vendredi 28 janvier 2011
La Lumière du Thabor n°32. Père G. Florovsky.
PERE GEORGES FLOROVSKY
SAINT GREGOIRE PALAMAS
ET LA TRADITION PATRISTIQUE
Sous la conduite de nos Pères saints1... C'était l'usage dans l'Eglise Ancienne d'ouvrir les déclarations d'ordre doctrinal avec une expression de ce genre. Le Décret de Chalcédoine débute avec ces mots précis. La Définition du Septième Concile Oecuménique concernant les Saintes Icônes commence de façon encore plus élaborée : «D'après l'enseignement des saints Pères, d'inspiration divine, et la Tradition de l'Eglise Catholique...». Ce que les Pères ont enseigné (didaskalia) constituait la référence formelle aussi bien que normative.
Il s'agissait là, en fait, de beaucoup plus que d'un simple «rappel du passé». L'Eglise ne cesse d'insister, en effet, sur la permanence de la foi qui l'anime à travers les âges, depuis les premiers temps. Cette identité maintenue depuis les temps apostoliques est le signe le plus manifeste et la preuve de la foi droite, qui demeure inchangée. Ce «passé» ne constitue évidemment pas en lui-même une démonstration immédiate de la vraie foi. Bien plus, le message du christianisme apparut comme une «nouveauté» flagrante pour l'«ancien monde», comme l'appel à une «rénovation» radicale. Tout ce qui était «ancien» disparaissait afin de laisser place au «nouveau». Simultanément les hérésies pouvaient également en appeler au passé et invoquer l'autorité de certaines «traditions». En fait, les hérésies étaient souvent des survivances du passé2. Les formules archaïques peuvent facilement induire en erreur. Saint Vincent de Lérins était particulièrement conscient de ce danger. Qu'on en juge par cet extrait : «Quel surprenant retour des choses ! D'une même opinion les auteurs sont reconnus catholiques, alors que ceux qui la reprennent à leur compte sont accusés d'hérésie. Les maîtres sont absous et les disciples condamnés. Ceux qui ont écrits des livres sont enfants du Royaume, tandis que ceux qui les défendent auront la géhenne en partage» (Commonitorium, chap.6). Saint Vincent fait ici référence à Saint Cyprien et aux donatistes3. Saint Cyprien fut lui-même confronté à ce genre de situation. Le «passé» peut, en soi, être source de grave préjudice : «Car une ancienneté sans vérité n'est qu'une erreur invétérée (nam antiquitas sine veritate vetustas erroris est)» (Lettre 744). Cela revient à dire que les «coutumes anciennes» ne constituent aucune garantie pour la foi. La «Vérité» ne saurait être réduite à une «habitude».
La vraie tradition est la tradition de la foi seule, traditio veritatis. D'après saint Irénée, le fondement et le maintien de cette tradition proviennent de cette grâce de la vérité incontestable (charisma veritatis certum) qui a été «déposée» dans l'Eglise depuis les premiers temps et préservée par la succession ininterrompue du ministère épiscopal. La «tradition» de l'Eglise n'est pas le dépôt de la mémoire des hommes, ni le maintien de rites ou d'habitudes. C'est une tradition vivante -depositum juvenescens, pour citer saint Irénée. On ne peut donc la repérer parmi des règles défuntes (mortuas regulas). Pour tout dire, la tradition est la continuité de cette présence du Saint Esprit résidant dans l'Eglise ; elle est aussi la continuité de l'illumination et de l'orientation divines. L'Eglise n'est pas attachée à la «lettre». Bien plutôt, elle est constamment mise en mouvement par l'Esprit. C'est ce même Esprit, l'Esprit de Vérité, qui «a parlé par les Prophètes», qui a conduit les Apôtres et qui continue à conduire l'Eglise vers une plus parfaite compréhension de la vérité divine, de gloire en gloire.
«Sous la conduite de nos Pères Saints...» Il n'est pas fait référence ici à quelque tradition abstraite, faite de formules et de propositions. C'est tout d'abord un appel aux saints témoins. En vérité, nous en appelons aux Apôtres et non à quelque abstraction «apostolique». De même, nous faisons appel aux Pères. Le témoignage des Pères appartient, en tout et pour tout, à la structure même de la foi orthodoxe. L'Eglise est également engagée par l'enseignement (kerygma) des Apôtres et les dogmes des Pères. Citons cet hymne admirable, rédigé probablement par saint Romain le Mélode : «Ayant préservé l'enseignement des Apôtres et les dogmes des Pères, l'Eglise a établi la foi une ; ayant revêtu la tunique de vérité, elle déploie justement le drap d'or de la théologie céleste et célèbre le grand mystère de la foi5».
L'Esprit des Pères
Certes, l'Eglise est «apostolique». Mais l'Eglise est aussi «patristique». Elle est intrinséquement «l'Eglise des Pères». Il n'y a pas de séparation possible. C'est parce qu'elle est «patristique» que l'Eglise est véritablement «apostolique». Le témoignage des Pères constitue bien plus qu'un cadre historique, ou qu'un rappel du passé. Citons cet hymne, extrait de la liturgie des Trois Hiérarques : «Avec les mots nés de la connaissance, vous avez composé les dogmes que les pêcheurs avaient établis dans des mots très simples, instruits par la puissance de l'Esprit, car il était nécessaire à notre foi toute simple de disposer d'une telle construction». C'est comme s'il existait deux étapes essentielles dans la proclamation de la foi chrétienne. «Notre foi toute simple devait disposer d'une telle construction». Il y avait un besoin pressant, une logique interne, une véritable nécessité pour que l'on passât de la prédication (kérygma) aux dogmes (dogmata). Bien sûr, l'enseignement des Pères et les dogmes de l'Eglise constituent le même message très simple, qui a été transmis et déposé, une fois pour toutes, par les Apôtres. Mais ce message se trouve aujourd'hui effectivement énoncé. La prédication apostolique est maintenue vivante dans l'Eglise, elle n'est pas seulement préservée. En ce sens, l'enseignement des Pères constitue une catégorie permanente de l'existence chrétienne, une mesure constante et le critère définitif de la vraie foi. Les Pères ne témoignent pas seulement de la foi ancienne (testes antiquitatis) ; ils témoignent de la foi véritable (testes veritatis). Dans la théologie orthodoxe, «l'esprit des Pères» renvoie à un point de référence au même titre que les Saintes Ecritures, sans pour autant en être jamais séparé. Ce qu'un auteur a parfaitement exprimé : «L'Eglise catholique n'est pas seulement dans les siècles la fille de l'Eglise des Pères : elle est et demeure l'Eglise des Pères6».
Le caractère existentiel
de la théologie patristique
Ce qui distingue clairement la théologie patristique, c'est son caractère «existentiel», si l'on veut bien nous autoriser ce néologisme. Les Pères ont fait de la théologie «à la manière des Apôtres, et non à la manière d'Aristote», nous dit saint Grégoire de Naziance (Homélie 23,12). Leur théologie consistait en un «message» (kerygma). Bien qu'elle fût fondée logiquement et qu'elle usât de raisonnements nés de l'intellect, leur théologie demeurait une théologie «kérygmatique». La référence ultime renvoyait à la vision de la foi, à la connaissance et à l'expérience spirituelle.
Hors de la vie en Christ, la théologie ne possède aucune certitude ; si elle est coupée de la vie de la foi, elle risque de dégénérer en dialectique stérile, en vain discours (polylogia), sans aucune implication spirituelle. La théologie patristique était profondément enracinée dans l'engagement pour la foi. Elle n'avait rien d'une «discipline» qui se laisserait analyser à l'aide de raisonnements, «à la manière d'Aristote», sans engagement spirituel préalable. A l'époque des conflits théologiques et de leurs débats sans fin, les plus grands des Pères de Cappadoce protestèrent formellement contre l'utilisation de la dialectique, des «syllogismes aristotéliciens», afin de rétablir la théologie dans sa référence avec la vision de la foi. La théologie patristique peut seulement être «prêchée» ou «déclarée» -prêchée depuis la chaire, déclarée dans la prière et dans les saints offices, se manifestant ainsi dans la structure même de la vie chrétienne. Une telle théologie ne peut jamais être séparée de la prière incessante et de la pratique des vertus. «La perfection de la charité est le fondement de la théologie», dit saint Jean Climaque (L'échelle sainte, degré XXX, 20). Simultanément, cette théologie est toujours, si l'on peut dire, «propédeutique», puisque son intention et son but ultime consistent à révéler et à faire connaître le Mystère du Dieu Vivant, afin d'en porter le témoignage, en parole et en action. La théologie n'est pas en soi une fin ; elle n'est qu'un moyen. La théologie comme les dogmes ne décrivent rien d'autre que le «contour intellectuel» de la vérité révélée, en constituant un témoignage «noétique». C'est dans la pratique de la foi seulement que ce «contour» trouve un contenu pour le remplir. Les formules christologiques n'ont de sens que pour ceux qui ont rencontré le Dieu Vivant, qui l'on reçu et reconnu comme Dieu et Sauveur, ceux qui dans la foi habitent en lui, en Son Corps, c'est-à-dire l'Eglise. En ce sens, la théologie n'est jamais une discipline qui s'expliquerait par elle-même. Elle en appelle constamment à la vision de la foi. «Nous vous annonçons ce que nous avons vu et ce que nous avons entendu». Cette «annonce» mise à part, les formules théologiques sont vides et ne mènent à rien.
