vendredi 28 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°33. Chronique.

CHRONIQUE



LA RÉUNION D'ISTANBUL

Une réunion des primats de douze Eglises orthodoxes engagées dans le mouvement oecuménique s'est tenue à Istanbul du 13 au 15 mars. Elle a été présidée par le Patriarche Bartholomée, successeur au Phanar du Patriarche Dimitri. Elle s'est achevée par une déclaration double, contre l'uniatisme et le prosélytisme catholique considérés comme une menace sérieuse pour le dialogue oecuménique, et par une mise en garde contre les «groupes schismatiques», qui ont été nommés dans diverses déclarations entourant le synode d'Istanbul comme étant l'Eglise Russe Hors Frontières en Russie et les «vieux-calendaristes» en Grèce et en Roumanie. La presse française et internationale s'est faite l'écho de ce double combat, pour le moins ambigu, des évêques réunis à Istanbul. Essayons de reprendre ces questions dans leur complexité bien peu intelligible pour des non-orthodoxes.

Causes de la réunion

Depuis deux ans environ, le «dialogue d'amour», très politique en réalité, traverse une crise importante, due au renouveau de la Russie et, depuis peu, à la «crise yougoslave». L'effondrement du communisme a été pour Jean-Paul II et un certain nombre de hauts fonctionnaires du Vatican le signe que leur utopie sur la conversion de la Russie au catholicisme, liée au mythe des «révélations» de Fatima, pouvait rencontrer la réalité. L'Ukraine, où l'Eglise catholique disposait d'une structure organisée et non compromise avec le communisme, pouvait être le laboratoire de cette «uniatisation» du monde orthodoxe. L'Eglise Soviétique avait été totalement compromise avec le pouvoir et ne pouvait donc opposer une grande résistance. Tel était leur raisonnement. «Les peuples ont médité de vains projets».
Toutefois, si l'éclatement de l'URSS et l'indépendance de l'Ukraine sont venus favoriser la politique du Vatican, les uniates ont rencontré dans le peuple orthodoxe, attaché à sa foi ancestrale, une opposition acharnée. La restitution aux catholiques de certaines églises -illégitimement confisquées par Staline, il est vrai- ne s'est pas faite sans manifestations ni sans protestations. Beaucoup d'Ukrainiens orthodoxes se sont alors tournés vers l'Eglise ukrainienne autocéphale, celle de l'émigration anti-communiste, qui, malheureusement, ne peut être acceptée par aucune Eglise orthodoxe, parce que les évêques qui la gouvernent sont des prêtres «auto-ordonnés», sans succession apostolique.
Quoi qu'il en soit, le Patriarcat de Moscou s'est trouvé confronté en Ukraine à une situation d'autant plus grave que l'un de ses évêques a rejoint l'Eglise autocéphale et ultranationaliste. La hiérarchie soviétique a donc vu naître une forte réaction anti-catholique et anti-uniate, qui dépasse les cadres de l'Ukraine, puisque dans toute la Russie, nombreux sont les prêtres, les moines et les simples fidèles qui sont profondément opposés au dialogue avec le Vatican, dont les visées impérialistes s'affichent plus nettement aujourd'hui qu'il y a cinq ou dix ans.
