samedi 15 janvier 2011
La Lumière du Thabor n°28. La Tradition dans l'Eglise, par Père Florovsky.
PERE GEORGES FLOROVSKY
LA TRADITION
DANS L'EGLISE ANCIENNE
Je ne saurais assurément croire à l'Ecriture, si l'autorité de l'Eglise catholique ne m'y incitait.
Augustin d'Hippone, Contre la Lettre de Mani, 1,1.
Saint Vincent de Lérins et la Tradition
La célèbre phrase de saint Vincent de Lérins caractérise l'attitude de l'Eglise ancienne en matière de foi : «Gardons ce qui a toujours et partout été cru de tous». Tel était à la fois le critère et la norme. Le point essentiel qu'on soulignait par là, c'était la permanence de l'enseignement chrétien. Saint Vincent en appelait ici à la double oecuménicité de la foi chrétienne -dans le temps et dans l'espace. De fait, c'est bien cette grande vision qui avait, en son temps, inspiré un saint Irénée : l'Eglise Une, répandue et dispersée dans tout l'univers, et néanmoins parlant d'une seule voix et tenant partout la même foi, telle que l'ont transmise les bienheureux Apôtres et que l'ont préservée les témoins successifs : «Elle qui vient des Apôtres, qui est gardée par la succession des prêtres dans les Eglises». Ces deux aspects de la foi, ou plutôt, ces deux dimensions, étaient absolument inséparables. Universalité, antiquité, tout comme l'idée de consensus, allaient ensemble. Aucun de ces critères non plus ne suffisait à lui seul. L'antiquité comme telle ne garantissait pas la vérité, à moins qu'on pût prouver de manière conclusive l'existence d'un large consensus des anciens. Réciproquement, l'accord unanime ne faisait preuve que si l'on pouvait montrer qu'il se rattachait, sans interruption, aux origines apostoliques. Or, suggérait saint Vincent, la vraie foi se faisait connaître d'une double manière : par l'Ecriture et par la Tradition1. Cela n'implique cependant pas qu'il y ait eu deux sources de la doctrine chrétienne. En effet, la règle ou canon de l'Ecriture était chose «parfaite» et «totalement suffisante à soi seule2». Dès lors, pourquoi était-il besoin de lui adjoindre une quelconque autorité ? Pourquoi fallait-il nécessairement en appeler aussi à l'autorité du sens ecclésial3 ? La raison en est évidente : les Ecritures recevaient diverses interprétations selon les individus, «si bien qu'il semble qu'on puisse en tirer autant de sens que d'interprètes4». A cette variété des opinions «personnelles», saint Vincent oppose la «commune» intelligence de l'Eglise, l'esprit de l'Eglise catholique : «Que la ligne de l'interprétation des prophètes et des apôtres soit tracée suivant la règle du sens ecclésial et universel5». La Tradition n'était pas, selon saint Vincent, une instance indépendante, ni une source complémentaire de la foi. «La compréhension ecclésiale» ne pouvait en aucun cas ajouter à l'Ecriture. Mais elle était l'unique moyen de découvrir et de certifier le vrai sens de l'Ecriture. Elle en était l'interprète autorisé. En ce sens, la Tradition était co-extensive à l'Ecriture, et on pouvait la définir exactement : «L'Ecriture correctement comprise». Quant à l'Ecriture, elle était, pour saint Vincent, l'unique et primultime canon de la vérité chrétienne6.
La question de l'interprétation
dans l'Eglise ancienne.
Sur ce point, Saint Vincent était en plein accord avec la tradition établie. Comme l'avait magnifiquement dit saint Hilaire de Poitiers : «Les Ecritures ne sont pas le texte qui se lit, mais le sens qui se comprend7». La question de la bonne exégèse restait un enjeu brûlant au Quatrième siècle, dans le débat de l'Eglise avec les ariens, tout comme elle l'avait déjà été au Second siècle, au cours de la lutte contre les gnostiques, les sabelliens et les montanistes. Tous les partis en présence avaient recours à l'Ecriture. Les hérétiques, comme les gnostiques et les manichéens, citaient volontiers des textes et des passages scripturaires et ils invoquaient l'autorité de la Sainte Ecriture. En outre, l'exégèse était, à cette époque, la principale, sinon la seule, méthode de la théologie ; l'autorité de l'Ecriture régnait souverainement. Les orthodoxes se devaient donc de soulever la question cruciale de l'interprétation : Quel en était le principe de base ?
Il faut savoir qu'au Second siècle, le terme d'Ecritures se référait principalement à l'Ancien Testament et que, par ailleurs, l'autorité de ces Ecritures était violemment attaquée, et concrètement rejetée, par la doctrine de Marcion. L'unité de la Bible, voilà ce qu'il fallait défendre et démontrer. Quel était donc le principe et la garantie de la compréhension chrétienne et christologique de ce qu'on appelait la «Prophétie», autrement dit de l'Ancien Testament ? Tel est le contexte historique dans lequel, pour la première fois, on invoqua la Tradition.
On déclara que l'Ecriture appartenait à l'Eglise et que ce n'était qu'à l'intérieur de l'Eglise, dans la communauté de la foi droite, que l'Ecriture pouvait être adéquatement comprise et justement interprétée. Les hérétiques, c'est-à-dire ceux qui se trouvaient hors de l'Eglise n'avaient pas la clé du sens de l'Ecriture. Il ne suffisait pas de lire et de citer des paroles extraites de l'Ecriture, il fallait encore faire clairement connaître la vraie signification, le vrai propos de l'Ecriture prise dans son ensemble comme un tout indissociable. On devait en quelque sorte saisir d'avance le plan général de la révélation biblique, le grand dessein de la Providence rédemptrice de Dieu, ce qui n'était possible qu'aux yeux de la foi. C'est la foi qui rendait capable de discerner le témoignage sur le Christ (Christuszeugniss) dans l'Ancien Testament. C'est la foi qui faisait connaître adéquatement l'unité des quatre Evangiles. Mais cette foi n'était pas la conviction arbitraire et subjective des individus, c'était la foi de l'Eglise, enracinée dans le message apostolique, dans le kérygme, qui lui conférait son authenticité. Ce qui manquait aux personnes extérieures à l'Eglise, c'était précisément ce message premier, fondamental et déterminant, vrai coeur de l'Evangile. Pour ces gens du dehors, l'Ecriture était lettre morte ; ou tout au plus un ensemble de textes et d'histoires sans lien entre eux, qu'ils s'efforçaient d'ordonner ou de ré-ordonner selon leurs propres schémas, tirés de sources étrangères. Ils avaient une autre foi. Tel est le principal argument utilisé par Tertullien dans son traité enflammé Sur la Prescription des hérétiques. Il ne voulait pas discuter sur les Ecritures avec les hérétiques : ils n'avaient pas le droit d'en faire usage, car les Ecritures ne leur appartenaient pas. Elles étaient le bien de l'Eglise. Tertullien insistait fortement sur la priorité donnée à la «règle de foi», regula fidei. Elle était la seule clef pour comprendre l'Ecriture. Et cette «règle» était apostolique, enracinée dans, et découlant de l'enseignement des Apôtres.
C.H.Turner a bien caractérisé le sens et les intentions de ce recours ou de cette référence à la «règle de foi» dans l'Eglise primitive. «Lorsque les chrétiens parlaient de la 'règle de foi' en l'appelant 'apostolique', ils ne voulaient pas dire que les Apôtres l'avaient découverte et formulée... Ce qu'ils entendaient par là, c'est que la profession de foi que chaque catéchumène récitait avant son baptême contenait en résumé la foi que les Apôtres avaient enseignée et confiée à leurs disciples pour l'enseigner à leur suite». Cette confession était la même partout, bien qu'elle fût susceptible, dans son expression, de variations locales. Elle était toujours en étroite liaison avec la formule du baptême8. Hors de cette «règle», l'Ecriture ne pouvait être que mal interprétée. Ecriture et Tradition, pour Tertullien, étaient indissolublement imbriquées. «C'est à l'endroit où se révèlent la vraie doctrine et la vraie foi chrétienne, qu'on trouvera aussi vérité des Ecritures, des interprétations et de toutes les traditions des chrétiens9». La Tradition de la foi apostolique constituait le guide indispensable à l'intelligence de l'Ecriture et l'ultime garantie de l'interprétation juste. L'Eglise, loin d'être une autorité extérieure, qui aurait eu à juger de l'Ecriture, était plutôt le dépositaire et le gardien de la Vérité Divine, contenue et conservée dans la Sainte Ecriture10.
Saint Irénée et le «canon de la vérité»
Saint Irénée, dénonçant le mauvais usage que les gnostiques faisaient des Ecritures, se sert d'une comparaison pittoresque. Imaginons un artiste talentueux qui aurait représenté, dans une mosaïque faite de mille joyaux de prix, le splendide portrait d'un roi. Un autre homme arrive, défait toutes les pièces de l'ouvrage et en recomposent l'image d'un chien et d'un renard. Puis il prétend que son travail est l'oeuvre originale, sortie des mains du premier maître, sous prétexte que les joyaux utilisés sont authentiques. En réalité, cependant, la figure d'origine a bel et bien péri11. Or tel est précisément le traitement que les hérétiques infligent à l'Ecriture. Ils négligent et défont «l'ordre et la connexion» de la Sainte Ecriture, ils «démembrent la Vérité12». Mots, images et expressions sont certes d'origine, mais le propos général, l'argument, est arbitraire et mensonger13.
Saint Irénée suggère encore une autre analogie. De son temps circulaient des centons homériques, textes composés de vers d'Homère authentiques, mais pris hors de leur contexte et ré-arrangés de façon à leur faire signifier tout ce qu'on voulait. Pris individuellement, chaque vers était vraiment d'Homère, mais la nouvelle histoire qui résultait de leur réassemblage, n'avait rien d'homérique. Elle pouvait néanmoins abuser l'oreille en faisant sonner les accents familiers de la langue homérique14. Il vaut de noter que Tertullien fait aussi allusion à ces étranges centones, composés de vers de Virgile ou d'Homère15. Cette référence était, semble-t-il, un argument courant de la littérature polémique de cette époque.
Le sens du propos d'Irénée apparaît dès lors clairement. L'Ecriture avait son schéma directeur, sa structure interne, son harmonie. Les hérétiques ne tenaient aucun compte de ce plan d'organisation ou, pour mieux dire, y substituaient le leur. Autrement dit, ils réorganisaient le témoignage scripturaire pour l'accommoder à un propos en lui-même radicalement étranger à l'Ecriture. Or, soutenait saint Irénée, ceux qui avaient gardé intact le «canon de la vérité» qu'ils avaient reçu avec leur baptême, ceux-là n'auraient aucun mal à «remettre chaque expression dans sa place propre16». Alors ils seraient à même de contempler la vraie image. L'expression même dont se sert saint Irénée est ici singulière : Prosarmosas tôi tês aletheias somatioi, («En l'accommodant au corps de la vérité») -que la vieille traduction latine rend gauchement par corpusculum veritatis, «le petit corps de la vérité». Toutefois la pensée est assez claire. Le terme de somation n'a pas nécessairement un sens diminutif : il signifie simplement un «corps global». Dans la formule de saint Irénée, ce mot évoque le corpus de la vérité, le contexte exact, le projet initial, la «véridique image», la disposition originelle des pierres précieuses aussi bien que des versets17.