C'est pourquoi de telles formules ne doivent jamais être considérées de façon abstraite, hors du contexte de la foi. Extraire de son contexte une parole des Pères et négliger les circonstances dans lesquelles elle a été prononcée peut induire en erreur, au même titre que les citations de l'Ecriture dépouillées de leur contexte. Il est dangereux de «citer» les Pères, dans leurs paroles ou dans leurs écrits, hors du contexte précis où ils prennent tout leur sens. «Suivre» les Pères ne veut pas dire les citer. Pour «suivre» les Pères, il faut accueillir en soi leur «esprit» (phronème).
Ce que signifie l'Age des Pères
Nous voici parvenus au coeur du problème. Le plus souvent, nous appelons «Pères de l'Eglise» les seuls prédicateurs de l'Eglise antique. Il a, en effet, toujours été reconnu que leur autorité dépend justement de leur «ancienneté», c'est-à-dire de leur proximité avec l'Eglise originelle et les premiers temps de l'Eglise. Saint Jérôme combattit contre cette thèse, car il n'y eut, en réalité, aucune sorte de déclin de l'«autorité», ni de la connaissance des choses spirituelles tout au long de l'histoire de la chrétienté. En fait, cette idée de «déclin» n'a pas été sans conséquence pour la pensée théologique moderne. Il est, en effet, bien trop facilement admis que l'Eglise primitive aurait été la seule à avoir accès à la source de la vérité. Une telle conception peut être valable et même comporter un très grand profit, si elle revient à reconnaître notre propre chute et notre abaissement, si elle pousse au retour sur soi et à l'humilité. Il serait, par contre, extrêmement dangereux d'en faire le point de départ de notre théologie de l'histoire de l'Eglise, et même de notre théologie de l'Eglise. Il y eut d'abord l'Age des Apôtres, dont le caractère est évidemment unique. Puis vint l'Age des Pères -qui depuis a pris fin- et qui est considéré comme une formation ancienne, antique au sens d'«archaïque». Il existe de nombreuses définitions de l'Age des Pères. Saint Jean Damascène est généralement considéré comme le dernier des Pères d'Orient, tandis que saint Grégoire le Dialogue ou Isidore de Séville seraient les derniers Pères de l'Occident.
C'est à juste titre qu'on a récemment soumis un tel découpage à la critique. Saint Théodore le Studite, par exemple, ne devrait-il pas être compté parmi les Pères ? Mabillon, de son côté, a émis l'idée que Bernard de Clairvaux, le Docteur doucereux, fut «le dernier des Pères, en rien inférieur aux premiers Pères7».
L'enjeu ici ne se limite pas à la question du découpage chronologique. Du point de vue de l'Occident, l'Age des Pères a été dépassé et remplacé par l'Age des Savants, supplantation considérée comme un progrès essentiel. Avec la montée de la scolastique, la «théologie des Pères» a été reléguée à l'état d'antiquité, conservée comme le prélude archaïque issu d'un âge révolu.
Malheureusement, ce point de vue, très légitime pour les Occidentaux, a été reçu et récupéré par un grand nombre de personnes en Orient, dénuées de tout esprit critique. On est donc face à l'alternative suivante. Ou bien on déplore que l'Orient est «en retard», n'ayant développé aucune forme propre de scolastique. Ou bien on se retire dans les Ages anciens, de manière quasi-astrologique, et on pratique ce que certains ont appelé avec ironie une «théologie de la répétition». Cette dernière forme de théologie n'est, en fait, qu'une imitation de la scolastique.
Il n'est pas rare d'entendre dire que l'Age des Pères avait touché à sa fin bien avant saint Jean Damascène. Bien souvent, on refuse d'aller plus loin que l'ère de Justinien, ou même de dépasser le Concile de Chalcédoine. Léonce de Byzance, dit-on, ne fut-il pas le «premier des scolastiques» ? Cette approche peut se comprendre d'un point de vue psychologique, mais elle est indéfendable d'un point de vue théologique.
Certes, les Pères du IVè siècle ont une stature imposante et le caractère unique de leur supériorité ne saurait être mis en doute. Néanmoins, la vie de l'Eglise est restée très active après Nicée et Chalcédoine. Cet accent mis sur les cinq premiers siècles présente le danger de déformer toute vision théologique et d'obstruer la juste compréhension des dogmes de Chalcédoine. Très souvent, le décret du VIème Concile Oecuménique est considéré comme un appendice à Chalcédoine, qui n'intéresserait que les spécialistes en théologie, tandis que la magnifique figure de saint Maxime le Confesseur est complètement ignorée. De là vient aussi que la signification théologique du VIIème Concile Oecuménique est toute obscurcie et qu'on en vient à se demander pourquoi la Fête de l'Orthodoxie se trouve indissolublement liée à la commémoration de la victoire de l'Eglise sur les Iconoclastes. Ne s'agissait-il pas simplement, dans la querelle iconoclaste, d'une dispute portant sur les rites ?
On oublie souvent que la formule célèbre sur l'accord des cinq siècles (consensus quinquesecularis), c'est-à-dire l'accord qui aurait régné jusqu'à Chalcédoine, est en fait une formule protestante qui renvoie à la théologie réformée de l'Histoire. Il s'agit d'une formule «restrictive» laquelle, cependant, devait paraître elle-même trop «englobante» à ceux qui souhaitaient se cantonner dans l'Age apostolique. Il faut reconnaître, toutefois, que l'expression des Orientaux parlant des «sept Conciles Oecuméniques» n'est guère plus heureuse si, comme souvent, elle tend à limiter l'autorité spirituelle de l'Eglise aux huit premiers siècles ; ce qui revient à dire que l'Age d'or du christianisme est achevé et que nous vivons à présent dans un Age de fer qui n'atteint évidemment pas le même degré de vigueur et d'autorité spirituelles.
En théologie, notre manière de penser a vraiment été victime de la notion de déclin, qui a servi depuis la Réforme, en Occident, à interpréter l'histoire du christianisme. La plénitude de l'Eglise fut alors interprétée de façon statique et l'étude de l'Antiquité s'en trouva déformée et devint source d'erreurs. De ce point de vue, il importe peu que les limites qu'on assigne à l'autorité de l'Eglise soient celles du premier, du cinquième ou du huitième siècles. En réalité, on ne devrait poser aucune limite de ce genre. Il n'y a donc pas de place pour une «théologie de la répétition». L'Eglise conserve aujourd'hui la même autorité qu'elle a eue dans le passé, car l'Esprit de Vérité l'anime aujourd'hui comme il le fit dans les temps anciens.
L'héritage de la théologie byzantine
Une des principales conséquences de notre tendance à la périodisation est que nous ignorons purement et simplement l'héritage de la théologie byzantine.
Nous sommes maintenant bien mieux préparés qu'autrefois à admettre l'autorité éternelle des Pères, en particulier grâce au renouveau des études de patristique en Occident. Mais nous avons toujours tendance à restreindre le champ couvert [par la théologie patristique] et les «théologiens byzantins» ne sont pas véritablement comptés parmi les «Pères». Nous restons enclins à distinguer de façon stricte entre «patristique» et «byzantinisme», et à considérer ce dernier comme un sous-produit de l'Age des Pères. Nous continuons à avoir des doutes sur son fondement, lors de nos raisonnements théologiques. Pourtant, la théologie byzantine fut bien davantage que la simple répétition de la théologie patristique, et ce qu'elle a produit n'est en rien inférieur à la production de l'«Antiquité chrétienne». En fait, la théologie byzantine continue l'Age des Pères de façon organique. Y a-t-il vraiment eu une coupure ? L'ethos de l'Eglise Orthodoxe d'Orient a-t-il jamais changé, à un moment donné ou en un lieu donné, qui n'aurait pas été reconnu de façon universelle, si bien que les développements ultérieurs seraient moins chargés d'autorité et de moindre importance ? Cette hypothèse semble être implicitement reconnue dans la conception «restrictive» des «Sept Conciles Oecuméniques». Saint Syméon le Nouveau Théologien et saint Grégoire Palamas sont ainsi ignorés et les grands conciles hésychastes du XIVème siècle sont également occultés et oubliés. Quelle est pourtant leur position et quelle est leur autorité dans l'Eglise ?