L'appartenance de l'Eglise soviétique au mouvement oecuménique pourrait aussi être considéré comme une conséquence de la période stalinienne, puisque c'est sur ordre du Kremlin, qui redoutait une condamnation du communisme par le Conseil Oecuménique des Eglises, que le Patriarche Alexis entra dans l'institution genevoise. Depuis lors s'est créée une nomenklatura dans la nomenklatura de la hiérarchie soviétique, celle des évêques impliqués profondément dans le dialogue avec les protestants et avec Rome. Le Métropolite Nikodème de Léningrad, mort au Vatican («J'avais dit : Vous êtes des dieux...Cependant vous mourrez comme des hommes, vous tomberez comme un prince quelconque» Ps. 81,6-7), en était l'exemple, mais d'autres hiérarques importants en font partie, comme son successeur, l'évêque Cyrille de Smolensk, ou même l'actuel Patriarche Alexis II, qui n'ignore pas cependant qu'une fraction très importante de son clergé n'est guère favorable à l'oecuménisme.
L'établissement par l'Eglise Russe Hors Frontières -en accord avec une partie de l'Eglise des catacombes de Russie- d'une hiérarchie non compromise dans le communisme sur le territoire de la mère patrie exerce désormais une pression continuelle en Russie sur la hiérarchie héritière du Métropolite Serge de Moscou.
Avec la fin -du moins officielle- du communisme, le «sergianisme» qui, opportuniste, se déclare prêt à reconnaître les nouveaux-martyrs, et jusqu'au Tsar Nicolas II, apparaît, au-delà des liens qui l'attachaient au pouvoir soviétique, comme une forme de compromis plus vaste avec le modernisme, dont l'oecuménisme est la forme «ecclésiale» par excellence. L'une des conditions imposées par l'Eglise Russe Hors Frontières pour entrer en communion avec le Patriarcat est la sortie du mouvement oecuménique. Or cette sortie de l'oecuménisme -dont Alexis II et surtout Cyrille de Smolensk ne veulent pas- est demandée aussi par de nombreux prêtres en Russie, à l'intérieur même du patriarcat.
Pour éviter que la protestation antioecuméniste ne se transforme en départ massif des prêtres du patriarcat de Moscou, qui iraient se mettre sous l'omophore de l'Eglise Russe libre -nom donné à l'Eglise Russe Hors Frontières sur le territoire russe- le Patriarche Alexis a entrepris de faire un certain nombre de déclarations anti-catholiques, refusant d'aller au synode des évêques organisé par Jean-Paul II, etc... -mais sans rompre le dialogue avec le Vatican. C'est la tactique du contre-feu. En même temps, il a demandé aux autorités civiles -comme au bon vieux temps du communisme- de créer le maximum de difficultés administratives à l'Eglise russe libre, pour empêcher l'établissement de ses paroisses.
La réunion d'Istanbul devait donc permettre au Patriarche Alexis II de défendre une position -à usage interne surtout- d'anti-latin, anti-uniate, etc... tout en s'appuyant sur «l'orthodoxie officielle» pour combattre l'ERHF.
En Serbie, la situation était plus douloureuse encore qu'en Ukraine. La guerre nationale s'y est doublé, en effet, d'une croisade religieuse -le Vatican ayant mobilisé ses moyens d'information en faveur de la Croatie catholique. Devant une situation très difficile pour son peuple, isolé politiquement et diplomatiquement, le Patriarche Paul est certainement venu chercher un appui de la part d'autres hiérarques orthodoxes.
Le Patriarcat de Jérusalem, d'autre part, en conflit profond avec celui de Constantinople, demandait quant à lui la rupture de tout dialogue oecuménique.
L'Eglise de Grèce avait fait une déclaration dans ce sens, et l'Eglise roumaine, compromise elle aussi avec le communisme et aux prises avec l'uniatisme, n'y aurait peut-être pas été hostile. Quant au Patriarche de Bulgarie, il a été démissionné par le gouvernement bulgare comme étant un simple agent de la police de l'ancien régime communiste.
Ces différentes situations historiques particulières créaient donc une menace pour le dialogue oecuménique avec Rome, activement soutenu par les Patriarches de Constantinople, d'Antioche et d'Alexandrie.