Ainsi, pour saint Irénée, la lecture de l'Ecriture doit être guidée par la «règle» de la foi, à laquelle sont initiés -et que s'engagent à garder- les croyants lors de leur profession de foi baptismale : c'est cette règle et elle seule qui permet d'apprécier et d'identifier le message fondamental, la «vérité» de l'Ecriture. La formule favorite de saint Irénée était : «la règle de vérité», canon tês aletheias, regula veritatis. Or, cette «règle» n'était à son tour rien d'autre que le témoignage et l'enseignement des Apôtres, leur kérugma, leur praedicatio (ou praeconium), lequel avait été «déposé» dans l'Eglise et confié à ses soins par les Apôtres, et que depuis ce temps, avait fidèlement gardé et transmis, avec une parfaite unanimité dans tout l'univers, la lignée des pasteurs autorisés de l'Eglise : «Ceux qui, avec la succession épiscopale, ont reçu le charisme indéfectible de la vérité18». Quelle que puisse être l'intention exacte et précise de cette phrase très riche19, il ne fait aucune doute que, dans l'esprit de saint Irénée, cette conservation et cette transmission du dépôt de la foi résultaient de l'action conductrice et de la présence du Saint Esprit habitant l'Eglise. La conception de l'Eglise est, chez saint Irénée, toute entière à la fois charismatique et institutionnelle. Et la «Tradition», selon son point de vue, est un depositum juvenescens, un dépôt toujours rajeunissant, une tradition vivante, confiée à l'Eglise comme un nouveau souffle de vie, exactement comme le souffle fut attribué au premier homme20. Les évêques et les «presbytres» étaient, dans l'Eglise, les gardiens accrédités et les ministres de cette vérité déposée une fois pour toutes. «Là, donc, où les charismes (charismata) du Seigneur ont été déposés (posita sunt), il est à propos de s'informer de la vérité, je veux dire, auprès de ceux qui ont la succession ecclésiale venue des Apôtres (apud quos est ea quae est ab apostolis ecclesiae successio), et qui montrent une conduite sainte et sans reproche et parlent un langage pur et sans mélange de fausseté. Car eux aussi préservent cette foi qui est la nôtre en un Dieu créateur de toutes choses, augmentent l'amour que nous portons au Fils de Dieu, qui a, pour nous, accompli une économie si merveilleuse et, enfin, ils nous expliquent les Ecritures sans danger, sans blasphème contre Dieu, ni préjudice à l'égard des patriarches, ni mépris pour les prophètes21».
La «Regula Fidei»
Dans l'Eglise Primitive, la Tradition était avant tout un principe et une méthode d'interprétation. On ne pouvait peser et comprendre l'Ecriture de manière pleine et correcte que dans la lumière et le contexte de la tradition apostolique vivante, qui était un facteur à part entière de l'existence chrétienne. Il en allait ainsi, non que la Tradition pût ajouter quoi que ce fût à ce qui avait été révélé dans l'Ecriture, mais parce que cette Tradition fournissait le contexte vivant, la perspective intégrale, dans lesquels seulement la véritable «intention» et le projet global de la Sainte Ecriture, de la Révélation Divine elle-même, se laissait percevoir et saisir.
La vérité était, pour saint Irénée, un «système aux bases solides», un corpus22, une «harmonie mélodieuse23». Toutefois cette harmonie même exigeait, pour être saisie, la vision de la foi. De fait, la tradition ne se réduisait pas à la transmission de doctrines reçues en héritage, d'une manière «judaïque», mais elle était vie continue dans la vérité24. Elle représentait, non un noyau fixe ou un complexe de propositions contraignantes, mais la vision profonde du sens et des conséquences des événements de la révélation, de la manifestation du «Dieu qui agit». Et ce point fut déterminant dans le domaine de l'exégèse biblique. G.L. Prestige l'a bien exprimé : «La voix de la Bible ne pouvait être clairement entendue que si l'on interprétait son texte d'une manière globale et sensée, en accord avec le credo apostolique et les données de la réalité historique de la chrétienté. C'étaient les hérétiques qui s'appuyaient sur des textes isolés, et les catholiques qui se montraient plus attentifs, en définitive, aux principes de l'Ecriture25».
Résumant sa consciencieuse analyse du recours à la Tradition dans l'Eglise des premiers temps, le Docteur Ellen Flesseman-van-Leer écrit : «L'Ecriture sans interprétation n'est en aucune façon Ecriture ; c'est toujours comme Ecriture interprétée qu'elle se trouve mise en oeuvre et qu'elle devient vivante». Cependant, l'Ecriture doit être interprétée «selon son propre projet de base», que fait connaître la regula fidei. Ainsi, cette regula devient, pour ainsi dire, la pierre de touche de l'exégèse. «La véritable interprétation de l'Ecriture réside dans la prédication de l'Eglise, dans la tradition26».
Saint Athanase et le «But de la Foi»
Au Quatrième siècle, la situation resta inchangée. La polémique avec les ariens fut de nouveau centrée, au moins dans sa phase initiale, sur la question de l'exégèse. Les ariens et leurs partisans avaient rassemblé un impressionnant dossier de textes scripturaires à l'appui de leur position doctrinale. Ils voulaient restreindre la discussion théologique au seul terrain biblique. Il fallait donc, avant toute chose, les affronter sur ce terrain et répondre à leurs prétentions. De plus, leur méthode exégétique, la manière dont ils utilisaient le texte, ressemblait beaucoup à celle des hérétiques des siècles précédents. Ils se servaient d'un choix de citations à l'appui de leurs dires, sans beaucoup se soucier du contexte général de la Révélation. Il était impératif, pour les orthodoxes, d'en appeler à la conscience de l'Eglise, à la «Foi» transmise une fois pour toutes et fidèlement conservée depuis. Tels furent le premier souci et la méthode ordinaire de saint Athanase.
Les ariens citaient divers passages de l'Ecriture pour étayer leur allégation, que le Sauveur était une créature. En réponse, saint Athanase invoquait la «règle de la foi». C'est son argument le plus courant. «Nous qui connaissons le but de la foi (ton skopon tês pisteos), rétablissons le vrai sens (orthèn tèn dianoian) de ce qu'ils ont faussement interprété» (Contre les Ariens, 3, 35).
Saint Athanase soutenait que l'interprétation «correcte» de tel ou tel passage n'était possible qu'en se plaçant dans la perspective d'ensemble de la foi. «Le texte évangélique qu'ils allèguent maintenant, ils l'expliquent dans un sens arbitraire, comme nous le découvrirons si nous prenons en considération le but de la foi qui est la nôtre, à nous les chrétiens (ton skopon tês kath'hemâs toùs Christianoùs pisteos), et si nous lisons l'Ecriture en faisant de ce but notre règle (ton skopon hosper canoni chresamenoi)» (Ibid., 3, 28).
D'autre part, on doit aussi se montrer très attentif au contexte immédiat et à l'enchaînement dans lequel chaque phrase ou expression particulière est enchâssée, et il faut déterminer avec soin l'intention précise de l'auteur (Ibid., 1, 54).
Dans une lettre à l'évêque Sérapion, relative au Saint Esprit, saint Athanase revient sur cette accusation, que les ariens négligent ou ignorent volontairement «le but de la Divine Ecriture» -mè eidontes ton skopon tês Theias Graphês27. Le mot skopos, dans la langue de saint Athanase, désigne à peu près la même chose que le terme d'hypothesis normalement utilisé par saint Irénée : l'idée sous-jacente, le vrai propos, le sens que vise le texte28. Par ailleurs ce mot de skopos était un terme courant du vocabulaire exégétique de certaines écoles philosophiques, notamment celles du néo-platonisme. Dans l'effort philosophique de l'époque, l'exégèse jouait un grand rôle, et la question d'un principe herméneutique devait être soulevée. Jamblique, entre autres, avait été explicite sur ce point. Il fallait découvrir le «point principal», le thème fondamental de l'ensemble du traité soumis à l'examen et toujours garder ce thème présent à l'esprit29.
Saint Athanase peut très bien avoir été familiarisé avec l'usage technique du terme de skopos. Il soutenait qu'il était fallacieux de citer des passages et des textes isolés, en négligeant l'intention générale de la Sainte Ecriture. Il serait évidemment inexact de voir dans le skopos athanasien simplement «le sens général» de l'Ecriture. Le «but» de la foi, ou de l'Ecriture, est précisément leur contenu central de foi, lequel est présenté en condensé dans la «règle de foi», telle qu'elle a été maintenue dans l'Eglise, et transmise de «pères en pères», au lieu que les ariens «n'ont pas de pères» pour garantir leurs opinions30. Comme l'a justement observé le cardinal Newman, saint Athanase considérait la «règle de foi» comme un ultime «principe d'interprétation», opposant le «sens ecclésial» (tèn ekklesiastikèn dianoian, C. Arian. 1, 44) aux «opinions personnelles» des hérétiques31.
A tout instant, saint Athanase, examinant les arguments des ariens, reprend sous forme de résumé les points fondamentaux de la foi chrétienne, avant d'entrer dans la discussion proprement dite des citations de l'Ecriture invoquées par l'adversaire, et cela afin de replacer les textes dans leur juste perpective. Voici comment H.E.W. Turner décrit ce procédé exégétique de saint Athanase32 :
Contre la technique favorite des ariens, consistant à forcer le sens grammatical d'un texte sans s'occuper ni du contexte immédiat ni, plus largement, du cadre de référence dans lequel il s'insère à l'intérieur de l'enseignement biblique pris comme un tout, saint Athanase insiste sur la nécessité de prendre le sens global de la foi de l'Eglise comme Canon d'interprétation. Les ariens sont aveugles à la portée la plus large de la théologie de la Bible, et c'est pourquoi ils ne parviennent pas à tenir suffisamment compte du contexte dans lequel leurs citations sont prises. Le sens de l'Ecriture doit lui-même être considéré comme Ecriture. Certains ont pensé qu'il s'agissait là d'un abandon virtuel de l'appel aux Ecritures, au profit de l'argument de la Tradition. Il est certain que, dans des mains plus négligentes, il aurait pu conduire à mettre une camisole de force à la Bible, comme avaient tenté de le faire les dogmatismes arien et gnostique. Mais telle n'était sûrement pas l'intention de saint Athanase lui-même. Cet argument représente à ses yeux, un appel à revenir d'une exégèse ivre à une exégèse sobre, d'une myopie grammaticale scrutant fixement la lettre, à une intelligence de l'intention (skopos, charaktèr) de la Bible.
Le Professeur Turner exagère toutefois, semble-t-il, le danger. L'argument reste, en effet, strictement fondé sur l'Ecriture, et saint Athanase admet le principe de la pleine suffisance de l'Ecriture, sacrée et inspirée, pour la défense de la vérité33. La seule chose, c'est que l'Ecriture doit être interprétée dans le contexte de la tradition vivante de la foi, sous le contrôle ou la direction de la «règle de foi». Toutefois, cette règle n'était, en aucun cas, une autorité «étrangère» qu'on aurait pu «imposer» de l'extérieur à la Sainte Ecriture. Elle était bien la «prédication des Apôtres» qu'on trouvait, noir sur blanc, dans les livres du Nouveau Testament, mais elle la transmettait, pour ainsi dire, en abrégé.