Aujourd'hui, saint Syméon et saint Grégoire sont, en fait, les maîtres incontestés et les inspirateurs de ceux qui, dans l'Eglise orthodoxe, combattent pour atteindre à la perfection, menant une vie de prière et de contemplation, soit en communauté cénobitique, soit comme ermites dans le désert, soit encore dans le monde. Aucun de ces êtres très pieux ne voit de rupture entre la «patristique» et le «byzantinisme». Cette grande encyclopédie de la foi orientale qu'est la Philocalie est devenue aujourd'hui, avec ses écrits qui proviennent de plusieurs siècles, le guide et le manuel d'instruction de tous ceux qui aspirent à pratiquer l'orthodoxie dans le monde où nous vivons. L'autorité de son compilateur, saint Nicodème de la Sainte Montagne, a été récemment reconnue et célébrée lorsqu'il fut canonisé formellement dans l'Eglise. En ce sens, nous pouvons dire que l'«Age des Pères» trouve sa continuation dans l'«Eglise en prière». Ne le trouve-t-on pas de même dans notre réflexion théologique, dans nos études, nos recherches et notre enseignement ? Il s'agit de le retrouver non pas de manière archaïque ou artificielle, ni d'en faire une relique, mais plutôt une attitude existentielle, une orientation spirituelle. C'est de cette manière seulement que la théologie pourra réintégrer la plénitude de notre existence de chrétiens.
Il ne suffit pas de conserver la liturgie byzantine, ou de restaurer l'iconographie et la musique byzantine, tandis que nous demeurons peu disposés à vivre selon les règles de la dévotion byzantine. Il faut retrouver les racines de cette «foi traditionnelle», afin de retrouver l'«Esprit des Pères».
Si nous n'agissons pas ainsi, nous risquons de nous voir écartelés entre, d'une part, les formes traditionnelles de la foi, et d'autre part une manière de penser la théologie qui n'a rien de traditionnel. Voilà un danger réel. Dans la prière, nous poursuivons la tradition des Pères. Ne devrions-nous pas confesser en conscience que nous faisons partie de la même tradition, en tant que théologiens, en tant que témoins et ministres de l'orthodoxie ? Est-il aucune autre manière de conserver notre intégrité ?
Saint Grégoire Palamas et la déification (theosis)
Tout ce que l'on vient de dire était nécessaire pour comprendre notre propos. D'où provient l'héritage théologique de saint Grégoire Palamas ? Saint Grégoire n'avait rien du théologien intellectuel. Il était moine et évêque. Il ne ressentait aucune attirance pour les questions théoriques ou philosophiques, bien qu'il fût familier de ces dernières. Seuls l'intéressaient les problèmes liés à l'existence chrétienne. En tant que théologien, il ne faisait qu'interpréter l'expérience spirituelle de l'Eglise. Hormis ses Homélies, presque tous ses écrits furent des ouvrages de circonstance. L'époque où il vivait fut cruciale, pleine de controverses et d'angoisses. Pourtant, ce fut aussi une période de renouveau spirituel.
En son temps, saint Grégoire fut suspecté d'innovations subversives par ses adversaires. Cette charge continue à peser sur lui en Occident. Or saint Grégoire était, en fait, profondément enraciné dans la tradition. Il est aisé de montrer le lien qui existe entre ses propres prises de position et celles des Pères de Cappadoce et de saint Maxime le Confesseur, un des maîtres les plus populaires de la pensée et de la foi à Byzance.
Saint Grégoire est, par ailleurs, parfaitement familier des écrits de saint Denys l'Aréopagite. Il plongeait ses racines dans la tradition. Ainsi, en aucune mesure ce théologien n'est un «théologien de la répétition». Il a prolongé de façon créative l'ancienne tradition, en prenant pour son point de départ la Vie en Christ.
Prenons, par exemple, parmi tous les thèmes de la théologie de saint Grégoire, celui qui est le plus crucial et le plus controversé. Quel est le caractère de base de l'existence chrétienne ? Le but ultime et l'objectif de la vie, pour l'homme, est la déification (theosis), telle qu'elle est définie par la tradition des Pères. Le mot heurte l'oreille d'aujourd'hui. Il ne peut d'ailleurs être correctement traduit dans aucune langue moderne, voire en latin. En grec même, le mot n'est pas sans peser son poids et il faut de l'audace pour l'employer. Sa signification est, par contre, simple et limpide. Il fait partie des termes de première importance dans le vocabulaire patristique. Citons seulement saint Athanase : «Il s'est fait homme afin de nous déifier en Lui» (Ad Adelphium, 4). «Il s'est fait homme afin que nous puissions être déifiés» (De l'Incarnation, 54). Saint Athanase reprend ici l'idée chère à saint Irénée : «Lui qui, dans son immense amour, devint ce que nous sommes, afin de nous faire devenir ce qu'Il est lui-même» (Contre les hérésies, 5, Préface). Les Pères grecs étaient tous convaincus de cette vérité. On pourrait citer longuement saint Grégoire de Naziance, saint Grégoire de Nysse, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Maxime le Confesseur et, bien sûr, saint Syméon le Nouveau Théologien.
L'homme demeure ce qu'il est -un être créé. Mais il lui est promis et accordé en Jésus Christ, le Verbe fait homme, de prendre part à ce qui est divin : la Vie éternelle et incorruptible. La principale caractéristique de cette déification est justement, selon les Pères, l'«immortalité» et l'«incorruptibilité». Car Dieu seul «a l'immortalité» (1 Tim.6,16). L'homme est désormais admis à la communion avec Dieu, à travers le Christ et par la force du Saint Esprit. Il s'agit de beaucoup plus que d'une simple communion morale ou d'un perfectionnement de l'homme. Seul le mot theosis peut rendre correctement le caractère unique de la promesse qui nous est faite.
Or, dans les catégories de l'ontologie, le terme de theosis pose problème. L'homme en effet ne peut «devenir» un Dieu purement et simplement. Les Pères pensaient, quant à eux, en termes de «personne», et c'est là qu'intervient le mystère de la communion personnelle. Dans la déification, s'opère une rencontre personnelle. C'est la rencontre intime de l'homme avec Dieu, dans laquelle toute l'existence humaine se trouve imprégnée par la Présence divine, si l'on peut ainsi parler8.
Le problème demeure : comment donc une telle rencontre est-elle compatible avec la transcendance divine ? Nons touchons là au point crucial. L'homme rencontre-t-il vraiment Dieu, dans la vie terrestre présente ? L'homme rencontre-t-il Dieu, réellement et en vérité, dans sa vie de prière ? Ou bien ne s'agit-il que d'une «action à distance» (actio in distantia) ?
Tous les Pères de l'Eglise d'Orient affirment que, dans cette élévation de la prière, l'homme rencontre bel et bien Dieu et peut contempler sa gloire éternelle. Comment donc cela est-il possible, puisque Dieu «réside dans la lumière inaccessible» ? Voilà un paradoxe redoutable pour la théologie de l'Eglise d'Orient qui a toujours affirmé la croyance selon laquelle Dieu est absolument «incompréhensible» et inconnaissable dans Sa nature propre ou Son essence.
Telle était la ferme conviction des Pères de Cappadoce, en particulier dans leur combat contre Eunome, et aussi celle de saint Jean Chrysostome, dans ses magnifiques homélies Sur l'incompréhensibilité de Dieu (Peri Akataléptou toû Theoû). Si Dieu est «inaccessible» dans son essence, et si donc son essence ne peut être communiquée, comment la déification est-elle possible ?
«C'est insulter Dieu que de chercher à appréhender Son être essentiel», dit saint Jean Chrysostome. Chez saint Athanase, déjà, on trouve une claire distinction entre l'«essence» même de Dieu et Ses forces ou Sa bonté : «Il est en tout par amour, et Il est hors de tout de par Sa nature même» (De Decretis, 2). Les Cappadociens ont élaboré une conception très similaire. L'«essence de Dieu» est totalement inaccessible aux hommes, dit saint Basile (Contre Eunome, 1,14). Nous ne connaissons Dieu que dans et par Ses énergies : «Nous disons que nous connaissons notre Dieu par Ses énergies (ou Ses activités), mais nous ne prétendons pas approcher de Son essence -car Ses énergies descendent jusqu'à nous, tandis que Son essence demeure inaccessible» (Epist. 234, Ad Amphilochium). Il s'agit bien, pourtant, d'une véritable connaissance et non d'une conjecture ou d'une déduction : hai enérgeiai autoû pros hemas katabainousin. Dans cette phrase de saint Jean Damascène, les actions ou «énergies» de Dieu constituent la véritable révélation de Dieu lui-même : he theia éllampsis kai enérgeia (De la Foi orthodoxe, 1,14). Il s'agit d'une présence effective, non d'une «présence» par l'opération, comme lorsqu'on dit l'agent «présent» dans la chose qu'il fait (praesentia operativa, sicut agens adest ei in quod agit). En dépit de la transcendance absolue de l'Essence Divine, ce mode mystérieux de Présence Divine, dépassant tout entendement, existe néanmoins de façon certaine.
