samedi 15 janvier 2011

Lumière du Thabor n°29. Lettres Spirituelles de Saint Joseph l'Hésychaste.

JOSEPH L’HESYCHASTE
Moine du Mont Athos








LETTRES SPIRITUELLES

traduites du grec par Anne Ranson

Prologue




Mon enfant bien‑aimé dans le Seigneur ; réjouis‑toi, et que la grâce de Dieu le Père, du Fils et du Saint Esprit soient sur ton âme. Amen.


Parce que je te vois, mon enfant, comme la biche assoiffée désirer les sources célestes de la divine grâce, et avec un amour fervent courir à leur recherche, j'entreprends, bienqu'illettré, de t'écrire ces lignes, me voilant à moi‑même la mesure de mon ignorance et de mon incapacité, mais confiant dans les prières de mes Pères. Sans plus tarder, je commence au commencement, t'exposant la conduite de vie monastique et ascétique, et t'expliquant aussi de quelle façon le moine devient digne du royaume des cieux et participant des biens éternels, par la grâce et la miséricorde de Dieu.
Pour toi, mon enfant, ne contrains pas ton esprit à les méditer, mais lis‑les chaque jour attentivement, jusqu'à ce que ton âme en soit imprégnée, et qu'elles y produisent de beaux fruits bons à manger. Et ne tiens pas ce que je te dis pour de simples paroles en l'air, car tel n'en est pas le sens, mais bien pour des vérités d'expérience, héritées des Saints Pères, qu'éclaire la grâce divine. C'est eux qui m'ont enseigné, eux dont j'ai en partie goûté le fruit. Dans mon ignorance d'illettré pourtant, j'ai eu bien de la peine à t'écrire leurs préceptes. Tout comme il m'a fallu me donner jusqu'au sang pour les étudier et les pratiquer. Et maintenant je les dispose tout apprêtés devant tes yeux, comme les splendides mets d'une table fastueusement chargée, comme les fruits délicieux d'un paradis aux mille espèces d'arbres.
Toi donc, ne sois pas négligent, mais en prenant de la peine, manges‑en à chaque instant afin de vivre la vie éternelle et de fuir loin du fruit de la connnaissance dont mangèrent nos ancêtres qui en moururent.
Ah, Seigneur, puissions‑nous être gardés du fruit défendu, comme aussi éclairés sur la vérité, par toi notre Dieu très haut, à qui sont la gloire et la puissance dans les siècles ! Amen.

I

A propos de la règle monastique
et de la façon dont il convient de passer les vingt quatre heures
du jour et de la nuit.




Tout d'abord, mon enfant, je commencerai par te soumettre la façon dont il te faut vivre. Et bien que tu la connusses déjà mille fois par mes lettres ou par mes conseils, écoute néanmoins ; cette fois encore, l'exposé de la règle monastique, et des fondements nécessaires de ta nouvelle vie que je te redonne ici en peu de mots.
Entre midi et sept heures -heure aghiorite‑ prend le repas qui t'est prescrit et dors trois ou quatre heures. Alors, t'étant éveillé, fais, avec le chapelet, ton office de vêpres. Lorsque tu l'as achevé, prépare un café, pour t'aider à veiller. Et quand tu l'as bu, commence les complies. A voix basse, doucement, sans lumière. Dis aussi les hymnes à la Mère de Dieu. Puis, lorsque tu as fini tout cela, tiens‑toi, si tu le peux, debout, les bras en croix, sans lumière ‑ parce que la lumière disperse les facultés de l'esprit - , et dis cette prière:
"Seigneur Jésus Christ, Père Très Doux, Dieu et Seigneur de miséricorde, toi l'Auteur de la Création entière, jette un regard sur mon humilité, et pardonne tous mes péchés, depuis le commencement de ma vie jusqu'à ce jour et cette heure même. Envoie sur moi ton Esprit Très Saint, ton Paraclet ; qu'il m'enseigne, qu'il m'illumine, et me convie, afin que je ne pèche point, et qu'avec une âme et un coeur purs, enseigné par lui, je t'adore, te vénère, te glorifie, te rende grâces et t'aime de tout mon coeur et de toute mon âme, ô toi mon très doux Sauveur, Dieu, mon bienfaiteur, à qui convient tout mon amour et toute adoration. En vérité, Père très bon, et sans commencement, Fils coéternel, et très Saint Esprit, Trinité Sainte, rends‑moi digne de la divine illumination et de la connaissance spirituelle, pour que, considérant ta douce grâce, je supporte par elle le poids de la veille, toute cette nuit durant, et que je te rende des prières pures et des actions de grâce, par l'intercession de la Toute Sainte Mère de Dieu et de tous les Saints. Amen."
Use ensuite de mots à toi, et dis‑en autant que tu le pourras, et que tu en sauras, jusqu'à émouvoir les saintes entrailles de Dieu, l'inclinant pour toi à l'amour et à la miséricorde. Alors, après que tu te seras beaucoup fatigué, assieds‑toi, et mets en ton esprit diverses pensées salutaires, telles que la mort, l'enfer, et le second avènement. Et pleure autant que Dieu te donnera de larmes. Puis en pensée, tourne‑toi vers le Paradis ; vers la jouissance des justes et les biens éternels. Et rends grâce au Sauveur qui est bon, et à Dieu ton bienfaiteur.
Après quoi, lève‑toi, et fais ton canon. Puis de nouveau assieds‑toi. Lis alors les vies des Saints, comme aussi d'autres livres utiles au salut, qui te porteront à la contrition. Mais si le sommeil te gagne, lève‑toi, et reprends ton office. Enfin, lorsque tu as tout fini, ainsi que les Heures et les Chapelets, dont je t'ai fixé le nombre et que je t'ai enseigné à dire, alors assieds‑toi, et repose‑toi, en t'assoupissant un peu jusqu'à ce que le jour se lève.
Lorsque tu t'es levé, prends quelque chose de chaud, avec vingt‑cinq drames1 de pain frais ou rassis. Et mets‑toi à l'ouvrage, disant en esprit la prière, incessamment. Mais si tu as un peu de temps; lis et pleure en silence. après quoi, cuisine ton repas en mesurant les doses comme je te l'ai appris avec une boîte de lait. C'est ainsi, qu'une telle boîte remplie de riz ou de légumes secs te donne deux assiettes ‑ deux repas -, et suffit pour deux jours, si tu en prends la moitié chaque jour. Quand tu as bien fait bouillir le tout, mange à sept heures ‑ heure athonite - c'est‑à‑dire à une heure de l'après‑midi ; ajoute aussi cinquante dramies de pain frais ou rassis. Et si c'est un jour où l'on consomme de l'huile, comme le mardi, le jeudi, le samedi ou le dimanche -, verses‑en jusqu'à dix dramies dans ton assiette. Si tu en as, mets aussi un peu de fromage, d'oeuf, de sardine, ou bien encore dix olives. Car de tout ce que tu as, fruits ou dessert même, tu peux manger un peu à table, à la gloire de Dieu. Oui, mieux vaut manger et garder l'humilité, que de juger les autres, parce qu'on ne mange pas.
L'après‑midi, tu n'as pas la bénédiction pour recevoir quiconque et t'entretenir avec lui ; ni moine, ni laïc. S'il veut venir cependant, quel qu'il soit, qu'il vienne le matin.
Cette règle il te faut l'observer. Même le jour de la Pâque, de Noël, ou le dimanche de la Tyrophagie2 ; oui, même ces jours là, ne mange jamais qu'une seule fois le jour. Et lorsque point l'aube du lundi de lumière3, ne fais pas le triméron4 : durant ces trois jours à la suite, bois, à la nuit tombée, quelque chose de chaud, avec un peu de pain ou de biscotte. Cependant, en toute chose garde la mesure et le discernement.
Mais tu sais tout cela, pour me l'avoir souvent entendu dire, et tu n'ignores pas la règle. Aussi cesserai‑je ici mon discours, car c'est la pratique, en premier lieu, qui, après qu'il s'est passé à l'observer, beaucoup de temps déjà, peut avec l'aide de la grâce nous donner la sagesse.


II

En réponse aux questions du même.




Tu sais donc à présent, mon enfant, comment partager ton temps. Apprends aussi maintenant ce que tu désires apprendre, sur quoi tu m'interroges.
Et tout d'abord, parlons de ces choses que tu dis entendre en toi : "Saint, Saint, Saint,..." et le reste, comme tu me l'écris. Je dis, moi, mon enfant, que tu dors lorsque tu les entends. Car il est un sommeil propre aux lutteurs, dans lequel ils entrent tandis que leur corps affaibli se fait plus léger. Et ce sommeil, souvent, prend l'ascète sans même qu'il s'en rende compte, lorsqu'il se tient assis ou debout. Alors tout en ayant ces visions en songe, il lui semble qu'il est éveillé, quand il ne l'est pas. Et il continue de dormir, la nuit entière, sans rien en savoir. Toi donc, tâche durant la nuit de veiller debout, t'occupant à la lecture ; et pour lutter contre le sommeil marche dans la chambre et mets de l'eau sur ton visage. Alors tu sauras si ces visions te viennent pendant la veille ou dans ton sommeil. Parce que tous les lutteurs voient en dormant de pareilles choses. Mais si tu acquiers la certitude que tu les vois lorsque tu es bien éveillé, sache que ce n'est pas pourtant de l'égarement. Car le démon ne peut dire de telles paroles : "J'adore le Père, le Fils et le Saint Esprit."
Tu me décris aussi dans ta lettre les tressaillements de joie que ressent ton coeur. A ce propos, sache encore que lorsque l'homme purifie son âme, et qu'au‑dedans de lui est enfin conçu notre très doux Jésus, le Nouvel Adam, le coeur alors ne peut plus contenir le plaisir indicible qui soudain l'envahit, au point qu'il le sent tressaillir d'allégresse et voit de ses yeux couler de très douces larmes, tandis que son être tout entier devient telle une flamme de feu, brûlant d'amour pour son Christ. Et son esprit se fait toute lumière, et plein de stupeur, il admire la gloire de Dieu. Mais, tu m'écris toi, que tu es enténébré et que tu ne sais plus où tu te trouves. Fais attention, car c'est là ou tu t'égares.
Tu me dis aussi que ton corps est soudain paralysé, qu'il devient comme mort. Et je te réponds : souvent certes, le corps est comme paralysé, mais l'esprit alors devient tout oeil, et le coeur sent en lui joie et douceur infinies. Enfin, sache qu'il ne faut pas atteindre à de grandes hauteurs pour voir ces choses que je te décris ici, mais qu'elles sont encore le fait des commençants. Il suffit à l'âme d'être purifiée pour les voir. Lorsque cependant elle arrive à le purification parfaite, alors elle voit autrement. Mais ce qu'elle voit alors, je ne te l'écris pas, car tu ne peux le comprendre. Pour l'heure, je ne te dis que cela : Prie Dieu de te donner la connaissance spirituelle qui est le discernement, et de t'apprendre comment il te faut devenir sensé, comme aussi ce que tu dois avoir dans l'esprit, jusqu'à ce que tu sois digne de l'entière vérité. Et cette vérité est le Christ, à qui sont la gloire et la puissance dans les siècles. Amen.

III

Du travail spirituel qu'il faut accomplir sur la pensée,
et de ce que nous devons avoir dans l'esprit.




Tu as donc reçu mon enfant, les réponses aux questions que tu te posais. Vois maintenant comment il te faut combattre les ennemis. Et relis maintes fois cette lettre avec beaucoup d'attention, comme une leçon que tu apprendrais. Tu sauras ainsi ce sur quoi tu t'interrogeais, et la manière de chasser les pensées d'orgueil, lorsqu'elles te disent que tu es devenu saint ou que tu as la grâce, parce que tu verses des flots de larmes.
Au Seigneur, parle ainsi :
"O mon bien‑aimé, mon très doux Jésus Christ. Qui donc a‑t‑il pu te supplier en ma faveur ? Qui a prié, pour que tu me portes en ce monde, m'y faisant naître chez de bons parents, de fidèles chrétiens ? Quand tant d'autres naissent parmi les Turcs, les Francs, les Maçons, les Juifs, les idolâtres et pire encore, lesquels ne croient pas en toi, mais sont dans le monde comme s'ils n'y étaient pas même nés, et sont à la fin damnés éternellement ? Et comment pourrai‑je assez t'aimer en retour, et te rendre gloire, pour une si grande grâce et un tel bienfait que tu m'as accordé ? Car, quand même je verserais mon sang pour toi, je ne t'aurais pas encore assez remercié.
Ah ! Mon très doux Sauveur, je te le redemande, qui t'a prié en ma faveur pour que tu me supportes tant d'années, moi, qui depuis l'enfance n'ai fait que pécher ? Et que ne t'es‑tu lassé de moi, quand tu me voyais fauteur d'iniquité, voleur, prompt à la colère, gourmand jusqu'à la gloutonnerie, cupide, avare, jaloux, envieux, empli de toute sorte de mal enfin, et t'outrageant sans cesse, ô toi mon Dieu par mes actes infâmes ?
Tu n'as pas ô mon Seigneur, envoyé la mort pour me prendre avec mes péchés, mais dans ta bienveillance, tu m'as supporté, lors même que si tu avais voulu que je meure, j'aurais avec l'issue fatale trouvé le châtiment éternel ! O ta bonté Seigneur, ne connaît point de limites !
Dis‑moi encore, mon Christ, qui t'a supplié en ma faveur, de sorte que tu me portes à la repentance, et à la confession de mes fautes, jusqu'à m'inspirer le désir béni de revêtir l'habit du Grand Schème Angélique ? Oh, comme admirable, Seigneur, est ta grandeur ! Que redoutable est ton immense économie ! Et riches tes dons ! O Maître, inestimables sont tes trésors, et ineffables tes mystères ! Qui ne tremblerait en admirant ta bonté ? Qui ne serait frappé à la vue de ta miséricorde infinie ? Oui, Maître, je tremblerais d'expliquer seulement la richesse du don que tu prodigues !
O mon Maître et Seigneur ! Toi qui te crucifias pour sauver celui qui te crucifiait ! Quand moi, par mes péchés, je crucifie mon créateur, Lui, qui m'a façonné de ses mains, m'affranchit du péché, et me délivre de la mort ! O doux amour de Jésus, combien je te suis redevable ! Ce n'est pas mon créateur, pour la vie éternelle que tu m'as promise qu'il faut que je t'aime ! Ni pour la grâce que tu dis me donner alors, ni pour le Paradis même ! Mais à jamais, je t'ai cette obligation de t'aimer, pour ce que tu m'as affranchi de la servitude terrible des passions et du péché !"
Grande est la merveille en vérité ! Quel esclave acheté par un maître oserait demander un salaire parce qu'il sert son Seigneur ? et comment pourrait‑il demander la liberté, puisqu'il doit s'acquiter del'argent de son rachat ? Mais vois, le Roi et Seigneur de toutes choses s'est crucifié pour toi, et il t'a délivré de l'asservissement aux démons. Et il t'a donné des commandements pour antidotes de tes passions afin qu'en travaillant aux premiers tu échappes aux secondes, qui te gouvernent impitoyablement. Il te dit : Ne fornique pas et tu deviendras un homme sensé. Parce que si tu ne te fais pas violence pour de venir sensé, tu deviendras fornicateur. Il te dit aussi : ne vole pas et tu deviendras fidèle. Car si tu ne te fais pas violence pour devenir fidèle, il est inéluctable que tu deviennes voleur. Et encore : ne sois pas cupide, pour être généreux. Et il est indéniable que si tu ne te fais pas violence pour apprendre la générosité, tu deviendras avare. Ou bien : Ne sois pas gourmand, pour apprendre la tempérance. Comme aussi, Aie de l'amour pour ton frère, et tu n'en seras pas jaloux. Et ainsi de toutes les vertus.
Voici donc ce que nous disions : Après que le Seigneur nous eut affranchis par le divin baptême, il nous donna ses divins commandements pour antidotes de nos passions, afin que nous ne retombions pas dans l'esclavage du péché. D'où il apparaît que nous ne pouvons prétendre que nous serons Dieu, et que pour cela il nous doit un salaire ; ni même soutenir que nous travaillons pour la vie éternelle. mais il est juste de dire que tels des esclaves achetés par le divin Maître, nous travaillons à ne pas devenir des esclaves des démons. Oui, c'est comme débiteurs que nous devons travailler. Car nous avons été rachetés. Et c'est parce que nous avons contracté cette dette, qu'il nous faut servir le maître avec une grande humilité, en gardant fidèlements tous ces saints commandements. Dès lors, si le Seigneur nous trouve être de loyaux serviteurs, alors il nous fait don de sa divine grâce, et nous délie de ses passions. Et il nous accorde par surcroît son Royaume Céleste en disant : "Viens, mon bon et fidèle serviteur ! Tu t'es montré fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup ! " Vois‑tu mon enfant ? Le Seigneur ne nous dit pas : "Viens, et pour m'avoir servi, je te dédommagerai de tes peines." Mais c'est la seule miséricorde de son amour, qui lui fait dans sa grande bonté nous donner sa douce grâce. Puis, il va jusqu'à nous prendre les passions qui nous tourmentent ; et en toute chose il nous rend dignes de son Royaume.
Quand donc, tu viens acquitter ta créance en faisant ta prière, c'est avec une grande humilité qu'il te faut venir, et tout en implorant de la miséricorde de Dieu. Car bien loin qu'il t'aie la moindre obligation, et qu'en obligé il lui faille te donner la grâce, c'est toi qui es envers lui lié par ta dette, toi qui dois lui demander la grâce de te délier en disant :
"O Maître très doux, Jésus Christ notre Seigneur, envoie sur moi, je t'en prie, ta sainte grâce, et delie‑moi des liens du péché. Eclaire la ténèbre de mon âme, afin que comprenant un peu l'infinité de ta miséricorde, je puisse t'aimer en retour et te rendre de dignes actions de grâce, à toi mon très doux sauveur, à qui conviennent tout amour et toute louange.
Oui, mon bienfaiteur plein de bonté, toi mon seigneur très miséricordieux, ne me prive pas de ta riche miséricorde, mais ouvre à ta créature les entrailles de ta bonté infinie.
Las, Seigneur, je n'ignore pas le poids de mes fautes, mais je connais aussi ta pitié sans limites. Je considère la ténèbre de mon âme aveuglée, mais plein d'honnêtes espérances, je crois en ta pitié, attendant avec foi ta divine illumination, comme aussi l'afffranchissement de mes désirs mauvais et de mes funestes passions, par l'intercession de ta très douce Mère, notre souveraine, la Mère de Dieu et toujours Vierge Marie, et de tous les saints. Amen".
Jusqu'à ton dernier souffle ne cesse pas de supplier ainsi, et Dieu accèdera à ta demande, lui à qui sont la gloire et la puissance dans les siècles. Amen.


IV

Sur la vigilance à observer, si nous vient le secours divin,
et comment il faut combattre les pensées
inspirées par l'imagination.