Saint Athanase écrit à l'évêque Sérapion : «Considérons depuis le tout premier commencement cette tradition, doctrine et foi de l'Eglise catholique que le Seigneur a donnée (édoken), que les Apôtres ont prêchée (ekéruxan), et que les Pères ont gardée (ephulaxan). C'est sur elle que l'Eglise est fondée34». Ce passage caractérise au mieux la méthode de saint Athanase. Les trois termes de la phrase répondent à la même réalité : paradosis [tradition] venue du Christ Lui-même, didaskalia [enseignement] prodiguée par les Apôtres, et pistis [foi] reçue par l'Eglise catholique. Et tel est le fondement (themélion) de l'Eglise -un seul et unique fondement35. L'Ecriture même paraît faire partie de cette «Tradition» qui l'englobe et la dépasse, et qui vient, telle quelle, du Seigneur.
Dans la conclusion de sa première épître à Sérapion, saint Athanase revient une fois encore sur ce sujet. «En accord avec la foi apostolique que les Pères nous ont transmise par tradition, j'ai reproduit la tradition, sans rien inventer d'étranger à elle. Ce que j'ai appris, je l'ai inscrit (enecharaxa), en conformité avec les Saintes Ecritures36». Une fois même, saint Athanase parle de l'Ecriture en l'appelant une paradosis [tradition] apostolique37. Il est caractéristique que, dans toute la dispute avec les ariens, ne se trouve pas une seule référence à de quelconques «traditions» au pluriel. Le seul terme employé est toujours «Tradition», au singulier : il s'agit, bien sûr, de la Tradition, la Tradition apostolique, embrassant le contenu total et intégral de la «prédication» apostolique, et résumée dans la «règle de foi». L'unité et la solidarité de cette Tradition formaient le principe et le point crucial de toute l'argumentation orthodoxe.
Le projet exégétique et la «Règle du Culte»
L'appel à la Tradition était en réalité un appel à la conscience de l'Eglise. On posait en principe que l'Eglise avait la connaissance et la compréhension de la Vérité, du sens et de la vérité de la Révélation. En conséquence, l'Eglise avait la compétence et l'autorité aussi bien pour proclamer l'Evangile que pour l'interpréter. Ceci ne signifie pas que l'Eglise était «au-dessus» de l'Ecriture. Elle allait de pair avec l'Ecriture, mais par ailleurs, elle n'était pas liée par sa «lettre». Le propos ultime de l'exégèse et de l'interprétation était d'expliciter le sens et l'intention de la Sainte Ecriture, ou plutôt, le sens de la Révélation, de l'histoire du salut (Heilsgeschichte). L'Eglise, elle, devait prêcher le Christ, et pas simplement «l'Ecriture».
L'usage de la Tradition dans l'Eglise Ancienne ne peut se comprendre correctement que dans le contexte de l'usage effectif que l'on faisait de l'Ecriture. La Parole était gardée vivante dans l'Eglise. Elle se reflétait dans sa vie et sa structure. Foi et Vie étaient organiquement liées. Il est à propos de rappeler ici le passage fameux du Indiculus de gratia Dei, attribué par erreur au Pape Célestin et dont le véritable auteur est Prosper d'Aquitaine : «Tels sont les inviolables décrets du Saint Siège Apostolique, par lesquels nos saints Pères ont mis à mort l'innovation funeste... Considérons les prières sacrées que nos prêtres, conformément à la tradition des Apôtres, offrent uniformément dans chaque église catholique à travers le monde entier. Que la règle du culte établisse la règle de la foi». Il est vrai, bien sûr, que cette phrase, prise dans son contexte immédiat, ne formule pas quelque principe général, mais se limite, dans son intention première, au cas particulier du baptême des enfants conçu comme un exemple montrant la réalité d'un péché originel ou hérité. Certes, cette formule n'est pas la proclamation autorisée d'un Pape, mais l'opinion personnelle d'un théologien privé, exprimée au cours d'une controverse brûlante38. Cependant, cette petite phrase n'a pas été ôtée de son contexte ni n'a subi de modification dans l'ordre des mots par simple accident ou défaut de compréhension quand elle exprime le principe : Ut legem credendi statuat lex orandi, «Que la loi d'adoration établisse la loi de créance». La «Foi» trouva sa première expression précisément dans les rites et formules des liturgies et des sacrements : le Credo même apparut en premier lieu comme partie intégrante du rite de l'initiation chrétienne. «Les résumés et symboles de la foi, qu'ils soient sous forme de déclaration et par questions et réponses, sont des productions secondaires de la liturgie, dont ils reflètent la fixité ou la plasticité», dit J.N.D. Kelly39.
Ce fut la «liturgie», prise au sens le plus large, qui la première et dès l'origine, fixa la Tradition de l'Eglise, et l'argument tiré de la lex orandi [Règle du culte] fut constamment utilisé dans les discussions, dès la fin du Second siècle. Le culte de l'Eglise était une proclamation solennelle de sa Foi. L'invocation baptismale du Nom fut probablement la plus ancienne des formules trinitaires, et l'Eucharistie fut le premier témoignage du mystère de la Rédemption, dans toute sa plénitude. Le Nouveau Testament lui-même vit le jour, comme «Ecriture», dans l'Eglise priante. Et la première lecture de l'Ecriture se fit dans le contexte du culte et de la méditation.
Saint Basile et la «Tradition non-écrite»
Saint Irénée déjà faisait référence à la «foi» telle qu'elle avait été reçue dans le baptême. Tertullien et saint Cyprien empruntèrent des arguments à la liturgie40. Saint Athanase et les Cappadociens firent usage du même type d'argumentation. Elle atteint son développement complet chez saint Basile.
Dans sa polémique avec les ariens de la seconde génération, à propos du Saint Esprit, saint Basile édifie son principal argument sur l'analyse des doxologies, telles qu'on les disait dans les Eglises. Son traité sur le Saint Esprit fut un livre de circonstance, écrit dans le feu et l'ardeur d'une lutte acharnée et destiné à répondre à une situation historique déterminée. Saint Basile s'y trouva confronté à la question des principes et des méthodes de l'enquête théologique. Son traité s'attachait à démontrer un point particulier -qui, de fait, est le point crucial de la saine doctrine sur la Trinité- l'homotimia [égalité d'honneur] du Saint Esprit. Il se référait essentiellement à un témoignage d'ordre liturgique : la doxologie du type particulier qui comporte les mots «avec l'Esprit» et qui, comme il pouvait le prouver, était largement répandue dans les Eglises. Cette formule, assurément, ne se trouvait pas dans l'Ecriture. Seule la tradition l'attestait. Or les adversaires de saint Basile n'admettaient d'ordinaire que l'autorité de l'Ecriture. Les circonstances le poussèrent donc à entreprendre de démontrer la légitimité du recours à la Tradition.
Saint Basile voulait montrer que l'homotimie de l'Esprit, c'est-à-dire sa Divinité, avait toujours été objet de foi dans l'Eglise et qu'elle était part intégrante de la profession de foi baptismale. Comme le Père Benoît Pruche l'a correctement noté, l'homotimos était pour saint Basile, un équivalent de l'homoousios41. Sa conception de la Tradition n'apporte guère de nouveauté, si ce n'est qu'elle gagne en cohérence et en précision. La façon, en revanche, dont il s'exprime est tout-à-fait singulière.
«Parmi les dogmata et les kerygmata qui sont conservés dans l'Eglise, certains nous viennent de l'enseignement écrit (ek tês eggraphou didaskalias), d'autres découlent de la paradosis des Apôtres, qui nous a été transmise en musterioi. Et les uns comme les autres ont la même autorité -tèn autèn ischun- en matière de piété42». Au premier abord, on a l'impression que saint Basile introduit ici une double autorité et un double étalon -Ecriture et Tradition. En réalité, il en était on ne peut plus éloigné. Les termes qu'il emploie sont dignes de remarque. Les kerygmata sont chez lui ce que le développement ultérieur de la langue appellera des «dogmes» ou des «doctrines» : il s'agit d'un enseignement formel, faisant autorité et jouant un rôle normatif dans les questions de foi, bref, de l'enseignement public et déclaré. A l'opposé, les dogmata forment, selon lui, l'ensemble organique de toutes les «coutumes non écrites» (tà agrapha tôn ethôn), c'est-à-dire en réalité, toute l'organisation de la vie liturgique et sacramentelle. Il faut garder à l'esprit que le concept et le terme même de dogme n'était pas encore fixé à cette époque : le mot dogma n'avait pas encore le sens strict et précis qu'il a acquis43. Quoi qu'il en soit, on ne doit point être embarrassé devant l'affirmation de saint Basile, que les dogmata ont été enseignés et transmis par les Apôtres en musterioi, dans le mystère. A coup sûr, nous ferions un contre-sens, si nous traduisions par «en secret». La seule traduction correcte est : «par le moyen des mystères», c'est-à-dire sous la forme des rites et des usages ou coutumes liturgiques. C'est bien ainsi que saint Basile l'explique lui-même : Tà pleîsta tôn mystikôn agraphos hemîn empoliteuetai [La plupart des mystères ont chez nous droit de cité sans acte écrit]. L'expression tà mustika renvoie ici, à n'en pas douter, aux rites du baptême et de l'eucharistie qui sont, pour saint Basile, d'origine «apostolique». Il cite, à cet endroit, la référence faite par saint Paul lui-même aux «traditions» reçues par les fidèles (eite dià logou, eite di'epistolês, 2 Thess. 2, 15 ; 1 Cor. 11, 2).
La doxologie dont parle saint Basile est l'une de ces «traditions44». De fait, tous les exemples cités à ce propos par saint Basile sont de nature rituelle ou liturgique, qu'il s'agisse du signe de la Croix dans le rite de la réception des catéchumènes, de l'orientation vers l'est pour la prière, de la coutume de rester debout le dimanche à la liturgie, de l'épiclèse dans le rite eucharistique, de la bénédiction de l'eau et de l'huile, du renoncement à Satan et à sa pompe, de la triple immersion enfin, dans le rite du baptême. Il existe beaucoup d'autres «mystères non écrits de l'Eglise45», dit saint Basile. Il n'en est pas fait mention dans l'Ecriture. Ils ont néanmoins beaucoup d'autorité et de signification. Ils sont indispensables à la préservation de la foi droite. Ils constituent des moyens réels de témoignage et de transmission. Selon saint Basile, ils proviennent d'une tradition «silencieuse» et «privée» : «Venus de la tradition silencieuse et mystique, de l'enseignement non-public et secret46».
Cette tradition silencieuse et mystique, qui n'a pas été rendue publique, n'est pas une doctrine ésotérique, réservée à une élite particulière. Si élite il y avait, cette élite était l'Eglise. En effet, la tradition à laquelle saint Basile en appelle ici, c'est la pratique liturgique de l'Eglise. Il évoque ce que nous appelons à présent la disciplina arcani, la «discipline du secret». Au Quatrième siècle, cette «discipline» était largement utilisée, formellement imposée et préconisée dans l'Eglise. Elle était liée à l'institution du catéchuménat et avait, à l'origine, un but éducatif et didactique. D'autre part, saint Basile l'affirme lui-même, certaines traditions devaient être gardées non-écrites afin d'éviter qu'elles ne fussent profanées dans les mains des infidèles. Cette remarque se réfère évidemment aux us et coutumes de l'Eglise. Il convient, ici, de rappeler que, dans la pratique du Quatrième siècle, le Credo, ainsi que l'oraison dominicale, faisaient partie de cette «discipline du secret» et ne devaient pas être révélés aux non-initiés. Le Credo était réservé aux candidats pour le Baptême arrivés au dernier stade de leur instruction, après qu'ils avaient été solennellement enrôlés et approuvés. Le Credo leur était communiqué ou «transmis» par l'évêque oralement et ils devaient le réciter de mémoire devant lui : c'était la cérémonie de la traditio et redditio symboli, «transmission et répétition, par l'initié, du Credo». On recommandait instamment aux catéchumènes de ne pas divulguer le Credo à des gens de l'extérieur, et de ne pas le mettre par écrit. Il devait être écrit dans leurs coeurs. Mentionnons seulement ici la Procatéchèse de saint Cyrille de Jérusalem, aux chapitres douze et dix-sept. En Occident, Rufin comme saint Augustin estiment qu'il ne convient pas de coucher le Credo sur le papier. C'est aussi pour cette raison que Sozomène dans son Histoire ne cite pas le texte du Credo de Nicée, «que seuls les initiés et les mystagogues ont le droit de réciter et d'entendre47».