Ici, saint Grégoire Palamas se situe dans le droit fil de l'ancienne tradition. C'est dans ses «énergies» que le Dieu inapprochable s'approche de façon mystérieuse de l'homme. Et ce mouvement divin s'achève dans la rencontre : c'est le mouvement vers l'extérieur (proodos eis tà éxo) [de la Divinité], selon saint Maxime (Scholia De Div. Nom., 1,5). Saint Grégoire commence en distinguant «grâce» et «essence» : «L'illumination divine et déifiante ainsi que la grâce ne constituent pas l'essence, mais l'énergie de Dieu» (Chapitres, 69).
Cette conception fut formellement acceptée et développée aux grands Conciles oecuméniques de 1341 et 1351. Tous ceux qui niaient cette distinction furent anathématisés et excommuniés. Les anathèmes du Concile de 1351 furent incorporés dans l'Office du Dimanche de l'Orthodoxie, dans le Triode. Cette décision engage tous les théologiens orthodoxes. L'essence de Dieu est absolument incommunicable. La source et la force de la déification humaine ne sont pas l'essence divine, mais la «grâce de Dieu». «L'énergie déifiante, qui déifie ceux qui participent à elle, est une grâce divine, et nullement l'essence de Dieu» (Ibid., 93). La grâce (charis) n'est pas la même chose que l'essence (ousia). Il y a d'une part la grâce divine et incréée et d'autre part l'essence (Ibid., 69). Cette distinction ne suppose pas pour autant qu'il y ait division ou séparation. Il ne s'agit pas non plus de concevoir l'énergie comme un «accident» (Ibid., 127). Les énergies «proviennent» de Dieu et manifestent Son Etre propre. Le mot «provenir» (proïénai) renvoie à l'idée de «distinction» (diakrisis), et non pas à une «division». «La grâce de l'Esprit est distincte de l'essence, et pourtant elle n'en est pas séparée» (Théophane, P.G., p.940).
Tout l'enseignement de saint Grégoire Palamas présuppose l'action du Dieu personnel. Dieu se porte vers l'homme et l'enveloppe de Sa grâce et de son action, sans pour autant quitter cette «lumière inaccessible» dans laquelle il réside pour l'éternité. Le but ultime de la théologie de saint Grégoire est de défendre la réalité de l'existence chrétienne. Le salut est plus que le pardon. C'est un véritable renouvellement de l'homme. Et ce renouvellement s'effectue non par l'émission ou la libération de quelque énergie naturelle qui appartiendrait à l'être créé de l'homme, mais au contraire par les «énergies» de Dieu lui-même ; ainsi Dieu rencontre l'homme et l'enveloppe, le recevant dans la communion avec Lui-même.
L'enseignement de saint Grégoire affecte, en réalité, toute la théologie, c'est-à-dire le corps entier de la doctrine chrétienne. Il débute avec une distinction claire entre la «nature» et la «volonté» de Dieu. Cette distinction est caractéristique de la tradition de l'Eglise d'Orient, au moins depuis saint Athanase. On peut ici se poser la question : cette distinction est-elle compatible avec la «simplicité» de Dieu ? Ne doit-on pas considérer cette distinction comme une conjecture de pure logique, qui nous est nécessaire, mais n'a pas de véritable sens ontologique ? Par le fait, c'est sous cet angle que saint Grégoire Palamas fut attaqué par ses adversaires.
L'Etre de Dieu est simple, et en lui tous les attributs coïncident. Saint Augustin déjà s'éloignait de cette tradition de l'Eglise d'Orient. Dans les présupposés augustiniens, l'enseignement de saint Grégoire est inacceptable et absurde. Saint Grégoire discerne lui-même le champ des conséquences de cette distinction fondamentale. Son argument était le suivant : si on n'accepte pas cette distinction, il est impossible de discerner clairement la «génération» du Fils d'avec la «création» du monde, toutes deux étant des actes de l'essence. Cette doctrine entraînerait la confusion dans la Trinité. Ici, saint Grégoire est particulièrement catégorique.
«Si, comme le soutiennent nos fols adversaires et leurs partisans, l'énergie divine ne diffère en rien de l'essence divine, alors l'acte de la création, qui appartient à la volonté, ne doit différer en rien de la génération (gennân) et de la procession (ekporeuein), qui appartiennent à l'essence. Si l'acte de créer n'est pas différent de la génération et de la procession, alors les êtres créés ne diffèrent en rien de l'Engendré (gennématos) et de Celui qui procède (problema). S'il en est ainsi, alors, à mon sens, le Fils de Dieu et le Saint Esprit ne diffèrent en rien des êtres créés et les êtres créés sont à la fois et des Engendrés (gennémata) et des Procédants (Problémata) de Dieu le Père ; la création est déifiée et Dieu est rangé parmi les êtres créés. C'est pour cette raison que le vénérable Cyrille, montrant la différence qui existe entre l'essence et l'énergie de Dieu, avance que l'acte d'engendrer appartient à la nature divine, alors que l'acte de créer appartient à l'énergie divine. Il indique cela clairement en disant que 'nature et énergie ne sont pas la même chose'. Si l'essence divine ne diffère en rien de l'énergie divine, alors engendrer (gennân) et faire procéder (ekporeuein) ne diffèrent en rien de créer (poieîn). Dieu le Père crée par le Fils et dans le Saint Esprit. Donc, il engendre et fait procéder par le Fils et dans le Saint Esprit, d'après nos adversaires et ceux qui les appuient» (Chapitres, 96 et 97).
Saint Grégoire cite saint Cyrille d'Alexandrie. Mais, sur ce point, saint Cyrille ne faisait que répéter saint Athanase. Dans sa réfutation de l'arianisme, saint Athanase distingue formellement entre, d'une part, l'essence (ousia) et la substance (phusis) et, d'autre part, la volonté (boulesis). Dieu existe et il agit aussi. Il y a une certaine «nécessité» dans l'Etre divin, non pas une nécessité dans le sens d'une obligation, non pas un fatum, mais la nécessité d'être Lui-même. Dieu est simplement ce qu'Il est. La volonté de Dieu est, par contre, parfaitement libre. En aucun sens, Il ne doit nécessairement faire ce qu'Il fait. Ainsi la génération (gennesis) est toujours d'après l'essence (katà phusin), tandis que la création est une énergie de la volonté (bouléseos érgon) (Contre les Ariens, 3,64-66).
Ces deux dimensions, celle de l'être et celle de l'action, sont différentes et elles doivent être nettement distinguées. Bien sûr, cette distinction ne met nullement en question la «simplicité divine». Il s'agit pourtant d'une distinction réelle et non pas seulement d'un instrument logique. Saint Grégoire était parfaitement conscient de l'enjeu de cette distinction. Il était, de ce point de vue, le véritable successeur d'Athanase le Grand et des hiérarques de Cappadoce.
On a suggéré récemment que la théologie de saint Grégoire pouvait être décrite avec le vocabulaire moderne de la «théologie existentialiste». Elle diffère en fait radicalement des conceptions modernes auxquelles renvoient ce vocable. D'abord, parce que saint Grégoire était fermement opposé à toute forme de «théologie existentialiste» qui omettrait de reconnaître la liberté en Dieu, le dynamisme de la volonté de Dieu et la réalité de l'action divine. Saint Grégoire remonte sur cette voie jusqu'à Origène. Si l'on tient absolument à parler de métaphysique chrétienne, il faut parler d'une métaphysique de la personne. Le point de départ de la théologie de saint Grégoire est l'histoire du salut : sur une grande échelle, c'est l'histoire de la Bible, qui est faite des actes divins, et a culminé avec l'Incarnation du Verbe et sa glorification par la Croix et la Résurrection ; à plus petite échelle, c'est l'histoire de l'homme chrétien qui aspire à la perfection, s'élevant par degrés jusqu'à ce qu'il rencontre Dieu dans la vision de Sa gloire.
On dit habituellement que la théologie de saint Irénée est une «théologie de faits». Il serait également juste de dire que la théologie de saint Grégoire est une «théologie de faits».
Aujourd'hui, nous sommes de plus en plus convaincus à notre tour qu'une «théologie de faits» est la seule véritable théologie orthodoxe. Elle est biblique. Elle est patristique. Elle est en parfaite conformité avec l'esprit de l'Eglise.
De ce point de vue, nous pouvons considérer saint Grégoire Palamas comme un guide et un instructeur, qui nous aide à faire de la théologie au coeur même de l'Eglise.
