mercredi 26 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°32. Editorial: Le P.Guettée.

EDITORIAL



LE PERE WLADIMIR GUETTEE

1892-1992



Le Père Wladimir Guettée est ce prêtre gallican, historien de l'Eglise de France, qui, après avoir étudié les documents originaux, découvrit que l'autorité que s'attribuait la papauté dans la vie ancienne du christianisme n'était fondée sur aucune source sérieuse : «J'étudiai la papauté non dans les livres de ses adversaires, mais dans ceux de ses défenseurs, les Bellarmin, les Zaccharia et tant d'autres. Comme ils prétendent que la papauté a pour fondement la tradition catholique, je contrôlai tous les textes des Pères et des Conciles qu'ils ont cités. Je trouvai que tous les textes cités par eux étaient faux, tronqués, détournés de leur vrai sens. Je dus en conclure que la papauté n'était qu'une institution fondée sur le mensonge1».
Guettée, en pleine période de radicalisation de l'ultramontanisme, fut heureusement conduit par la Providence à rencontrer le Père Joseph Wassilieff et, à travers lui, l'Eglise russe. Il devint orthodoxe et publia de très nombreux livres dirigés contre les prétentions historiques de la papauté, ainsi qu'une revue, L'Union chrétienne, qui parut entre 1859 et 1892 et qui, premier journal orthodoxe en France, est le lointain ancêtre de La Lumière du Thabor2.
Guettée, en devenant orthodoxe, avait conscience, non de découvrir une tradition qu'il aurait totalement ignorée jusque là, mais de revenir à l'ancienne Eglise, celle de la Gaule apostolique des martyrs et des saints qui pendant plusieurs siècles fut parfaitement orthodoxe et ignora totalement la prétendue infaillibilité de l'évêque de Rome. C'est cette Gaule orthodoxe qui émerveillait Guettée avant même qu'il n'entrât dans l'Eglise russe et c'est elle dont il a écrit l'histoire dans les premières pages de son Histoire de l'Eglise de France, que nous republions partiellement ci-dessous3.
Comme le rappelait Père Ambroise lors de la Conférence de Toulouse du mois d'août dernier, nous ne sommes pas, en France, sans racines orthodoxes. Notre pays est chargé d'histoire et de lieux marqués par le christianisme, par les vies des saints et les actes des martyrs. L'ère des martyrs a donné beaucoup de gloire à la Gaule, car beaucoup d'agneaux du Christ, tels les Martyrs de Lyon, ont suivi l'Agneau jusque dans son immolation, lors des persécutions déclenchées par les autorités païennes ou avec leur permission. Des confesseurs de la foi se sont signalés dès l'époque de l'arianisme, comme Hilaire de Poitiers, qui fut exilé en Orient avant de retrouver ses brebis. Dans toutes les classes de la société gallo-romaine, on trouvait des chrétiens qui pratiquaient l'aumône, l'ascèse, la prière : saint Martin de Tours, l'ancien soldat, devint le saint le plus connu et le plus vénéré de tout le pays. Vivant l'Evangile dans toute sa rigueur et dans toute sa douceur, les ermites, les anachorètes ont peuplé les lieux retirés, les grottes, les îles, les montagnes de notre terre, faisant partout fleurir les fleurs de l'ascèse porteuse de Vie : saint Hospitius vécut près de Nice en reclus, répétant sans cesse une courte prière ; saint Vulfolaïc, près de Carignan, monta sur une colonne comme les stylites de l'Orient. Toutes ces formes de sainteté témoignent de l'unité du monde chrétien d'alors. Du reste, pour les âmes purifiées, le temps et l'espace s'abolissent. De telles âmes, dit saint Isaac le Syrien, «voient spirituellement, non corporellement» et peuvent contempler à distance d'autres âmes purifiées. Du haut de sa colonne, saint Syméon le Stylite pria des voyageurs en route pour les Gaules, d'y saluer de sa part la Vierge Geneviève, dont il admirait les exploits.
L'organisation même de l'Eglise de ce temps révèle sa spiritualité orthodoxe. Il en est ainsi des Eglises celtiques, que le journal de la paroisse de Dinan, La Bretagne Orthodoxe, s'efforce d'étudier et de faire mieux connaître, à la lumière de la tradition patristique authentique. Longtemps, en Bretagne, les évêques ont été des déifiés, issus des monastères, et itinérants, qui allaient dans divers lieux, selon les besoins des fidèles et les commandements de l'Esprit. Le sud de la Gaule offre l'image de la civilisation romaine la plus achevée, et l'ancienne métropole d'Arles faillit devenir un patriarcat.