Tel est le contexte historique et culturel dans lequel il convient de replacer l'argument de saint Basile pour l'entendre. Saint Basile souligne avec force l'importance de la profession de foi baptismale qui impliquait qu'on s'engageait à croire dans la Sainte Trinité, Père, Fils et Saint Esprit (op. cit., 67 et 26). Cette «tradition» avait été transmise aux néophytes «dans le mystère» et devait être gardée «par le silence». On se fût trouvé en grand danger d'ébranler «le fondement même de la foi chrétienne», (to steréoma tês eis Christon pisteos), si l'on avait mis à l'écart, négligé ou rejeté cette «tradition non-écrite» (op. cit., 25).
La seule différence entre dogma et kérugma réside dans le mode de transmission : le dogme est gardé dans le silence et les kérygmes sont publiés ouvertement : to mèn gar siopâtai, tà dè kerugmata demosieuontai. Mais leur dessein est identique : ils transmettent la même foi, quoique par des voies différentes. De plus, cette tradition particulière n'était pas simplement une tradition des Pères, car une telle tradition n'eût pas été suffisante : ouk exarkeî. En fait, les Pères ont tirés leurs «principes» de «l'intention profonde de l'Ecriture» : Tôi boulémati tês Graphês ekolouthesan, ek tôn marturiôn... tàs archàs labontes [Ils ont suivi l'intention de l'Ecriture, tirant leurs principes de ses témoignages]. De la sorte, la «tradition non écrite» n'ajoute en réalité rien au contenu de la foi scripturaire ; elle ne fait que mettre cette foi en pleine lumière48.
Le recours de saint Basile à la «tradition non écrite» était en fait un appel adressé à la foi de l'Eglise, à son sensus catholicus, à la conscience ecclésiastique (phronema ekklesiastikon). Il lui fallait trancher le noeud gordien créé par le pseudo-biblicisme à courte vue de ses adversaires ariens. Et il arguait que, en dehors de cette règle de foi «non écrite», il était impossible de saisir les véritables intentions et l'enseignement de l'Ecriture même.
Saint Basile était, dans sa théologie, strictement fidèle à l'Ecriture : l'Ecriture était pour lui le critère suprême de la doctrine (lettre 189, 3). Son exégèse était sobre et mesurée. Pourtant, l'Ecriture elle-même était un mystère, mystère de la Divine économie et du salut de l'homme. Il y avait dans l'Ecriture une profondeur insondable, puisque c'était un livre inspiré, dont l'auteur était l'Esprit. C'est pourquoi la véritable exégèse devait elle aussi être spirituelle et prophétique. Le don du discernement spirituel était nécessaire pour la bonne intelligence de la Parole. «Car celui qui juge des paroles doit d'abord s'être préparé comme l'auteur lui-même... Et je me rends compte que, à propos des mots de l'Esprit, il est aussi impossible à quiconque d'entreprendre l'examen de Sa parole, sinon à ceux qui ont l'Esprit qui leur donne le discernement» (Lettre 204).
L'Esprit est conféré par les sacrements de l'Eglise. L'Ecriture doit être lue à la lumière de la foi, ainsi que dans la communauté des fidèles. Voilà pourquoi la Tradition, la tradition de la foi telle qu'elle se transmet à travers les générations, était pour saint Basile le guide et le soutien indispensable dans l'étude et l'interprétation de la Sainte Ecriture. En quoi il marchait dans les pas de saint Irénée et de saint Athanase. C'est de la même façon que saint Augustin utilisa la Tradition de l'Eglise, en particulier son témoignage liturgique49.
L'Eglise, interprète de l'Ecriture
L'Eglise avait autorité pour interpréter l'Ecriture, puisqu'elle était la seule dépositaire authentique du kerygma apostolique. Ce kérygme était infailliblement gardé vivant dans l'Eglise, parce qu'elle avait le don du Saint Esprit. L'Eglise continuait d'enseigner viva voce, de vive voix, pour répandre et promouvoir la Parole de Dieu. Et la voix vivante de l'Evangile (viva vox Evangelii) ne consistait pas simplement dans la récitation des mots de l'Ecriture. C'était la proclamation de la Parole de Dieu, telle qu'elle était écoutée et conservée dans l'Eglise, par le pouvoir de l'Esprit vivifiant qui ne cessait pas d'habiter en elle. Hors de l'Eglise et des ministres réguliers qu'elle consacrait, successeurs des Apôtres, il n'y avait ni proclamation véridique de l'Evangile, ni saine prédication, ni vraie compréhension de la Parole de Dieu. Et c'est pourquoi il était vain de chercher la vérité ailleurs et en dehors de l'Eglise catholique et apostolique. Telle est la conviction unanime de l'Ancienne Eglise, de saint Irénée jusqu'à Chalcédoine, et au-delà.
Saint Irénée était formel sur ce point. Dans l'Eglise, les Apôtres ont assemblé la plénitude de la vérité : «Ils lui confièrent surabondamment tout ce qui touche à la vérité50». Bien sûr, l'Ecriture elle-même forme la majeure partie de ce «dépôt» apostolique. De même l'Eglise. L'Eglise et l'Ecriture ne pouvaient être séparées ou opposées l'une à l'autre. L'Ecriture, c'est-à-dire sa vraie intelligence, n'était que dans l'Eglise, dans la mesure où l'Esprit Saint la guidait.
Origène insiste constamment sur cette unité de l'Ecriture et de l'Eglise. La tâche de l'interprète est d'expliquer la parole de l'Esprit : «Nous devons prendre garde, quand nous enseignons, de ne pas présenter nos interprétations personnelles, mais celles du Saint Esprit51». Or cela est proprement impossible en dehors de la Tradition Apostolique, conservée dans l'Eglise. Origène insiste sur l'interprétation catholique de l'Ecriture, telle que la présente l'Eglise : «Ecoutant dans l'Eglise la parole de Dieu expliquée catholiquement52...» Ce que les hérétiques, précisément, méconnaissent dans leur exégèse, c'est la vraie «intention», la voluntas de l'Ecriture : «Celui qui présente les paroles de Dieu sans suivre l'intention des Ecritures ni la vérité de la foi, sème du blé et récolte des épines53».
L'«intention» de la Sainte Ecriture et la «Règle de foi» sont intimement liées et se répondent l'une à l'autre. Telle était la position des Pères du Quatrième siècle et des suivants, en plein accord avec l'enseignement des Anciens. Avec son acuité et sa véhémence coutumière, saint Jérôme, ce géant de l'Ecriture, exprime la même idée :
Marcion, Basilides et les autres hérétiques... n'ont pas l'Evangile de Dieu, parce qu'ils n'ont pas le Saint Esprit sans lequel l'Evangile qu'on prêche devient chose humaine. Selon nous, l'Evangile ne réside pas dans les mots de l'Ecriture, mais dans leur sens ; non dans la surface, mais dans la moëlle, non dans les feuilles des propos, mais dans la racine de leur sens. Voici quand l'Ecriture est aux auditeurs d'une réelle utilité : quand elle n'est pas prononcée sans le Christ, ni expliquée sans les Pères et que ceux qui la prêchent ne l'introduisent pas sans l'Esprit... On court un grand danger à parler dans l'Eglise, car il se pourrait faire que, par une interprétation perverse, l'Evangile du Christ devienne un évangile de l'homme...(In Galat. 1, 1, 2 ; PL 26, 386).
Ici se manifeste, comme à l'époque de saint Irénée, de Tertullien et d'Origène, la même préoccupation pour la vraie compréhension de la Parole de Dieu. Il se peut que saint Jérôme n'ait fait que paraphraser Origène. Hors de l'Eglise il n'est pas d'Evangile divin, il n'est que de simples substituts humains. Le vrai sens de l'Ecriture, le sensus Scripturae, c'est-à-dire le message divin, ne peut être perçu que «en liaison avec la vérité de la foi» (juxta fidei veritatem), sous la conduite de la règle de foi. La «vérité de foi» (veritas fidei) est, dans ce contexte, la confession de foi trinitaire. L'approche est la même que chez saint Basile. Saint Jérôme parle, avant tout, de la proclamation de la Parole qui a lieu dans l'Eglise : «Elle est utile aux auditeurs» (audientibus utilis est).
Saint Augustin et l'autorité catholique
C'est de la même manière qu'il faut comprendre la sentence fameuse et à bon droit inquiétante, de saint Augustin : «Pour moi, je n'aurais pas cru l'Evangile si l'autorité de l'Eglise catholique ne m'y avait poussé54». Il faut lire la phrase dans son contexte. Tout d'abord, saint Augustin ne la prend pas à son compte. Il parle de l'attitude que le simple fidèle doit adopter lorsqu'il se trouve confronté à la prétention des hérétiques à l'autorité. Dans un tel cas, il était à propos, pour le simple croyant, de recourir à l'autorité de l'Eglise, de laquelle et en laquelle il avait reçu l'Evangile même : «L'Evangile même, je l'ai cru en recevant instruction de prédicateurs catholiques» (ipsi Evangelio catholicis praedicantibus credidi). L'Evangile et la prédication de la Catholica appartiennent l'un à l'autre. Saint Augustin n'avait pas l'intention de subordonner l'Evangile à l'Eglise. Il voulait simplement souligner que «l'Evangile» est toujours, concrètement, reçu dans le contexte de la prédication de l'Eglise catholique et ne peut tout simplement pas être séparé de l'Eglise. C'est dans ce contexte seulement qu'il peut être mesuré et compris adéquatement.
Bien sûr, le témoignage de l'Ecriture est ultimement «évident par lui-même», mais seulement pour les «croyants», pour ceux qui ont atteint à une certaine «maturité spirituelle», ce qui n'est possible que dans l'Eglise. Augustin opposait cette autorité (auctoritas) enseignante et prêchante de l'Eglise Catholique aux divagations prétentieuses de l'exégèse manichéenne. L'Evangile n'appartient pas aux manichéens. L'autorité de l'Eglise catholique (Catholicae Ecclesiae auctoritas) n'était pas une source indépendante pour la foi. Elle était le principe incontournable de toute saine interprétation. En réalité, la phrase peut se renverser : on ne croirait pas l'Eglise, si l'on n'y était poussé par l'Evangile. La réciproque est d'une vérité absolue55.
Cet article est paru en anglais, sous le titre «The Function of Tradition in the Ancient Church» dans The Greek Orthodox Theological Review (9,2,1963), la revue du Séminaire de la Sainte Croix (Holy Cross) à Boston. Il a été repris dans le premier volume (Vaduz, 1987) des Collected Works du Père Georges Florovsky publiés sous la direction du Professeur R.S. Haugh. L'éditeur en fut d'abord Nordland, il est maintenant Büchervertriebsanstalt, de Vaduz au Liechtenstein. Nous renvoyons nos lecteurs à cette excellente édition en quatorze volumes, que nous recommandons vivement.