SAINT GREGOIRE PALAMAS
ET LA TRADITION PATRISTIQUE
Sous la conduite de nos Pères saints1... C'était l'usage dans l'Eglise Ancienne d'ouvrir les déclarations d'ordre doctrinal avec une expression de ce genre. Le Décret de Chalcédoine débute avec ces mots précis. La Définition du Septième Concile Oecuménique concernant les Saintes Icônes commence de façon encore plus élaborée : «D'après l'enseignement des saints Pères, d'inspiration divine, et la Tradition de l'Eglise Catholique...». Ce que les Pères ont enseigné (didaskalia) constituait la référence formelle aussi bien que normative.
Il s'agissait là, en fait, de beaucoup plus que d'un simple «rappel du passé». L'Eglise ne cesse d'insister, en effet, sur la permanence de la foi qui l'anime à travers les âges, depuis les premiers temps. Cette identité maintenue depuis les temps apostoliques est le signe le plus manifeste et la preuve de la foi droite, qui demeure inchangée. Ce «passé» ne constitue évidemment pas en lui-même une démonstration immédiate de la vraie foi. Bien plus, le message du christianisme apparut comme une «nouveauté» flagrante pour l'«ancien monde», comme l'appel à une «rénovation» radicale. Tout ce qui était «ancien» disparaissait afin de laisser place au «nouveau». Simultanément les hérésies pouvaient également en appeler au passé et invoquer l'autorité de certaines «traditions». En fait, les hérésies étaient souvent des survivances du passé2. Les formules archaïques peuvent facilement induire en erreur. Saint Vincent de Lérins était particulièrement conscient de ce danger. Qu'on en juge par cet extrait : «Quel surprenant retour des choses ! D'une même opinion les auteurs sont reconnus catholiques, alors que ceux qui la reprennent à leur compte sont accusés d'hérésie. Les maîtres sont absous et les disciples condamnés. Ceux qui ont écrits des livres sont enfants du Royaume, tandis que ceux qui les défendent auront la géhenne en partage» (Commonitorium, chap.6). Saint Vincent fait ici référence à Saint Cyprien et aux donatistes3. Saint Cyprien fut lui-même confronté à ce genre de situation. Le «passé» peut, en soi, être source de grave préjudice : «Car une ancienneté sans vérité n'est qu'une erreur invétérée (nam antiquitas sine veritate vetustas erroris est)» (Lettre 744). Cela revient à dire que les «coutumes anciennes» ne constituent aucune garantie pour la foi. La «Vérité» ne saurait être réduite à une «habitude».
La vraie tradition est la tradition de la foi seule, traditio veritatis. D'après saint Irénée, le fondement et le maintien de cette tradition proviennent de cette grâce de la vérité incontestable (charisma veritatis certum) qui a été «déposée» dans l'Eglise depuis les premiers temps et préservée par la succession ininterrompue du ministère épiscopal. La «tradition» de l'Eglise n'est pas le dépôt de la mémoire des hommes, ni le maintien de rites ou d'habitudes. C'est une tradition vivante -depositum juvenescens, pour citer saint Irénée. On ne peut donc la repérer parmi des règles défuntes (mortuas regulas). Pour tout dire, la tradition est la continuité de cette présence du Saint Esprit résidant dans l'Eglise ; elle est aussi la continuité de l'illumination et de l'orientation divines. L'Eglise n'est pas attachée à la «lettre». Bien plutôt, elle est constamment mise en mouvement par l'Esprit. C'est ce même Esprit, l'Esprit de Vérité, qui «a parlé par les Prophètes», qui a conduit les Apôtres et qui continue à conduire l'Eglise vers une plus parfaite compréhension de la vérité divine, de gloire en gloire.
«Sous la conduite de nos Pères Saints...» Il n'est pas fait référence ici à quelque tradition abstraite, faite de formules et de propositions. C'est tout d'abord un appel aux saints témoins. En vérité, nous en appelons aux Apôtres et non à quelque abstraction «apostolique». De même, nous faisons appel aux Pères. Le témoignage des Pères appartient, en tout et pour tout, à la structure même de la foi orthodoxe. L'Eglise est également engagée par l'enseignement (kerygma) des Apôtres et les dogmes des Pères. Citons cet hymne admirable, rédigé probablement par saint Romain le Mélode : «Ayant préservé l'enseignement des Apôtres et les dogmes des Pères, l'Eglise a établi la foi une ; ayant revêtu la tunique de vérité, elle déploie justement le drap d'or de la théologie céleste et célèbre le grand mystère de la foi5».
L'Esprit des Pères
Certes, l'Eglise est «apostolique». Mais l'Eglise est aussi «patristique». Elle est intrinséquement «l'Eglise des Pères». Il n'y a pas de séparation possible. C'est parce qu'elle est «patristique» que l'Eglise est véritablement «apostolique». Le témoignage des Pères constitue bien plus qu'un cadre historique, ou qu'un rappel du passé. Citons cet hymne, extrait de la liturgie des Trois Hiérarques : «Avec les mots nés de la connaissance, vous avez composé les dogmes que les pêcheurs avaient établis dans des mots très simples, instruits par la puissance de l'Esprit, car il était nécessaire à notre foi toute simple de disposer d'une telle construction». C'est comme s'il existait deux étapes essentielles dans la proclamation de la foi chrétienne. «Notre foi toute simple devait disposer d'une telle construction». Il y avait un besoin pressant, une logique interne, une véritable nécessité pour que l'on passât de la prédication (kérygma) aux dogmes (dogmata). Bien sûr, l'enseignement des Pères et les dogmes de l'Eglise constituent le même message très simple, qui a été transmis et déposé, une fois pour toutes, par les Apôtres. Mais ce message se trouve aujourd'hui effectivement énoncé. La prédication apostolique est maintenue vivante dans l'Eglise, elle n'est pas seulement préservée. En ce sens, l'enseignement des Pères constitue une catégorie permanente de l'existence chrétienne, une mesure constante et le critère définitif de la vraie foi. Les Pères ne témoignent pas seulement de la foi ancienne (testes antiquitatis) ; ils témoignent de la foi véritable (testes veritatis). Dans la théologie orthodoxe, «l'esprit des Pères» renvoie à un point de référence au même titre que les Saintes Ecritures, sans pour autant en être jamais séparé. Ce qu'un auteur a parfaitement exprimé : «L'Eglise catholique n'est pas seulement dans les siècles la fille de l'Eglise des Pères : elle est et demeure l'Eglise des Pères6».
Le caractère existentiel
de la théologie patristique
Ce qui distingue clairement la théologie patristique, c'est son caractère «existentiel», si l'on veut bien nous autoriser ce néologisme. Les Pères ont fait de la théologie «à la manière des Apôtres, et non à la manière d'Aristote», nous dit saint Grégoire de Naziance (Homélie 23,12). Leur théologie consistait en un «message» (kerygma). Bien qu'elle fût fondée logiquement et qu'elle usât de raisonnements nés de l'intellect, leur théologie demeurait une théologie «kérygmatique». La référence ultime renvoyait à la vision de la foi, à la connaissance et à l'expérience spirituelle.
Hors de la vie en Christ, la théologie ne possède aucune certitude ; si elle est coupée de la vie de la foi, elle risque de dégénérer en dialectique stérile, en vain discours (polylogia), sans aucune implication spirituelle. La théologie patristique était profondément enracinée dans l'engagement pour la foi. Elle n'avait rien d'une «discipline» qui se laisserait analyser à l'aide de raisonnements, «à la manière d'Aristote», sans engagement spirituel préalable. A l'époque des conflits théologiques et de leurs débats sans fin, les plus grands des Pères de Cappadoce protestèrent formellement contre l'utilisation de la dialectique, des «syllogismes aristotéliciens», afin de rétablir la théologie dans sa référence avec la vision de la foi. La théologie patristique peut seulement être «prêchée» ou «déclarée» -prêchée depuis la chaire, déclarée dans la prière et dans les saints offices, se manifestant ainsi dans la structure même de la vie chrétienne. Une telle théologie ne peut jamais être séparée de la prière incessante et de la pratique des vertus. «La perfection de la charité est le fondement de la théologie», dit saint Jean Climaque (L'échelle sainte, degré XXX, 20). Simultanément, cette théologie est toujours, si l'on peut dire, «propédeutique», puisque son intention et son but ultime consistent à révéler et à faire connaître le Mystère du Dieu Vivant, afin d'en porter le témoignage, en parole et en action. La théologie n'est pas en soi une fin ; elle n'est qu'un moyen. La théologie comme les dogmes ne décrivent rien d'autre que le «contour intellectuel» de la vérité révélée, en constituant un témoignage «noétique». C'est dans la pratique de la foi seulement que ce «contour» trouve un contenu pour le remplir. Les formules christologiques n'ont de sens que pour ceux qui ont rencontré le Dieu Vivant, qui l'on reçu et reconnu comme Dieu et Sauveur, ceux qui dans la foi habitent en lui, en Son Corps, c'est-à-dire l'Eglise. En ce sens, la théologie n'est jamais une discipline qui s'expliquerait par elle-même. Elle en appelle constamment à la vision de la foi. «Nous vous annonçons ce que nous avons vu et ce que nous avons entendu». Cette «annonce» mise à part, les formules théologiques sont vides et ne mènent à rien.