La position de Constantinople

Le Patriarche Bartholomée est peut-être le plus grand ami que la papauté ait jamais eu à Constantinople. Comme cela a été abondamment souligné par la presse ecclésiastique, il a été formé à Rome, à la Grégorienne. Il est très intéressant de lire l'éloge qu'a écrit de lui la revue uniate Irénikon lors de son élection au patriarcat : «Si Dimitrios Ier avait été une personnalité effacée jusqu'à son élévation au premier trône de l'Orthodoxie, Sa Sainteté Bartholomée Ier est, au contraire, un visage bien connu et une personnalité hautement appréciée de tous les milieux chrétiens, de l'Eglise catholique romaine, en particulier, laquelle sait avoir en lui depuis toujours un ami. Dans son discours d'intronisation il a, d'ailleurs, tenu à affirmer d'emblée qu'avec le Pape de l'Ancienne Rome il était "en communion d'amour" et qu'il entendait bien assumer l'héritage de la "vision sacrée" d'Athénagoras et de Dimitrios en faveur de l'unité "par le dialogue de la vérité". Et il disait être convaincu que "notre frère d'Occident épuisera toutes les possibilités à sa disposition et collaborera avec nous en vue de ce but sacré et saint».
Irénikon relevait, «parmi les nombreuses qualités du nouveau patriarche», sa volonté de réformer l'ordre canonique de l'Eglise orthodoxe sur le modèle de celle de Rome : «Parmi les nombreuses qualités du nouveau patriarche qui le préparaient plus spécialement à assumer la primauté d'honneur et le premier rang dans l'ensemble de l'Orthodoxie, on relèvera l'autorité qu'il s'est acquise en matière de droit canonique. Il est assurément l'une des personnalités les plus convaincues de la nécessité pour l'Orthodoxie de réviser son droit canonique et de le codifier. Mais il est aussi l'un de ceux qui prend en considération le travail canonique effectué par Rome. Dans sa thèse de 1970, mais surtout dans un exposé présenté au Premier Congrès de la Société pour le Droit des Eglises orientales en 1971 Bartholomé indiquait en dernier lieu, parmi les éléments à prendre en considération pour une nouvelle législation orthodoxe, "les dispositions du Code pour les Catholiques orientaux et, peut-être même, du Codex Juris Canonici latin". Il ajoutait alors : "Cela a aussi une importance oecuménique car l'Eglise catholique romaine et l'Eglise orthodoxe, ayant en commun nombre d'aspects de leur vie ecclésiale, se rapprochent toujours plus l'une de l'autre et cette réconciliation et cette unité si désirables pour les deux parties peuvent en être facilitées».
Pour en revenir à la réunion du mois de mars à Istanbul, ce que nous savons du nouveau patriarche permet de comprendre quel y a été le sens de son action :
- favoriser un type de réunion qui accroît le pouvoir de Constantinople et sa primauté, contre tous les fronts éventuels d'opposition à l'oecuménisme ;
- accompagner ce que l'on ne peut empêcher -c'est-à-dire accepter les déclarations contre le prosélytisme romain pour éviter la rupture du dialogue. Cette attitude biaisée permet de passer pour «rigoureux», aux yeux des fidèles du patriarcat qui, en Australie et ailleurs, se posent des questions sur son orthodoxie. Le patriarcat évite ainsi de se faire «déborder» et de perdre des fidèles qui se tourneraient vers les Eglises moins modernistes ;
- préparer une éventuelle condamnation de tous ceux qui refusent les racines mêmes du mouvement oecuméniste ; de manière, entre autres, à décourager ceux qui, de l'intérieur du patriarcat, contestent l'oecuménisme et à les empêcher de rejoindre les Eglises non-oecuménistes, qualifiées de «groupes schismatiques».

Les «groupes schismatiques»