Tu sais à présent, mon enfant, comment on devient un être sensé. Apprends aussi comment il faut combattre toujours. Car, si même le Seigneur nous visite, qu'il nous délivre des passions, et nous témoigne son amour infini, ne va pas croire pour cela, que tu n'a plus besoin de garde désormais. Mais sache qu'aussi longtemps nous demeurons pauvre , nous demandons la richesse ; et que lorsque nous sommes enfin enrichis, notre peur alors est plus grande encore qu'elle n'était d'abord, parce que nous ne pouvons plus même nous endormir, ni tomber dans quelque négligence, sans craindre que les voleurs n'entrent et qu'ils ne nous volent tout notre trésor.
Et sur les voleurs écoute cette parabole :
Après que tu t'es mis en prière, voici que t'est venue une illumination divine dont tu ressens une joie et une douceur ineffables. Mais un voleur aussitôt surgit, l'imagination, qui te glisse en secret : "Vraiment, tu es saint à présent ! " Toi, à brûle‑pourpoint tu lui réponds : "Tais‑toi malin démon ! Si même je montais jusqu'au troisième ciel, il n'entrerait rien là de ma volonté ! Vois ce que dit Paul : "J'ai été ravi hors de moi‑même, et j'ai entendu des paroles ineffables." Dit‑il donc qu'il est monté volontairement au ciel ? Point du tout. et puisqu'un autre le mène, a‑t‑il lui, rien manifesté qui lui fût propre ? Certainement non. Et vois encore ce qu'il dit ailleurs, tandis qu'il a par sa prédication annoncé le salut au monde entier : "Je n'agis pas en cela de par ma volonté (à vérifier) , mais c'est le Christ qui agit en moi."
Comprends‑tu mon enfant ? Qu'avait saint Paul qu lui fût propre, tandis qu'un autre le menait ? Toi aussi donc, dit à ton méchant orgueil : quand bien même je monterai aux cieux, quand je verrais les anges, et que je parlerai avec mon Seigneur, il n'entrerait rien là de moi. La vérité est que le Roi peut bien vouloir prendre de la glaise, de la boue de bourbier infâme pour la placer auprès de son trône. N'est‑il pas roi après tout ? Ce qu'il veut, il le fait. Mais la boue, elle, peut‑elle seulement s'enorgueillir de ce qu'elle est auprès du Roi ? Certes non. Mais bien plutôt elle admire la bonté du roi et son humilité : comment n'a‑t‑il pas répugné à regarder cette boue puante, allant à l'inverse jusqu'à la porter auprès de lui ? Dieu en vérité, de la même façon que de boue il t'a élevé au rang d'animal logique, de la même manière exactement, lorsqu'il le veut, il te jette à nouveau dans les sphères inférieures de ta nature boueuse. Ni donc, lorsqu'il t'a élévé, celà n'était dû à un quelconque progrès imputable à toi‑même, ni quand il te rejette vers le bas, là où il t'a pris, tu ne dois t'attrister, mais dire seulement : "Vraiment Seigneur, je suis un digne fils de la géhenne ; aussi, ne puis‑je me plaindre, parce que j'ai commis et que je commets sans cesse les forfaits de l'enfer. Quand tu l'as voulu, tu m'as fait monter aux cieux ; maintenant tu veux autrement, et tu me jettes dans l'hadès. Que ta sainte volonté soit faite".
C'est lorsque tu commets une faute et que tu tombes, et alors seulemnt qu'il te faut être triste. Non point t'attrister de ce que tu es tombé, mais bien t'attrister de ce que tu as peiné Dieu après qu'il t'ait montré tant d'amour, en retour duquel tu t'es montré ingrat et sans reconnaissance. Et cependant, renoue avec l'espoir de te relever. Ne désespère pas, parce que tu as péché. Mais si, au rebours, c'est sans avoir commis aucun péché que tu as changé , sois sans crainte, et réjouis‑toi de ce que tu as vu les biens de Dieu, que tu as acquis une foi accrue comme une espérance plus ardente, et qu'à cause de la miséricorde de Dieu et de son amour pour l'homme, tu vas devenir héritier de toutes ces choses que tu as contemplées.
Mais lorsque le malin démon vient te souffler encore que tu es plus haut que les autres moines, dis‑lui : "Tais‑toi, démon perfide, car il suffirait, pour que tous les hommes deviennent semblables, que le Seigneur voulût sur eux répandre sa divine grâce. En quoi donc cela est‑il imputable à celui qui n'a pas la grâce, ou n'en reçoit qu'une faible part ? Vois, à l'un le Seigneur donne cinq talents, à l'autre deux seulement. Est‑ce la faute de qui n'en a reçu que deux ? Assurément non. Le Seigneur connaît de chacun l'intérêt. Cependant, celui à qui il a donné les deux talents, entend à la fin la même voix lui dire :"Entre dans la joie de ton Seigneur". Et non pas : "Pourquoi ne m'as‑tu pas, comme l'autre, rendu dix talents ?" Vois‑tu, mon enfant, si tu as beaucoup reçu de Dieu, il te sera aussi beaucoup demandé.
Ni celui, donc, qui a reçu une grande grâce ne peut tenir pour rien et condamner celui qui n'a pas, ni celui qui n'a pas la même grâce ne doit s'attrister et murmurer parce que Dieu ne lui a pas donné autant. Mais il faut à celui qui a la grâce supporter avec longanimité celui qui ne l'a pas, le soutenir dans toutes ses maladies de corps et d'âme, et le mener avec discernement sur la voie spirituelle, jusqu'à ce que le second double également son talent, ou que lui vienne une illumination propre à lui ouvrir les yeux de l'âme, de sorte qu'il voie ses manquements, et témoigne d'une obéissance parfaite envers celui qui est plus haut que lui.
Telle est donc, mon enfant, la sorte d'intelligence qu'il nous faut acquérir pour devenir des hommes sensés. Car sans le secours du Dieu de sainteté nous ne pouvons rien faire, ainsi que le dit le Seigneur : "Sans moi vous ne pouvez rien faire". C'est pourquoi nous devons implorer que nous soit donnée la connaissance spirituelle et le discernement. Sans ces deux vertus en effet, cela même qui au juger nous paraît bon, tout à rebours s'avère bientôt mauvais. Et là où nous avions vu du miel, il n'est en vérité que poison. Mais le discernement, lui, distingue, jauge et soupèse, tandis que la connaissance dissipe tout mal et extirpe toute pensée d'orgueil. Et pour les unir la connaissance et le discernement ont l'humilité, comme ils ont pour les garder la grâce, et avec elle, ce faîte de tous les charismes qu'est l'amour, pour lequel aussi est venu le doux Jésus, qui se crucifia, voulant nous montrer l'infini amour qu'il porte à sa créature. A lui sont la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles. Amen.

V

Comment survient la grâce divine,
en quoi, elle se laisse distinguer de l'égarement,
et quel est le plus court chemin vers la perfection.




Apprends, mon enfant, comment survient la grâce divine, et à quoi elle se reconnaît. Nous disons quant à nous qu'à celui qui a goûté le vin, si l'on présente ensuite le vinaigre, il l'en distingue aussitôt. Ainsi peut‑on raisonner également au sujet de la grâce divine. Celui qui l'a d'abord goûtée reconnaît ensuite infailliblement l'égarement. Et lors même que le démon contrefait la grâce, celui qui, comme nous l'avons dit, a mangé du fruit de la vérité, sait en distinguer le fruit du mensonge. En effet, pour peu que l'esprit égaré soit attentif à son égarement même, il voit son coeur empli de trouble, son intelligence enténébrée, ses cheveux dressés sur sa tête, et tout son être gonflé d'orgueil comme une baudruche. Mais la grâce divine, elle, est douce et paisible, humble et tranquille, pure et joyeuse, lumineuse et sûre, ‑ de l'indubitable assurance que véritablement, elle est la grâce divine.
Veille aussi à bien connaître la manière dont survient la divine grâce, et sache comment nous pouvons distinguer la voie de la vérité de celle de l'égarement. Car nous disons que la vie monastique est ainsi :
Après que la grâce de Dieu a éclairé l'homme et qu'il s'en est allé, laissant le monde, il parvient au Monastère où il se joint à la foule des frères. Dès lors, soumis à tous en une parfaite obéissance, il garde les divins commandements, tandis que son âme goûte le repos. Et, tout en accomplissant les tâches spirituelles dont on l'a chargé de s'acquitter, il attend, plein d'honnêtes espérances, la miséricorde du Dieu ami de l'homme.
Telle est en vérité la voie commune pour arriver au ciel, celle du moins que suivent le plus grand nombre des Pères. Mais il en est une autre aussi, plus rapide que celle‑là, qui fait la matière de notre discours. Et elle n'est point une invention surgie de l'esprit des hommes, mais c'est le Maître lui‑même qui nous l'enseigna, conduisant ainsi chacun selon les desseins de Sa Sainte Volonté.
Après donc que le Dieu bon et ami de l'homme ait illuminé le coeur du pécheur du rayon de sa divine grâce, le pénitent sans plus tarder se redresse, et part à la recherche de pères spirituels auxquels il pourrait confesser tous ses actes passés. Il se met en quête de désert et de grottes pour s'y exercer à la garde des passions et au redessement des maux qu'il a commis. Et lorsqu'il a recouru pour ce faire aux remèdes que sont la vie rude, la faim, la soif, la froidure, la chaleur brûlante, ainsi qu'à d'autres ascèses encore, le Seigneur alors lui inspire une ferveur accrue, et l'anachorète s'enflamme, comme un sarment au coeur d'une fournaise : son coeur brûle pour Dieu d'un amour qu'il ne peut assouvir, un zèle ardent le dévore d'accomplir les divins commandements, tandis qu'il est pris pour les passions et les péché d'une haine indescriptible.
En même temps, il commence avec ardeur de distribuer tous ces biens, sans égard à l'importance de sa fortune ni à l'étendue de ses biens. Et qu'il en possède peu ou beaucoup, il donne tout également. Puis, après qu'il s'est dépouillé de tout, jusqu'à se trouver dans un complet dénuement, et bien qu'il se soit en partie déjà acquitté des divins commandements, ne pouvant plus retenir davantage son amour pour Dieu et son désir ardent du désert, telle une biche assoifée il parcourt les solitudes, en quête du guide sûr, du maître expérimenté capable de lui faire entreprendre la périlleuse ascension de la vie spirituelle.
Mais parce qu'aujourd'hui hélas, font cruellement défaut ces guides chaleureux, et que très peu nombreux sont ceux qui empruntent encore cette voie, à cause de cela il pleure et se lamente, ne trouvant point de maître pareil à ceux des temps anciens, et tel que son coeur désire. Que fera‑t‑il cependant, en proie à cet amour brûlant de l'hésychia ? Il examine, et s'avisant de prendre le guide le plus expériementé qu'il pourra trouver, il se hâte de se soumettre à son obéissance. Alors, fort de ses prières et de sa bénédiction, il entame les combats spirituels.
C'est ainsi que, partageant cette même ferveur, beaucoup revêtirent le saint Schème, et s'enfoncèrent seuls dans les profondeurs du désert, pour y mener l'hésychia, munis cependant de prières et de la bénédiction de l'Ancien, avec lequel ils revenaient de temps à autre s'entretenir, recevant avec profit ses sages conseils. D'autres encore préféraient rester auprès du géronda, ayant le loisir néammoins de se retirer à de certaines heures marquées, pour y demeurer seuls dans l'hésychia, et s'exercer alors, chacun selon sa force du moins, aux divers labeurs vertueux que sont les larmes, le jeûne, la veille, la prière, la lecture, les métanies et les prosternations, s'y souciant d'oeuvrer de toute façon à la pureté comme à la vertu,et de combattre contre les passions. Ensuite seulement, lorsqu'il s'était, ainsi que nous l'avons dit, livré de la sorte à l'hésychia, il pouvait s'adonner à une ascèse plus haute.
Mais il faut ici se montrer vigilant. Parce que beaucoup, sous couleur de porter au Christ un amour ardent, et de désirer les afflictions et les luttes, ont en vérité choisi l'hésychia non pas tant pour guérir leurs passions que parce qu'ils ne supportaient pas l'obéissance et les outrages qu'incombe la vie cénobitique. Aussi, aimant mieux leur volonté propre, ils se sont faits esclaves de ces passions qu'ils servaient - la colère, le désir, et d'autres encore ‑, jusqu'à s'égarer bientôt tout à fait.
Celui, tout au contraire, qui mène l'hésychia pour le seul amour de son Christ, possède les larmes perpétuelles, sans trêve pleurant sur ses péchés tandis qu'il cultive en son coeur le beau champ des vertus. Et c'est avec une foi ardente que, jusqu'à la mort, il s'adonne aux luttes de l'ascèse. Faisant descendre son esprit dans son coeur, il se contraint à dire la prière sur le souffle : Seigneur Jésus Christ", dit‑il en inspirant. Et tandis qu'il expire : Aie pitié de moi", poursuit‑il achevant son invocation. C'est ainsi que, selon les préceptes des saints Pères Neptiques, il unit dans la prière les facultés de l'esprit.
C'est alors, tandis qu'il s'essaie à tout ce travail spirituel et cherche douloureusement à faire la volonté de Dieu, que doucement, et comme en secret, il commence à ressentir en esprit le divin secours qui, pareil à une ondée rafraîchissante, peu à peu le purifie. Et voici que son coeur adouci se porte plus aisément à l'obéissance, au deuil, et à la contrition, dans un surcroît de zèle et de ferveur. Et la grâce le soutient et l'instruit, comme ferait une mère pour son nouveau‑né. Puis, losrqu'elle se retire, l'ascète, ne sachant pas assez la sagesse du Dieu très Saint, pleure et se lamente, partout la cherchant et la réclamant à grands cris. Alors il redouble de jeûnes, de veilles, de prières et de supplications, en lesquelles il passe debout ses nuits entières, pensant que ces nouveaux efforts, lui vaudront d'attirer la grâce de Dieu. Les épreuves de mille sortes, cependant l'accablent, le contraignent de rechercher le secours divin avec plus de larmes encore. ‑ Telle est bien en effet l'économie de la divine Providence, à seule fin de l'élever plus haut -.
Mais voici que reparaît la visitation divine. Comme un enfançon dès lors, l'ascète se répand en clameurs : "Ah ! Que m'as‑tu abandonné de la sorte ? Ne sais‑tu pas qu'il s'en est fallu de peu que les démons ne m'étranglent ? Ah ! Je t'en prie ne t'en va plus loin de moi ! Mais que puis‑je faire pour te retenir ?" Car jugeant en enfant que ce sont ses luttes qui lui apportent la grâce, il cherche comment il pourra la retenir...
A peine pourtant en a‑t‑il goûté les délices, que Dieu, une nouvelle fois, la lui ôte... Avec le temps néammoins, elle revient plus vite et demeure plus longtemps. Le nourrisson, peu à peu, acquiert la connaissance et la sagesse. Il s'accoutume à l'ascèse, s'enhardit, et juge que la grâce désormais lui a été donné pour prix de ses peines. Alors, durant près de trois ou quatre années il voit la divine grâce de Dieu continuement l'exercer et l'assagir, tandis que ses passions s'amoindrissent et que les démons demeurent impuissants à le combattre, à cause de ce bouclier puissant qui le protège et le garde? Et qu'il s'éveille, qu'il marche ou qu'il travaille à son ouvrage, il a pour consolation les larmes de la pénitence. Parfois même, s'il prie mentalement, il éprouve en esprit le sentiment que le couvre la nuée lumineuse. Mais s'il dort, ne fut‑ce que très peu, il a des songes merveilleux : et il voit le paradis que jonchent les fleurs d'or, et le palais du roi, plus brillant que le soleil, et mille choses ineffables qu'à l'état de veille médite son esprit. Et dès lors il incline à une ferveur et à un zèle toujours accrus, continuant tout le jour d'admirer en pensée l'indescriptible beauté des biens éternels, sans cesse s'interrogeant sur le temps où il lui serait donner d'y participer enfin.
Cependant, mon enfant, sache qu'ici aussi il faut de la vigilance et du discernement, pour ne pas croire indistinctement à tous les songes, et reconnaître s'ils viennent de Dieu ou des démons. Mais parce que tous n'ont pas ce discernement, mieux vaut ne pas se fier à ses rêves. Et néammoins, ceux qui sont inspirés par Dieu se reconnaissent aisément : Il arrive qu'on les voie dans un profond sommeil, mais parfois aussi ils surviennent dans un sommeil léger, entre le sommeil et la veille. Ils peuvent ne durer qu'un court instant, mais même alorsl'être, en s'éveillant, est tout empli de joie, et l'esprit, les tournant et les retournant en lui, est soudain ravi en contemplation. Après quoi, des années entières il en garde le souvenir, et ils lui sont à jamais inoubliables. Mais les songes inspirés par les démons emplissent l'âme de troubles et de confusion. Et si l'esprit, lorsqu'il s'éveille veut se les représenter à nouveau, il est envahi d'une peur qui le cloue sur place, tandis que le coeur, lui, ne peut seulement accepter la monstrueuse suite de ces vision, dont le déroulement ne lui évoque qu'un enchevêtrement instable et perpétuellement mouvant de formes et de figures, de modes et de lieux, de puissances et d'actes. Et c'est à cette incessante mouvance, à ces changements à vue, à la vacuité des formes et au trouble qu'ils suscitent, que l'on peut savoir d'où ils viennent... Il est encore d'autres rêveries où, la nuit, s'égare l'imagination, et dont l'excès de nourriture est souvent la cause ; mais il n'est pas besoin que nous les évoquions ici... Mais sache, comme ailleurs déjà nous te l'avons écrit, que même lorsqu'il dort, le coeur du véritable lutteur redit incessamment la prière de Jésus.
Ainsi donc, lorsque le pénitent dans son inexpérience aperçoit tous ces biens, il n'a pas encore la connaissance nécessaire pour distinguer sûrement la Providence de Dieu. Parce qu'il est, jusqu'à ce jour pareil à un nouveau‑né qui, en fait de connaissance spirituelle, en est à boire du lait, et dont les yeux insuffisamment purifiés laissent échapper ensemble la ténèbre et la lumière, tandis que ses oeuvres demeurent enchevêtrées avec les passions. Aussi, lors même qu'il commence de voir tout ce que Dieu lui accorde pour prix de ses luttes et de ses afflictions, le mauvais démon, en secret, instille en lui le poison, comme autrefois en la première Eve. Et par une économie divine, destinée à lui enseigner l'humilité, le Seigneur permet que le nourrisson ouvre ses oreilles, pour y recueillir les propos du Malin, venu lui susurrer des pensées orgueilleuses : "Vois, lui dit‑il, l'on dit aujourd'hui que Dieu ne donne plus sa grâce ! Comprends‑tu ? Parce que les autres ne veulent pas lutter, ils en empêchent aussi leur prochain, lui disant qu'il va s'égarer, qu'il va tomber, que son corps va s'affaiblir, et mille autres choses encore..." Mais entre ces paroles, le Malin en glisse de plus insidieuses, par où il suggère au lutteur de retourner à ses péchés. Et celui‑ci, ne discernant pas la masse qui veut l'enserrer, se laisse dérober le prix de ses peines ; il reçoit le mensonge comme une vérité, selon l'économie de Dieu qui, ainsi que nous l'avons dit, permet que son enfant soit abusé afin que, loin de demeurer toujours nourrisson, il puisse être assagi par l'expérience. Grâces soient donc à la sagesse et à la connaissance de Dieu, qui dispose tout avec intelligence, pour la guérison de nos âmes. A lui sont la louange et la gloire en tout temps, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.


VI

Où l'on voit comment tombent dans l'égarement de semblables
lutteurs, lorsqu'ils sont sans guide ;
et quel est le remède, et la guérison de leur mal.