C'est pourquoi de telles formules ne doivent jamais être considérées de façon abstraite, hors du contexte de la foi. Extraire de son contexte une parole des Pères et négliger les circonstances dans lesquelles elle a été prononcée peut induire en erreur, au même titre que les citations de l'Ecriture dépouillées de leur contexte. Il est dangereux de «citer» les Pères, dans leurs paroles ou dans leurs écrits, hors du contexte précis où ils prennent tout leur sens. «Suivre» les Pères ne veut pas dire les citer. Pour «suivre» les Pères, il faut accueillir en soi leur «esprit» (phronème).
Ce que signifie l'Age des Pères
Nous voici parvenus au coeur du problème. Le plus souvent, nous appelons «Pères de l'Eglise» les seuls prédicateurs de l'Eglise antique. Il a, en effet, toujours été reconnu que leur autorité dépend justement de leur «ancienneté», c'est-à-dire de leur proximité avec l'Eglise originelle et les premiers temps de l'Eglise. Saint Jérôme combattit contre cette thèse, car il n'y eut, en réalité, aucune sorte de déclin de l'«autorité», ni de la connaissance des choses spirituelles tout au long de l'histoire de la chrétienté. En fait, cette idée de «déclin» n'a pas été sans conséquence pour la pensée théologique moderne. Il est, en effet, bien trop facilement admis que l'Eglise primitive aurait été la seule à avoir accès à la source de la vérité. Une telle conception peut être valable et même comporter un très grand profit, si elle revient à reconnaître notre propre chute et notre abaissement, si elle pousse au retour sur soi et à l'humilité. Il serait, par contre, extrêmement dangereux d'en faire le point de départ de notre théologie de l'histoire de l'Eglise, et même de notre théologie de l'Eglise. Il y eut d'abord l'Age des Apôtres, dont le caractère est évidemment unique. Puis vint l'Age des Pères -qui depuis a pris fin- et qui est considéré comme une formation ancienne, antique au sens d'«archaïque». Il existe de nombreuses définitions de l'Age des Pères. Saint Jean Damascène est généralement considéré comme le dernier des Pères d'Orient, tandis que saint Grégoire le Dialogue ou Isidore de Séville seraient les derniers Pères de l'Occident.
C'est à juste titre qu'on a récemment soumis un tel découpage à la critique. Saint Théodore le Studite, par exemple, ne devrait-il pas être compté parmi les Pères ? Mabillon, de son côté, a émis l'idée que Bernard de Clairvaux, le Docteur doucereux, fut «le dernier des Pères, en rien inférieur aux premiers Pères7».
L'enjeu ici ne se limite pas à la question du découpage chronologique. Du point de vue de l'Occident, l'Age des Pères a été dépassé et remplacé par l'Age des Savants, supplantation considérée comme un progrès essentiel. Avec la montée de la scolastique, la «théologie des Pères» a été reléguée à l'état d'antiquité, conservée comme le prélude archaïque issu d'un âge révolu.
Malheureusement, ce point de vue, très légitime pour les Occidentaux, a été reçu et récupéré par un grand nombre de personnes en Orient, dénuées de tout esprit critique. On est donc face à l'alternative suivante. Ou bien on déplore que l'Orient est «en retard», n'ayant développé aucune forme propre de scolastique. Ou bien on se retire dans les Ages anciens, de manière quasi-astrologique, et on pratique ce que certains ont appelé avec ironie une «théologie de la répétition». Cette dernière forme de théologie n'est, en fait, qu'une imitation de la scolastique.
Il n'est pas rare d'entendre dire que l'Age des Pères avait touché à sa fin bien avant saint Jean Damascène. Bien souvent, on refuse d'aller plus loin que l'ère de Justinien, ou même de dépasser le Concile de Chalcédoine. Léonce de Byzance, dit-on, ne fut-il pas le «premier des scolastiques» ? Cette approche peut se comprendre d'un point de vue psychologique, mais elle est indéfendable d'un point de vue théologique.
Certes, les Pères du IVè siècle ont une stature imposante et le caractère unique de leur supériorité ne saurait être mis en doute. Néanmoins, la vie de l'Eglise est restée très active après Nicée et Chalcédoine. Cet accent mis sur les cinq premiers siècles présente le danger de déformer toute vision théologique et d'obstruer la juste compréhension des dogmes de Chalcédoine. Très souvent, le décret du VIème Concile Oecuménique est considéré comme un appendice à Chalcédoine, qui n'intéresserait que les spécialistes en théologie, tandis que la magnifique figure de saint Maxime le Confesseur est complètement ignorée. De là vient aussi que la signification théologique du VIIème Concile Oecuménique est toute obscurcie et qu'on en vient à se demander pourquoi la Fête de l'Orthodoxie se trouve indissolublement liée à la commémoration de la victoire de l'Eglise sur les Iconoclastes. Ne s'agissait-il pas simplement, dans la querelle iconoclaste, d'une dispute portant sur les rites ?
On oublie souvent que la formule célèbre sur l'accord des cinq siècles (consensus quinquesecularis), c'est-à-dire l'accord qui aurait régné jusqu'à Chalcédoine, est en fait une formule protestante qui renvoie à la théologie réformée de l'Histoire. Il s'agit d'une formule «restrictive» laquelle, cependant, devait paraître elle-même trop «englobante» à ceux qui souhaitaient se cantonner dans l'Age apostolique. Il faut reconnaître, toutefois, que l'expression des Orientaux parlant des «sept Conciles Oecuméniques» n'est guère plus heureuse si, comme souvent, elle tend à limiter l'autorité spirituelle de l'Eglise aux huit premiers siècles ; ce qui revient à dire que l'Age d'or du christianisme est achevé et que nous vivons à présent dans un Age de fer qui n'atteint évidemment pas le même degré de vigueur et d'autorité spirituelles.
En théologie, notre manière de penser a vraiment été victime de la notion de déclin, qui a servi depuis la Réforme, en Occident, à interpréter l'histoire du christianisme. La plénitude de l'Eglise fut alors interprétée de façon statique et l'étude de l'Antiquité s'en trouva déformée et devint source d'erreurs. De ce point de vue, il importe peu que les limites qu'on assigne à l'autorité de l'Eglise soient celles du premier, du cinquième ou du huitième siècles. En réalité, on ne devrait poser aucune limite de ce genre. Il n'y a donc pas de place pour une «théologie de la répétition». L'Eglise conserve aujourd'hui la même autorité qu'elle a eue dans le passé, car l'Esprit de Vérité l'anime aujourd'hui comme il le fit dans les temps anciens.
L'héritage de la théologie byzantine
Une des principales conséquences de notre tendance à la périodisation est que nous ignorons purement et simplement l'héritage de la théologie byzantine.
Nous sommes maintenant bien mieux préparés qu'autrefois à admettre l'autorité éternelle des Pères, en particulier grâce au renouveau des études de patristique en Occident. Mais nous avons toujours tendance à restreindre le champ couvert [par la théologie patristique] et les «théologiens byzantins» ne sont pas véritablement comptés parmi les «Pères». Nous restons enclins à distinguer de façon stricte entre «patristique» et «byzantinisme», et à considérer ce dernier comme un sous-produit de l'Age des Pères. Nous continuons à avoir des doutes sur son fondement, lors de nos raisonnements théologiques. Pourtant, la théologie byzantine fut bien davantage que la simple répétition de la théologie patristique, et ce qu'elle a produit n'est en rien inférieur à la production de l'«Antiquité chrétienne». En fait, la théologie byzantine continue l'Age des Pères de façon organique. Y a-t-il vraiment eu une coupure ? L'ethos de l'Eglise Orthodoxe d'Orient a-t-il jamais changé, à un moment donné ou en un lieu donné, qui n'aurait pas été reconnu de façon universelle, si bien que les développements ultérieurs seraient moins chargés d'autorité et de moindre importance ? Cette hypothèse semble être implicitement reconnue dans la conception «restrictive» des «Sept Conciles Oecuméniques». Saint Syméon le Nouveau Théologien et saint Grégoire Palamas sont ainsi ignorés et les grands conciles hésychastes du XIVème siècle sont également occultés et oubliés. Quelle est pourtant leur position et quelle est leur autorité dans l'Eglise ?