Malgré la négligence des archéologues pour le passé chrétien, et la défaillance des pouvoirs publics pour tout ce qui touche au patrimoine dit paléo-chrétien, les pierres elles-mêmes crient, surtout celle des baptistères anciens, des tombes et des monuments restés debout, qui font comprendre, pour ainsi dire d'une manière palpable, l'existence d'une seule et même civilisation chrétienne au Vème siècle, s'étendant de la Syrie à la Bretagne, de l'Afrique à la Provence.
Ces racines, ces lieux saints, sont une prédication silencieuse, devant nos yeux, à portée de main, mais aussi une clef pour comprendre les ruptures qui ont eu lieu en Occident et que les historiens appellent le «schisme de 1054». Or, il ne s'agit pas d'une séparation de l'Orient et de l'Occident, mais d'une lutte intérieure, qui fit rage dans les frontières mêmes de l'ancien empire romain. Les barbares qui ont envahi la Gaule, l'Italie, l'Espagne, ont en effet mis plusieurs siècles pour s'emparer complètement du pouvoir politique, puis pour contrôler l'Eglise, laquelle a longtemps assumé une fonction d'ethnarchie, de pouvoir spirituel défendant les intérêts des orthodoxes asservis. La lutte des barbares contre l'Eglise gallo-romaine a été politique et ecclésiastique, mais aussi théologique.
Le monde carolingien a voulu, notamment, constituer une théologie qui ne fût pas soumise aux critères de la théologie patristique, parce que cette dernière constituait le trait d'union le plus fort entre les peuples vaincus d'Occident et les ennemis potentiels d'Orient. Elle était, en effet, celle des Gallo-romains, Italo-romains, Celto-romains..., mais aussi celle de l'empire romain d'Orient, cet empire «grec» ou «byzantin» qui, même affaibli, représentait une menace pour les royaumes germano-franks. Les théologiens franks eurent donc pour tâche de transformer ces romains d'Orient en hérétiques, que l'on pourrait massacrer tranquillement. Grâce à cette politique, les princes franks suscitèrent contre l'empire d'Orient le sinistre épisode des Croisades.
La théologie «franke» se fonda à la fois sur la méthode théologique et sur certains points de doctrine, comme la prédestination, qui avaient été élaborés par Augustin d'Hippone. Cet auteur, en effet, n'avait jamais eu, avant le VIIIème siècle, l'autorité doctrinale que lui donnèrent les théologiens franks puis les scolastiques. Ils aboutirent à une théologie entièrement différente de celle des Pères.
L'histoire qui suivit fut celle d'une oppression, à la fois matérielle et culturelle, de l'élément gallo-romain par les dominateurs franks. Lentement, toutefois, les aspirations politiques et culturelles des vaincus resurgirent. De multiples faits historiques, comme l'essor des communes, ou le développement de la littérature médiévale, attestent cette renaissance.
De tous ces faits, de toute cette lutte des Gallo-romains soumis à la féodalité et se libérant peu à peu, les grands historiens du XIXème siècle, en particulier Fauriel et Augustin Thierry, avaient conscience et ils les ont exposés dans leurs principaux écrits.
Malheureusement, leurs préjugés religieux ou anti-religieux propres, dus à leur opposition au catholicisme qu'ils identifiaient intellectuellement avec le christianisme, n'a pas permis à ces deux historiens d'étendre leurs analyses au domaine ecclésiastique et religieux. Depuis leur temps, l'histoire a certes progressé dans ses méthodes d'analyse, mais elle est devenue aussi plus émiettée, plus éclatée, perdant la conscience de son unité. Cette unité paraît de plus en plus généralement ignorée. L'aspect religieux, quant à lui, est laissé trop souvent au soin d'historiens dont les préjugés ultramontains ne sont même plus critiqués avec le minimum de sérieux scientifique. Quant aux orthodoxes qui étudient ces questions, obnubilés par l'opposition scolaire entre Orient et Occident, ils s'interdisent de dépeindre sous leur vrai jour les résistances des orthodoxes d'Occident à l'empire germano-frank et de souligner les différences qui séparent la papauté orthodoxe de saint Grégoire le Dialogue et de Jean VIII d'avec la papauté philofranke de Nicolas Ier à Grégoire VII. Ces érudits orthodoxes sont d'ailleurs le dernier wagon, à la remorque de la science occidentale, qui, en matière religieuse, porte tantôt la livrée ultramontaine, tantôt la livrée protestante, puisqu'elle vient soit des instituts pontificaux, soit des universités allemandes.