Tu sais maintenant comment survient la grâce. Apprends aussi comment l'on s'égare. A ceux qui luttent, il faut d'abord une extrême vigilance. Car beaucoup sont tombés autrefois, et beaucoup tombent encore aujourd'hui, et même chaque jour. Un semblable lutteur en effet, après qu'il a reçu le mensonge comme une vérité, tombe dans l'orgueil ; dès lors, il se met à professer et à enseigner ce que lui‑même bien qu'il l'eût voulu, ne fait cependant pas. Car il eût fallu non seulement qu'il veuille, mais qu'en outre il se fît violence pour devenir réceptacle de la grâce. C'est ainsi que dans ses discours, il s'emporte avec colère contre ceux qui le contredisent, jusqu'à tomber peu à peu dans l'égarement. Alors, devenu tout‑à‑fait esclave du démon, il affirme que tous seront damnés, parce que nul absolument ne détient la connaissance, si ce n'est lui seul. Et désormais il cesse d'écouter ceux qui lui dictent son intérêt. Il s'enferme pour vivre seul, et faire la volonté du démon qui habite en lui. S'il reste enfermé cependant, l'autre à la fin, parvient à l'étouffer, ou le mener à la pendaison, l'assurant qu'il meurt là en martyr. Et s'il n'y parvient, il le jette néammoins dans l'indifférence et la négligence, au point que l'égaré abandonne tout effort, jusqu'à ripailler et s'enivrer. Même alors pourtant, il n'a point le sentiment de sa chute, pour demander sa guérison, mais il s'imagine qu'il marche dans la voie droite, et qu'il ne suit d'autre chemin que celui de la vérité. Mais le Seigneur, Ami de l'homme, attend que le malheureux comprenne d'où il est tombé. Car en vérité, s'il saisit seulement qu'il est tombé, il obtient aussi la guérison.
Voici donc, mon enfant, une première sorte d'égarement. Et son remède est la reconnaissance même du fait que l'on s'est égaré, à cause de quoi on s'en va tout en larmes quérir un habile médecin, que son expérience rend capable de vous sauver, et qui vous administrera les substances propres à placer votre âme à l'abri du danger.
Mais reprenons le fil du discours là où nous l'avions laissé. Et venons‑en maintenant à cet autre genre de lutteur qui, bien qu'il ne s'enfuie pas, comme l'autre dont nous avions parlé, pour demeurer seul avec le démon, n'en possède pas moins le même aveuglement, songeant qu'il s'est de lui‑même acquis la grâce, tout en contestant que l'on puisse, si l'on veut, recevoir cette grâce à condition de se faire violence - parce qu'il en est, quant à lui, empêché par la peur ‑ . Un pareil égaré peut néammoins, avec le discernenment naturel à tous les hommes, se dire : "Comment, oserais‑je pauvre de moi, condamner tous les autres, prétendant que nul d'entre eux ne possède la connaissance, et que moi seul suis éclairé par la grâce ? " Hélas, ses pensées orgueilleuses le reprennent, et il se bat contre elles, vainqueur et vaincu tour à tour. Et voici qu'il recule peu à peu, s'éloignant davantage encore des voies de son salut. Dieu, alors, permet qu'il tombe dans les épreuves, pour apprendre l'humilité. Enfin, le malheureux ne pouvant plus supporter cette guerre impitoyable que lui livrent les pensées, et craignant de s'égarer tout‑à‑fait, court chercher un géronda plein d'expérience, capable de panser ses plaies.
Il s'en va voir des pères, qui, tous, certes, sont saints, et qui dans leur bonté lui donnent chacun son avis, sans qu'il puisse pour cela parvenir à recouvrer la santé. L'heure en effet n'est pas venue que Dieu lui découvre et le médecin et le remède. Aussi notre homme reçoit‑il d'en haut aucun avertissement. Car le Seigneur juge qu'il vaut mieux pour lui, à cause de raisons supérieures que l'ascète ne peut à présent saisir, être à cette heure humilié et livré en proie à l'orgueil. Celui‑ci donc, ne trouvant pas ce qu'il cherche, et n'ayant pas la patience d'attendre le moment arrêté selon les volontés du Seigneur, ne fait que s'enfler davantage. Et dès lors il cède au mal de nature. La grâce bientôt le quitte tout‑à‑fait. La maladie peu à peu le gagne. Il ne peut plus comme naguère s'acquitter de ses tâches habituelles. La négligence l'accable, et l'acédie avec elle ; son corps lui pèse, ses membres se paralysent, son sommeil se change en torpeur, son esprit s'enténèbre ; son âme est affligée d'une peine inconsolable ; des pensées d'incrédulité l'assailllent, et la peur le tient d'être à jamais égaré. Enfin, ne pouvant plus souffrir ce malaise insupportable, il court chercher du secours. Cependant, comme maintes fois déjà nous l'avons dit, il est rare de trouver aujourd'hui un guide expérimenté. C'est pourquoi il trouve cette fois quelqu'un pour lui dire de prendre du lait, du fromage, des laits(?) et de la viande même pour se fortifier. Et notre homme ne pouvant se résoudre à faire d'autre sorte, se laisse volontiers persuader. Parce qu'il a perdu patience, et que son zèle s'est refroidi en même temps que l'ardeur de sa foi ; et parce qu'à entendre les paroles contradictoires des uns et des autres, il est devenu comme fou. D'aucuns en effet lui disent : "Tu es perdu." D'autres : "Tu t'es égaré." Car en vérité, eux aussi sont égarés. Et chacun, jugeant selon sa connaissance, à manger et à boire, en toute chose travaillant à sa perte. Et lui qui naguère encore était un ascète tempérant n'est plus aujourd'hui qu'un épicier, à peine maraîcher et vigneron tout au plus.
Et non content d'abandonner la voie moyenne des Pères, il ne tarde pas même à jeter tout‑à‑fait le schème pour se marier, à moins qu'il ne devienne, ainsi que nous l'avons dit, esclave de la chair, ce qui le rend par surcroît ennemi des autres ascètes. Car lorsqu'il entend quelqu'un lui faire la louange d'un moine qui prie, jeûnant, veillant et versant des larmes, il se trouble jusqu'à se mettre en colère et s'écrie : "Ce ne sont là que des égarements ! Cesse donc, ou tu t'égareras toi aussi ! Dieu aujourd'hui ne demande plus ces choses ! Car je les ai faites, moi, et il s'en est fallu de peu qu'on ne m'attache avec des chaînes, comme un possédé." Et sur ces mots, plein d'un souverain mépris pour ses devoirs spirituels, il continue de vivre dans une grande insensibilité, aux portes même de l'enfer, où l'ont porté les péchés dans lesquels il se vautre à tout instant. Pis que cela, il devient pour les autres un obstacle à leur salut. Car ils cherchent à ce que tous deviennent comme lui, qui, bien qu'il ait été d'abord un fervent lutteur, n'est plus maintenant qu'un esclave des démons.
Tel est donc, mon enfant, le second genre d'égarement qui vole lui aussi leur peine aux ascètes. Et son remède est l'humilité du coeur, le retour au point de départ, et la longanime attente de la miséricorde divine. Si donc vient le secours d'en haut, il en sera pour le mieux ; mais s'il ne vient pas, il n'est plus qu'à se soumettre à l'obéissance, et à s'humilier en marchant sur la voie moyenne des Pères.
Mais revenons à ce que nous disions. Voici :
Si celui dont nous avons parlé supporte l'épreuve avec patience, attendant de Dieu sa pitié miséricordieuse et s'humiliant toujours, après cependant qu'il a quelques temps appliqué les préceptes des Pères, voit qu'il ne lui en advient nulle guérison, - parce que ces expédients qu'on lui donne ne sont pas les médecines ni les remèdes appropriés, mais qu'il lui en faut quelque autre dont il se trouvera sûrement quelqu'un pour le posséder, alors, s'humiliant plus encore, il entreprend avec beaucoup de larmes de le demander à Dieu et aux hommes.
Mais Dieu qui est saint ne fait que lui cacher sa grâce davantage, le laissant combattre dans les épreuves, jusqu'à ce qu'il l'ait assez humilié. Car il faut au malheureux devenir plus humble pour comprendre ce que le Seigneur veut lui enseigner, c'est‑à‑dire l'humilité parfaite, à lui qui a encore tant d'orgueil. Et c'est ici désormais que se joue la plus haute lutte, ici qu'est véritablement éprouvée la bonne disposition du lutteur, tout comme l'or dans le creuset. Parce que, tant qu'il est de la sorte empli de passions, et d'orgueil surtout, il ne peut que céder aux traits de l'ennemi, vaincu tour à tour par la lacheté, le découragement la colère, le blasphème, et toute sorte de mal. Et en chaque instant il étouffe en son âme qui se noie, et il boit des eaux amères de l'enfer, tandis que les démons nuit et jour agitent toutes ses passions ensemble. Mais le Seigneur, lui, demeure au loin, qui ne vient plus comme auparavant le fortifier de sa grâce.
Celui qui lutte en vérité cependant, malgré cette foule de dangers qui l'assaillent, n'abandonne pas la place, mais il se tient là pour les repousser, rassemblant ses forces en déroute qu'ont endommagées la bataille contre les démons. Puis il s'assied en pleurant et se lamente sur le nombre de ses plaies. Il tâche de panser lui‑même ses blessures. Plein d'angoisse, il attend ou bien de sortir des épreuves, ou bien de périr sans rémission. Enfin, dans un dernier espoir, il se dit : "Mieux vaut pour moi mourir à ce combat, que d'abandonner outrageusement la voie de Dieu, puisque je sais par tant de témoignages que je possède, qu'elle est seule véritable et salutaire, et que c'est elle qu'ont suivie tous les saints, entre lesquels l'abba Isaac le Syrien nous donne à ce sujet plus d'assurance encore, nous prodiguant de la sorte plus d'encouragements aussi, lui qui est la gloire de l'hésychia et la consolation des ascètes."
Or c'est avec de semblables pensées que le lutteur se réconforte et vient à bout de son découragement passsager ; c'est de cette façon qu'il prend patience. Et pour un temps il soulage son corps avec un peu d'une sobre nourriture, l'aidant ainsi à supporter les afflictions comme à soutenir les combats corporels. Quant aux facultés de l'esprit, il les place toutes dans l'attention, de crainte qu'aveuglé par la nuée obscure des démons et des passions il n'en vienne à blasphémer le nom de Dieu.
Ce grand combat donc, il le soutient aussi longtemps que le lui permet sa patience - laquelle varie selon chacun‑ , et aussi longtemps que Dieu le veut. Jusqu'à ce que le Seigneur l'ait entièrement purifié de ses diverses passions, et qu'il le mène à la connaissance parfaite, afin que le lutteur voie bien désormais quelle choses il peut imputer à sa nature propre, et lesquelles lui viennent de Dieu. C'est alors qu'après avoir été assez éprouvé, l'ascète se met à longuement réfléchir. Et il se dit en lui‑même : "Pauvre de moi, humble et misérable ! Où donc sont ces mensonges que je proférais, soutenant que c'est parce que les autres ne se font pas violence qu'ils ne progressent pas ? Malheur à toi, misérable, car, "si ce n'est pas le Seigneur qui bâtit la maison de ton âme, en vain tu peines et te fatigues."
Ce sont ces choses et beaucoup d'autres encore auxquelles il médite, tandis qu'il ne cesse plus de combattre les démons. Car lorsqu'il leur donne un coup, il en reçoit dix en retour. Et ce coup qu'il donne n'est autre que la patience, que Dieu ne lui prend pas toute entière, mais dont il lui laisse un peu, pour qu'en se faisant violence l'ascète puisse rester encore debout. Cependant en secret une voix lui murmure : "Fais attention! ne quitte pas la place ! Car tu tomberais et tu serais à jamais perdu ! Ta mémoire alors serait effacée du livre de vie ! Et tu deviendrais pire que les gens du monde ! Toi donc, à cause de cela supporte !" Mais les démons envieux le combattent tant, que c'est à peine s'ils ne l'étouffent pas. De mille façons ils le tourmentent. Lui, dans son sommeil, les voit par légions entières. Il s'éveille alors, et voit tous les troubles des passions. ah ! Que notre Dieu de bonté nous donne assez de patience et de courage pour passer sains et saufs par‑delà ce péril de l'âme !


VII

Comment revient la divine grâce,
après qu'elle nous a d'abord bien instruit.




Apprends, mon enfant, comment dans son économie, celui qui dispose tout avec sagesse, prévoit que nous sortions des épreuves, et prépare le retour de sa divine grâce. Lors donc qu'après beaucoup de temps le lutteur voit l'étendue de la maladie qui affecte la nature humaine, et qu'en ayant connu les effets il accède à une profonde humilité, le Seigneur dit : "Il suffit désormais ; faisons cesser le combat où son âme étouffe, et pansons ses blessures." Cependant il n'envoie pas alors des anges pour le conduire, parce que sa nature, avant le huitième jour ne pourrait le supporter ; ni il ne lui donne la grâce en bien propre, comme il avait fait auparavant, afin que l'ascète ne pense pas que c'est là le prix de sa patience à combattre. Car le Dieu de sagesse, ‑ le même qui dans son économie dispose tout pour l'intérêt de l'homme, qui monte aux cieux et descend dans l'Hadès, qui frappe de mort et donne la vie, et qui à ce lutteur a pareillement donné des épreuves pour la purification et la guérison de son âme, ‑ vient aussi avec une égale sagesse, lorsque c'est le temps, faire cesser ses tourments, et habilement l'en dégager.
C'est ainsi qu'il suscite un géronda qui, pour être passé par de semblables souffrances, possède l'expérience d'un guide aguerri, capable de sauver une âme. Dieu lui‑même a fait en lui sa demeure, et parle par sa bouche. Le Seigneur donc ménage aussi leur rencontre. Et lors même que l'ascète s'entretient avec lui; voici que s'opère le retour de la divine grâce. L'ancien parle, et ses paroles telles des éclairs pénètrent le tréfonds de son coeur, tandis qu'une lumière divine irradie son âme, et que les démons fuient au loin, ne pouvant soutenir la vue du géronda. Parce qu'en cet instant, le saint vieillard est tout entier le reflet du feu divin ; ses paroles font rayonner sur l'esprit un divin éclat, et ses conseils pénétrants sont ceux d'une grande connaissance et d'une subtile intelligence, illuminée par la contemplation. Car la grâce en tout les accompagne. C'est pourquoi, à peine entrent‑ils dans le coeur que l'esprit est comme frappé de stupeur et d'admiration à la vue de ces enseignements qui passent l'ordre de la nature, et qui sont si prompts à l'alléger du poids écrasant de la perversité des démons.
Enfin, après que le maître assez longtemps a redressé le disciple, et qu'il lui a donné les préceptes capables de sauver son âme, ils s'avisent de se séparer. Cependant, sans qu'ils s'en rendissent compte, la nuit hivernale s'est toute entière passée, qui ne leur a semblé durer que l'espace d'un instant, et maintenant elle se dissipe, comme par enchantement.
Ils se sont donc quittés, et le nourrisson de naguère s'en retourne dans le lieu de sa pénitence. Mais longtemps tourmenté par les démons, il a l'expérience à présent d'un homme éprouvé. Il laisse en chemin exhaler ses sanglots ; et de ses paupières coulent les très douces larmes de l'amour. Il crie au Seigneur : "Longtemps Seigneur j'ai supporté ta rigueur. (à vérifier). Et maintenant jette sur moi tes regards." Comme aussi : "Si le Seigneur ne m'avait secouru, mon âme aurait bientôt descendu dans l'Hadès", et bien d'autres paroles encore. Mais à peine de retour à sa cabane, a‑t‑il mis en oeuvre les préceptes de l'Ancien, qu'à l'instant il se voit délivré de tout ce par quoi il était naguère terrassé.
Et peu de temps après voici que, par les prières de ce saint géronda - qui parfois lui apparait encore en rêve pour le fortifier - ,l'ascète est parfaitement guéri. Son être est tout rempli de l'amour du Christ, ses passions endormies et dans son esprit règne la paix des pensées. Surtout une puissance de foi lui a été donnée, - celle qui vient de la contemplation ; et ce n'est plus là, comme auparavant, une foi héritée de la lecture, de la secrète espérance reçue au saint baptême, et ménagée par la droiture des dogmes, mais une foi indéfectible, venue de la contemplation qui donne à voir en vérité ce à quoi l'on ne faisait que croire d'abord. Et l'ascète désormais croit pour avoir vu. Peu à peu, sans même les demander, il reçoit aussi tous les autres dons de Dieu, liés ensemble comme les maillons d'une chaîne. Et voici que lui viennent la grâce et la miséricorde. Aussi, se tenant en prière, n'a‑t-il plus à implorer le Seigneur en disant : "Accorde moi, je t'en prie, ce bienfait", parce que Dieu lui donne plus qu'il ne demande. C'est pourquoi il n'a plus maintenant à la bouche que cette seule prière : "Seigneur, que ta volonté soit faite." Et à toute heure désormais, il est dans sa prière, prisonnier de l'amour du Christ. Sans cesse il le remercie de tant de biens qui lui sont accordés, et sans cesse, aussi, son esprit est ravi en contemplation. Frappé de stupeur et d'admiration, il sent la brise subtile de la divine grâce lui sceller les lèvres. Et voici que sur tout son être règne le Christ de Dieu... Et lorsqu'est un peu éloignée cette divine visitation qu'il contemplait, il lui semble n'avoir plus de corps. Et transporté, il s'écrie :
"O trésor de richesses ! Abîmes insondables que la sagesse et la connaissance de Dieu ! O impénétrables tes mystères, Seigneur ! Qui peut mesurer l'infinie richesse de ta grâce ? Et quelle langue peut dire tes mystères ineffables ? Oh Seigneur ! Si tu ne retiens les flots de ta grâce, l'homme aussitôt fond comme cire !»
Et tandis qu'il parle ainsi, il se voit plus repoussant que les reptiles de la terre. Il voudrait, s'il se pouvait, mettre dans son coeur l'humanité entière pour que tous voient comme lui, et qu'ils soient sauvés, quand même il devrait pour cela être lui‑même déchu de la grâce de Dieu. Mais parce que, pour l'avoir éprouvé, il sait qu'il est impossible à un être que son propre salut suffise à faire celui des autres, à cause de cela il se contente de demeurer dans l'hésychia à prier, jugeant plus utile à ses frères d'implorer Dieu de les sauver.
Telle est en peu de mots, mon enfant, la manière dont survient la divine grâce. Dès lors celui qui est arrivé jusque là peut nous dire ce qu'il voit encore, si toutefois, ne surgissent pas de nouveaux obstacles. Parce qu'un tel être ne cesse plus de goûter à l'amour divin, et de boire le nectar dont ont bu tous les Pères Saints, qui avant lui ont marché dans cette même voie, et qui ont passé par ces mêmes afflictions. Et la grâce désormais ne quitte plus l'ascète, comme elle faisait dans les premiers temps. - A moins, comme nous l'avons dit, que ne se présente quelque autre bouleversement. Mais à Dieu ne plaise, Seigneur !
Si donc toi aussi, mon enfant, tu demeures à l'obéissance, il ne fait aucun doute que tu verras tout cela. Mais je laisse ici ce discours, pour te parler d'un autre égarement. Pourtant, laisse‑moi te dire d'abord que toutes ces épreuves qu'a subies notre ascète, de toutes ces tempêtes et de ces naufrages qui l'ont mis en péril, de toutes ces terreurs qui l'ont asailli, et de ces difficultés sans nombre, l'unique cause est qu'il n'avait point de guide pour le mener et le soutenir. Car les guides expérimentés font si cruellement défaut en vérité, que c'est à peine s'il se trouve un homme sur mille pour traverser cette route de dangers, laquelle cependant, ainsi que nous avons dit déjà, demeure la voie rapide à parcourir, celle qui mène au plus vite à la vie éternelle. Or les gens, s'ils étaient guidés, ne suivraient point de la sorte ces divers égarements.
Et cependant, il n'en est pas moins de toute nécessité que la grâce de Dieu, lorsqu'au commencement le lutteur encore novice l'a d'abord bien goûtée, s'en aille ensuite, afin de mieux l'entraîner, et de le faire devenir ainsi un soldat exercé du Christ. Car sans de semblables épreuves, nul jamais n'est parvenu à la perfection. Et ce stade dont nous avons parlé, auquel beaucoup, lorsqu'ils sont arrivés, sont aussi tombés dans l'égarement - ce stade donc, est le moment précis où la grâce de Dieu se retire pour faire de nous, comme nous l'avons dit, des soldats rompus à la guerre, et non plus d'éternels nourrissons. Car le Seigneur veut que nous devenions des hommes dignes, capables en vaillants combattants de garder son trésor. C'est pourquoi, donc, il permet que nous soyons éprouvés.
Et si les saints Pères nous enseignent à toujours garder l'obéissance comme la vertu la plus haute - celle par laquelle nous devenons de vrais imitateurs de Jésus, ‑c'est qu'ils ont pour but de nous purifier de nos passions, et par elle d'abolir nos penchants à la suffisance comme à la complaisance envers soi‑même, auxquels s'ajoute le désir de suivre notre volonté propre. Cependant, si la grâce, pour nous exercer, se retire, l'Ancien alors, telle une autre grâce nous soutient, usant pour nous guider des paroles que lui dictent sa propre expérience, et réchauffant notre zèle, jusqu'à ce qu'à notre tour, nous soyons par Dieu et par les prières du Géronda délivrés des combats, qu'à nouveau nous saisisse la divine grâce, et que le doux Jésus, nous voyant devenus parfaits, nous confie enfin ses trésors précieux.
C'est donc dans ce seul but que l'on se soumet à l'obéissance. Mais aujourd'hui hélas, chacun croit que s'il prend un disciple avec lui, c'est afin de lui enseigner l'art de s'enrichir et de gagner de l'argent, de sarcler la vigne, ou bien d'apprendre le négoce, à moins que ce ne soit pour le faire héritier de sa maison, de sa cellule, de son magasin, ou d'un quelconque autre bien qu'il possède, ou pis encore que tout cela, qu'il veuille quelqu'un pour le servir.
Or nous affirmons qu'il ne doit nullement en être ainsi. Mais voici selon nous dans quelles mutuelles dispositions doivent se trouver le disciple et l'Ancien, lorsque le premier vient trouver le second pour lui vouer une obéissance parfaite : il convient que le géronda d'une part, brûlant d'amour pour son Christ, transmette un talent de ce trésor qu'est sa propre vertu ; et que le disciple de son côté, possède une parfaite abnégation, qu'il renonce totalement à sa volonté, et se soumette à une entière obéissance, en sorte qu'il puisse recevoir la très grande grâce que lui transmet son père spirituel, étant bien entendu que, dans de semblables conditions, le moine accomplira aussi toutes les diaconies de la skyte, dont il est d'ailleurs nécessaire qu'il s'acquitte.
Mais puisque cette disposition, qui était la seule droite, est devenue étrangère à l'esprit nouveau, il s'ensuit que parmi des milliers de moines, c'est à peine s'il s'en trouve quelques uns pour possèder le feu sacré, et encore ce petit nombre, pris d'entre la foule des autres, est‑il scandaleusement décrié comme étant égaré. C'est pourquoi aussi les pères authentiques, n'ayant pas à qui transmettre le trésor spirituel préfèrent le cacher, au point d'être regardés par tous comme des fous et des égarés.
C'est pourquoi donc les lutteurs d'aujourd'hui, lorsque, parvenus au stade où immanquablement se retire la grâce ne trouvent pas le remède qui guérirait leurs maux, aussitôt s'écroulent et sombrent dans l'égarement. Et il se perd de la sorte des milliers d'âmes qui, au commencement pourtant, avaient d'abord témoigné beaucoup de ce zèle et de cette bonne volonté qui plaisent à Dieu. Ainsi, ceux qui ne savent pas, dans leur ignorance appellent aujourd'hui "voie de l'égarement" la voie bénie de Dieu, où marchèrent néammoins les pieds douloureux des Saints. Et c'est par ignorance encore qu'ils péchent et qu'ils blasphèment la voie de Dieu, jusqu'à empêcher d'y marcher ceux qui le voudraient.
Cependant nous‑mêmes mon enfant, puisque tu nous interroges à ce sujet, nous bornons à te répondre que nous ne pouvons, dans notre faiblesse, emprunter cette voie, mais qu'il te faut, toi, puisque tu as du zèle, tâcher de trouver un tel guide. Ensuite, si tu le trouvais, il te faudrait le suivre fidèlement. Mais si tu ne le trouvais pas, il te resterait à suivre la voie moyenne des Pères, où tu rencontrerais assez de guides et de compagnons de route pour n'avoir pas à craindre de t'égarer.
Telle est la divine vérité, pure et vide de passion. C'est pourquoi celui qui parle ainsi se trouve gardé de nombreux pièges. Mais si interrogé, il soutient que cette voie est celle de l'égarement, et que tous ceux qui l'empruntent sont pareillement égarés, qu'il se sache lui‑même pris au piège de l'ennemi. Oui, qu'il le sache bien vite, afin d'implorer pour son pardon la miséricorde de Dieu avant qu'il ne soit trop tard, et que vienne nous surprendre la mort, qui nous tient enfermés, prisonnier des verrous de l'Hadès. Car nul alors ne pourra nous soustraire à la condamnation éternelle que nous aura attiré la malignité de notre langue. Parce que alors même que le Père des lumières a donné à son seul Fils tout pouvoir de juger la terre et tout ce qu'elle renferme, nous, pauvres insensés, lui soustrayant ce souverain droit, condamnons le prochain, quand, sans discernement aucun, nous ignorons tout de son oeuvre et des desseins que dans sa Providence a conçus pour lui le Seigneur Dieu, à qui sont la puissance et la gloire pour les siècles des siècles. Amen.