Ce que la déclaration d'Istanbul vient de confirmer d'une manière éclatante -et c'est là, pour le monde extérieur, une contradiction interne surprenante- c'est la justesse des analyses historiques et ecclésiologiques de ceux qu'elle appelle les «groupes schismatiques».
Toutes les Eglises présentes à Istanbul sont membres du dialogue avec l'Eglise catholique, c'est-à-dire ont fait semblant de croire ou ont cru que le temps du prosélytisme agressif de Rome contre l'orthodoxie, l'esprit de croisade à mener par tous les moyens, était terminé depuis Vatican II. Certaines d'entre ces Eglises découvrent maintenant que ce dialogue était une pure hypocrisie, la continuation d'une lutte séculaire par d'autres moyens et que, lorsque Rome était forte, le «dialogue d'amour» passait au second plan. Le patriarcat de Jérusalem, suite à cette «découverte», a interrompu l'année dernière le dialogue. Or, qui dit cela publiquement depuis tant d'années ? Précisément, ces prétendus «groupes schismatiques» qui dénoncent dans le «dialogue» un uniatisme déguisé qui a pour but de détruire la force confessante de l'Eglise orthodoxe.
Dans la plupart des cas, ce ne sont pas les Eglises unies à Istanbul qui condamnent les zélotes -nommons-les ainsi pour ne pas insister ici sur ce qui les distingue les uns des autres- mais ce sont ces zélotes qui refusent d'être en communion avec ces Eglises oecuménistes, en se fondant non sur un «droit canon» de type latin -qui n'existe pas dans l'Eglise orthodoxe, quoique Bartholomée en promette un- mais sur les canons des Apôtres et des Conciles oecuméniques. Ces canons s'imposent à toute conscience orthodoxe.
Rappelons, en quelques lignes, le fondement de leur séparation, qui est aussi celui de leur fidélité à l'Eglise orthodoxe historique : - le dialogue, tel qu'il est actuellement mené, a le défaut de n'être pas un vrai dialogue théologique. Il y manque l'amour de la vérité, puisque certains (les Latins) demandent, au préalable, que ne soient pas abordés les points que l'orthodoxie, par la bouche des Pères de l'Eglise, leur reproche depuis mille ans. Pour que le dialogue puisse aboutir, il faudrait pouvoir parler de tout : mais, en tout état de cause, on préfère commencer (et on en est toujours à commencer) par parler de ce qui nous unit, non de ce qui nous divise. Voilà de beaux dialogueurs ; que dirait-on d'un médecin qui, pour diagnostiquer un malade, passerait des années à dire : «Je commence par énumérer les organes encore sains et les maladies dont vous ne souffrez pas». Le dialogue d'institution est donc voué à l'échec, ce que l'expérience a montré : les positions défendues par certains laïcs orthodoxes étaient à ce point gênantes pour leurs interlocuteurs, qu'ils ont préféré les taire dans les documents finaux. Quant aux laïcs en question, ils ont demandé à l'Eglise grecque, dont ils dépendaient, de les remplacer par d'autres (par exemple, le professeur Zissi, démissionné).
- un autre inconvénient grève ce dialogue, aux yeux des zélotes : c'est qu'il ne s'agit pas d'un entretien sur ce que chacun pense être la vérité, et où les opinions les plus divergentes sont permises, mais d'une négociation qui implique que chaque partie se reconnaisse, au départ, dépourvue de la vérité qu'elle va chercher avec ses interlocuteurs. Or l'orthodoxe est celui qui a confessé la Vérité, le Christ, le Dieu-Homme et qui l'a revêtue dans le saint baptême. Il ne peut la renier et prétendre la chercher, sous peine de cesser d'être orthodoxe.
- corrélativement, le dialogue oecuménique, tel qu'il est mené, implique souvent davantage que l'exposition, en commun, des idées de chacun : il implique la prière avec les hétérodoxes, la joint-prayer. Or l'orthodoxe ne peut pas accepter de telles prières pour des raisons de foi et d'observation des commandements de Dieu et des saints canons de l'Eglise. Les oecuménistes appellent à ce genre de prières au nom de l'amour ; mais si quelqu'un se trompe, -et dans la question vitale- ce n'est pas l'aimer que de lui dire : «Tu as raison». En priant avec quelqu'un, on lui donne à croire que son idée sur Dieu est vraie et donc salvifique. Et si elle est fausse ?
Donc le dialogue actuel diffère de ce que serait un vrai dialogue par son commencement comme par sa fin. La base du vrai dialogue, c'est la Vérité ; son but, c'est la charité, le baiser fraternel, dans la Vérité redevenue commune. La base du faux dialogue, c'est un amour en réalité politique et intéressé ; le but, une «vérité» toujours au futur, arlequinade des opinions diverses. Le dialogue oecuménique suppose donc le manque de foi dans la vérité et dans la valeur sanctifiante de la vérité.
- le dialogue oecuménique implique la négation de l'Eglise, de son unicité. Une Eglise qui entre dans le «dialogue» doit reconnaître le caractère ecclésial à d'autres églises qui n'ont pas le même credo qu'elle ou reconnaître qu'aucune, pas même elle, ne possède pleinement ce caractère. C'est la théorie des branches : il n'y a que des «groupes chrétiens» possédant chacun une portion de vérité ; leur réunion sera l'Eglise proprement dite. Cette doctrine des branches s'applique aux différentes confessions chrétiennes, dont le «petit oecuménisme» cherche la réunion. Ce petit oecuménisme prépare le «grand oecuménisme», c'est-à-dire l'englobement de toutes les religions dans une seule, la reconnaissance que toutes sont également valables pour le salut -c'est-à-dire le reniement direct de la Révélation chrétienne : «Il n'y a sous le ciel aucun autre nom (que celui de Jésus Christ) qui ait été donné parmi les hommes, par lequel nous puissions être sauvés» (Actes, 4,12).

La conscience chrétienne orthodoxe s'interroge donc : pourquoi le synode d'Istanbul n'a-t-il pas condamné les récentes déclarations du patriarche Parthenios d'Alexandrie, qui a dit que, selon lui, Mahomet était «un apôtre de Dieu» et considère l'Islam comme la vérité ? les affirmations de l'Archevêque George Khodre du Mont Liban, du Patriarche Dimitri de Constantinople, du Patriarche Ignace d'Antioche, qui vont dans le même sens ? les discours pro-latins de l'évêque Jean (Zizoulias) de Nicée, les professions de foi nestoriennes de l'archevêque Stylianos d'Australie, ou le néo-paganisme de l'archevêque Jacob d'Amérique ?