L'oeuvre de Guettée, quoique marquée par certains présupposés propres à son époque, et malgré des points de vue théologiques parfois contestables4, pourrait être précieuse à ces érudits orthodoxes, s'ils voulaient s'atteler à une véritable histoire de l'Eglise orthodoxe en Occident.
Il est un autre point sur lequel l'oeuvre de Guettée pourrait être assez précieuse à quelques uns de nos contemporains. En fondant l'Union Chrétienne, en effet, Guettée était favorable à un certain dialogue oecuménique, dont Khomiakov l'avertissait qu'il ne mènerait à rien. Khomiakov écrivait en effet : «En fait de foi, je ne conçois pas le mot d'Union ; 'toute alliance, ainsi que je l'ai dit dans ma troisième brochure, n'est qu'une discorde plâtrée' et n'a pas de place dans le royaume de Dieu. L'unité, l'unité absolue, telle est la loi de ce royaume. Je sais bien que dans toute religion, quelque fausse qu'elle soit, il y a déjà un principe ou une lueur de vérité ; je sais que cette lueur est d'autant plus grande et plus vive que la religion même s'épure : je sais qu'elle l'est surtout dans les sectes chrétiennes ; mais je sais aussi que la Vérité même, c'est-à-dire le christianisme n'est que dans l'Eglise. Par là toutes les sectes sont rejetées au rang des erreurs humaines plus ou moins déplorables... Ou bien dirons-nous qu'il ne s'agit pas d'une union ou d'une alliance doctrinale, mais d'un simple concours pour un but d'édification et d'utilité spirituelle ? Eh ! monsieur, pour parler aux hommes, pour les instruire, pour les améliorer, la vérité n'a pas besoin de mendier le charitable concours de l'erreur5 !»
Guettée jugeait impossible le dialogue avec l'institution papale comme telle, l'infaillibilité étant une machine incontrôlable à créer sans cesse de nouveaux dogmes. Et, à vrai dire, si depuis un demi siècle la papauté s'est quelque peu modernisée, elle a plutôt développé, dogmatiquement, pastoralement, médiatiquement, cette «confiscation» de la parole évangélique qui faisait imaginer à Dostoïevsky la légende du Grand Inquisiteur -dont l'une des sources fut peut-être la lecture de Guettée6.
Ce que Guettée demandait au catholique de la base, au protestant, à l'anglican, etc. c'était de revenir véritablement interroger ce «témoin gênant» pour la papauté, cette Eglise orthodoxe qui avait gardé la tradition et les dogmes apostoliques.
Ces espoirs de Guettée furent déçus, et l'on peut lire dans l'Union Chrétienne sa controverse avec son ami Dollinger, qui était de plus en plus attiré par cette conception supra-ecclésiale qu'on appelle la théorie des branches. La théorie des branches affirme que tous les groupes qui s'appellent eux-mêmes chrétiens sont des branches ou des parties de l'Eglise, laquelle n'existe qu'idéalement à l'heure actuelle. Aucun groupe ne peut prétendre être l'Eglise Une du Credo. Cette théorie qui se veut le berceau du dialogue, est en même temps son tombeau. Si le critère de l'unicité de l'Eglise est perdu, à quoi sert, en effet, le dialogue ou la quête commune de la vraie tradition ?
Ajoutons encore une remarque sur l'importance de l'histoire pour les orthodoxes d'aujourd'hui. La «romanité», la conscience de l'ancienne tradition orthodoxe romaine en Orient et en Occident, est une clef pour la compréhension de l'Histoire. Elle ne saurait être en aucun cas un idéal pour l'avenir. De la Romanité, il ne reste que des traces, essentielles pour nous, mais qui ne sont cependant que des traces. Le patriarcat de la Nouvelle Rome, Constantinople, n'existe plus réellement aujourd'hui. Ceux qui en sont les successeurs légaux, mais non légitimes, sont maintenant formés à Rome, dans la Rome «franke», et sont théologiquement les héritiers, à travers l'oecuménisme, d'un syncrétisme qui n'a plus rien à voir avec la tradition des Pères de l'Eglise. A Alexandrie, à Antioche, la situation est pire encore. Les évêques du 'Nouvel âge', cet âge de la religion pan-mondiale dont le christianisme ne sera qu'une composante, sont déjà en place, «ils occupent la chaire de Moïse» ; mais, pires en cela que les pharisiens dont le Christ disait 'ils disent mais ne font pas', ces nouveaux évêques ne dispensent même plus la parole de vérité.