VIII

D'une autre sorte d'égarement




Sache mon enfant, pour mieux t'en garder qu'il est une autre sorte d'égarement encore : Beaucoup de moines en effet se sont mis en quête d'une unique vertu, et de toutes leurs forces se sont employés à l'atteindre. C'est ainsi que s'astreignant au jeûne avant toute chose, ils se firent violence pour ne pas consommer d'huile, ou se défendaient de goûter d'un plat cuisiné. Mais ce faisant, ils enchaînèrent, leur liberté, se fiant en leur opinion propre que toute la vertu réside dans le jeûne. Et parce qu'eux‑mêmes s'y exerçaient, ils persuadèrent aux autres aussi que c'est là l'unique voie, comme l'achèvement de toutes les vertus, en retour de quoi nous est assuré le salut de l'âme. Et il fonde cette certitude sur le seul fait qu'il est depuis plusieurs années sans prendre d'huile ni manger d'un plat cuisiné.
Or nous disons, nous, qu'un tel être s'est fait l'esclave de son jeûne volontaire, au point même de s'imaginer que celui qui ne fait pas ainsi ne sera point sauvé, ou qu'il marche en dehors de la voie droite. Et nous lui demandons alors : "Dis‑moi, homme de Dieu, qu'as‑tu donc gagné après tant d'années passées à jeûner ? Montre‑moi les fruits de ton jeûne, et je serai persuadé. En vérité, homme, par ce jeûne qui fait acception de tout le reste, tu as plutôt interdit aux autres la miséricorde divine. Où mets‑tu donc l'infinie bonté du Seigneur ? Et les hommes sont‑ils tous d'une force, d'une résistance semblables à la tienne, pour exiger d'eux qu'ils t'imitent de la sorte ? Aussi, pour avoir manqué de discernement et méjugé même de ce qu'il te convenait, tu n'as fait en jeûnant tant d'années que frapper sur l'enclume sans forger l'ombre d'une pièce de ferronerie. Cependant, si tu veux guérir ton mal, laisse là ton prétendu jeûne et va‑t‑en chercher un père spirituel dont les préceptes t'apprendront comment te conduire.
Un autre encore s'autorise de ses longues veilles pour n'enseigner que cette seule ascèse. Et il compte les années qu'il a passées à veiller. Quant à celui qui ne fait point comme lui, il le tient pour un égaré qui marche dans la ténèbre. Qu'un tel homme donc, s'il veut guérir, renonce à sa veille pour suivre un père spirituel.
Un autre se fie en ses larmes et, pensant avoir fait là une grande trouvaille, enseigne autrui, en jetant l'anathème sur qui ne pleure pas ! Et il croit même que s'il se contente de pleurer, il a atteint la perfection. Or donc, son remède à lui est de savoir que les larmes ne sont rien, si ne les accompagne l'humilité ; et qu'il ne lui faut nullement considérer qu'il fait en pleurant une quelconque oeuvre divine, ni que le Seigneur doive pour cela lui accorder sa grâce ; mais que, si même il pleure bien, il n'a encore travaillé qu'à une seule vertu, et que lui manque les quatre vingt dix neuf autres.
Un autre se fie, lui, à sa prière, et enseigne les autres, soutenant que s'ils font de même, ils auront la maîtrise de leur esprit. Car il croit lui aussi en sa propre connaissance, dont le fruit est cette découverte.
Un autre enfin, se fie en son hésychia, jugeant que là réside toute la perfection. Et il suppute que mène l'hésychia qui veut.
Que dire donc, sinon que de tels gens n'ont pour seul fondement de leurs espérances que leur ancienneté à porter le Schème des moines, et que ce nombre d'années ne leur vaut rien tant que d'en tirer orgueil.
Or de toutes ces vertus, si nous ne doutons pas qu'elles sont les instruments sans lesquels nous ne saurions arriver à la perfection, nous disons en outre que c'est jusqu'au sang qu'il nous faut les pratiquer, et non point une à la fois, mais toute ensemble, sans omettre celles que nous avons négligé de mentionner ici.
C'est ainsi que de l'hésychia nous reconnaissons qu'elle est l'expédient nécessaire à qui veut mener à bien toutes les vertus. Mais nous ajoutons que nul ne peut ‑ si grands que soient sa connaissance et son discernement -, en supporter le poids si le Seigneur, par un don de sa miséricorde, ne prodigue à cet effet la grâce de l'hésychia. De sorte que celui qui mène l'hésychia doit savoir qu'elle est un don de Dieu, et que c'est à lui premièrement qu'il faut en rendre gloire.
Et de celui qui prie nous pensons pareillement, selon la parole de l'apôtre, que "nul ne peut dire "Seigneur Jésus", si ce n'est dans l'Esprit Saint". Comment peut‑on donc croire que l'on prie purement de soi‑même, et que de soi‑même l'on retient son esprit immobile ? Comment peut‑on enseigner à l'homme qu'il suffit de se faire violence pour garder l'esprit immobile et atteindre à la prière pure ? Et cependant, nous disons bien, nous aussi, que la prière est le seul recours de qui veut purifier ses pensées. Mais nous n'ignorons pas non plus que nul ne peut maintenir son esprit immobile, et prier purement, si ne vient le visiter la grâce de la connaissance spirituelle, ou quelque bonne pensée inspirée de Dieu, et en cela supérieure à la nature, ou bien encore une quelconque autre énergie de la grâce. De sorte que celui qui prie doit savoir que ce n'est pas de lui‑même qu'il tient son esprit immobile, mais parce que la divine grâce lui en donne le pouvoir, et qu'il ne prie purement que dans la mesure exacte où elle le lui enseigne. Qu'un tel homme donc, reconnaisse que ce n'est pas de sa propre personne que lui vient cette faculté, mais de Dieu, et qu'en conséquence c'est à Dieu qu'il lui faut rendre grâces. Et il peut certes enseigner aux autres que nous sommes tenus, quant au mode et au mouvement de notre prière de faire ce qui est en notre pouvoir ; mais qu'il leur marque aussi que l'octroi de la prière pure dépend du seul Seigneur.
Et à celui qui pleure nous concédons que les larmes sont la seule arme contre les démons, qu'elles sont un bain de purification des péchés, si la connaissance du moins les accompagne. Et cependant, il est impossible de s'imputer à soi‑même fût‑ce une seule larme. Car celui qui pleure peut en se faisant violence montrer sa bonne volonté et son désir de pleurer. Mais que les larmes lui viennent, fût‑ce même une seule, cela est le fait du Seigneur et Maître qui " des confins de la terre assemble les nuées". Qu'un tel homme donc enseigne cette vérité d'expérience, que l'on ne pleure pas lorsqu'on le veut, mais lorsque Dieu le veut. Et que celui qui pleure rende gloire à Dieu qui donne sa grâce. Mais qu'il ne condamne pas ceux qui n'ont pas de larmes. Parce que Dieu ne donne pas à tous d'égales façon.
De la veille nous disons que, menée avec connaissance et discernement, elle aussi a sa part dans la purification de l'esprit. Mais que si le Seigneur n'y participe pas, il n'en advient nul fruit. Ainsi donc, que celui qui veut veiller demande à Dieu la connaissance, pour la mener avec discernement. Parce que, sans le secours divin, elle demeure stérile.
Et il en est de même aussi pour celui qui jeûne, et qui pratique toutes les vertus ensemble - si du moins il les cultive bien -. Car toutes se cultivent avec peine et douloureusement. Pour nous en effet, nous ne pouvons que montrer à Dieu notre bonne volonté et combattre les désirs inspirés par les passions, étant entendu que si nous ne nous faisons pas violence dans l'exercice de ces vertus, il est inéluctable que nous péchions. Telle est donc notre vérité toute humaine. Cependant, il en est d'elle comme de celle du cultivateur, qui bêche la terre, en ôte les mauvaises herbes, sème son grain, mais attend ensuite la miséricorde de Dieu. Car si le Seigneur n'envoie pas la pluie au temps convenable, et qu'au lieu d'une brise légère il envoie un vent violent, le paysan a perdu ses peines. Parce que la terre s'emplit d'épines alors, et qu'il n'est rien à moissonner, la récolte ne pouvant plus servir que de fourrage aux bêtes de somme. De même pour nous. Si le Seigneur n'envoie les eaux purificatrices de sa divine grâce, nous demeurons dénués de tout fruit, et nos oeuvres servent de pâture aux démons. Parce que les passions ont étouffé nos oeuvres et que nous n'avons rien moissonné. Et les vertus même que nous avions mal cultivées se changent en malignité.
Ici donc, plus qu'ailleurs encore nous est nécessaire ce discernement spirituel que douloureusement il nous faut demander à Dieu, auquel sont la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles. Amen.



IX

Du même égarement comportant néammoins une différence




Apprends aussi mon enfant que dans ce même égarement peut figurer une différence ? C'est ainsi que d'autre, quand bien même ils croient travailler à toutes les vertus ensemble, espèrent cependant en leurs actes. Et lorsqu'ils prient, et qu'ils demandent à Dieu quelque chose, ce n'est pas avec humilité qu'ils le demandent, mais impérieusement, et avec suffisance, comme si avec leurs peines ils avaient obligé Dieu pour qu'il dût leur en être redevable. Puis, lorsqu'ils ne sont pas exaucés, et que Dieu ne fait pas leur volonté, ils se troublent et s'affligent à l'excès. Le diable alors, cet ennemi de longue date, lorsqu'il les voit dupes de leur ignorance, les attaque et, leur suggérant des pensées perverses, il les corrrompt en disant : "Comment donc ? Quand pour le servir tu te fais toi, violence à en mourir, lui ne t'entend pas ? Pourquoi dès lors demeurer son esclave ? Et il l'amène à blasphèmer le nom de Dieu, jusqu'à entrer en lui où il le possède, et le lie, comme avec des chaînes.
Mais s'il n'y parvient, le diable essaie d'autre sorte. Il se change en un ange de lumière, et se présente à lui comme l'archange Gabriel, ou comme un autre ange que Dieu, dit‑il a envoyé à ses côtés, parce que ses oeuvres ont plu au Seigneur. Ou bien il prend les traits de notre Seigneur Jésus Christ, il entre, suivi d'un démon, qui a revêtu quant à lui la forme angélique. "C'est, lui dit‑il alors, parce que tes sueurs ont honoré Dieu que lui‑même est venu te visiter. Viens donc le vénérer, et tu recevras sa grâce." Ou bien il lui conte qu'il est venu l'élever aux cieux, tel le prophète Elie. Et pour le dire en deux mots, c'est avec de semblables méthodes qu'il en a égaré beaucoup, aujourd'hui comme dans l'ancien temps. Car il a jeté les uns contre des rochers, en a pris d'autres au piège, et a fait périr les derniers par mille ruses diaboliques, les menant tous également à leur ruine. Et la cause de tout cela est qu'ils n'ont pas eu au commencemnt de discernement et que, loin de se soumettre à l'obéissance, ils ont suivi leur volonté propre.
Mais toi, bien‑aimé dans le Seigneur, toi mon enfant, sois sans crainte : car tu t'es soumis à l'obéissance, et que tu confesses tout avec pureté de coeur. Et parce que tu as un géronda qui te guide et qui nuit et jour prie pour toi, Dieu ne te laisse pas t'égarer. C'est pourquoi, quand même t'apparaîtrait, par l'effet d'une de ces imaginations trompeuse, une quelconque forme d'ange ou de saint, ou une autre encore sous les traits du Seigneur, toi, n'aie crainte mais, avec hardiesse, dis‑lui : "J'ai pris mon géronda pour guide, et je n'ai nul besoin des préceptes des anges. Et si dans l'autre monde j'ai le désir de voir mon Seigneur avec les anges et les Saints, je ne l'ai point sur cette terre." Après quoi, détournant ton visage de l'autre côté, refuse de le regarder plus longtemps. Alors démonté par ton sang‑froid, il deviendra invisible. Mais s'il arrivait néammoins que la vision fût véritablement divine, le Seigneur dès lors sans s'offenser nullement de ta circonspection, sait aussitôt changer en joie cette crainte, de sorte qu'il advienne selon ses volontés.
Pous nous cependant, ne concevons jamais pareilles exigences ni semblables envies devant Dieu, comme de désirer voir des Anges ou des Saints, car ce ne sont là rien qu'égarements. Mais il suffit ‑ ainsi que nous l'avons écrit - que nous implorions à l'adresse de la miséricorde divine, la rémission de nos péchés, et que nous cultivions la pureté de l'âme, pour que les dons de Dieu surviennent par eux‑mêmes, sans qu'il faille du tout les demander.
Et, sachons‑le, quand même par la contemplation nous monterions aux cieux, il n'y aurait encore rien là de nous. Mais si, tout à rebours, il nous fallait peu de temps après, sans qu'il y allât en rien de notre volonté, subir quelque altération par quoi nous viendrait un grand chagrin et une angoisse plus horrible que si nous touchions au fond de l'Hadès, au point de nous donner à croire que, loin d'en pouvoir être délivrés jamais, il faudra jusqu'à la mort en être affligés, même alors, cependant, demeurons impassibles. Et tout comme nous avions eu de la joie à monter aux cieux, restons d'égale humeur lorsque, par un subit changement, nous assaille la peine. Toi donc, à cette heure‑là sans te troubler ni gémir, garde l'obéissance. Et apaise tes pensées en disant : "Le Père en vérité, possède deux habitations, chacune en un lieu opposé : L'une dans les cieux, est la demeure du repos et de la joie, l'autre, au fond de l'Hadès est celle des afflictions. Aussi, lorsqu'il lui semble bon, m'élève‑t‑il vers la joie d'en haut, ou bien lorsqu'il le veut, m'abaisse‑t‑il vers le bas. Car il veut queje comprenne cette vérité, qu'aussi longtemps que je serai affublé de ce corps, comme d'une carapace, il me faudra subir aussi le changement, qui lui est inéluctablement attaché. De celà donc je ne dois rien trouver à redire, ne pouvant souhaiter seulement qu'en tout et pour tout soit faite à jamais la volonté du Seigneur. Et quand même cette volonté serait que je restasse toujours dans les lieux d'en‑bas, je n'aurais que ces mots à dire :
"O mon très doux Sauveur, mon Maître et Seigneur Dieu ! C'est véritablement pour n'avoir rien fait de bon ni d'agréable devant Toi, et pour avoir sans répit oeuvré au péché, que je suis devenu un fils de le géhenne. Si donc je suis voué à l'enfer, ce n'est là que justice. Il me suffit dès lors que tu me regardes d'un visage radieux et serein, et l'Hadès lui‑même sera pour moi copmme un Paradis de lumière !"
Or à peine parles-tu ainsi que le chagrin aussitôt s'enfuit, et que de nouveau paraît la joie. Et cependant, ce n'est pas pour la rappeler à toi que tu as dit cela, n'ayant rien fait là que t'exprimer d'un coeur sincère.
Et pour finir, s'il faut le répéter encore, quand bien même tu monterais au septième ciel, et que tu y contemplerais la nature de tous les mystères, ne te fie cependant jamais en toi‑même. Mais aussi longtemps, au contraire, que tu portes ce corps, garder la crainte et la circonspection t'es d'un plus grans profit. Et ce n'est que lorsque par la mort tu dépouilles enfin cette enveloppe charnelle qu'il t'est loisible de te réjouir, de ce que tu n'as plus désormais à subir de changement, et que nul ne peut te spolier des bienfaits, qui t'appartiennent en propre, pour les avoir reçus des mains mêmes de Dieu, à qui sont la puisance et la gloire dans les siècles. Amen.