On le voit, l'hypocrisie est grande, puique le synode de mars a condamné en fait et le prosélytisme romain et ceux qui le condamnent depuis longtemps. Cela prouve que la déclaration anti-catholique n'a pour but que de rassurer les clercs et le troupeau orthodoxe. Ce n'est donc qu'un acte de pure politique.

Les vraies raisons...

Le paradoxe de notre époque est peut-être que tout est dit -sans que cela influence, de façon conséquente, les événements. Le Patriarche Bartholomée a donné, dans un entretien au journal catholique La Croix les vraies raisons du synode d'Istanbul. Elles sont simples. Il s'agissait d'empêcher une rupture irréversible du dialogue avec Rome. Citons le Patriarche Bartholomée : «Ici, au patriarcat de Constantinople, nous n'avons aucune hystérie anticatholique. Nous voulons poursuivre le dialogue oecuménique et les relations fraternelles. Et nous nous réjouissons de ce que la synaxe pan-orthodoxe n'ait pas décidé ou demandé l'interruption du dialogue avec Rome. - Le risque d'une rupture était-il réel ? demande le journaliste Michel Kubler. - Oui, il existait. Plusieurs Eglises orthodoxes, affrontées au problème concret de l'uniatisme, auraient pu exiger l'interruption de tout dialogue avec les catholiques. Jusqu'ici, seul le patriarcat de Jérusalem avait pris la décision de ne plus participer à aucune instance oecuménique. La synaxe a permis d'éviter que d'autres Eglises fassent de même» (La Croix du 28 mars 1992).
L'analyse est claire : le synode de mars a servi à empêcher que d'autres Eglises ne suivent l'exemple de Jérusalem et du Patriarche Diodore. Cet aveu révèle les tensions extrêmes qui existent au sein des Eglises orthodoxes. Si les Eglises de Russie, de Serbie, voire de Roumanie, étaient sorties du dialogue, il aurait été difficile de les y faire entrer à nouveau -du moins les deux premières. A l'inverse, une petite déclaration commune ne coûtait rien à personne. Cette attitude, en tout cas, n'entravait pas l'unité, c'est-à-dire, sans doute, celle de l'orthodoxie «officielle», qui se fait sur la condamnation d'Eglises parfaitement orthodoxes ou dogmatiquement et canoniquement moins critiquables que celles qui les condamnent ; mais, au-delà, il s'agit surtout de l'unité économico-politique du monde entier qui est, semble-t-il, le modèle du Patriarche Bartholomée qui déclare : «Le monde actuel marche tout entier vers la collaboration, la réunification. Tout séparatisme irait aujourd'hui (je dis bien aujourd'hui) à l'encontre d'une telle marche commune de l'humanité. Je regrette que nous, chefs religieux, nous ne donnions pas assez l'exemple de cette aspiration à une unité plus grande : regardons les efforts entre M.Gorbatchev et G.Bush ; ils nous ont montré le chemin à suivre» (Ibid., La Croix du samedi 28 mars).
L'unification du monde, la mondialisation et sa religion syncrétique, tel est, au fond, le but de l'oecuménisme que les zélotes du Mont Athos présentent comme la religion mondiale de demain, celle du monde entier sous le gouvernement de l'antichrist. Ici, ce ne sont pas les zélotes qui accusent, mais c'est le Patriarche Bartholomée qui revendique ouvertement une telle conception comme «modèle».
L'idée qui préside à toute la politique phanariote depuis Athénagoras jusqu'à aujourd'hui, c'est que toute l'orthodoxie officielle aille ensemble dans l'oecuménisme et dans l'union avec Rome. Et pour éviter qu'une cassure trop profonde ne fasse enterrer l'union, il vaut mieux avancer doucement, comme les crabes, en se contentant de marginaliser et de diviser autant que faire se pourra, les plus vigoureux opposants, et en gagnant lentement les autres. En 1964, Athénagoras était prêt à signer l'union avec Paul VI ; il ne l'a pas conclue, parce qu'elle aurait été refusée par plusieurs Eglises importantes et qu'elle n'aurait pas tenue.
La même oeuvre se poursuit avec Bartholomée, et elle est conçue pour aller jusqu'au bout.