LA TRADITION
DANS L'EGLISE ANCIENNE
Je ne saurais assurément croire à l'Ecriture, si l'autorité de l'Eglise catholique ne m'y incitait.
Augustin d'Hippone, Contre la Lettre de Mani, 1,1.
Saint Vincent de Lérins et la Tradition
La célèbre phrase de saint Vincent de Lérins caractérise l'attitude de l'Eglise ancienne en matière de foi : «Gardons ce qui a toujours et partout été cru de tous». Tel était à la fois le critère et la norme. Le point essentiel qu'on soulignait par là, c'était la permanence de l'enseignement chrétien. Saint Vincent en appelait ici à la double oecuménicité de la foi chrétienne -dans le temps et dans l'espace. De fait, c'est bien cette grande vision qui avait, en son temps, inspiré un saint Irénée : l'Eglise Une, répandue et dispersée dans tout l'univers, et néanmoins parlant d'une seule voix et tenant partout la même foi, telle que l'ont transmise les bienheureux Apôtres et que l'ont préservée les témoins successifs : «Elle qui vient des Apôtres, qui est gardée par la succession des prêtres dans les Eglises». Ces deux aspects de la foi, ou plutôt, ces deux dimensions, étaient absolument inséparables. Universalité, antiquité, tout comme l'idée de consensus, allaient ensemble. Aucun de ces critères non plus ne suffisait à lui seul. L'antiquité comme telle ne garantissait pas la vérité, à moins qu'on pût prouver de manière conclusive l'existence d'un large consensus des anciens. Réciproquement, l'accord unanime ne faisait preuve que si l'on pouvait montrer qu'il se rattachait, sans interruption, aux origines apostoliques. Or, suggérait saint Vincent, la vraie foi se faisait connaître d'une double manière : par l'Ecriture et par la Tradition1. Cela n'implique cependant pas qu'il y ait eu deux sources de la doctrine chrétienne. En effet, la règle ou canon de l'Ecriture était chose «parfaite» et «totalement suffisante à soi seule2». Dès lors, pourquoi était-il besoin de lui adjoindre une quelconque autorité ? Pourquoi fallait-il nécessairement en appeler aussi à l'autorité du sens ecclésial3 ? La raison en est évidente : les Ecritures recevaient diverses interprétations selon les individus, «si bien qu'il semble qu'on puisse en tirer autant de sens que d'interprètes4». A cette variété des opinions «personnelles», saint Vincent oppose la «commune» intelligence de l'Eglise, l'esprit de l'Eglise catholique : «Que la ligne de l'interprétation des prophètes et des apôtres soit tracée suivant la règle du sens ecclésial et universel5». La Tradition n'était pas, selon saint Vincent, une instance indépendante, ni une source complémentaire de la foi. «La compréhension ecclésiale» ne pouvait en aucun cas ajouter à l'Ecriture. Mais elle était l'unique moyen de découvrir et de certifier le vrai sens de l'Ecriture. Elle en était l'interprète autorisé. En ce sens, la Tradition était co-extensive à l'Ecriture, et on pouvait la définir exactement : «L'Ecriture correctement comprise». Quant à l'Ecriture, elle était, pour saint Vincent, l'unique et primultime canon de la vérité chrétienne6.
La question de l'interprétation
dans l'Eglise ancienne.
Sur ce point, Saint Vincent était en plein accord avec la tradition établie. Comme l'avait magnifiquement dit saint Hilaire de Poitiers : «Les Ecritures ne sont pas le texte qui se lit, mais le sens qui se comprend7». La question de la bonne exégèse restait un enjeu brûlant au Quatrième siècle, dans le débat de l'Eglise avec les ariens, tout comme elle l'avait déjà été au Second siècle, au cours de la lutte contre les gnostiques, les sabelliens et les montanistes. Tous les partis en présence avaient recours à l'Ecriture. Les hérétiques, comme les gnostiques et les manichéens, citaient volontiers des textes et des passages scripturaires et ils invoquaient l'autorité de la Sainte Ecriture. En outre, l'exégèse était, à cette époque, la principale, sinon la seule, méthode de la théologie ; l'autorité de l'Ecriture régnait souverainement. Les orthodoxes se devaient donc de soulever la question cruciale de l'interprétation : Quel en était le principe de base ?
Il faut savoir qu'au Second siècle, le terme d'Ecritures se référait principalement à l'Ancien Testament et que, par ailleurs, l'autorité de ces Ecritures était violemment attaquée, et concrètement rejetée, par la doctrine de Marcion. L'unité de la Bible, voilà ce qu'il fallait défendre et démontrer. Quel était donc le principe et la garantie de la compréhension chrétienne et christologique de ce qu'on appelait la «Prophétie», autrement dit de l'Ancien Testament ? Tel est le contexte historique dans lequel, pour la première fois, on invoqua la Tradition.
On déclara que l'Ecriture appartenait à l'Eglise et que ce n'était qu'à l'intérieur de l'Eglise, dans la communauté de la foi droite, que l'Ecriture pouvait être adéquatement comprise et justement interprétée. Les hérétiques, c'est-à-dire ceux qui se trouvaient hors de l'Eglise n'avaient pas la clé du sens de l'Ecriture. Il ne suffisait pas de lire et de citer des paroles extraites de l'Ecriture, il fallait encore faire clairement connaître la vraie signification, le vrai propos de l'Ecriture prise dans son ensemble comme un tout indissociable. On devait en quelque sorte saisir d'avance le plan général de la révélation biblique, le grand dessein de la Providence rédemptrice de Dieu, ce qui n'était possible qu'aux yeux de la foi. C'est la foi qui rendait capable de discerner le témoignage sur le Christ (Christuszeugniss) dans l'Ancien Testament. C'est la foi qui faisait connaître adéquatement l'unité des quatre Evangiles. Mais cette foi n'était pas la conviction arbitraire et subjective des individus, c'était la foi de l'Eglise, enracinée dans le message apostolique, dans le kérygme, qui lui conférait son authenticité. Ce qui manquait aux personnes extérieures à l'Eglise, c'était précisément ce message premier, fondamental et déterminant, vrai coeur de l'Evangile. Pour ces gens du dehors, l'Ecriture était lettre morte ; ou tout au plus un ensemble de textes et d'histoires sans lien entre eux, qu'ils s'efforçaient d'ordonner ou de ré-ordonner selon leurs propres schémas, tirés de sources étrangères. Ils avaient une autre foi. Tel est le principal argument utilisé par Tertullien dans son traité enflammé Sur la Prescription des hérétiques. Il ne voulait pas discuter sur les Ecritures avec les hérétiques : ils n'avaient pas le droit d'en faire usage, car les Ecritures ne leur appartenaient pas. Elles étaient le bien de l'Eglise. Tertullien insistait fortement sur la priorité donnée à la «règle de foi», regula fidei. Elle était la seule clef pour comprendre l'Ecriture. Et cette «règle» était apostolique, enracinée dans, et découlant de l'enseignement des Apôtres.
C.H.Turner a bien caractérisé le sens et les intentions de ce recours ou de cette référence à la «règle de foi» dans l'Eglise primitive. «Lorsque les chrétiens parlaient de la 'règle de foi' en l'appelant 'apostolique', ils ne voulaient pas dire que les Apôtres l'avaient découverte et formulée... Ce qu'ils entendaient par là, c'est que la profession de foi que chaque catéchumène récitait avant son baptême contenait en résumé la foi que les Apôtres avaient enseignée et confiée à leurs disciples pour l'enseigner à leur suite». Cette confession était la même partout, bien qu'elle fût susceptible, dans son expression, de variations locales. Elle était toujours en étroite liaison avec la formule du baptême8. Hors de cette «règle», l'Ecriture ne pouvait être que mal interprétée. Ecriture et Tradition, pour Tertullien, étaient indissolublement imbriquées. «C'est à l'endroit où se révèlent la vraie doctrine et la vraie foi chrétienne, qu'on trouvera aussi vérité des Ecritures, des interprétations et de toutes les traditions des chrétiens9». La Tradition de la foi apostolique constituait le guide indispensable à l'intelligence de l'Ecriture et l'ultime garantie de l'interprétation juste. L'Eglise, loin d'être une autorité extérieure, qui aurait eu à juger de l'Ecriture, était plutôt le dépositaire et le gardien de la Vérité Divine, contenue et conservée dans la Sainte Ecriture10.
Saint Irénée et le «canon de la vérité»
Saint Irénée, dénonçant le mauvais usage que les gnostiques faisaient des Ecritures, se sert d'une comparaison pittoresque. Imaginons un artiste talentueux qui aurait représenté, dans une mosaïque faite de mille joyaux de prix, le splendide portrait d'un roi. Un autre homme arrive, défait toutes les pièces de l'ouvrage et en recomposent l'image d'un chien et d'un renard. Puis il prétend que son travail est l'oeuvre originale, sortie des mains du premier maître, sous prétexte que les joyaux utilisés sont authentiques. En réalité, cependant, la figure d'origine a bel et bien péri11. Or tel est précisément le traitement que les hérétiques infligent à l'Ecriture. Ils négligent et défont «l'ordre et la connexion» de la Sainte Ecriture, ils «démembrent la Vérité12». Mots, images et expressions sont certes d'origine, mais le propos général, l'argument, est arbitraire et mensonger13.
Saint Irénée suggère encore une autre analogie. De son temps circulaient des centons homériques, textes composés de vers d'Homère authentiques, mais pris hors de leur contexte et ré-arrangés de façon à leur faire signifier tout ce qu'on voulait. Pris individuellement, chaque vers était vraiment d'Homère, mais la nouvelle histoire qui résultait de leur réassemblage, n'avait rien d'homérique. Elle pouvait néanmoins abuser l'oreille en faisant sonner les accents familiers de la langue homérique14. Il vaut de noter que Tertullien fait aussi allusion à ces étranges centones, composés de vers de Virgile ou d'Homère15. Cette référence était, semble-t-il, un argument courant de la littérature polémique de cette époque.
Le sens du propos d'Irénée apparaît dès lors clairement. L'Ecriture avait son schéma directeur, sa structure interne, son harmonie. Les hérétiques ne tenaient aucun compte de ce plan d'organisation ou, pour mieux dire, y substituaient le leur. Autrement dit, ils réorganisaient le témoignage scripturaire pour l'accommoder à un propos en lui-même radicalement étranger à l'Ecriture. Or, soutenait saint Irénée, ceux qui avaient gardé intact le «canon de la vérité» qu'ils avaient reçu avec leur baptême, ceux-là n'auraient aucun mal à «remettre chaque expression dans sa place propre16». Alors ils seraient à même de contempler la vraie image. L'expression même dont se sert saint Irénée est ici singulière : Prosarmosas tôi tês aletheias somatioi, («En l'accommodant au corps de la vérité») -que la vieille traduction latine rend gauchement par corpusculum veritatis, «le petit corps de la vérité». Toutefois la pensée est assez claire. Le terme de somation n'a pas nécessairement un sens diminutif : il signifie simplement un «corps global». Dans la formule de saint Irénée, ce mot évoque le corpus de la vérité, le contexte exact, le projet initial, la «véridique image», la disposition originelle des pierres précieuses aussi bien que des versets17.
