fera vaincre la peur de la mort, et quelle clé nous ouvrira la porte de la vie, de cette vie plus forte que la mort, si ce n'est elle encore, la clé de Foi ? Oui, la seule Foi invincible, qui connaît la résurrection et la vie immortelle».

Puisse le Seigneur affermir tous ceux qui, en Russie, dans une des périodes les plus difficiles de l'histoire de leur pays, vont devoir apporter au monde, dans les épreuves, les tentations et les périls, le témoignage de la foi invincible et de la vie «plus forte que la mort». Et que, par les prières de Ses Nouveaux Martyrs, Il accorde, aux chrétiens orthodoxes de Russie ainsi qu'à nous-mêmes, Sa grande bonté. Amen !