X

Du double combat des démons,
et qu'ils combattent les lutteurs pas de savants subterfuges




Sache à présent, mon enfant, que les démons contre nous mènent un double combat. Et que c'est par de savants subterfuges qu'ils combattent les lutteurs. C'est ainsi que voyant le moine lutter avec ferveur et s'élancer hardiment vers l'avant - imprudent qui n'a point pris de guide - le malin aussitôt le suit à la trace, puis le devance, se tapit en embuscade, et complote contre lui. Alors, sans lui laisser voir le piège, il le pousse toujours plus avant. Et le lutteur, ne soupçonnant pas que l'ennemi fait route avec lui, court sans discernement, priant, jeûnant et veillant. Le démon bientôt va jusqu'à lui ôter tout appétit, si bien que le malheureux quand même on lui présenterait les plus somptueux repas, ne désire plus rien manger.
L'ennemi le laisse encore veiller librement, au point que le moine se croit désormais parvenu à l'apatheïa, comme ceux qui peuvent vivre sans nourriture. C'est alors que le démon voyant sa victime arrivé au comble de l'égarement, lui ôte tout‑à‑coup la force dont il le gonflait, et le laisse retomber. Le malheureux donc, n'ayant pas pour soulever son corps et demeurer dans les lieux élevés, les ailes légères de la contemplation, comme le serpent se tord soudain dans les profondeurs de la terre. A l'instant même où il se croit monté de la terre au ciel, soudain, sans qu'il ait rien pu comprendre, il se retrouve dénué de tout, perdu sur l'immense océan. Car ce pauvre corps qui jusqu'ici portait les armes, vient de s'écrouler épuisé par une trop longue inanition. Sans plus attendre, le dragon sanguinaire, bavant et dégouttant de joie, et traînant après lui mille autres esprits mauvais, tombe abruptement sur l'infortuné. Ils l'étouffent, et vont l'asphyxier, si celui‑ci ne s'enfuit quérir au plus vite un guide exercé. Voilà donc comment il en a jeté beaucoup dans les passions honteuses. Car c'est à ce péché‑là, plus qu'à tous les autres en vérité, qu'induisent les démons, lorsque le corps est une fois tombé dans l'épuisement.
Si le lutteur cependant, doué d'un esprit pénétrant, sait lutter avec discernement, veillant à ne pas courir trop vite de l'avant, le démon ne vient pas aussitôt l'inquiéter. Mais s'il voit s'amoindrir son zèle et sa ferveur, puis se briser un peu son premier élan, au point de commencer de tomber dans la négligence, à l'instant l'ennemi surgit et, l'entraînant à revers, il le fait sombrer dans l'indifférence, jusqu'à ce que le pauvre homme abandonne tout et redevienne l'esclave des démons.
Aussi la lutte est‑elle double. Et il faut pour vaincre, ou que le moine ait un guide et lui voue une obéissance parfaite, renonçant entièrement à l'exercice de sa volonté propre, ou bien, s'il est seul, qu'il se garde des excès et que, loin de vouloir incliner à droite, ni à gauche, il marche dans la voie moyenne, sachant bien que ce n'est que lorsqu'il a reçu les ailes légères de la contemplation, que le coprs peut supporter aussi les maladies, autant et à l'exacte mesure de cette divine grâce qu'il a reçue. Et même alors pourtant, il arrive que le corps bien souvent sujet encore dans sa corruptibilité aux divers changements, succombe à la maladie. Mais l'esprit néammoins qui, pour avoir revêtu de célestes ailes, passe à présent l'ordre de la nature, s'envole, lui, vers les hauteurs, sans égard au poids du corps, que de la sorte il soulève, bien qu'il soit dans une grande faiblesse. C'est pourquoi aussi beaucoup de saints, qui avaient reçu cette même grâce, passèrent de longues années sans manger fût‑ce du pain, se suffisant pour toute nourriture de la Sainte Communion au Corps Très pur et au Sang Précieux de leur Seigneur.
Mais parce que l'enseignement des Saints Pères ne vise point à ce que nous ne mangions plus du tout, et quand même nous recevrions cette grâce, dont nous savons, en vérité, et non selon l'imagination, qu'elle nous permettrait de vivre même sans nourriture il nous faut quant à nous prendre du lait, du fromage, des oeufs, et même du poisson, si tant est que nous en ayons, - en un mot prende un peu de tout ce que permet la règle monastique, quand elle le permet, et cela pour un double effet : le premier que nous extirpions la racine de l'orgueil et de l'imagination, foulant aux pieds toute pensée susceptible de s'élever contre Dieu ; le second, que nous paraissions semblables aux autres, sans que nul ne puisse deviner quelle oeuvre nous faisons devant Dieu, de sorte que nous échappions aux louanges et à la gloire des hommes, et qu'en outre nous ne pensions pas que ce frugal repas, pris avec discernement et en toute connaissance, nous prive de la divine grâce, comme si nous en eussions reçu une plus grande part à jeûner davantage ! Car il n'en est pas ainsi. Dieu ne regarde pas au nombre de nos combats, mais il examine à quelle fin, et avec quel discernement nous les voulons mener. Et c'est dans la même mesure alors, très exactement, qu'il épanche sur nous sa riche et grande miséricorde, ‑ lui, le Dieu de bonté, auquel conviennent à jamais la gloire, l'honneur et l'adoration, maintenant et toujours, et aux siècles des siècles. Amen !
XI

Des trois états de nature, entre lesquels, il est loisible à l'homme de s'élever et de descendre; lesquels sont : selon la nature, contre la
nature, et par‑delà la nature. Et des trois modes de la divine grâce qui est susceptible de recevoir, lorsqu'elle se fait violence, la nature
humaine - purificative, illuminative et perfective.




Apprends maintenant, mon enfant, quels sont les trois états de nature, entre lesquels il est loisible à l'homme de s'élever et de descendre. Car nous disons que la condition naturelle à l'homme, après que nous eussions transgressé le comandement de Dieu et que nous fussions tombés hors du paradis, est la Loi divine qui, ensuite de cet exil, nous fut donnée par écrit ; que tout homme, s'il veut se faire violence quant à son salut, se doit de combattre contre ses passions, les frappant et leur résistant, se défendant d'elles et leur ripostant, tout à tour vainqueur et vaincu par elles ; et qu'il lui faut beaucoup lutter pour se tenir fidèlement entre ces lois divines, qui sont cependant selon sa nature.
Lors donc que nous nous bornons à suivre la loi divine qui nous a été donnée dans la Sainte Ecriture, et que nous ne sommes ni débauchés, ni assassins, ni voleurs, ni injustes, ni menteurs, ni orgueilleux, ni médisant, ni vaniteux, ni gourmands, ni cupides, ni avares, ni envieux, ni orgueilleux, ni blasphémateurs, ni coléreux, ni emportés, ni grognards, ni hypocrites, ni rien non plus de semblable, alors, nous sommes dans l'état de nature, tel qu'il nous échut après la transgression.
L'Etat contre nature lui, est celui qui nous retient hors de la loi divine et qui, parce qu'il est proprement bestial, nous fait ressembler aux chevaux alogiques, tout comme dit le prophète : "Un homme qui était chez lui en honneur ne se tint pas à la raison, mais devint plus fou que les bêtes, auquelles il ressembla." Celui donc qui marche hors de la loi divine, se vautrant dans les différents péchés que nous avons dit, se trouve dans l'état qui va contre la nature.
Quant à l'état situé par‑delà la nature, il est cette apathéïa dont jouissait Adam, avant qu'il ne transgressât le commandement de Dieu, et qu'il ne tombât hors de cette grâce et de cette divine innocence.
Tels sont donc, mon enfant, les trois états selon lesquels il nous est donné, si nous progressons, de sortir de l'état contre‑nature, pour aller vers l'état situé par‑delà la nature. Cependant si, négligeant notre salut, nous préférons vivre dans l'insensibilité, alors, comme le fils prodigue, nous nous repaissons de la nourriture des porcs, et nous tâchons de nous rassasier de caroubes.
Quant aux trois modes que nous avons dit, ceux de la divine grâce, tels que peut les recevoir la nature de l'homme,‑ s'il témoigne du moins d'une bonne disposition et qu'il se fait violence -, voici quels ils sont : le premier est celui de la grâce purificatrice, le second, celui de la grâce illuminative, et le dernier, celui de la grâce perfective.
De fait, après que l'homme vient à se repentir de ses premiers péchés, il se fait violence d'abord pour demeurer entre les bornes de la Loi divine, ayant à subir, à cause de ses habitudes anciennes, de dures luttes mêlées d'âpres peines de la part de ses passions.
Mais bientôt en secret, la divine grâce lui fait don de la prière, comme du deuil et de la joie ensemble, tandis qu'elle lui fait goûter un doux plaisir à lire les enseignements, et qu'elle le ceint pour le combat spirituel de courage et de force. Telle est donc la grâce dite purificative, laquelle, secrètement, aide, s'il lutte, l'homme repenti à se purifier de ses péchés, et à demeurer entre les bornes de ce qui constitue son état selon la nature.
De sorte que si l'être persiste dans cet état qui est selon la nature, qu'il ne cesse pas ses luttes, ne se montre pas négligent, ne quitte pas la place, ni ne retourne en arrière, mais que longanime, il supporte, se faisant violence pour produire de bons fruits, acceptant patiemment les incessants changements propres à la nature, et attendant la miséricorde de Dieu, alors l'esprit peu à peu reçoit la divine illumination : il devient tout entier lumière divine, et par elle, voit intellectivement la vérité, discernant comment il lui faut progresser pour parvenir à cet amour infini qu'est notre Christ, Seigneur de douceur.
Et cependant, mon enfant, il est besoin ici encore, d'une grande vigilance : Ne va pas en entendant parler de lumière, croire qu'il s'agit d'un feu, de la lumière d'une lampe, de celle d'un éclair, ni d'un quelconque autre phénomène créé. Défends‑toi d'une telle méprise. Car beaucoup, n'y ayant point songé par avance, se sont égarés et ont péri de sale mort. Parce que la lumière de la divine grâce est toute spirituelle, qu'elle est immatérielle et invisible, qu'elle n'a ni forme ni couleur, et qu'elle se tient devant toi, joyeuse et paisible. Telle est donc la grâce dite illuminative, laquelle éclaire l'esprit, donnant à connaître les voies infaillibles du cheminement spirituel, en sorte que le voyageur ne puisse tomber, ni s'égarer loin d'elles.
Néammoins, à ce stade encore, parce que le temps est long et que le corps est sans cesse affecté de changement, la grâce ne demeure pas continûment, mais ne fait qu'aller et venir. C'est ainsi qu'à la lumière succède la ténèbre, et à la ténèbre, de nouveau la lumière. Si donc tu veux comprendre, mets à m'entendre une grande attention :
Comparé à la divine grâce, notre état naturel, n'est rien que ténèbres. Combien plus alors lorsque nous assaillent en outre les noirs démons, lesquels sont ténébreux par nature. Mais lorsque surgit la lumière de la grâce, les ombres se dissipent, tout comme le soleil, lorsqu'il se lève, fait s'enfuir la ténèbre, si bien que nous voyons clairement jusqu'aux plus petis détails, qui nous échappaient tandis que n'avait point encore paru la clarté du jour. Puis lorsque l'astre se couche, à nouveau nous enveloppe la ténèbre naturelle, de sorte que s'il se trouve quelqu'un pour y marcher, il est la proie des éléments et des événements incertains.
Or il en est de même du cheminement spirituel. Tans que nous avons avec nous la lumière divine, nous percevons tout distinctement, et les démons fuient au loin, ne pouvant soutenir l'éclat de la grâce. Mais lorsqu'elle nous quitte, nous demeurons dans cette ténèbre qui constitue proprement notre état au naturel. Et c'est alors que surgissent les démons, ces brigands qui nous mettent à mal. Ainsi puisque notre nature est susceptible de tant de changements divers, et qu'au temps où nous sommes privés du discernement de la grâce divine, nous restons dans la ténèbre, commettant mille oeuvres mauvaises, par lesquelles les ennemis nous nuient et, souvent même, nous blessent à mort, ‑ car aveuglés alors par l'épaisse obscurité, nous ne voyons pas ces adversaires tapis dans l'ombre se dérober à nos yeux ‑, à cause de cela donc, il ne nous faut jamais nous fier à nous‑mêmes, et croire que ce que nous faisons, plaît à deiu ; ni non plus espérer en notre art, ou en nos armes ; mais invoquer le divin secours, et n'espérer qu'en lui seul ; ne parler qu'avec une grande crainte, comme ne sachant pas si ce que nous disons est pour plaire à Dieu, ou pour l'affliger au contraire ; et, lorsque'en est venue l'heure, supporter sans murmurer tous les changements.
Alors, si nous savons persister dans cet état, sans subir aucun mal des guerres incessantes et du trouble causé par les passions, désormais nous est octroyé cet admirable don de Dieu qu'est la grâce perfective, laquelle nous parfait et qui, parce qu'elle s'élève au‑dessus des lois de la nature, est dite surnaturelle. Et si, dans les deux premiers états, l'homme, usant de bonnes pensées, et recourant à ses souvenirs spirituels, se faisait violence pour conserver les vertus, telles que l'humilité, la tempérance, l'amour, et les autres, ‑ car il est vrai que de pieuses pensées, comme d'imparables avis aident à ôter aux passions leur malignité, de sorte que l'on garde plus aisément les vertus -, après cependant qu'est venue la grâce perfective et surnaturelle, toutes les passions alors s'effacent ensemble, tandis que demeurent toutes les vertus, par ce fait qu'elles constituent désormais comme la nouvelle nature, et le nouveau propre de l'homme. Car celui‑ci reçoit maintenant la même apathéïa, le même état divin de l'être dépourvu de passions qu'il possédait avant la transgression. Et de fait, c'est à la suite de la désobéissance d'Adam que les passions s'immiscèrent dans la nature humaine. Mais l'état naturel, celui dans lequel l'homme fut façonné par Dieu, était lui, sans passions. C'est pourquoi aussi l'esprit, lorsqu'il est enfin délivré des passions, s'avance, tel un roi, sur les nuées de la divine connaissance, bien haut par‑delà la nature.
Toi donc, mon enfant, lorsque tu verras que, sans en avoir le souci, ni user d'aucun subterfuge, tu gardes en toi toutes les vertus, immuables comme si elles t'étaient naturelles, tu sauras alors que tu te situes par‑delà la nature. Et si tu en es encore à commettre le péché, sache que tu es dans l'ordre qui va contre la nature, selon lequel tu mènes paître les porcs dont parle le saint Evangile. Et de ce déplorable état, il ne te reste plus qu'à vouloir te délivrer en te faisant violence ‑. Quant à connaître ce qui est par‑delà tout cela, seul le sait le Dieu de bonté et de sagesse, avec celui qui demeure en lui, auquel sont la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles. Amen.
XII

Sur l'amour




Puisque nous t'avons souvent écrit mon enfant, sur différents sujets, ainsi que nous y incitait ta foi et ton ardente piété, il m'a paru bon de te livrer aussi quelques enseignements sur l'amour, tel que j'ai pu les recevoir des Pères Saints qui nous ont précédés, comme aussi de la lecture des Ecritures. Et cependant, effrayé à la vue d'une grâce si haute, et tellement surnaturelle, je crains de ne pouvoir jamais finir ce propos. A moins que, fort de mon espoir en vos saintes prières, mon zèle ne se réchauffe, et que je ne me mette à parler. Car pour moi, mon enfant, comment pourrais‑je, m'aidant de mes seules forces, rien écrire d'un charisme si grand qu'il les passe infiniment ? Et quelle langue me servirait à décrire cette céleste tendresse, ce miel délicieux, dont goûtent les Saints Anges, les Prophètes, les Apôtres, les Justes, les Martyrs, les Saints, et tous ceux qui sont inscrits dans le livre des cieux ?
En vérité, je te le dis mon enfant : Si je possèdais pour ce faire toutes les langues que depuis Adam a connues l'humanité, il me paraîtrait impossible encore de louer dignement l'Amour. Et que dis‑je dignement ? Car ce n'est pas même, fût‑ce un tant soit peu, qu'il est , à une langue mortelle, donné de parler de l'amour, si Dieu lui‑même, qui est tout Amour et toute Vérité, de par ses énergies ne nous en donne le pouvoir, avec la sagesse et la connaissance ; et si, à travers cette langue humaine, ce ne sont Dieu lui‑même et notre doux Jésus, le semblable avec son semblable, qui parlent pour en faire l'éloge. Car l'amour en vérité n'est rien autre que notre doux Jésus, le Sauveur en son hypostase, avec le Père et l'Esprit Divin.
Et tous les autres charismes divins du Dieu ami de l'homme se font également sentir de façon divine lorsqu'ils sont rendus agissants en nous par la grâce divine, comme l'humilité, la douceur, la tempérance ect... Or ce ne sont là, si leur manque l'énergie de la grâce divine, que de simples vertus, que nous observons, à cause du commandement du Seigneur, pour la guérison de nos passions. Cependant, avant d'avoir reçu la grâce, nous subissons de continuelles altérations, étant enclins tantôt à l'humilité et tantôt à la suffisance, à l'amour puis à la haine, à la tempérance puis à la gloutonnerie, à la douceur puis à la colère, à la patience puis au courroux, et ainsi de suite.
Mais lorsque nous sommes agis par la grâce divine, alors cessent aussi ces vicissitudes et altérations continuelles de l'âme. Et tandis que le corps connaît toujours les rudimentaires altérations qui lui sont propres, tels que le froid, le chaud, la pesanteur, la fatigue, la douleur, la faim, la soif, la maladie etc..., l'âme, elle nourrie par l'énergie de la grâce divine demeure inaltérée, sans plus sortir des charismes divins qui lui ont été donnés.
Et voici de quelle sorte est cette inaltérabilité que je veux dire : lorsque la grâce se trouve en nous, l'âme du fait des charismes divins que Dieu lui a donnés, n'est plus altérée. Néammoins, il serait faux de dire que, si dès lors la grâce se retire, l'âme ne connaît pas d'altération. La vérité est qu'à cause du sentiment solide qu'elle a désormais conçu, elle demeure difficile à mouvoir, non cependant inaltérable.
Pour nous en effet, comme nous l'avons écrit ailleurs dans cette lettre, tant que nous portons, partout où nous allons, ce corps rivé à nous comme une carapace, que nul n'aille croire qu'il existe un état assez haut pour demeurer inaltérable, au point même que l'on puisse à ce sujet rester exempt de toute crainte), s'il n'est rendu tel par la présence de la grâce divine. Mais c'est alors, au contraire, que l'on conçoit le plus sûrement, et que l'on ressent le plus parfaitement la présence de tous les charismes divins.
Mais celui qui dès lors parvient à ce sentiment de l'Amour divin, lequel est Dieu même, selon celui qui dit : "Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu en lui", de quelle langue mortelle, par là dénuée de l'énergie divine, userait‑il encore pour discourir aucunement de Dieu et de ses saint charismes ?
Et je ne parle pas de ces nombreuses gens qui, parce qu'ils vivent aujourd'hui dans la vertu, se gouvernant selon le bien, plaisant à Dieu par leurs paroles et leurs actes, et se rendant utiles au prochain, passsent à leurs propres yeux, et à ceux d'autrui pour avoit atteint l'Amour, parce qu'ils ont eu pour leur frère un tant soit peu de compasion et de pitié !
Car telle n'est point du tout la vérité. Certes, ils pratiquent le commandement de l'amour, selon le Seigneur qui dit : "Aimez‑vous les uns les autres" ; et ceux qui gardent ce commandement sont dignes d'éloges, pour être des observants des divins commandements. Mais ce qui les y a incités, n'est nullement encore l'énergie de l'Amour Divin. Ils marchent sur la route qui mène à la source, mais n'ont pas atteint la source même. Ils sont sur les degrés conduisant au palais, non pas à la porte du palais. Ils touchent le manteau royal, non le Roi lui‑même. Ils ont trouvé le commandement de Dieu, non Dieu même.
Celui donc qui veut parler de l'amour, se doit d'avoir bien éprouvé au gôut le mystère de l'amour, pour ensuite, si le permet le doux Jésus, la source de l'Amour, livrer à son tour le fruit des biens qu'il a reçus, se montrant par là utile au prochain sans pour autant se nuire à lui‑même. Car nous courons de grands risques à parler sans fondement, comme à raisonner sur ce dont nous n'avons pas connaissance, nous imaginant savoir ce que nous ne savons pas.
Dès lors, mon enfant très aimé, sache bien ceci : autre est le commandement de l'amour, effectué par les oeuvres en vue de l'amitié fraternelle, et autre l'énergie du Divin Amour. Car si tous les hommes, pour peu qu'ils le veulent et qu'ils se fassent violence, ont la force d'accomplir le premier, il n'en est pas ainsi du second. Parce que ni ce n'est par nos oeuvres qu'il advient, ni il ne dépend non plus de notre volonté qu'il advienne si nous le voulons, quand nous le voulons, et comme nous le voulons. Mais il ne dépend en cela que de la seule source de l'Amour, notre très doux Jésus, qui nous donne s'il veut, quand il veut, et comme il veut.
Pour nous en effet, c'est lorsque nous avons marché dans la simplicité, observant les commandements, cherchant avec larmes et douloureusement, dans la patience et la persévérance, et que nous avons gardé sans faillir, tel Moïse, ces brebis de Jothor (Jéthro ? à vérif.) que sont les bons mouvements et les pensées spirituelles de l'intelligence, dans la chaleur du jour et la nuit glacée, dans les guerres et les épreuves continuelles, nous macérant par l'humilité comme par la contrainte violente que nous exerçons en nous‑mêmes -, c'est alors que nous sommes jugés dignes d'atteindre à la vision de Dieu, et de contempler le buisson qui, sous le feu divin de l'Amour, brûle dans nos coeurs sans se consummer. Et tandis que par la prière du coeur nous approchons, nous entendons, dans le mystère de la connaissnace spirituelle, la voix divine dire : "Délie la sandale de tes pieds ! " -Ce qui veut dire : Délie de toi toute volonté propre, toute puérile préoccupation, et tout souci de ce monde, pour ne te soumettre plus qu'au seul saint Esprit et à son divin vouloir, car le lieu que tu foules est saint.
Et dès lors qu'il est délié de tout, l'être aussitôt reçoit la direction du peuple, et il inflige des plaies à Pharaon, - ce qui signifie le discernement et le gouvernement par les divins charismes, comme aussi la victoire sur les démons. Ensuite de quoi, il reçoit encore les divines lois. - Non point gravées, comme pour Moïse, sur des tables de pierre, qui s'érodent et s'effritent, mais inscrites par le Saint Esprit en divins caractères agissant dans nos coeurs ; et transcrivant non plus dix commandements seulement, mais autant qu'en peuvent contenir l'esprit, la connaissance et la nature. Et c'est en cet instant alors que le saint pénètre l'au‑delà du voile.5
Et tandis que devant lui, dans la colonne de feu, se tient la divine nuée de l'Amour, voici que, devenu tout entier feu, lui aussi, mais ne pouvant cependant supporter davantage la divine énergie de l'Amour, il crie à la source de l'Amour, et d'entre ses lèvres humaines laisse s'exhaler une clameur : "Qui désormais, ô mon Christ, pourra me séparer jamais de ton très doux amour ?" Et, la brise soufflant plus fort encore, ‑ mais est‑ce au milieu de la grotte, ou dans l'espace alentour, Dieu le sait ; et l'être est‑il dans son corps, ou hors de son corps, Dieu le sait ‑, voilà tout ce que sait celui qui a vu : qu'en entier devenu feu avec le feu, et versant des larmes d'amour, émerveillé de stupeur, il s'écrie : "Fais cesser, ô mon doux amour, les flots de ta grâce, car voici que se sont dissoutes les jointures de mes membres ! Et sur ces mots, le vent léger de l'Esprit vient en soufflant épancher son inneffable parfum, admirable et suave, faisant cesser ici les impressions des sens, que ne peut plus contenir l'énergie du corps. L'être alors, tout entier captif et enclos de silence, jusqu'à ce qu'ait passé la nuée ombreuse, ne peut rien qu'admirer ce trésor de la gloire de Dieu.