Ainsi, pour saint Irénée, la lecture de l'Ecriture doit être guidée par la «règle» de la foi, à laquelle sont initiés -et que s'engagent à garder- les croyants lors de leur profession de foi baptismale : c'est cette règle et elle seule qui permet d'apprécier et d'identifier le message fondamental, la «vérité» de l'Ecriture. La formule favorite de saint Irénée était : «la règle de vérité», canon tês aletheias, regula veritatis. Or, cette «règle» n'était à son tour rien d'autre que le témoignage et l'enseignement des Apôtres, leur kérugma, leur praedicatio (ou praeconium), lequel avait été «déposé» dans l'Eglise et confié à ses soins par les Apôtres, et que depuis ce temps, avait fidèlement gardé et transmis, avec une parfaite unanimité dans tout l'univers, la lignée des pasteurs autorisés de l'Eglise : «Ceux qui, avec la succession épiscopale, ont reçu le charisme indéfectible de la vérité18». Quelle que puisse être l'intention exacte et précise de cette phrase très riche19, il ne fait aucune doute que, dans l'esprit de saint Irénée, cette conservation et cette transmission du dépôt de la foi résultaient de l'action conductrice et de la présence du Saint Esprit habitant l'Eglise. La conception de l'Eglise est, chez saint Irénée, toute entière à la fois charismatique et institutionnelle. Et la «Tradition», selon son point de vue, est un depositum juvenescens, un dépôt toujours rajeunissant, une tradition vivante, confiée à l'Eglise comme un nouveau souffle de vie, exactement comme le souffle fut attribué au premier homme20. Les évêques et les «presbytres» étaient, dans l'Eglise, les gardiens accrédités et les ministres de cette vérité déposée une fois pour toutes. «Là, donc, où les charismes (charismata) du Seigneur ont été déposés (posita sunt), il est à propos de s'informer de la vérité, je veux dire, auprès de ceux qui ont la succession ecclésiale venue des Apôtres (apud quos est ea quae est ab apostolis ecclesiae successio), et qui montrent une conduite sainte et sans reproche et parlent un langage pur et sans mélange de fausseté. Car eux aussi préservent cette foi qui est la nôtre en un Dieu créateur de toutes choses, augmentent l'amour que nous portons au Fils de Dieu, qui a, pour nous, accompli une économie si merveilleuse et, enfin, ils nous expliquent les Ecritures sans danger, sans blasphème contre Dieu, ni préjudice à l'égard des patriarches, ni mépris pour les prophètes21».
La «Regula Fidei»
Dans l'Eglise Primitive, la Tradition était avant tout un principe et une méthode d'interprétation. On ne pouvait peser et comprendre l'Ecriture de manière pleine et correcte que dans la lumière et le contexte de la tradition apostolique vivante, qui était un facteur à part entière de l'existence chrétienne. Il en allait ainsi, non que la Tradition pût ajouter quoi que ce fût à ce qui avait été révélé dans l'Ecriture, mais parce que cette Tradition fournissait le contexte vivant, la perspective intégrale, dans lesquels seulement la véritable «intention» et le projet global de la Sainte Ecriture, de la Révélation Divine elle-même, se laissait percevoir et saisir.
La vérité était, pour saint Irénée, un «système aux bases solides», un corpus22, une «harmonie mélodieuse23». Toutefois cette harmonie même exigeait, pour être saisie, la vision de la foi. De fait, la tradition ne se réduisait pas à la transmission de doctrines reçues en héritage, d'une manière «judaïque», mais elle était vie continue dans la vérité24. Elle représentait, non un noyau fixe ou un complexe de propositions contraignantes, mais la vision profonde du sens et des conséquences des événements de la révélation, de la manifestation du «Dieu qui agit». Et ce point fut déterminant dans le domaine de l'exégèse biblique. G.L. Prestige l'a bien exprimé : «La voix de la Bible ne pouvait être clairement entendue que si l'on interprétait son texte d'une manière globale et sensée, en accord avec le credo apostolique et les données de la réalité historique de la chrétienté. C'étaient les hérétiques qui s'appuyaient sur des textes isolés, et les catholiques qui se montraient plus attentifs, en définitive, aux principes de l'Ecriture25».
Résumant sa consciencieuse analyse du recours à la Tradition dans l'Eglise des premiers temps, le Docteur Ellen Flesseman-van-Leer écrit : «L'Ecriture sans interprétation n'est en aucune façon Ecriture ; c'est toujours comme Ecriture interprétée qu'elle se trouve mise en oeuvre et qu'elle devient vivante». Cependant, l'Ecriture doit être interprétée «selon son propre projet de base», que fait connaître la regula fidei. Ainsi, cette regula devient, pour ainsi dire, la pierre de touche de l'exégèse. «La véritable interprétation de l'Ecriture réside dans la prédication de l'Eglise, dans la tradition26».
Saint Athanase et le «But de la Foi»
Au Quatrième siècle, la situation resta inchangée. La polémique avec les ariens fut de nouveau centrée, au moins dans sa phase initiale, sur la question de l'exégèse. Les ariens et leurs partisans avaient rassemblé un impressionnant dossier de textes scripturaires à l'appui de leur position doctrinale. Ils voulaient restreindre la discussion théologique au seul terrain biblique. Il fallait donc, avant toute chose, les affronter sur ce terrain et répondre à leurs prétentions. De plus, leur méthode exégétique, la manière dont ils utilisaient le texte, ressemblait beaucoup à celle des hérétiques des siècles précédents. Ils se servaient d'un choix de citations à l'appui de leurs dires, sans beaucoup se soucier du contexte général de la Révélation. Il était impératif, pour les orthodoxes, d'en appeler à la conscience de l'Eglise, à la «Foi» transmise une fois pour toutes et fidèlement conservée depuis. Tels furent le premier souci et la méthode ordinaire de saint Athanase.
Les ariens citaient divers passages de l'Ecriture pour étayer leur allégation, que le Sauveur était une créature. En réponse, saint Athanase invoquait la «règle de la foi». C'est son argument le plus courant. «Nous qui connaissons le but de la foi (ton skopon tês pisteos), rétablissons le vrai sens (orthèn tèn dianoian) de ce qu'ils ont faussement interprété» (Contre les Ariens, 3, 35).
Saint Athanase soutenait que l'interprétation «correcte» de tel ou tel passage n'était possible qu'en se plaçant dans la perspective d'ensemble de la foi. «Le texte évangélique qu'ils allèguent maintenant, ils l'expliquent dans un sens arbitraire, comme nous le découvrirons si nous prenons en considération le but de la foi qui est la nôtre, à nous les chrétiens (ton skopon tês kath'hemâs toùs Christianoùs pisteos), et si nous lisons l'Ecriture en faisant de ce but notre règle (ton skopon hosper canoni chresamenoi)» (Ibid., 3, 28).
D'autre part, on doit aussi se montrer très attentif au contexte immédiat et à l'enchaînement dans lequel chaque phrase ou expression particulière est enchâssée, et il faut déterminer avec soin l'intention précise de l'auteur (Ibid., 1, 54).
Dans une lettre à l'évêque Sérapion, relative au Saint Esprit, saint Athanase revient sur cette accusation, que les ariens négligent ou ignorent volontairement «le but de la Divine Ecriture» -mè eidontes ton skopon tês Theias Graphês27. Le mot skopos, dans la langue de saint Athanase, désigne à peu près la même chose que le terme d'hypothesis normalement utilisé par saint Irénée : l'idée sous-jacente, le vrai propos, le sens que vise le texte28. Par ailleurs ce mot de skopos était un terme courant du vocabulaire exégétique de certaines écoles philosophiques, notamment celles du néo-platonisme. Dans l'effort philosophique de l'époque, l'exégèse jouait un grand rôle, et la question d'un principe herméneutique devait être soulevée. Jamblique, entre autres, avait été explicite sur ce point. Il fallait découvrir le «point principal», le thème fondamental de l'ensemble du traité soumis à l'examen et toujours garder ce thème présent à l'esprit29.
Saint Athanase peut très bien avoir été familiarisé avec l'usage technique du terme de skopos. Il soutenait qu'il était fallacieux de citer des passages et des textes isolés, en négligeant l'intention générale de la Sainte Ecriture. Il serait évidemment inexact de voir dans le skopos athanasien simplement «le sens général» de l'Ecriture. Le «but» de la foi, ou de l'Ecriture, est précisément leur contenu central de foi, lequel est présenté en condensé dans la «règle de foi», telle qu'elle a été maintenue dans l'Eglise, et transmise de «pères en pères», au lieu que les ariens «n'ont pas de pères» pour garantir leurs opinions30. Comme l'a justement observé le cardinal Newman, saint Athanase considérait la «règle de foi» comme un ultime «principe d'interprétation», opposant le «sens ecclésial» (tèn ekklesiastikèn dianoian, C. Arian. 1, 44) aux «opinions personnelles» des hérétiques31.
A tout instant, saint Athanase, examinant les arguments des ariens, reprend sous forme de résumé les points fondamentaux de la foi chrétienne, avant d'entrer dans la discussion proprement dite des citations de l'Ecriture invoquées par l'adversaire, et cela afin de replacer les textes dans leur juste perpective. Voici comment H.E.W. Turner décrit ce procédé exégétique de saint Athanase32 :
Contre la technique favorite des ariens, consistant à forcer le sens grammatical d'un texte sans s'occuper ni du contexte immédiat ni, plus largement, du cadre de référence dans lequel il s'insère à l'intérieur de l'enseignement biblique pris comme un tout, saint Athanase insiste sur la nécessité de prendre le sens global de la foi de l'Eglise comme Canon d'interprétation. Les ariens sont aveugles à la portée la plus large de la théologie de la Bible, et c'est pourquoi ils ne parviennent pas à tenir suffisamment compte du contexte dans lequel leurs citations sont prises. Le sens de l'Ecriture doit lui-même être considéré comme Ecriture. Certains ont pensé qu'il s'agissait là d'un abandon virtuel de l'appel aux Ecritures, au profit de l'argument de la Tradition. Il est certain que, dans des mains plus négligentes, il aurait pu conduire à mettre une camisole de force à la Bible, comme avaient tenté de le faire les dogmatismes arien et gnostique. Mais telle n'était sûrement pas l'intention de saint Athanase lui-même. Cet argument représente à ses yeux, un appel à revenir d'une exégèse ivre à une exégèse sobre, d'une myopie grammaticale scrutant fixement la lettre, à une intelligence de l'intention (skopos, charaktèr) de la Bible.
Le Professeur Turner exagère toutefois, semble-t-il, le danger. L'argument reste, en effet, strictement fondé sur l'Ecriture, et saint Athanase admet le principe de la pleine suffisance de l'Ecriture, sacrée et inspirée, pour la défense de la vérité33. La seule chose, c'est que l'Ecriture doit être interprétée dans le contexte de la tradition vivante de la foi, sous le contrôle ou la direction de la «règle de foi». Toutefois, cette règle n'était, en aucun cas, une autorité «étrangère» qu'on aurait pu «imposer» de l'extérieur à la Sainte Ecriture. Elle était bien la «prédication des Apôtres» qu'on trouvait, noir sur blanc, dans les livres du Nouveau Testament, mais elle la transmettait, pour ainsi dire, en abrégé.
Saint Athanase écrit à l'évêque Sérapion : «Considérons depuis le tout premier commencement cette tradition, doctrine et foi de l'Eglise catholique que le Seigneur a donnée (édoken), que les Apôtres ont prêchée (ekéruxan), et que les Pères ont gardée (ephulaxan). C'est sur elle que l'Eglise est fondée34». Ce passage caractérise au mieux la méthode de saint Athanase. Les trois termes de la phrase répondent à la même réalité : paradosis [tradition] venue du Christ Lui-même, didaskalia [enseignement] prodiguée par les Apôtres, et pistis [foi] reçue par l'Eglise catholique. Et tel est le fondement (themélion) de l'Eglise -un seul et unique fondement35. L'Ecriture même paraît faire partie de cette «Tradition» qui l'englobe et la dépasse, et qui vient, telle quelle, du Seigneur.