La Romanité a été le cadre historique dans lequel la vie ecclésiale s'est développée pendant des siècles : l'oecuménicité était celle de l'empire, les patriarcats étaient établis dans les villes capitales de l'empire. Pourquoi cela ? Il n'y a pas, ici, interférence du politique et du religieux. La vérité est que l'Eglise n'est pas an-historique. Elle est bien plutôt la sanctification de l'histoire, «l'envers spirituel de l'histoire». Ainsi, dans un cantique de la poétesse Cassia célèbre, dans la Nativité du Christ, les deux recensements sont rapprochés : celui qui fut ordonné par l'empereur terrestre, Auguste, et le recensement invisible des coeurs qui croiraient à la Nativité du Dieu-Homme. Le premier était imposé par un édit impérieux, le second faisait appel à la libre volonté de l'homme. De même, l'Eglise n'a pas été un rouage de l'empire de Constantin, ni l'empire une dépendance de l'Eglise ou une préfiguration du Royaume des Cieux. Les façons humaines de penser le rapport Eglise-Etat ne valent pas, dans cette réalité historique qui, pendant des siècles, a dépassé toutes les philosophies.
Cependant, ce cadre historique n'existe plus aujourd'hui. Quelque tragique que soit cette disparition, elle ne touche en rien le dépôt de la foi. Ce n'est pas, en effet, le cadre qui fait la foi ; ce n'est pas la conciliarité matérielle, la présence de tous les patriarches, qui fait l'universalité de la foi ; ce n'est pas l'évêque qui fait l'Eglise. C'est la foi des Apôtres et des Pères qui fait la conciliarité, c'est l'Eglise qui fait l'évêque, c'est la confession de la vérité qui garantit l'universalité. Un concile, les Pères l'ont souvent écrit, peut réunir tous les patriarches, toutes les Eglises : s'il est contraire à la foi confessée par les Pères et les conciles oecuméniques du passé, il n'est pas un concile de l'Eglise. C'est un brigandage, comme l'a été le concile d'Ephèse de 449 que les «orthodoxes» de Chambézy prêts à s'unir avec les monophysites s'apprêtent, hélas, à reconnaître implicitement.
L'intérêt orthodoxe pour l'histoire de l'Eglise ne procède pas d'un amour romantique du passé, ni ne débouche sur des leçons de politique. L'histoire de l'Eglise contient quelque chose d'éternel, parce que les saints et les martyrs sont éternellement vivants et intercèdent pour nous auprès du Seigneur. La connaissance des événements, si tragiques soient-ils, nous enseigne la solidité de la tradition de la foi ; ils sont comme des «fenêtres sur l'éternité». L'orthodoxie refuse le traditionalisme, elle ne se vêt pas des oripeaux du passé ; mais elle vit de la tradition, elle vit du dépôt de la foi, que chaque déifié régénère à sa manière. L'homme de la vraie tradition ne copie pas les formes extérieures du passé, il ne singe pas la piété d'autrefois : mais il fait tout pour recevoir, ici et maintenant, le Saint Esprit. Et quand il l'a reçu, il sait qu'il a reçu le même Esprit que les saints du passé ; la communion dans «l'Esprit et dans la Vérité» abolit le temps, éclaircit l'histoire véritable.
Le Père Wladimir Guettée a cherché et trouvé la foi apostolique véritable. Il y a été guidé par ses savantes recherches sur les monuments historiques et dogmatiques des premiers siècles de l'Eglise. Mais en confessant cette foi, dans un lieu et un temps hostiles, ceux de l'ultramontanisme étroit qui préparait au Concile de Vatican I, il s'est élevé «au-dessus de la chair et du sang» et il est devenu un des témoins privilégiés de l'histoire de la foi orthodoxe en France.
Notre Fraternité avait célébré une pannikhide (office des défunts) sur sa tombe, il y a de cela quelques années, au cimetière des Batignolles où il repose. Dieu voulant, nous irons de nouveau, cette année, prier pour le repos de son âme à l'occasion du centième anniversaire de sa dormition. Puisse Notre Seigneur Jésus Christ, au jour redoutable de Son second avènement, donner au Père Wladimir Guettée d'habiter dans le séjour des vivants, sous les tentes des justes et qu'Il lui accorde, dans le lieu de repos, dans le lieu verdoyant, dans le lieu lumineux, la Mémoire éternelle. Amen !

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