Et il demeure là, échappé à ses sens,
Extasié, comme d'esprit‑de‑vin,
Sans dire même une parole.

Car ni la langue n'a pouvoir de peindre,
Ni le coeur ni l'esprit n'en ont l'âme et la volonté.

Toi seul pourrait, ô mon Jésus, toi, doux Amour !
Toi, mon Sauveur, mon Père, ô mon désir très doux !

Avec toi, mon Plasmateur, mon Dieu, et l'Esprit Saint aussi,
ô trinité Toute Sainte, dans la monade Une !

ô vie de mon âme, délices de mon coeur,
De mon esprit l'illumination, ô perfection de l'Amour !

Source d'amour, toi l'espérance et la foi,
Enseigne‑moi comment il te faut chercher, que je puisse trouver.

Oui mon doux Amour, mon Jésus, mon Sauveur,
Cela seul dis‑moi, je ne veux rien plus.

Ah! Te trouver et tomber à tes divins pieds,
Et de doux baisers couvrir les plaies et les clous !

Et pour jamais pleurer la douleur de mon coeur,
Et tes pieds arroser, comme autrefois Marie !

Que de toi ne me séparent plus les forces multiples,
Puissances, ni légions de l'hostile Bélial.

Ni même l'univers entier, comme le tout du tout,
Ni jouissances, ni délices de ce siècle.

Mais ici même, tel que je suis à cette heure, inondant tes pieds,
Je t'en prie, prends mon âme, et la mets où tu sais.

Qu'éternellemnt je te voie, te chante et t'adore,
Toi mon sauveur, mon Plasmateur et mon Dieu.

Avec tous les justes, Prophètes, Apôtres
Et Martyrs, Saints et Femmes divines.

Et toute l'armée céleste des Anges,
Chérubins, Séraphins, Puissances et trônes.

Et ta Mère si douce, Vierge très sainte,
Reine de toute chose, Marie, Mère de Dieu.


Amen.

Ah ! Bienheureuse, mon enfant, cette heure où, si nous en sommes trouvés dignes, nous remettrons, pure, notre âme au Seigneur, nous réjouissant avec tous ces saints, là où pour tous, en tous, et sur tous, règne Jésus Christ, le doux Sauveur, avec le Père et Dieu, et l'Esprit Bien‑Aimé, Saint, Paisible et Bon, qui vivifie et donne la vie, ‑ Trinité Sainte et Indivisible, ‑ maintenant et toujours, et dans l'immensité des siècles sans fin. Amen.
XIII

Ainsi l'esprit devient toute clarté,
il devient toute lumière.




Pour la prière, mon enfant, qu'évoque ta lettre, ton Géronda en connaît l'art, qui la possède en son coeur. Aussi, ne crains pas de t'égarer. Fais comme te dit l'Ancien, sans nullement t'attrister de ce que la grâce vient et s'en va. Car c'est ainsi qu'elle exerce à des pensers plus humbles l'homme qui toujours trop aisément s'exalte.
Tel est du moins, en ses premiers babils, l'enfant nouveau-né. «Malheur à toi, dit la Divine Ecriture, ville dont le prince est un enfant !» Malheur à toi, âme, quand l'esprit trop neuf n'a point l'expérience de ces subtiles beautés.
L'esprit, mon enfant, ne peut au début rester immobile. Combien plus encore chez un être peu formé aux choses spirituelles ! A celui-là, mieux vaut attribuer un temps pour la lecture, un temps pour la psalmodie, comme un autre pour le silence. Et c'est lorsque l'homme se tait, que son esprit trouve loisir à son tour de s'exercer à l'étude diverse des versets de l'Ecriture.
Lors donc que tu donnes à l'esprit ce bien auquel il aspirait, l'esprit prend des forces, comme se fortifie le corps à manger une saine nourriture. Mais propose à sa méditation ces vétilles qui lui passent par la tête, alors, loin de s'illuminer, il s'enténèbrera. Seulement, quand il est fatigué, il lui faut du repos.
Apprends donc à discerner le bien du mal. Ainsi l'esprit devient toute clarté, il devient toute lumière: il voit la pureté de son âme ; il voit sa vermine ; dans l'épreuve il devient longanime ; en lui s'augmente la grâce ; le corps est purifié des passions ; l'âme est pacifiée ; et pour finir, au bout de peu de temps, toutes choses viennent, l'une après l'autre, pareilles aux maillons attachés d'une chaîne - sans que pour cela il faille beaucoup de peine, car c'est de l'obéissance parfaite qu'elles ont reçu le jour.
Mais écoute encore, et vois: celui qui consent une parfaite obéissance, celui-là garde son esprit exempt de tout souci.
Or l'esprit est cet économe de l'âme qui lui dispense à elle, la nourriture que tu lui donnes à lui. Si donc ce dernier est en paix, et que tu lui dispenses en outre ces biens qu'il désirait, il se charge à son tour de les faire descendre dans le coeur. Car il faut à l'esprit se purifier d'abord de tous ces préjugés vains qu'il s'était forgés dans le monde. Alors, purifié soudain des soucis noirs et ombreux de la vie, redisant toujours la prière en esprit, il fait cesser bientôt l'exaltation odieuse de son moi universel. Et à ce signe même, tu comprends que l'esprit s'est purifié. Parce qu'il ne se laisse plus désormais attirer par ces choses fétides et dégoûtantes qu'il a vues et entendues quand il était dans le monde. Aprés quoi, la prière qui va entrant et sortant dedans son coeur, encore et encore purifie ses voies, chassant loin de lui tout objet malin, impur et infâme. Car l'esprit maintenant livre la guerre aux passions, comme aux démons aussi qui les suscitaient, mais les tenaient si bien cachées, que, de longues années, elles étaient restées en lui sans que nul ne les y eût vues ni reconnues. Mais à présent que l'esprit retrouve cette pureté d'antan qui fut sa première robe, il les voit, ces passions, et, comme un chien il aboie et leur montre les dents ; c'est que, devenu enfin le vrai seigneur et maître de toutes les sphères jadis aliénées de son entendement, s'armant du nom de Jésus, il se montre et fustige les ennemis ; tous, il les chasse au dehors nettoyant même la place jusqu'à cette porte du coeur, qu'à cause de son lieu l'on nomme «péricarde». Alors les ennemis, eux aussi, comme chiens sauvages aboient à la mort. C'est signe que l'esprit tout doucement commence à se purifier de cette souillure infâme, et de cette impureté, dont l'infectaient les démons, du temps où, encore consentants, ils nous menaient à toute espèce de mal comme de péché. Mais l'esprit, cette fois, entre en guerre contre les démons ; il les chasse au loin et les tient en respect leur ôtant tout loisir de l'importuner jamais. Et n'étant plus lui-même en son entier que lutte, il s'efforce de jeter au dehors ces bêtes puantes qui ne cessent, quant à elles, de vouloir se ruer au-dedans de ses murs. Alors, il peut enfin, lui, l'économe, apporter à l'âme ces nourritures bienfaisantes qui, lui donnant la santé, la préparent à recevoir aussi son illumination.
En tout cela, c'est la grâce purificatrice qui opère. Or à celui qui lutte, l'obéissance est comme le faîte ombragé d'une tente. Car la grâce sauvegarde celui qui devant Dieu a élevé son âme. Et voici l'heure où d'En-Haut, doucement, naît la métamorphose: lors donc qu'en peu de temps les démons jusqu'au dernier ont été jetés dehors, tandis que le coeur en dedans s'est purifié, alors enfin cesse la souillure. Et l'esprit, tel un Roi, trône sur le coeur, il se réjouit, comme l'époux dans la chambre de l'épouse. Sa joie est sainte, paisible et irréprochable. Sans peine aucune, il dit la prière. Et la grâce dès lors peut librement agir, découvrant à l'esprit les gages des promesses dont bientôt il recevra le prix, pour s'être exactement acquitté de toutes ses obligations. Et tandis qu'il est là, calme et tranquille, la grâce entre le visiter ; elle vient, mais autant seulement qu'il peut la contenir ; elle vient, et c'est pour le mener à la contemplation.
Mais avant cela, il a fallu la crainte de Dieu, la foi, la parfaite obéissance, et le renoncement de soi ; car ce sont d'eux que naissent les biens sublimes ; par eux l'on s'approche du bienheureux amour qu'à la fin couronne l'apathéia parfaite. Ah ! Puisse l'homme ne darder jamais sur son esprit l'aiguillon si venimeux du mal ! Mais que des profondeurs plutôt il s'écrie: «Mon âme a soif de toi mon Dieu ! Quand donc viendrais-je à toi, pour jouir de la vision très sainte de ta face lumineuse ?» Or un tel être ne peut qu'attendre la mort comme la plus douce des joies. Et dans sa hâte, il s'interroge: Quand donc ces yeux se fermeront-ils ? Et quand les autres s'ouvriront-ils, qui lui donneront à voir ces choses, qui toutes à jamais le réjouiront ?
C'est pourquoi, mon enfant, hâte-toi - et vous aussi, qui êtes ses frères, hâtez-vous vers la bienheureuse obéissance: c'est elle qui enfante tous ces biens. Soyez comme une seule âme en plusieurs corps. De cette façon du moins, votre Géronda, lui aussi, goûtera quelque repos  ; et libre de tout souci, il pourra plus à loisir implorer Dieu pour vous. Car c'est de toute son âme, dès lors, qu'il priera pour ses enfants, et son coeur tressaillera de joie et d'allégresse. Mais quand, à l'inverse, vous désobéissez, ne faisant en cela que vous nuire à vous-mêmes, alors votre père, lui aussi, sent pour longtemps son âme appesantie. Sous l'emprise du chagrin, elle s'alanguit et s'étiole, et chacun des pas qu'il fait, désormais, l'achemine vers la mort.
Tout cela, c'est l'expérience qui me l'a fait connaître.De l'obéissance aussi, j'ai goûté le fruit, et sa douceur est indicible. Non, jamais je n'ai joui d'un repos plus doux que celui qui me fut donné par la parfaite obéissance. Et lors même que j'eus enterré mon bon Gérondaki6, ce fut par ses prières encore que je trouvai l'hésychia.
Travaillez donc maintenant, tandis que vous êtes jeunes, si vous voulez au temps de la vieillesse moissonner dans la joie les gerbes dorées de l'apathéïa. Et je ne veux pas parler même d'une vieillesse avancée. Car dans vingt ans tout au plus, si vous vous hâtez, il vous sera donné de voir ces choses que je vous dis. Mais si vous ne vous hâtez pas au contraire, quand bien auriez-vous à vivre autant d'années qu'en eut Mathusalem, jamais vous ne trouveriez ce trésor dont je vous ai parlé.
Hâtez-vous donc, en vrais zélateurs de votre Géronda, rivalisant l'un avec l'autre dans votre commun désir du bien. Et vous verrez vos passions à ce point immobiles, que dans cette paix nouvelle et inconnue de l'âme, vous croirez habiter en haut, parmi les demeures bienheureuses du Paradis céleste.

XIV

Ce n'est pas au nombre des années qu'attend la grâce de Dieu




J'ai reçu ta lettre, mon enfant, et voici ma réponse à ce que tu m'y écris.
Tout d'abord, bien-aimé, tu te demandes lequel des deux reçoit plus vite la grâce, celui qui vit en hésychaste ou celui qui s'est soumis à l'obéissance. N'en doute pas, c'est le disciple à l'obéissance  ; lui a tôt fait de recevoir la grâce, et il marche en sûreté, sans crainte de tomber ni de s'égarer. Il suffit seulement qu'il ne tombe pas dans la négligence. Et quand le Christ entre dans un être, seul ou parmi la foule celui- ci garde son héchysia, et partout il possède la paix. Non, ce n'est pas au nombre des années qu'attend la grâce de Dieu, mais à la manière plutôt dont on la poursuit, comme à la miséricorde aussi du Seigneur qui la donne. Et si l'expérience de la praxis s'acquiert avec les années, la grâce, elle -et c'est pourquoi justement elle est dite grâce, ce qui signifie «don»- la grâce est un don de Dieu, un charisme dépendant de lui seul et qu'il nous mesure à l'ardeur de notre foi, à notre humilité et à notre bonne volonté.
Salomon avait douze ans quand il reçut la grâce. Daniel avait le même âge. Daniel n'était que jeune pâtre encore, paissant ses brebis. Telle est la grâce que tous reçurent également, les Anciens comme les Nouveaux.
A peine l'homme se repent-il sincèrement que la grâce aussitôt s'approche... Le zèle ensuite ne fait que l'augmenter. Mais à l'expérience, au contraire, il faut de longues années d'ascèse.
Avant toute chose pourtant, celui qui veut à Dieu demander la grâce, doit vouloir supporter aussi, et les épreuves, et les afflictions, quelles que soient celles qui puissent survenir. Mais si, à l'heure de l'épreuve, loin d'user de patience, l'on défaille, alors, ni la grâce ne vient avec profusion, ni la vertu se parfait, et l'on n'est pas digne d'un charisme.
Si quelqu'un cependant a connu le don de Dieu, s'il sait que c'est au coeur même des afflictions qu'il naît, et que toutes sortes d'épreuves précèdent sa venue, celui-là en vérité a trouvé la voie qui mène à Dieu ; c'est pourquoi il attend que viennent les épreuves, sachant que c'est en les supportant qu'il est purifié, et que c'est justement par elles qu'il est illuminé, et qu'il lui est donné de voir son Dieu.
Non, vraiment, Dieu ne se contemple pas sans une semblable connaissance. Et cette connaissance est la vision de Dieu. Car si tu songes que Dieu est auprès de toi, que tu te meus en Dieu, qu'il voit tout ce que tu fais, si tu veilles à ne le chagriner jamais -lui qui du dedans comme du dehors considère toute chose- alors tu ne peux plus pécher. Parce que tu le vois, tu l'aimes et tu veilles à ne pas l'attrister, sachant qu'il se tient « à ta droite ».
Tout être donc qui pèche, loin de contempler Dieu, a la semblance d'un aveugle.
XV