Dans la conclusion de sa première épître à Sérapion, saint Athanase revient une fois encore sur ce sujet. «En accord avec la foi apostolique que les Pères nous ont transmise par tradition, j'ai reproduit la tradition, sans rien inventer d'étranger à elle. Ce que j'ai appris, je l'ai inscrit (enecharaxa), en conformité avec les Saintes Ecritures36». Une fois même, saint Athanase parle de l'Ecriture en l'appelant une paradosis [tradition] apostolique37. Il est caractéristique que, dans toute la dispute avec les ariens, ne se trouve pas une seule référence à de quelconques «traditions» au pluriel. Le seul terme employé est toujours «Tradition», au singulier : il s'agit, bien sûr, de la Tradition, la Tradition apostolique, embrassant le contenu total et intégral de la «prédication» apostolique, et résumée dans la «règle de foi». L'unité et la solidarité de cette Tradition formaient le principe et le point crucial de toute l'argumentation orthodoxe.
Le projet exégétique et la «Règle du Culte»
L'appel à la Tradition était en réalité un appel à la conscience de l'Eglise. On posait en principe que l'Eglise avait la connaissance et la compréhension de la Vérité, du sens et de la vérité de la Révélation. En conséquence, l'Eglise avait la compétence et l'autorité aussi bien pour proclamer l'Evangile que pour l'interpréter. Ceci ne signifie pas que l'Eglise était «au-dessus» de l'Ecriture. Elle allait de pair avec l'Ecriture, mais par ailleurs, elle n'était pas liée par sa «lettre». Le propos ultime de l'exégèse et de l'interprétation était d'expliciter le sens et l'intention de la Sainte Ecriture, ou plutôt, le sens de la Révélation, de l'histoire du salut (Heilsgeschichte). L'Eglise, elle, devait prêcher le Christ, et pas simplement «l'Ecriture».
L'usage de la Tradition dans l'Eglise Ancienne ne peut se comprendre correctement que dans le contexte de l'usage effectif que l'on faisait de l'Ecriture. La Parole était gardée vivante dans l'Eglise. Elle se reflétait dans sa vie et sa structure. Foi et Vie étaient organiquement liées. Il est à propos de rappeler ici le passage fameux du Indiculus de gratia Dei, attribué par erreur au Pape Célestin et dont le véritable auteur est Prosper d'Aquitaine : «Tels sont les inviolables décrets du Saint Siège Apostolique, par lesquels nos saints Pères ont mis à mort l'innovation funeste... Considérons les prières sacrées que nos prêtres, conformément à la tradition des Apôtres, offrent uniformément dans chaque église catholique à travers le monde entier. Que la règle du culte établisse la règle de la foi». Il est vrai, bien sûr, que cette phrase, prise dans son contexte immédiat, ne formule pas quelque principe général, mais se limite, dans son intention première, au cas particulier du baptême des enfants conçu comme un exemple montrant la réalité d'un péché originel ou hérité. Certes, cette formule n'est pas la proclamation autorisée d'un Pape, mais l'opinion personnelle d'un théologien privé, exprimée au cours d'une controverse brûlante38. Cependant, cette petite phrase n'a pas été ôtée de son contexte ni n'a subi de modification dans l'ordre des mots par simple accident ou défaut de compréhension quand elle exprime le principe : Ut legem credendi statuat lex orandi, «Que la loi d'adoration établisse la loi de créance». La «Foi» trouva sa première expression précisément dans les rites et formules des liturgies et des sacrements : le Credo même apparut en premier lieu comme partie intégrante du rite de l'initiation chrétienne. «Les résumés et symboles de la foi, qu'ils soient sous forme de déclaration et par questions et réponses, sont des productions secondaires de la liturgie, dont ils reflètent la fixité ou la plasticité», dit J.N.D. Kelly39.
Ce fut la «liturgie», prise au sens le plus large, qui la première et dès l'origine, fixa la Tradition de l'Eglise, et l'argument tiré de la lex orandi [Règle du culte] fut constamment utilisé dans les discussions, dès la fin du Second siècle. Le culte de l'Eglise était une proclamation solennelle de sa Foi. L'invocation baptismale du Nom fut probablement la plus ancienne des formules trinitaires, et l'Eucharistie fut le premier témoignage du mystère de la Rédemption, dans toute sa plénitude. Le Nouveau Testament lui-même vit le jour, comme «Ecriture», dans l'Eglise priante. Et la première lecture de l'Ecriture se fit dans le contexte du culte et de la méditation.
Saint Basile et la «Tradition non-écrite»
Saint Irénée déjà faisait référence à la «foi» telle qu'elle avait été reçue dans le baptême. Tertullien et saint Cyprien empruntèrent des arguments à la liturgie40. Saint Athanase et les Cappadociens firent usage du même type d'argumentation. Elle atteint son développement complet chez saint Basile.
Dans sa polémique avec les ariens de la seconde génération, à propos du Saint Esprit, saint Basile édifie son principal argument sur l'analyse des doxologies, telles qu'on les disait dans les Eglises. Son traité sur le Saint Esprit fut un livre de circonstance, écrit dans le feu et l'ardeur d'une lutte acharnée et destiné à répondre à une situation historique déterminée. Saint Basile s'y trouva confronté à la question des principes et des méthodes de l'enquête théologique. Son traité s'attachait à démontrer un point particulier -qui, de fait, est le point crucial de la saine doctrine sur la Trinité- l'homotimia [égalité d'honneur] du Saint Esprit. Il se référait essentiellement à un témoignage d'ordre liturgique : la doxologie du type particulier qui comporte les mots «avec l'Esprit» et qui, comme il pouvait le prouver, était largement répandue dans les Eglises. Cette formule, assurément, ne se trouvait pas dans l'Ecriture. Seule la tradition l'attestait. Or les adversaires de saint Basile n'admettaient d'ordinaire que l'autorité de l'Ecriture. Les circonstances le poussèrent donc à entreprendre de démontrer la légitimité du recours à la Tradition.
Saint Basile voulait montrer que l'homotimie de l'Esprit, c'est-à-dire sa Divinité, avait toujours été objet de foi dans l'Eglise et qu'elle était part intégrante de la profession de foi baptismale. Comme le Père Benoît Pruche l'a correctement noté, l'homotimos était pour saint Basile, un équivalent de l'homoousios41. Sa conception de la Tradition n'apporte guère de nouveauté, si ce n'est qu'elle gagne en cohérence et en précision. La façon, en revanche, dont il s'exprime est tout-à-fait singulière.
«Parmi les dogmata et les kerygmata qui sont conservés dans l'Eglise, certains nous viennent de l'enseignement écrit (ek tês eggraphou didaskalias), d'autres découlent de la paradosis des Apôtres, qui nous a été transmise en musterioi. Et les uns comme les autres ont la même autorité -tèn autèn ischun- en matière de piété42». Au premier abord, on a l'impression que saint Basile introduit ici une double autorité et un double étalon -Ecriture et Tradition. En réalité, il en était on ne peut plus éloigné. Les termes qu'il emploie sont dignes de remarque. Les kerygmata sont chez lui ce que le développement ultérieur de la langue appellera des «dogmes» ou des «doctrines» : il s'agit d'un enseignement formel, faisant autorité et jouant un rôle normatif dans les questions de foi, bref, de l'enseignement public et déclaré. A l'opposé, les dogmata forment, selon lui, l'ensemble organique de toutes les «coutumes non écrites» (tà agrapha tôn ethôn), c'est-à-dire en réalité, toute l'organisation de la vie liturgique et sacramentelle. Il faut garder à l'esprit que le concept et le terme même de dogme n'était pas encore fixé à cette époque : le mot dogma n'avait pas encore le sens strict et précis qu'il a acquis43. Quoi qu'il en soit, on ne doit point être embarrassé devant l'affirmation de saint Basile, que les dogmata ont été enseignés et transmis par les Apôtres en musterioi, dans le mystère. A coup sûr, nous ferions un contre-sens, si nous traduisions par «en secret». La seule traduction correcte est : «par le moyen des mystères», c'est-à-dire sous la forme des rites et des usages ou coutumes liturgiques. C'est bien ainsi que saint Basile l'explique lui-même : Tà pleîsta tôn mystikôn agraphos hemîn empoliteuetai [La plupart des mystères ont chez nous droit de cité sans acte écrit]. L'expression tà mustika renvoie ici, à n'en pas douter, aux rites du baptême et de l'eucharistie qui sont, pour saint Basile, d'origine «apostolique». Il cite, à cet endroit, la référence faite par saint Paul lui-même aux «traditions» reçues par les fidèles (eite dià logou, eite di'epistolês, 2 Thess. 2, 15 ; 1 Cor. 11, 2).
La doxologie dont parle saint Basile est l'une de ces «traditions44». De fait, tous les exemples cités à ce propos par saint Basile sont de nature rituelle ou liturgique, qu'il s'agisse du signe de la Croix dans le rite de la réception des catéchumènes, de l'orientation vers l'est pour la prière, de la coutume de rester debout le dimanche à la liturgie, de l'épiclèse dans le rite eucharistique, de la bénédiction de l'eau et de l'huile, du renoncement à Satan et à sa pompe, de la triple immersion enfin, dans le rite du baptême. Il existe beaucoup d'autres «mystères non écrits de l'Eglise45», dit saint Basile. Il n'en est pas fait mention dans l'Ecriture. Ils ont néanmoins beaucoup d'autorité et de signification. Ils sont indispensables à la préservation de la foi droite. Ils constituent des moyens réels de témoignage et de transmission. Selon saint Basile, ils proviennent d'une tradition «silencieuse» et «privée» : «Venus de la tradition silencieuse et mystique, de l'enseignement non-public et secret46».
Cette tradition silencieuse et mystique, qui n'a pas été rendue publique, n'est pas une doctrine ésotérique, réservée à une élite particulière. Si élite il y avait, cette élite était l'Eglise. En effet, la tradition à laquelle saint Basile en appelle ici, c'est la pratique liturgique de l'Eglise. Il évoque ce que nous appelons à présent la disciplina arcani, la «discipline du secret». Au Quatrième siècle, cette «discipline» était largement utilisée, formellement imposée et préconisée dans l'Eglise. Elle était liée à l'institution du catéchuménat et avait, à l'origine, un but éducatif et didactique. D'autre part, saint Basile l'affirme lui-même, certaines traditions devaient être gardées non-écrites afin d'éviter qu'elles ne fussent profanées dans les mains des infidèles. Cette remarque se réfère évidemment aux us et coutumes de l'Eglise. Il convient, ici, de rappeler que, dans la pratique du Quatrième siècle, le Credo, ainsi que l'oraison dominicale, faisaient partie de cette «discipline du secret» et ne devaient pas être révélés aux non-initiés. Le Credo était réservé aux candidats pour le Baptême arrivés au dernier stade de leur instruction, après qu'ils avaient été solennellement enrôlés et approuvés. Le Credo leur était communiqué ou «transmis» par l'évêque oralement et ils devaient le réciter de mémoire devant lui : c'était la cérémonie de la traditio et redditio symboli, «transmission et répétition, par l'initié, du Credo». On recommandait instamment aux catéchumènes de ne pas divulguer le Credo à des gens de l'extérieur, et de ne pas le mettre par écrit. Il devait être écrit dans leurs coeurs. Mentionnons seulement ici la Procatéchèse de saint Cyrille de Jérusalem, aux chapitres douze et dix-sept. En Occident, Rufin comme saint Augustin estiment qu'il ne convient pas de coucher le Credo sur le papier. C'est aussi pour cette raison que Sozomène dans son Histoire ne cite pas le texte du Credo de Nicée, «que seuls les initiés et les mystagogues ont le droit de réciter et d'entendre47».