Différences d'interprétations...

Bien sûr, chacun tire à soi la réunion d'Istanbul, et nul doute que le Patriarche Alexis de Moscou prétendra qu'il a été au Phanar un adversaire courageux de l'agression latine. Il est certain aussi que la déclaration du Patriarche Bartholomée à La Croix ne va pas beaucoup circuler en Russie. Des amis serbes nous ont envoyé aussi l'interview de Mgr Irénée Boulovitch, évêque de Backa, parue dans l'hebdomadaire Nin, le 20 mars 1992. Le texte rapporte à quel point la position du Vatican à l'égard des orthodoxes impliqués dans le «dialogue» a été pour eux-mêmes une «surprise». Interrogé sur les raisons de la convocation du synode d'Istanbul, Mgr Irénée répond en effet ceci : «La raison externe qui suscita ce synode est le comportement inattendu de l'Eglise catholique-romaine, ainsi que celui de certaines communautés fondamentalistes protestantes, qui ne sont même pas membres du Concile Oecuménique des Eglises, dans les pays anciennement communistes. C'est une provocation à laquelle nous nous devions de répondre.
Nin : Que sous-entend, d'après vous, le comportement de l'Eglise catholique-romaine ?
Mgr Irénée : Il sous-entend, concrètement, une volonté de la part de l'Eglise catholique-romaine de répandre sa structure ecclésiale dans les pays traditionnellement orthodoxes. Un évêque russe a donné comme exemple le fait que 14 paroisses catholiques-romaines ont été fondées dernièrement, dont seulement deux ont des prêtres venus de Pologne, car il n'y a pas de prêtres catholiques autochtones dans cette région-là. A la question de savoir en quelle langue liturgique ils allaient célébrer -en polonais ou en lituanien, à cause de la présence d'une petite communauté lituanienne- les autorités catholiques ont répondu en russe. A la question : «Pour qui, en russe ?» puisque les Russes de la région sont exclusivement orthodoxes, ils lui ont répondu : «Pour tous ceux qui y viendront». C'et pour nous une tentative d'expansion et de création d'une structure ecclésiale parallèle évidente. Ainsi s'écartent-ils de l'esprit de Vatican II. Ce synode a reconnu l'Eglise Orthodoxe comme Eglise soeur possédant la Grâce salvatrice dans sa plénitude et à laquelle les fidèles catholiques peuvent demander la communion, summum de la vie spirituelle sur terre, en cas d'urgence. De même, il a été reconnu nécessaire d'instaurer un dialogue avec les orthodoxes en vue d'une union plénière et véridique dans les saints sacrements et dans la vie spirituelle».
L'argumentation de Mgr Irénée vise à mettre Rome en contradiction avec elle-même, c'est-à-dire avec Vatican II, et à constater que la Curie ne tient pas tellement compte des déclarations du dialogue :
«Vatican II, ainsi que de nombreuses déclarations post-conciliaires, ont officiellement condamné la théorie et la pratique du prosélytisme comme forme de violence spirituelle. Par contre, la politique actuelle de l'Eglise catholique fait l'éloge des décisions de Vatican II, alors que, dans la pratique, elle s'écarte de l'esprit et de la direction donnée par ce synode. L'expérience des siècles précédents d'uniatisme forcé, comme modèle hybride d'union jamais accepté par les Orthodoxes, aurait dû montrer à l'Eglise catholique que, même dans les moments historiques les plus difficiles, lorsque les orthodoxes semblent être le plus vulnérable, il ne saurait jamais être question d'une union papocentrique. L'espoir des orthodoxes a été renforcé par un dialogue entamé entre deux commissions d'éminents théologiens orthodoxes et catholiques dans le cadre du mouvement oecuménique. Mais par la suite, il nous est parvenu du Vatican un commentaire expliquant que l'opinion de la commission catholique sur l'inadmissibilité de l'uniatisme comme mode de pensée fait seulement partie d'un discours théologique et qu'elle n'oblige donc en rien la politique ecclésiale de la Curie romaine. Par conséquent, les pays traditionnellement orthodoxes restent pour la Curie romaine terra missionis».
Ces remarques de Mgr Irénée, auteur d'une thèse remarquable sur saint Marc d'Ephèse, sont bien intéressantes, et mettront sans doute dans l'embarras certains représentants catholiques du dialogue. Il est légitime, cependant, de se poser la question de savoir si elles ne présentent pas une ambiguïté pour les orthodoxes, dans la mesure où elles présupposent une sorte de Yalta spirituel ou ecclésiastique. En effet, tel est le fond de l'argumentation : Rome a transgressé un accord tacite sur les zones d'influence, l'Orient orthodoxe et la Russie d'un côté, l'Occident catholique de l'autre. Or, si les orthodoxes établissent des hiérarchies et des Eglises en Europe, le Vatican n'est-il pas en droit de retourner l'argument, celui du prosélytisme ? Dès lors, si l'on rejette tout «prosélytisme», on arrive rapidement à l'idée d'Eglise pour l'Orient (l'orthodoxie) et d'une Eglise pour l'Occident (le catholicisme). Et les «orthodoxes» engagés dans l'oecuménisme se chargeront eux-mêmes de décourager, en Occident, les conversions à l'orthodoxie.
Dès lors, de deux choses l'une :
- ou bien les hiérarques orthodoxes réunis à Istanbul confessent que l'Eglise orthodoxe est l'Eglise une du Christ, et alors ils devaient le rappeler contre le prosélytisme latin, et confesser que la lutte en Ukraine n'est pas une question de «zones d'influence», mais engage le salut éternel. Dès lors la question aurait été de savoir comment témoigner de la vérité apostolique et patristique inaltérée à notre époque (et non de s'occuper, selon Mgr Irénée, des sujets suivants : «la protection de l'environnement, la protection des droits de l'homme, en un mot la nécessité d'empêcher, au nom d'une anthropologie et éthique chrétienne, tout abus de la génétique et d'autres découvertes scientifiques»).
- ou bien les primats présents à Istanbul croient vraiment à l'«idéologie» oecuméniste, à la théorie des branches, à celle des «cercles» ou à celle des «deux poumons» -et dès lors, le prosélytisme catholique, s'il met bien Rome en contradiction avec son propre oecuménisme, n'a pas beaucoup d'importance, les Eglises catholiques uniates russophones étant bien des Eglises et les fidèles qui s'y rendent y trouvant la réalité des saints mystères et la plénitude de la grâce salvifique... Si le Vatican est une Eglise, le fait que cette Eglise ne soit pas «bien élevée», ni «bien polie» est parfaitement secondaire.
On le voit, les déclarations d'Istanbul recèlent de terribles ambiguïtés. Car ce sont de pures déclarations, qui ne condamnent verbalement le prosélytisme uniate que pour mieux «sauver» le dialogue avec le Vatican -dont les événements récents, en Ukraine et en Croatie, ont montré le vrai visage.