Grand en vérité est le mystère de l'obéissance




Réjouis-toi dans le Seigneur, enfant du Père qui est dans les cieux.
Tu m'écris, bien-aimé, cette pensée que tu as contre ton Ancien. Cette pensée, mon enfant, redoute-la autant qu'il est en toi, et comme un serpent venimeux empresse-toi de la fuir. Parce qu'elle a contre notre race un pouvoir redoutable.
Tel est bien l'artifice du malin. Il t'inspire des pensées contre ton Ancien, pour mieux t'éloigner de la grâce qui te couvre, afin que tu deviennes ton propre maître et qu'il te fustige impitoyablement. Aussi grave en toi mes paroles, et ne laisse jamais se cacher en ton coeur une quelconque pensée contre ton père spirituel. Mais aussitôt, rejette-la, comme le serpent venimeux, qui injecte la mort.
Il y a encore ce livre, que tu m'as demandé. Mais souviens-t'en, quand bien même il s'agirait que tu sois sauvé par ce livre, ne va pas le prendre sans bénédiction. Car si tu le prends sans le demander, Dieu te le comptera comme un adultère. Observe l'obéissance avec une grande exactitude, pour les petites comme pour les grandes choses, jusqu'à renoncer même à la prière, à l'aumône, et à toute oeuvre bonne, quand tu n'as pas reçu d'abord la bénédiction de ton père.
Mais écoute plutôt : Saul même, que Dieu avait élu d'entre toute la tribu d'Israël et qu'il avait oint comme Roi, parce qu'il ne voua pas à Samuel une parfaite obéissance, et qu'il garda pour lui-même une part du sacrifice, pour cela Dieu l'extermina. Et il en fut selon la parole du Prophète: «Mieux vaut l'obéissance qu'un sacrifice pur».
Grand en vérité est le mystère de l'obéissance. Et maintenant que notre doux Jésus a le premier frayé la voie, combien plus encore nous faut-il l'imiter !
Ah ! Que ne suis-je, en vérité, mon enfant, moi aussi au milieu de vous, pour pratiquer ma chère obéissance ! Car de toutes mes forces et en pleine conscience, sincèrement, je le confesse, il n'est pour le salut d'autre voie égale à celle-ci, qui passe loin de tout égarement et des menées de l'ennemi. Oui, vraiment, si quelqu'un du fond du coeur désire être sauvé, et trouver bien vite le très doux Jésus, alors il lui faut être à l'obéissance. Et il lui faut regarder son Géronda avec amour comme s'il contemplait l'image du Christ.
Tiens donc bien ferme, mon enfant, la panoplie que tu as reçue et lutte avec courage  ; et lorsque tu décocheras tes traits à l'ennemi, à l'heure de diriger ta flèche, regarde au seul but, regarde à ne désobéir jamais à ton Ancien afin, si tu as affligé Dieu, qu'il te reste ton père pour intercéder et implorer ton pardon. Mais si lui aussi tu l'attristes, qui donc pour toi fléchira le Seigneur ?
Lutte autant que tu le peux, afin d'alléger le fardeau de ton Ancien et tu auras de la patience et du soulagement dans tes peines. Car je sais par expérience quelle charge et quelle responsabilité incombe au Géronda, et tout ce qu'il souffre, jusqu'à ce que d'indigne, il rende une âme digne, pour la mener au Paradis, surtout quand celle-ci est de nature dure !
Car l'Ancien, pour chaque nouvelle âme dont il accepte la charge, ajoute encore à son cou une très lourde chaîne. C'est pourquoi il n'a pas besoin, pour allèger son poids, de désobéissance ni de contradiction, mais de prières, de beaucoup de prières, comme de beaucoup d'amour, et d'un amour qui ne s'altère pas. Et ce dont il a besoin aussi, c'est que des lèvres de ses enfants, de ceux du moins qui volontairement se sont soumis à son obéissance, coulent la piété et la grâce, mais non le fiel ni l'amertume, la jalousie ni la discorde.
Parce que chacune des paroles dures que vous lui jetterez à l'heure de l'épreuve, et qui vous est soufflée par le serpent Malin, fait au Géronda comme un venin qui imprègne son âme, la flétrissant comme une fleur que vient frapper la grêle. Et jusqu'à ce que la douleur se soit en allée, il ne peut plus prier, même pour lui. Mais que les novices au contraire se montrent en tout obéissants, alors, aussitôt, le Géronda vole au plus court, comme porté dans les airs ; alors sa prière monte, telle du feu, les paroles de sa bouche sont celles de la sagesse, ses conseils ceux d'un juste hautement avisé ; alors, davantage illuminé, il devient une fontaine aux flots impétueux, faisant rejaillir sur chacun cette grâce divine que le Seigneur lui dispense.
Si tu veux donc, mon enfant, sans que cela te coûte trop de peine, progresser rapidement, apprends à te défaire de toutes tes opinions propres et à ne faire jamais, surtout, ta volonté. Que ton oreille soit comme posée sur la bouche de l'Ancien, de sorte que tout ce qu'il te dise, te paraisse reçu de la bouche de Dieu. Et n'oublie surtout jamais, que ce n'est pas au Géronda que s'arrête ton obéissance, ni ta désobéissance, mais que, par lui, c'est au Seigneur qu'elle monte.
Aussi, garde-toi de cacher à ton Ancien une seule de tes pensées, ou de déguiser tes paroles, lorsque tu le confesses à la face de Dieu. Mais dis, telles qu'elles te viennent, toutes tes pensées, et ton coeur, aussitôt, trouvera le repos.
Que ton cou se frotte au joug de l'obéissance, et que ton souffle se colle au souffle de l'Ancien. Et sa parole exhalée à peine des lèvres bénies, toi aussitôt, saisis-là, fais-t'en des ailes, et vole accomplir ce qu'elle t'a commandé, sans du tout examiner si c'est en bien, ou si c'est en mal, qu'elle te l'a ordonné. Fais-le en aveugle, et sans balancer en rien, car c'est l'Ancien qui répondra de tes actes et tu seras ainsi, toi, dispensé d'en répondre. Parce qu'à celui qui ordonne, il faudra rendre compte s'il a bien ou mal ordonné. Mais tu devras rendre compte, toi, de ce que tu auras bien ou mal obéi.
Et ce n'est pas obéir, sache-le, que d'exécuter seulement un ordre tel ou tel, si l'on garde en soi bien des réticences. Non  ; obéir, c'est assujettir le sens même de l'âme, en vue d'être quelque jour délivré du vieil homme.
Obéir, c'est se faire esclave, pour renaître libre. Achète donc à ce peu de prix ta liberté entière. Et tu renaîtras libre de tout soin, transporté d'allégresse.
Mais n'écoute pas cette pensée qui dans les moments difficiles vient t'inspirer l'envie de quitter ton monastère. Car sache -le bien, qui n'est pas soumis à un seul est soumis à beaucoup pour, au dernier jour, demeurer insoumis.

XVI

Ainsi tu ne m'écoutes pas et ne veux pas t'en retourner ?




Dieu dit à Adam: «Et qui t'a révélé que tu étais nu ? Ne serait-ce pas que tu as mangé du fruit dont je t'ai commandé de ne pas manger ?»
Et moi, je te dis: «Qui a insufflé dans ton esprit toutes ces choses que tu m'écris ? Ne serait-ce pas que tu as ouvert la porte à l'ennemi, et qu'y étant entré avec toute sa soufflerie, il a avili ton âme ?»
Ces pensées que tu as maintenant, mon enfant, c'est avant de revêtir l'habit des moines qu'il te fallait les examiner. Mais à présent que tu as revêtu le saint Schème Angélique, à présent que sur toutes les promesses que tu lui as faites, le Christ a apposé son sceau, tout cela n'a plus du tout lieu d'être. Car désormais, par la grâce efficiente de ce saint Mystère, parents, frères et tout le reste ont été effacés.
Sois bien attentif au sens exact de mes paroles. Si le moine après cela mollit néammoins et déchoit au point même d'abandonner injustement son Ancien comme sa Synodie, c'est alors pour lui un malheur mortel: car il encourra de grands maux et ne pourra surtout échapper au châtiment. Il paiera jusqu'au dernier souffle mais, à la fin, restera débiteur. Car celui qui renie sa promesse sera mis au rang de qui contrevient aux commandements divins. Parce que «celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, dit le Seigneur, n'est pas digne de moi». Et il dit encore: «Mieux vaut pour vous ne pas faire de voeux, plutôt que d'en faire que vous n'accomplirez pas».
Quand c'est là, ce qu'énonce clairement le Christ, ton Maître, ton Dieu et Père, celui qui tient dans les mains ton souffle et ta vie, quelle place reste-t-il pour ces futilités dont tu me parles ? Que tu n'aurais plus de paix, que ta conscience, sans cesse, te tourmenterait, à cause de tous ces devoirs que tu aurais abandonnés, et mille choses pareilles. Mais c'est à Dieu, plutôt, de sonder tout cela, lui qui sur la terre a posé des bornes et des limites. C'est à lui de dire à lui-même s'il n'a pas bien dit tout ce qu'il a dit. Mais toi et moi, et tous ceux avec nous qui ont été revêtus de ce saint habit du Schème, nous devons, au prix même des plus grands sacrifices, accomplir les promesses que nous avons faites à Dieu, pour devenir aussi quelque jour les héritiers de ces biens qu'il nous a promis.
Et ne t'imagine pas que si, maintenant, tu t'en retournais, tu serais à tes parents d'une quelconque utilité. Non ; tu causerais plutôt à leur âme un trop grand préjudice, et ils s'en iraient à leur perte, eux et tous ceux de ta maison, pour avoir voulu contrevenir à la volonté divine.
Pour moi, non, jamais je ne contribuerai à ce péché  ; pas plus que je n'approuve aujourd'hui cette issue que vous avez cru trouver. Et l'ancien même, s'il allait, dans l'excès de sa lassitude, te laisser repartir, il lui faudrait payer cher ensuite le prix d'une semblable complaisance.
De ta mémoire donc, efface entièrement ce souvenir malin, jusqu'à ce que cesse enfin la guerre des pensées, et que ton coeur soit entièrement paisible  ; et si, malgré cela, tu étais vaincu, si tu t'en retournais, alors, non seulement je ne t'écrirais plus d'autre lettre, mais, bien plus, je te rayerais de mon coeur à jamais. Et que puis-je de plus aujourd'hui, lorsque je vois que tu perçois bien d'un côté ce que sont le diable et ses tentations, mais que tu n'en persistes pas moins de l'autre à vouloir l'écouter ? Que te servirait donc que je t'écrive davantage ?
Allons, écoute-moi encore, tandis qu'il en est temps. Car lorsqu'en connaissance de cause l'homme cède à la tentation, vient ensuite un moment où il ne peut plus même entendre les saines et salutaires vérités, parce que l'ouïe de son âme s'est déjà corrompue. Alors, devenu dédaigneux, c'est plus sûrement qu'il court à sa perte. Ignores-tu donc que lorsque le Seigneur parlait à la foule, à la fin disait: «Que celui qui a des oreilles pour entendre entende».
C'est pourquoi, chasse toutes ces pensées que tu as eues, et qu'«un esprit souverain» affermisse ton intelligence.
Car tu n'as plus la charge d'aucune des choses que tu laissas derrière toi, lorsque tu quittas le monde et ceux de ta maison. Celui-là seul en a soin, qui dans sa Providence, veille sur tout et sur tous, lui qui autrefois fonda le ciel et la terre. Mais écoute à présent une histoire merveilleuse, qui prit place ici-même, sur la Sainte Montagne et que, jusqu'à aujourd'hui peut-être, tu n'as pas entendue:
C'est en nos temps, ici à Katounakia, que vécut quelqu'un que je n'ai pas connu, parce qu'il mourut peu de temps avant que je n'y vienne à mon tour. Il s'était mis à l'obéissance d'un Géronda, et ce Géronda était aveugle. Or un jour, un pauvre laïc vint à eux, qui se trouvait passer près de leur cellule. «D'où es-tu donc ? interrogea le jeune moine. L'autre, justement, était de son village. Alors, lui donnant des nouvelles des uns et des autres, il lui apprit bientôt ce qu'ils étaient devenus. L'un d'eux, - et c'était de son père qu'il parlait - était mort depuis peu laissant après lui une femme et trois filles. Et voici que ces pauvres orphelines devaient maintenant errer sur les routes. Il y avait bien eu aussi un fils, autrefois. Mais celui-ci s'en était allé voilà des années, et nul ne savait aujourd'hui ce qu'il était devenu.
Cette nouvelle fit au moine l'effet d'un coup de tonnerre. Et la lutte des pensées aussitôt se déchaîna.
«Père, dit-il à son Géronda, je voudrais partir. Je voudrais partir pour aller à leur secours».
Il demande la bénédiction. Le Géronda ne la donne pas. L'autre insiste. L'ancien aveugle lui prodigue ses conseils avisés, et en les lui donnant, il pleure ; il pleure sur lui-même, il pleure sur son fils. Mais tous ses efforts malgré tout ne peuvent le dissuader. Enfin, il le laisse à sa volonté, et le novice le quitte.
Celui-ci sort de l'Athos, puis s'assied à l'ombre d'un arbre pour se reposer un peu. C'est alors que survient un autre moine  ; tout transpirant à cause de la chaleur, il s'assied, lui aussi, à l'ombre du même arbre.
«Mon frère, dit au novice cette soudaine apparition, qu'as-tu donc que je te vois si troublé ? Ne me diras-tu donc pas tout ce qui fait ta peine ?
- Laisse donc, Père, lui dit-il. C'est que je souffre d'un grave malheur».
Et de lui conter en détail toute son histoire.
Le bon pèlerin lui dit alors:
«Si tu voulais , frère bien-aimé, m'écouter, tu retournerais auprès de ton Ancien, et Dieu lui-même protégerait ta maison. Car pour toi, mieux vaut rester avec ton Géronda et le servir, puisqu'il est aveugle».
Mais lui ne l'écouta pas. Et parce qu'il était gouverné par ses pensées, les paroles de l'autre lui firent l'effet d'un radotage. Son compagnon avait beau lui citer maints exemples, comme je le fais à présent pour toi, le moine à la fin ne s'en leva pas moins avec sa désobéissance, toujours prêt à poursuivre son chemin vers le monde.
L'apparition lui dit alors:
«Ainsi tu ne m'écoutes pas et ne veux pas t'en retourner ?
- Non ! fut la réponse de l'autre.
- Eh bien, en ce cas...dit la visitation...Je suis, vois-tu, un Ange du Seigneur  ; Dieu m'a enjoint, lorsque ton père est mort, de me rendre auprès des tiens pour être leur guide et leur sauvegarde. Si donc aujourd'hui tu y vas, toi, à ma place, pour moi, je n'ai plus qu'à les laisser et à m'en aller, aussi longtemps du moins que tu n'écoutes pas».
Et devenu invisible, il disparut à ses yeux. Le moine alors revint à lui, et de ce pas s'en retournant chez son ancien, le trouva... qui priait pour lui.
Vois-tu, mon enfant ? C'est ainsi qu'il en va quand nous nous remettons à Dieu du soin de toute chose. Car lui qui gouverne avec bonté, a dans son économie tout bien disposé, et rien n'est défaillant de ce qu'il a crée selon sa volonté. Seulement à qui demande son salut, il faut de la patience. Mais si nous voulons au contraire que Dieu fasse comme il nous plaît, disposant le monde à notre seule idée, c'en est fait de nous désormais, pauvres médiocres que nous sommes.
Or le diable, parce qu'il ne peut entrer par où il voit agir ces grandes bénédictions que sont l'obéissance et le lien d'amour, s'essaie néammoins, et de toutes ses forces, d'isoler sa proie ; il la combat, travaillant à l'éloigner de son ancien, pour en faire ensuite le jouet de sa malice et de sa méchanceté. Mais quand l'être sensé se fie en ses aînés qui, savent eux la route, aussitôt le démon succombe, entraînant ses pièges avec lui, et le mal qu'il tramait retombe sur sa tête.
Demeure donc maintenant à l'obéissance de tes anciens et, avec le temps, tu acquerras toi aussi l'expérience, et tu viendras en aide à de plus jeunes que toi. Car ce qu'à présent tu n'as pas acquis, ce qu'il te paraît bien difficile d'acquérir jamais, un temps viendra pourtant où tu le possèderas, et tu t'étonneras de l'avoir obtenu, lors même que tu avais cessé de le solliciter. Oui, ces choses-là aussi viendront ; il suffit seulement que tu persévères dans la patience, demandant à Dieu de purifier ton âme. La colère, elle aussi, cessera ; la paix à son tour viendra ; un jour même, selon la mesure exacte de la peine que tu auras prise, tu parviendras jusqu'à l'apathéia. Et à la fin même, il te sera donné de trouver la prière pure. Il n'est, pour cela, que de la demander, et, selon tes forces, de te faire violence. Mais sache que ce n'est pas en l'espace d'un instant que tout cela arrive  ; tout comme ton corps, d'enfant que tu étais, n'est pas devenu en un instant celui de l'homme fait.
Mais toutes ces chutes ne sont qu'autant de leçons pour toi de véritable humilité. De sorte que tu n'as pas matière à t'attrister, mais seulement à exercer ta vigilance ; afin que chaque engagement qui succède à l'autre te trouve plus fort que le précédent ; et que la leçon que tu as tiré du premier, te prépare à tirer aussi celle du second. Et voici en quoi consiste la préparation :
A se dire en soi-même toujours et dans tous les cas, quoiqu'il puisse m'arriver, et quand bien même le démon remuerait contre moi tout ce qui est sous le ciel, il me faut n'exprimer aucune volonté propre, ne donner aucune opinion, n'entrer dans aucun démêlé. Mais ce qui me sera commandé au contraire, quoi que ce soit absolument, quand bien même ce serait la chose du monde la plus tordue - cette chose-là, à toute force l'exécuter ; et prendre cela comme une croix ; sans chercher à disputer, ni préjuger de rien. Et Dieu verra mon coeur, et il allégera pour moi le fardeau de la lutte.
Car il faut se tenir en sentinelle et attendre, examinant par où frappera l'adversaire, puis aussitôt, vers ce côté tourner ses armes. Et jusqu'au terme de sa vie, n'espère pas le repos ; bien que le Seigneur en donne souvent. Car à celui qui lutte, il ne convient pas de s'endormir trop confiant, mais de veiller, comme le soldat sur le guet à l'heure du combat. Car si un seul moment peut être précieux, apportant à l'âme plus de profit qu'une année entière, un pareil moment peut suffire aussi, pour entraîner à sa perte celui qui n'est pas vigilant.


XVII

Il faut bien, en montant le Golgotha,
que par instants tu tombes...