Tel est le contexte historique et culturel dans lequel il convient de replacer l'argument de saint Basile pour l'entendre. Saint Basile souligne avec force l'importance de la profession de foi baptismale qui impliquait qu'on s'engageait à croire dans la Sainte Trinité, Père, Fils et Saint Esprit (op. cit., 67 et 26). Cette «tradition» avait été transmise aux néophytes «dans le mystère» et devait être gardée «par le silence». On se fût trouvé en grand danger d'ébranler «le fondement même de la foi chrétienne», (to steréoma tês eis Christon pisteos), si l'on avait mis à l'écart, négligé ou rejeté cette «tradition non-écrite» (op. cit., 25).
La seule différence entre dogma et kérugma réside dans le mode de transmission : le dogme est gardé dans le silence et les kérygmes sont publiés ouvertement : to mèn gar siopâtai, tà dè kerugmata demosieuontai. Mais leur dessein est identique : ils transmettent la même foi, quoique par des voies différentes. De plus, cette tradition particulière n'était pas simplement une tradition des Pères, car une telle tradition n'eût pas été suffisante : ouk exarkeî. En fait, les Pères ont tirés leurs «principes» de «l'intention profonde de l'Ecriture» : Tôi boulémati tês Graphês ekolouthesan, ek tôn marturiôn... tàs archàs labontes [Ils ont suivi l'intention de l'Ecriture, tirant leurs principes de ses témoignages]. De la sorte, la «tradition non écrite» n'ajoute en réalité rien au contenu de la foi scripturaire ; elle ne fait que mettre cette foi en pleine lumière48.
Le recours de saint Basile à la «tradition non écrite» était en fait un appel adressé à la foi de l'Eglise, à son sensus catholicus, à la conscience ecclésiastique (phronema ekklesiastikon). Il lui fallait trancher le noeud gordien créé par le pseudo-biblicisme à courte vue de ses adversaires ariens. Et il arguait que, en dehors de cette règle de foi «non écrite», il était impossible de saisir les véritables intentions et l'enseignement de l'Ecriture même.
Saint Basile était, dans sa théologie, strictement fidèle à l'Ecriture : l'Ecriture était pour lui le critère suprême de la doctrine (lettre 189, 3). Son exégèse était sobre et mesurée. Pourtant, l'Ecriture elle-même était un mystère, mystère de la Divine économie et du salut de l'homme. Il y avait dans l'Ecriture une profondeur insondable, puisque c'était un livre inspiré, dont l'auteur était l'Esprit. C'est pourquoi la véritable exégèse devait elle aussi être spirituelle et prophétique. Le don du discernement spirituel était nécessaire pour la bonne intelligence de la Parole. «Car celui qui juge des paroles doit d'abord s'être préparé comme l'auteur lui-même... Et je me rends compte que, à propos des mots de l'Esprit, il est aussi impossible à quiconque d'entreprendre l'examen de Sa parole, sinon à ceux qui ont l'Esprit qui leur donne le discernement» (Lettre 204).
L'Esprit est conféré par les sacrements de l'Eglise. L'Ecriture doit être lue à la lumière de la foi, ainsi que dans la communauté des fidèles. Voilà pourquoi la Tradition, la tradition de la foi telle qu'elle se transmet à travers les générations, était pour saint Basile le guide et le soutien indispensable dans l'étude et l'interprétation de la Sainte Ecriture. En quoi il marchait dans les pas de saint Irénée et de saint Athanase. C'est de la même façon que saint Augustin utilisa la Tradition de l'Eglise, en particulier son témoignage liturgique49.
L'Eglise, interprète de l'Ecriture
L'Eglise avait autorité pour interpréter l'Ecriture, puisqu'elle était la seule dépositaire authentique du kerygma apostolique. Ce kérygme était infailliblement gardé vivant dans l'Eglise, parce qu'elle avait le don du Saint Esprit. L'Eglise continuait d'enseigner viva voce, de vive voix, pour répandre et promouvoir la Parole de Dieu. Et la voix vivante de l'Evangile (viva vox Evangelii) ne consistait pas simplement dans la récitation des mots de l'Ecriture. C'était la proclamation de la Parole de Dieu, telle qu'elle était écoutée et conservée dans l'Eglise, par le pouvoir de l'Esprit vivifiant qui ne cessait pas d'habiter en elle. Hors de l'Eglise et des ministres réguliers qu'elle consacrait, successeurs des Apôtres, il n'y avait ni proclamation véridique de l'Evangile, ni saine prédication, ni vraie compréhension de la Parole de Dieu. Et c'est pourquoi il était vain de chercher la vérité ailleurs et en dehors de l'Eglise catholique et apostolique. Telle est la conviction unanime de l'Ancienne Eglise, de saint Irénée jusqu'à Chalcédoine, et au-delà.
Saint Irénée était formel sur ce point. Dans l'Eglise, les Apôtres ont assemblé la plénitude de la vérité : «Ils lui confièrent surabondamment tout ce qui touche à la vérité50». Bien sûr, l'Ecriture elle-même forme la majeure partie de ce «dépôt» apostolique. De même l'Eglise. L'Eglise et l'Ecriture ne pouvaient être séparées ou opposées l'une à l'autre. L'Ecriture, c'est-à-dire sa vraie intelligence, n'était que dans l'Eglise, dans la mesure où l'Esprit Saint la guidait.
Origène insiste constamment sur cette unité de l'Ecriture et de l'Eglise. La tâche de l'interprète est d'expliquer la parole de l'Esprit : «Nous devons prendre garde, quand nous enseignons, de ne pas présenter nos interprétations personnelles, mais celles du Saint Esprit51». Or cela est proprement impossible en dehors de la Tradition Apostolique, conservée dans l'Eglise. Origène insiste sur l'interprétation catholique de l'Ecriture, telle que la présente l'Eglise : «Ecoutant dans l'Eglise la parole de Dieu expliquée catholiquement52...» Ce que les hérétiques, précisément, méconnaissent dans leur exégèse, c'est la vraie «intention», la voluntas de l'Ecriture : «Celui qui présente les paroles de Dieu sans suivre l'intention des Ecritures ni la vérité de la foi, sème du blé et récolte des épines53».
L'«intention» de la Sainte Ecriture et la «Règle de foi» sont intimement liées et se répondent l'une à l'autre. Telle était la position des Pères du Quatrième siècle et des suivants, en plein accord avec l'enseignement des Anciens. Avec son acuité et sa véhémence coutumière, saint Jérôme, ce géant de l'Ecriture, exprime la même idée :
Marcion, Basilides et les autres hérétiques... n'ont pas l'Evangile de Dieu, parce qu'ils n'ont pas le Saint Esprit sans lequel l'Evangile qu'on prêche devient chose humaine. Selon nous, l'Evangile ne réside pas dans les mots de l'Ecriture, mais dans leur sens ; non dans la surface, mais dans la moëlle, non dans les feuilles des propos, mais dans la racine de leur sens. Voici quand l'Ecriture est aux auditeurs d'une réelle utilité : quand elle n'est pas prononcée sans le Christ, ni expliquée sans les Pères et que ceux qui la prêchent ne l'introduisent pas sans l'Esprit... On court un grand danger à parler dans l'Eglise, car il se pourrait faire que, par une interprétation perverse, l'Evangile du Christ devienne un évangile de l'homme...(In Galat. 1, 1, 2 ; PL 26, 386).
Ici se manifeste, comme à l'époque de saint Irénée, de Tertullien et d'Origène, la même préoccupation pour la vraie compréhension de la Parole de Dieu. Il se peut que saint Jérôme n'ait fait que paraphraser Origène. Hors de l'Eglise il n'est pas d'Evangile divin, il n'est que de simples substituts humains. Le vrai sens de l'Ecriture, le sensus Scripturae, c'est-à-dire le message divin, ne peut être perçu que «en liaison avec la vérité de la foi» (juxta fidei veritatem), sous la conduite de la règle de foi. La «vérité de foi» (veritas fidei) est, dans ce contexte, la confession de foi trinitaire. L'approche est la même que chez saint Basile. Saint Jérôme parle, avant tout, de la proclamation de la Parole qui a lieu dans l'Eglise : «Elle est utile aux auditeurs» (audientibus utilis est).
Saint Augustin et l'autorité catholique
C'est de la même manière qu'il faut comprendre la sentence fameuse et à bon droit inquiétante, de saint Augustin : «Pour moi, je n'aurais pas cru l'Evangile si l'autorité de l'Eglise catholique ne m'y avait poussé54». Il faut lire la phrase dans son contexte. Tout d'abord, saint Augustin ne la prend pas à son compte. Il parle de l'attitude que le simple fidèle doit adopter lorsqu'il se trouve confronté à la prétention des hérétiques à l'autorité. Dans un tel cas, il était à propos, pour le simple croyant, de recourir à l'autorité de l'Eglise, de laquelle et en laquelle il avait reçu l'Evangile même : «L'Evangile même, je l'ai cru en recevant instruction de prédicateurs catholiques» (ipsi Evangelio catholicis praedicantibus credidi). L'Evangile et la prédication de la Catholica appartiennent l'un à l'autre. Saint Augustin n'avait pas l'intention de subordonner l'Evangile à l'Eglise. Il voulait simplement souligner que «l'Evangile» est toujours, concrètement, reçu dans le contexte de la prédication de l'Eglise catholique et ne peut tout simplement pas être séparé de l'Eglise. C'est dans ce contexte seulement qu'il peut être mesuré et compris adéquatement.
Bien sûr, le témoignage de l'Ecriture est ultimement «évident par lui-même», mais seulement pour les «croyants», pour ceux qui ont atteint à une certaine «maturité spirituelle», ce qui n'est possible que dans l'Eglise. Augustin opposait cette autorité (auctoritas) enseignante et prêchante de l'Eglise Catholique aux divagations prétentieuses de l'exégèse manichéenne. L'Evangile n'appartient pas aux manichéens. L'autorité de l'Eglise catholique (Catholicae Ecclesiae auctoritas) n'était pas une source indépendante pour la foi. Elle était le principe incontournable de toute saine interprétation. En réalité, la phrase peut se renverser : on ne croirait pas l'Eglise, si l'on n'y était poussé par l'Evangile. La réciproque est d'une vérité absolue55.
Cet article est paru en anglais, sous le titre «The Function of Tradition in the Ancient Church» dans The Greek Orthodox Theological Review (9,2,1963), la revue du Séminaire de la Sainte Croix (Holy Cross) à Boston. Il a été repris dans le premier volume (Vaduz, 1987) des Collected Works du Père Georges Florovsky publiés sous la direction du Professeur R.S. Haugh. L'éditeur en fut d'abord Nordland, il est maintenant Büchervertriebsanstalt, de Vaduz au Liechtenstein. Nous renvoyons nos lecteurs à cette excellente édition en quatorze volumes, que nous recommandons vivement.
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