Confession verbale et confession réelle

La leçon d'Istanbul, c'est que toutes les protestations verbales ne servent pas à grand'chose. Le dialogue va continuer et les Eglises orthodoxes vont, peu à peu, se transformer en Eglises purement nationales, reconnaissables à leurs rites et à leurs coutumes, et non à la prédication de l'indivisible Vérité de l'Evangile.
La seule réponse à l'oecuménisme n'est donc pas verbale, elle est dans l'application des canons et des traditions de l'Eglise orthodoxe : si l'oecuménisme est une hérésie, niant l'unicité de l'Eglise, comme l'ont dit tant de vrais théologiens contemporains -le Père Justin Popovitch, Alexandre Kalomiros, le Métropolite Philarète de New York, notre Père Ambroise Fontrier etc... -alors, il faut rompre avec ceux qui le professent publiquement et avec ceux qui sont en communion avec eux.
Les amoureux de la foi, de l'Evangile et du Seigneur Jésus Christ, sont ceux dont le Christ a dit qu'il rendrait témoignage au Jour du Jugement : «Quiconque confessera en moi devant les hommes, je confesserai aussi en lui devant mon Père qui est dans les cieux ; mais qui me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux» (Matt.10, 32).
Le seul vrai «oecuménisme» réside dans la confession de la foi pure et inaltérée, à laquelle on n'ôte pas un iota. La seule et unique protestation qu'on puisse élever contre la diplomatie vaticane ou genevoise, qui se couvre du nom hypocrite de «dialogue d'amour», c'est la confession de la foi orthodoxe qui ne manque jamais à la Charité parce qu'elle ne manque jamais à la Vérité : le Christ, vrai Dieu, vrai Homme, mesure absolue de toutes choses.

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