Aujourd'hui, saint Syméon et saint Grégoire sont, en fait, les maîtres incontestés et les inspirateurs de ceux qui, dans l'Eglise orthodoxe, combattent pour atteindre à la perfection, menant une vie de prière et de contemplation, soit en communauté cénobitique, soit comme ermites dans le désert, soit encore dans le monde. Aucun de ces êtres très pieux ne voit de rupture entre la «patristique» et le «byzantinisme». Cette grande encyclopédie de la foi orientale qu'est la Philocalie est devenue aujourd'hui, avec ses écrits qui proviennent de plusieurs siècles, le guide et le manuel d'instruction de tous ceux qui aspirent à pratiquer l'orthodoxie dans le monde où nous vivons. L'autorité de son compilateur, saint Nicodème de la Sainte Montagne, a été récemment reconnue et célébrée lorsqu'il fut canonisé formellement dans l'Eglise. En ce sens, nous pouvons dire que l'«Age des Pères» trouve sa continuation dans l'«Eglise en prière». Ne le trouve-t-on pas de même dans notre réflexion théologique, dans nos études, nos recherches et notre enseignement ? Il s'agit de le retrouver non pas de manière archaïque ou artificielle, ni d'en faire une relique, mais plutôt une attitude existentielle, une orientation spirituelle. C'est de cette manière seulement que la théologie pourra réintégrer la plénitude de notre existence de chrétiens.
Il ne suffit pas de conserver la liturgie byzantine, ou de restaurer l'iconographie et la musique byzantine, tandis que nous demeurons peu disposés à vivre selon les règles de la dévotion byzantine. Il faut retrouver les racines de cette «foi traditionnelle», afin de retrouver l'«Esprit des Pères».
Si nous n'agissons pas ainsi, nous risquons de nous voir écartelés entre, d'une part, les formes traditionnelles de la foi, et d'autre part une manière de penser la théologie qui n'a rien de traditionnel. Voilà un danger réel. Dans la prière, nous poursuivons la tradition des Pères. Ne devrions-nous pas confesser en conscience que nous faisons partie de la même tradition, en tant que théologiens, en tant que témoins et ministres de l'orthodoxie ? Est-il aucune autre manière de conserver notre intégrité ?
Saint Grégoire Palamas et la déification (theosis)
Tout ce que l'on vient de dire était nécessaire pour comprendre notre propos. D'où provient l'héritage théologique de saint Grégoire Palamas ? Saint Grégoire n'avait rien du théologien intellectuel. Il était moine et évêque. Il ne ressentait aucune attirance pour les questions théoriques ou philosophiques, bien qu'il fût familier de ces dernières. Seuls l'intéressaient les problèmes liés à l'existence chrétienne. En tant que théologien, il ne faisait qu'interpréter l'expérience spirituelle de l'Eglise. Hormis ses Homélies, presque tous ses écrits furent des ouvrages de circonstance. L'époque où il vivait fut cruciale, pleine de controverses et d'angoisses. Pourtant, ce fut aussi une période de renouveau spirituel.
En son temps, saint Grégoire fut suspecté d'innovations subversives par ses adversaires. Cette charge continue à peser sur lui en Occident. Or saint Grégoire était, en fait, profondément enraciné dans la tradition. Il est aisé de montrer le lien qui existe entre ses propres prises de position et celles des Pères de Cappadoce et de saint Maxime le Confesseur, un des maîtres les plus populaires de la pensée et de la foi à Byzance.
Saint Grégoire est, par ailleurs, parfaitement familier des écrits de saint Denys l'Aréopagite. Il plongeait ses racines dans la tradition. Ainsi, en aucune mesure ce théologien n'est un «théologien de la répétition». Il a prolongé de façon créative l'ancienne tradition, en prenant pour son point de départ la Vie en Christ.
Prenons, par exemple, parmi tous les thèmes de la théologie de saint Grégoire, celui qui est le plus crucial et le plus controversé. Quel est le caractère de base de l'existence chrétienne ? Le but ultime et l'objectif de la vie, pour l'homme, est la déification (theosis), telle qu'elle est définie par la tradition des Pères. Le mot heurte l'oreille d'aujourd'hui. Il ne peut d'ailleurs être correctement traduit dans aucune langue moderne, voire en latin. En grec même, le mot n'est pas sans peser son poids et il faut de l'audace pour l'employer. Sa signification est, par contre, simple et limpide. Il fait partie des termes de première importance dans le vocabulaire patristique. Citons seulement saint Athanase : «Il s'est fait homme afin de nous déifier en Lui» (Ad Adelphium, 4). «Il s'est fait homme afin que nous puissions être déifiés» (De l'Incarnation, 54). Saint Athanase reprend ici l'idée chère à saint Irénée : «Lui qui, dans son immense amour, devint ce que nous sommes, afin de nous faire devenir ce qu'Il est lui-même» (Contre les hérésies, 5, Préface). Les Pères grecs étaient tous convaincus de cette vérité. On pourrait citer longuement saint Grégoire de Naziance, saint Grégoire de Nysse, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Maxime le Confesseur et, bien sûr, saint Syméon le Nouveau Théologien.
L'homme demeure ce qu'il est -un être créé. Mais il lui est promis et accordé en Jésus Christ, le Verbe fait homme, de prendre part à ce qui est divin : la Vie éternelle et incorruptible. La principale caractéristique de cette déification est justement, selon les Pères, l'«immortalité» et l'«incorruptibilité». Car Dieu seul «a l'immortalité» (1 Tim.6,16). L'homme est désormais admis à la communion avec Dieu, à travers le Christ et par la force du Saint Esprit. Il s'agit de beaucoup plus que d'une simple communion morale ou d'un perfectionnement de l'homme. Seul le mot theosis peut rendre correctement le caractère unique de la promesse qui nous est faite.
Or, dans les catégories de l'ontologie, le terme de theosis pose problème. L'homme en effet ne peut «devenir» un Dieu purement et simplement. Les Pères pensaient, quant à eux, en termes de «personne», et c'est là qu'intervient le mystère de la communion personnelle. Dans la déification, s'opère une rencontre personnelle. C'est la rencontre intime de l'homme avec Dieu, dans laquelle toute l'existence humaine se trouve imprégnée par la Présence divine, si l'on peut ainsi parler8.
Le problème demeure : comment donc une telle rencontre est-elle compatible avec la transcendance divine ? Nons touchons là au point crucial. L'homme rencontre-t-il vraiment Dieu, dans la vie terrestre présente ? L'homme rencontre-t-il Dieu, réellement et en vérité, dans sa vie de prière ? Ou bien ne s'agit-il que d'une «action à distance» (actio in distantia) ?
Tous les Pères de l'Eglise d'Orient affirment que, dans cette élévation de la prière, l'homme rencontre bel et bien Dieu et peut contempler sa gloire éternelle. Comment donc cela est-il possible, puisque Dieu «réside dans la lumière inaccessible» ? Voilà un paradoxe redoutable pour la théologie de l'Eglise d'Orient qui a toujours affirmé la croyance selon laquelle Dieu est absolument «incompréhensible» et inconnaissable dans Sa nature propre ou Son essence.
Telle était la ferme conviction des Pères de Cappadoce, en particulier dans leur combat contre Eunome, et aussi celle de saint Jean Chrysostome, dans ses magnifiques homélies Sur l'incompréhensibilité de Dieu (Peri Akataléptou toû Theoû). Si Dieu est «inaccessible» dans son essence, et si donc son essence ne peut être communiquée, comment la déification est-elle possible ?
«C'est insulter Dieu que de chercher à appréhender Son être essentiel», dit saint Jean Chrysostome. Chez saint Athanase, déjà, on trouve une claire distinction entre l'«essence» même de Dieu et Ses forces ou Sa bonté : «Il est en tout par amour, et Il est hors de tout de par Sa nature même» (De Decretis, 2). Les Cappadociens ont élaboré une conception très similaire. L'«essence de Dieu» est totalement inaccessible aux hommes, dit saint Basile (Contre Eunome, 1,14). Nous ne connaissons Dieu que dans et par Ses énergies : «Nous disons que nous connaissons notre Dieu par Ses énergies (ou Ses activités), mais nous ne prétendons pas approcher de Son essence -car Ses énergies descendent jusqu'à nous, tandis que Son essence demeure inaccessible» (Epist. 234, Ad Amphilochium). Il s'agit bien, pourtant, d'une véritable connaissance et non d'une conjecture ou d'une déduction : hai enérgeiai autoû pros hemas katabainousin. Dans cette phrase de saint Jean Damascène, les actions ou «énergies» de Dieu constituent la véritable révélation de Dieu lui-même : he theia éllampsis kai enérgeia (De la Foi orthodoxe, 1,14). Il s'agit d'une présence effective, non d'une «présence» par l'opération, comme lorsqu'on dit l'agent «présent» dans la chose qu'il fait (praesentia operativa, sicut agens adest ei in quod agit). En dépit de la transcendance absolue de l'Essence Divine, ce mode mystérieux de Présence Divine, dépassant tout entendement, existe néanmoins de façon certaine.
Ici, saint Grégoire Palamas se situe dans le droit fil de l'ancienne tradition. C'est dans ses «énergies» que le Dieu inapprochable s'approche de façon mystérieuse de l'homme. Et ce mouvement divin s'achève dans la rencontre : c'est le mouvement vers l'extérieur (proodos eis tà éxo) [de la Divinité], selon saint Maxime (Scholia De Div. Nom., 1,5). Saint Grégoire commence en distinguant «grâce» et «essence» : «L'illumination divine et déifiante ainsi que la grâce ne constituent pas l'essence, mais l'énergie de Dieu» (Chapitres, 69).
Cette conception fut formellement acceptée et développée aux grands Conciles oecuméniques de 1341 et 1351. Tous ceux qui niaient cette distinction furent anathématisés et excommuniés. Les anathèmes du Concile de 1351 furent incorporés dans l'Office du Dimanche de l'Orthodoxie, dans le Triode. Cette décision engage tous les théologiens orthodoxes. L'essence de Dieu est absolument incommunicable. La source et la force de la déification humaine ne sont pas l'essence divine, mais la «grâce de Dieu». «L'énergie déifiante, qui déifie ceux qui participent à elle, est une grâce divine, et nullement l'essence de Dieu» (Ibid., 93). La grâce (charis) n'est pas la même chose que l'essence (ousia). Il y a d'une part la grâce divine et incréée et d'autre part l'essence (Ibid., 69). Cette distinction ne suppose pas pour autant qu'il y ait division ou séparation. Il ne s'agit pas non plus de concevoir l'énergie comme un «accident» (Ibid., 127). Les énergies «proviennent» de Dieu et manifestent Son Etre propre. Le mot «provenir» (proïénai) renvoie à l'idée de «distinction» (diakrisis), et non pas à une «division». «La grâce de l'Esprit est distincte de l'essence, et pourtant elle n'en est pas séparée» (Théophane, P.G., p.940).
Tout l'enseignement de saint Grégoire Palamas présuppose l'action du Dieu personnel. Dieu se porte vers l'homme et l'enveloppe de Sa grâce et de son action, sans pour autant quitter cette «lumière inaccessible» dans laquelle il réside pour l'éternité. Le but ultime de la théologie de saint Grégoire est de défendre la réalité de l'existence chrétienne. Le salut est plus que le pardon. C'est un véritable renouvellement de l'homme. Et ce renouvellement s'effectue non par l'émission ou la libération de quelque énergie naturelle qui appartiendrait à l'être créé de l'homme, mais au contraire par les «énergies» de Dieu lui-même ; ainsi Dieu rencontre l'homme et l'enveloppe, le recevant dans la communion avec Lui-même.
L'enseignement de saint Grégoire affecte, en réalité, toute la théologie, c'est-à-dire le corps entier de la doctrine chrétienne. Il débute avec une distinction claire entre la «nature» et la «volonté» de Dieu. Cette distinction est caractéristique de la tradition de l'Eglise d'Orient, au moins depuis saint Athanase. On peut ici se poser la question : cette distinction est-elle compatible avec la «simplicité» de Dieu ? Ne doit-on pas considérer cette distinction comme une conjecture de pure logique, qui nous est nécessaire, mais n'a pas de véritable sens ontologique ? Par le fait, c'est sous cet angle que saint Grégoire Palamas fut attaqué par ses adversaires.
L'Etre de Dieu est simple, et en lui tous les attributs coïncident. Saint Augustin déjà s'éloignait de cette tradition de l'Eglise d'Orient. Dans les présupposés augustiniens, l'enseignement de saint Grégoire est inacceptable et absurde. Saint Grégoire discerne lui-même le champ des conséquences de cette distinction fondamentale. Son argument était le suivant : si on n'accepte pas cette distinction, il est impossible de discerner clairement la «génération» du Fils d'avec la «création» du monde, toutes deux étant des actes de l'essence. Cette doctrine entraînerait la confusion dans la Trinité. Ici, saint Grégoire est particulièrement catégorique.
«Si, comme le soutiennent nos fols adversaires et leurs partisans, l'énergie divine ne diffère en rien de l'essence divine, alors l'acte de la création, qui appartient à la volonté, ne doit différer en rien de la génération (gennân) et de la procession (ekporeuein), qui appartiennent à l'essence. Si l'acte de créer n'est pas différent de la génération et de la procession, alors les êtres créés ne diffèrent en rien de l'Engendré (gennématos) et de Celui qui procède (problema). S'il en est ainsi, alors, à mon sens, le Fils de Dieu et le Saint Esprit ne diffèrent en rien des êtres créés et les êtres créés sont à la fois et des Engendrés (gennémata) et des Procédants (Problémata) de Dieu le Père ; la création est déifiée et Dieu est rangé parmi les êtres créés. C'est pour cette raison que le vénérable Cyrille, montrant la différence qui existe entre l'essence et l'énergie de Dieu, avance que l'acte d'engendrer appartient à la nature divine, alors que l'acte de créer appartient à l'énergie divine. Il indique cela clairement en disant que 'nature et énergie ne sont pas la même chose'. Si l'essence divine ne diffère en rien de l'énergie divine, alors engendrer (gennân) et faire procéder (ekporeuein) ne diffèrent en rien de créer (poieîn). Dieu le Père crée par le Fils et dans le Saint Esprit. Donc, il engendre et fait procéder par le Fils et dans le Saint Esprit, d'après nos adversaires et ceux qui les appuient» (Chapitres, 96 et 97).
Saint Grégoire cite saint Cyrille d'Alexandrie. Mais, sur ce point, saint Cyrille ne faisait que répéter saint Athanase. Dans sa réfutation de l'arianisme, saint Athanase distingue formellement entre, d'une part, l'essence (ousia) et la substance (phusis) et, d'autre part, la volonté (boulesis). Dieu existe et il agit aussi. Il y a une certaine «nécessité» dans l'Etre divin, non pas une nécessité dans le sens d'une obligation, non pas un fatum, mais la nécessité d'être Lui-même. Dieu est simplement ce qu'Il est. La volonté de Dieu est, par contre, parfaitement libre. En aucun sens, Il ne doit nécessairement faire ce qu'Il fait. Ainsi la génération (gennesis) est toujours d'après l'essence (katà phusin), tandis que la création est une énergie de la volonté (bouléseos érgon) (Contre les Ariens, 3,64-66).
Ces deux dimensions, celle de l'être et celle de l'action, sont différentes et elles doivent être nettement distinguées. Bien sûr, cette distinction ne met nullement en question la «simplicité divine». Il s'agit pourtant d'une distinction réelle et non pas seulement d'un instrument logique. Saint Grégoire était parfaitement conscient de l'enjeu de cette distinction. Il était, de ce point de vue, le véritable successeur d'Athanase le Grand et des hiérarques de Cappadoce.
On a suggéré récemment que la théologie de saint Grégoire pouvait être décrite avec le vocabulaire moderne de la «théologie existentialiste». Elle diffère en fait radicalement des conceptions modernes auxquelles renvoient ce vocable. D'abord, parce que saint Grégoire était fermement opposé à toute forme de «théologie existentialiste» qui omettrait de reconnaître la liberté en Dieu, le dynamisme de la volonté de Dieu et la réalité de l'action divine. Saint Grégoire remonte sur cette voie jusqu'à Origène. Si l'on tient absolument à parler de métaphysique chrétienne, il faut parler d'une métaphysique de la personne. Le point de départ de la théologie de saint Grégoire est l'histoire du salut : sur une grande échelle, c'est l'histoire de la Bible, qui est faite des actes divins, et a culminé avec l'Incarnation du Verbe et sa glorification par la Croix et la Résurrection ; à plus petite échelle, c'est l'histoire de l'homme chrétien qui aspire à la perfection, s'élevant par degrés jusqu'à ce qu'il rencontre Dieu dans la vision de Sa gloire.
On dit habituellement que la théologie de saint Irénée est une «théologie de faits». Il serait également juste de dire que la théologie de saint Grégoire est une «théologie de faits».
Aujourd'hui, nous sommes de plus en plus convaincus à notre tour qu'une «théologie de faits» est la seule véritable théologie orthodoxe. Elle est biblique. Elle est patristique. Elle est en parfaite conformité avec l'esprit de l'Eglise.
De ce point de vue, nous pouvons considérer saint Grégoire Palamas comme un guide et un instructeur, qui nous aide à faire de la théologie au coeur même de l'Eglise.
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