ô bien-aimé, toi, les entrailles de mon âme, mon enfant dans le Seigneur. C'est à l'instant même, aujourd'hui, que me parvient ta lettre.
Et voici qu'à nouveau je pleure ; voici que je reprends le deuil, et qu'une nouvelle fois, pour prix de la tienne, je donnerais mon âme.
Allons, relève-toi. Vois ma main tremblante se tendre devers toi. Ne sois point effrayé. C'est moi, encore, qui te soutiens. Viens pleurer par-dessus mon épaule. Je suis là tout près, pleurant avec toi. Je gémis et je souffre, mon âme a mal, et mon coeur tremble au-dedans de moi, et il tremblera, jusqu'à ce qu'un jour enfin je te hisse au sommet du Thabor. Car il faut bien, en montant le Golgotha, que par instants tu tombes. Elle est lourde, la Croix. Souvent tes genoux fléchiront. Mais pourquoi écouter celui qui te tourmente ? Car lui, pour finir, s'en ira vaincu.
Vois comme l'Ancien avait raison. Faut-il que par deux fois il t'appelle pour que, deux fois tu lui désobéisses ? Mais à qui donc à cette heure, vouais-tu obéissance ? Et tes pensées, en cet instant, que te disaient-elles ? Mais non, quoi qu'il t'arrive, nous ne perdrons pas courage. Nous supplierons l'Ancien qu'il veuille bien nous pardonner. Et moi aussi, avec toi, je me repentirai. Ensemble, nous accomplirons notre canon de pénitence. Tu n'ajouteras au tien que vingt-cinq métanies chaque jour. Seulement, à l'avenir, sois vigilant ; recommence tout au commencement ; et d'abord garde-toi de la désobéissance. Car lorsqu'on a été une fois vaincu à l'endroit d'une passion, il faut beaucoup s'acharner ensuite à lutter contre elle, pour ne pas risquer de tomber encore.
Allons, prends courage. De quelque façon et par où que le malin te décoche ses traits, nous les lui retournerons contre son cuir à lui. Je te dis tout cela pour que tu comprennes que tu n'es pas seul. Que tu as aussi ton gardien qui, la nuit, veille pour toi, afin d'ôter les pièges que l'autre tend sous tes pieds. Car pour l'amour de toi, ce n'est pas quarante jours, mais trois fois quarante jours que je jeûnerais, que je veillerais et que je m'épuiserais. Toi donc, redresse-toi et en brave, tiens bon. Va prendre auprès du Seigneur ta force et ne crains pas le Malin. Le Christ a défait sa puissance, et désormais sans nerf l'Autre n'a plus rien d'un authentique pouvoir. Ce qu'il agite devant toi ne sont que spectres et épouvantails et les mots qu'il dit ne sont que les vaines impudences et les effronteries d'un fat. Pour le fouler aux pieds, reçois du ciel la grâce. Ceins tes membres de cette force divine, et dis: «Cesse donc adversaire de vouloir me combattre. Car mon Père veille sur moi et pallie mes manques. Pour moi, il jeûne et il souffre. Et quand bien même je tomberais soixante dix sept fois sept fois, tu serais encore vaincu».
Oui, parle ainsi pour t'inspirer courage, et s'il t'arrive de mal faire, aussitôt repens-toi. Car c'est du malin que tous les maux te viennent ; c'est pour te dégoûter qu'il te les suscite, pour te décourager, et ravager ton âme avec sa tristesse chagrine. Seulement, toi, ne l'écoute pas.
Pour ce qui est de nos ennuis -ainsi ces lettres qui nous arrivent avec tant de retard tandis que les autres s'égarent- c'est lui qui les suscite. Et c'est par ses intrigues qu'elles nous parviennent ouvertes. C'est lui la cause de tous nos maux. Non, la faute n'incombe à personne sinon à lui seul. C'est donc bien lui que, jusqu'au dernier souffle, il nous faudra combattre ; non pas nos frères, mais lui, qui leur inspire de mauvaises pensées et les pousse à toute sorte de mal, manifeste ou caché.
Et n'oublie pas ce que je t'ai dit : Que je suis avec toi, là tout près. Si donc tu sens monter la colère, si tu te vois près de t'emporter, alors dis-toi: «Non, pour l'amour du Géronda qui pleurera quand il l'apprendra, il ne faut pas ; ni que je me mette en colère, ni que je désobéisse. Qui s'est jamais trouvé bien d'une désobéissance  ? Moi seul donc j'en tirerais profit ?»
Pour le livre de l'abba Dorothée, que tu m'as demandé, nous le trouverons sans peine ; mais il n'est pas permis que de vieux incunables sortent du Mont Athos. Elle est si salutaire pourtant l'étude de l'abba Dorothée ! Que de ressources pour l'âme à cette école, toute de contrition, toute de douceur ! Pour toi donc, je demanderai si je peux acheter la Philocalie ou bien l'Evergénète, à cette fin de te les envoyer.
Pour ton frère, dont tu m'écris qu'il souffre, nous ferons des prières. Ce sera sans doute pour quelque faute cachée d'aujourd'hui ou pour une autre plus ancienne que Dieu permet qu'il endure pareilles souffrances. Car il est des péchés qu'ignore celui-là même qui les commet, n'imaginant pas que c'est en agissant ainsi, justement, qu'il pèche. Aussi, comme un aveugle, erre-t-il dans la ténèbre. Et c'est pour n'avoir pas eu ce courage de se regarder soi-même à la lumière divine, et pour n'avoir pas dit alors: «J'ai péché mon Dieu, j'ai péché». Car le diable, plus il voit le temps passer et sa fin approcher, plus furieusement il nous combat et nous violente voulant faire de nous tous, s'il pouvait, des fils de la Géhenne.
Et cela ne peut être que pis encore, maintenant que vient le grand Carême. Car en ce temps où, par le jeûne et la prière, nous combattons plus ardemment les démons, eux aussi à leur tour se montrent envers nous plus sauvages. Aussi se dressent-ils, nous suscitant force épreuves et bouleversements. Toi donc, tant que tu es dans le stade, soucie-toi d'arracher de haute lutte les couronnes de la victoire. Et pour cela essaie-toi d'abord à devenir plus noble, et, bien que les démons soient incorporels, à lutter au corps à corps contre eux. Mais surtout, ne t'avise pas de les craindre !
Tu ne peux voir toi, à chacune des prières que tu dis, combien succombent, et combien encore retournent en arrière. Tu ne distingues, toi, que tous ces coups que tu as reçus en nombre. Mais eux aussi en reçoivent. Eux aussi prennent la fuite. A chaque fois que nous prenons un peu patience, à grands bonds affolés, ils s'enfuient, et chacune de nos prières les blesse grièvement.
Tu ne voudrais tout de même pas qu'en temps de guerre, à l'heure où tu leur jettes des boulets et des balles, il te lancent, eux, des chocolats et des loukoums ?
Te souvient-il de ce qu'au commencement, tu m'écrivais ? C'était comme une armure, disais-tu, que tu avais revêtu le Saint Schème, pour combattre les dominations et les puissances des ténèbres. Si donc tu veux être en harmonie avec tes propres dires, il ne te reste plus désormais qu'à lutter.


XVIII

Allons, quand vient l'épreuve, n'abandonne pas ton poste




Mon enfant bien-aimé, et vous tous, qui êtes sa synodie en Christ.... Réjouissez vous de la joie très sainte de notre Sauveur Jésus-Christ...
Aujourd'hui la fête de saint Haralambos... J'ai su hier que le facteur était venu. Aussi le frère qui est avec moi, oubliant qu'il faisait le triméron7 , et que de trois jours entiers il n'avait rien mangé, s'en est-il allé à Daphné pour y chercher le mandat, avec la lettre recommandée. Mais, je vous en prie, n'envoyez plus de plis recommandés, car nous peinons ensuite pour nous rendre à Daphné. De plus, au train où vont maintenant les choses, la dépense est chaque fois trop onéreuse pour nous.
Et voici pourquoi nos lettres sont ouvertes. Certains, me dit-on, croient que c'est pour lui dévoiler leurs péchés que j'écris à leur père confesseur ; et c'est pourquoi ils ouvrent nos plis, voulant en effet s'assurer de ce que nous écrivons. Mais je ne m'en inquiète guère. Aussi, vous non plus, ne vous en troublez pas. Que chacun, bien plutôt, se soucie de son âme. Car ce n'est pas seulement de nos actes, licites ou illicites, que nous aurons à rendre compte, mais de toute parole oiseuse, et de toute pensée erronée.
Fais donc, je t'en prie, une métanie à ton Géronda, et dis-lui ma gratitude pour la grâce qu'il m'a faite d'abréger ta pénitence. Et fais attention, mon petit enfant, que les chutes font mal et qu'il est pénible de se voir infliger un canon. Mais que l'Ancien te parle, sans que tu daignes vouloir même lui répondre, ni te donner la peine de venir jusqu'à lui, voilà mon enfant, qui marque une attitude un peu trop dédaigneuse, et qui se justifie mal pour quelqu'un qui dès le lendemain devra de nouveau regarder en face le visage de son père. Passe encore peut-être, chez une personne, qui, ayant résolu de s'en aller, s'apprêterait à quitter son ancien, pour ne le revoir jamais plus. Mais un autre, s'il veut rester avec lui, avec quelle audace dès lors osera-t-il plonger ses yeux dans le regard limpide de son père ? Comment à l'avenir osera-t-il lui parler ? Comment osera-t-il lui demander sa bénédiction ?
Fais attention mon enfant, car c'est là l'égoïsme et l'orgueil indomptable.
Aussi lorsqu'il t'arrivera comme à un homme que tu es, de te sentir malade ou fatigué ou que ta diaconie te pèsera trop, outrepassant tes forces, va donc trouver ton Ancien et, très humblement, confie-lui ta peine. Avec une conscience pure, donne-lui en l'explication naïve. Et lui sur le champ, diminuera ta peine. Il saura, selon le temps, alléger ton fardeau, de crainte que le dégoût n'entame ton courage et, qu'au lieu du profit escompté, ton ascèse dès lors, ne puisse plus guère que te nuire.
Tâche pourtant d'obéir résolument, sans pour cela attendre rien en échange, ni devenir à l'excès débiteur de ton père, lui imposant plus qu'il n'en faut «économies» et accommodements  ; car à la fin, il faudra bien, qu'ici ou là, tu te résignes à payer les frais et intérêts de cet excès d'«économies». Non vraiment, ne va pas allonger encore l'addition de ton âme, avec des vétilles insignifiantes.
Maintenant que tu as été une fois vaincu, que tu as achoppé jusqu'à la chute, tâche à l'avenir, pour cette tentation du moins, d'être plus vigilant. Car toujours le Tentateur se tient à nos côtés et, et lorsqu'une fois déjà, l'on a été vaincu, quand bien même ensuite cent ans se passeraient, à peine remet-on le pied sur ce terrain mouvant du combat, où l'on s'était naguère tellement enfoncé, qu'aussitôt il vous jette à terre de plus belle.
C'est pourquoi je te le dis, à toi comme à tous tes frères, de chaque guerre que l'ennemi te livre, il faut avant tout que tu sortes vainqueur: ou que tu meures au combat ou, qu'avec l'aide de Dieu, tu triomphes. Mais d'autre issue que celle-ci, il n'en est pas.
Allons, quand donc vient l'épreuve, n'abandonne pas ton poste ; ne prends pas le maquis ; n'étale pas ta disgrâce aux yeux de l'étranger ; ne crie pas justice ; mais, silencieux jusqu'à l'heure de la mort, esquive la tentation et le trouble.
Mais après que l'épreuve est passée, quand est revenue la paix parfaite, - que tu sois ancien ou novice -, alors, sans passion, découvre aux regards quel fut le dommage, et quel le profit. Ainsi s'édifie la vertu.
Dans toutes les afflictions, comme dans les épreuves, il faut de la patience, elle qui seule produit la victoire. Toi donc, retiens les noms de ceux qui tiennent jusqu'à la mort, à l'heure de l'épreuve où leur salive devient sang dans leur bouche, plutôt que de parler. Ceux-là, tiens-les en haute estime, et vénère-les, comme des martyrs, comme des confesseurs. Tels sont ceux que, pour ma part, je chéris, tels sont ceux que j'aime, et c'est pour l'amour de ces êtres que j'irais chaque jour épancher mon sang, et jusqu'à la dernière goutte, dans l'amour du Christ. Le vois-tu comme dans sa patience8, il préfère souffrir mille morts plutôt que de laisser échapper de ses lèvres une seule parole amère ? Or les hommes l'agressent, la justice l'agresse, et le tentateur vient au-dedans l'agresser. Pourtant à tellement lutter, ses forces soudain faiblissent. Il tombe comme mort. Et cependant, là encore il combat. En esprit, il lutte contre le tentateur, il prend sur lui tous les fardeaux, souffrant et gémisant comme fautif.
Il n'est donc rien que je ne puisse aimer ni désirer autant que de vous savoir patients dans les épreuves.
Car Dieu qui peut se glorifier lui-même n'a nul besoin des oeuvres de l'homme. Mais ce qu'il aime et ce qui le réjouit, c'est que pour l'amour de lui, nous supportions de souffrir. C'est pourquoi, comme des athlètes, il nous couronne, et richement nous dispense sa grâce.
Il est trois homélies que je voudrais prêcher, trois livres que j'aimerais écrire. Le premier ne contiendrait que ces mots: «Que l'homme n'est rien» ; et sans me lasser j'y proclamerais que je ne suis rien. L'autre aurait pour titre: «Qu'en tout, sur tout, partout, Dieu est glorifié par lui-même». Et le troisième dirait en substance: «Jusqu'à l'heure de la mort en toute chose prends patience». Et que tu sois jeune, ou vieilli déjà, quand bien-même tu aurais lutté de longues années, si jusqu'à l'heure où doit sortir ton âme, tu n'as pas persévéré, alors, tes oeuvres seront comme des loques au regard de Dieu.
Aussi, connais-toi toi-même en connaissant que tu n'es rien. Car c'est là ton mode d'exister que de n'être rien . La boue est ton origine et ta force vitale, le souffle de Dieu. Oui, connais-toi toi-même en connaissant que tu n'es rien, et dans les afflictions, prends patience, afin, lorsque tu en seras délivré, de devenir dieu selon la grâce -parce que tu es le souffle de Dieu.
Crie donc souvent vers ton Père qui, sans s'éloigner jamais, demeure toujours auprès de toi, tout près... plus proche que le mouvement rapide de ton esprit... Car il est dans ton esprit, il est dans ton souffle, il est dans ta parole... Dieu qui contient l'univers, Lui en qui nous nous mouvons... Lui qui nous porte dans son sein... Ah ! Fous et malheureux que nous sommes ! Ton Père est partout présent ! En tout temps, il te voit  ! Toi donc, que ne le vois-tu pas ? Et qu'as-tu à pécher ainsi ? A ne vouloir pas obéir ? A contrister celui-là même qui te donne la vie ? Car il te voit, lui, et s'afflige ; mais parce que tu es aveugle, il feint pourtant de ne rien voir. Allons, supplie-le ! Après quoi patiente, quelque épreuve qu'il t'envoie ; alors tes yeux, un jour s'ouvriront pour le voir, et avec Job tu t'écrieras: «Mon oreille avait entendu parler de toi ; maintenant mon oeil t'a vu. Aussi je me condamne et me repens sur la poussière et sur la cendre9 !»

XIX

Mais une nouvelle fois m'éveillant,
une nouvelle fois je repris ma lutte contre les puissances hostiles




Tout ce qui t'arrive, mon enfant, témoigne de ta grande vanité, et de la haute idée que tu te fais de toi. Aussi n'as-tu l'esprit ni à t'abaisser ni à t'humilier. Et tu vas même à l'inverse t'imaginer que jamais plus tu ne chuteras, que jamais plus tu ne désobéiras, et que, sans être le jouet d'aucune variation, tu vivras à jamais d'une vie immuable, dont il n'est pas même de semblable dans toute la race humaine.
On t'a déjà dit que tu étais malade du mal d'ignorance, qui produit la suffisance. Allons, mon enfant, ressaisis-toi, et fuis l'ignorance, cette mère de tous les maux. Car l'ignorance du bien obscurcit l'âme. Et si l'homme ne combat avec le Christ, la vraie lumière, il ne saurait échapper au diable, prince des ténèbres.
Vois seulement comme sous l'égide du Seigneur martyr, qui fit périr les menteurs et le mensonge avec eux, j'ai vécu plus de vingt cinq ans en ce monde à combattre furieusement les démons, sans craindre de verser mon sang. Et lorsque j'eus dépouillé enfin ma présomption et ma volonté propre, je voulus encore trouver la Perle de Grand Prix. Aussi fut-ce dans les profondeurs marines qu'il me fallut descendre. Là j'eus à lutter contre Satan lui-même, avec toute son armée, sa science et son art artificieux. Et lorsque par l'humilité je l'eus foulé aux pieds, je lui fis cette question : «D'où vient, lui demandai-je, que tu nous fais la guerre avec une rage si terrible ? - C'est, hurla-t-il, qu'il me faut ma troupe, pour être dans l'Hadès de compagnie ! J'aurai comme cela de quoi pouvoir narguer le Nazaréen. Et je lui rirai au nez : Ah,ah ! Tu vois bien que je ne suis pas, ici, le seul apostat. Regarde combien d'autres ont chuté avec moi !»
Après quoi, par la grâce et la contemplation spirituelle, je montais jusqu'au cieux. Et j'y ai vu les beautés indicibles du Paradis, et que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment.
Plus tard, quand la grâce s'en fut en allée, mes pas tout-à-coup chancelèrent. Et pour avoir commis la faute d'une seule négligence, le sommeil s'abattant sur moi aussitôt m'enchaîna, et nuit après nuit me retint captif, me privant ainsi d'une foule de bienfaits. Mais peu de temps après, m'éveillant à nouveau, je me remis à lutter. Pourtant, lors même que je sortais vainqueur d'un combat fort sanglant, la chute, cette fois encore était là qui me guettait: je retombai sans tarder dans un très lourd sommeil. C'était la négligence encore revenue, cette mère de tous les maux qui dévorait mes os. Mais, une nouvelle fois m'éveillant, une nouvelle fois je repris ma lutte, contre les puissances hostiles.
Je dus au commencement, huit années durant, mener le combat contre les passions de la chair. C'est pourquoi, renonçant à m'étendre, je ne dormais plus que debout ou pour le mieux assis. Deux ou trois fois le jour, gémissant et pleurant, je me rouais de coups, voulant inciter Dieu à me prendre en pitié, pour qu'il me délivrât enfin de cette horrible lutte. Jusqu'à ce qu'un jour Dieu dans sa compassion, me fit grâce, m'arrachant à Satan et à sa folie furieuse. Mais quels revers infinis, j'eus d'abord à subir, voilà ce qu'en peu de mots, je vais ici te dire, te distillant comme une goutte de cette mer immense de mes tribulations.
Chaque nuit, durant ces huit années, des bataillons de démons infestèrent ma cellule. Alors, avec force gourdins, cognées, et autres armes de même sorte, ou plus meurtrières encore, ils se jetaient sur moi et comme des maniaques ils me torturaient. Et ils s'en prenaient, qui à ma barbichette, qui à mes cheveux, qui à mes bras, qui à mes jambes, m'infligeant toutes sortes de maux et de tourments. Et tous hurlaient et vociféraient: «A mort ! A mort ! Etranglez-le !» Il n'y avait que le nom de notre Christ et celui de notre Panaghia10 pour en venir à bout. Alors, leur puissance défaite, ils devenaient invisibles. Mais à la fin pourtant, le Seigneur eut pitié de moi et, m'arrachant à cette tribulation, il me fit sortir du tréfonds de ce gouffre.
Ah ! mon enfant ! Le seul récit de ces choses aujourd'hui me rend fou. Mais c'est en croyant t'être utile que je l'ai entamé. Et c'est ce qui maintenant m'incite à poursuivre...
J'ai donc été jeune homme, puis homme fait ; et c'est plus usé qu'un centenaire que j'entre maintenant dans le temps de ma vieillesse tellement il m'a fallu subir de tourments et d'altérations ; usé d'abord, par le travail de mes mains ; car, selon que tu as pu toi-même en juger par ce que je t'ai envoyé, c'est bien à la sueur de mon front que je gagne mon pain ; usé aussi parce que, de partout sur l'Athos, des skytes et des monastères, l'on vient me trouver ; et nous redisons à nos frères ce que, par la grâce divine, le Seigneur nous a donné d'apprendre, pour édifier leurs âmes. Travail aussi, que celui de l'esprit, et que l'exécution fidèle des offices de ma règle. Et la nuit à longueur d'heures, après que l'esprit s'est longtemps fatigué à la prière, il faut écrire lettre sur lettre, pour répondre aux fidèles en quête de conseils et de direction spirituelle. Et lorsqu'enfin j'ai accompli tout ce que tu viens d'entendre, je n'en sombre pas moins au fond du désespoir, craignant de ne pas faire assez la volonté du Seigneur. Alors, au travers de mes larmes, je me lamente: «Qui sait, dis-je en gémissant, si ces choses que je fais sont agréables à Dieu ? Et si je m'égarais ? Si tandis que j'en prêche d'autres, j'allais rester, moi, réprouvé pour jamais ?» Car elle ne m'apparaît pas toujours la volonté du Seigneur. Qui donc en effet a sondé l'intelligence de Dieu ? Ou qui se tiendra jamais devant Lui, qui aura pris part un jour à l'iniquité ?
Mais toi, mon enfant, pour une seule désobéissance, voici que tu as jeté bas toutes tes armes ? Pour le simple mot d'un démon, tu désertes la place, et cesses tout combat ? N'as-tu donc jamais vu l'hiver ? Et les tempêtes de neige ? Et les légions et les bataillons de démons t'intimident ? Un seul démon te menace et te voilà épouvanté ? Mais non, ne t'avise jamais de croire ce qu'il te dit. Car c'est un menteur, qui depuis l'origine, ne fait rien que mentir. Mais il n'a nul pouvoir sur nous si ce n'est lorsqu'il nous trouve en proie à l'orgueil comme à l'ignorance. Les démons ne savent que menacer et effrayer, mais ce n'est là le signe qu'ils aient la moindre puissance. Car si dans les pourceaux même ils ne purent entrer sans permission, comment nous tourmenteraient-ils que Dieu ne le permît ?
Tâche donc d'acquérir un esprit de véritable humilité, et ne crains absolument jamais les dires d'un démoniaque. Le Seigneur lui-même nous en a rendu le clair témoignage: lorsqu'une seule fois le démon le tenta, fanfaronnant devant lui et disant: «Nous savons qui tu es», quelque vérité que l'autre pût lui dire, le Seigneur lui résista, nous montrant ainsi par son exemple à ne pas ajouter foi aux paroles d'un possédé, aussi vraies qu'elles puissent paraître. Car, parlant par la bouche de l'homme, le démon, l'espace d'un instant dira la vérité, mais l'instant d'après mentira, lui qui depuis les premiers temps n'est qu'un menteur et qui, comme tel, jamais ne peut se tenir dans la vérité. Aussi, que l'homme par malheur se laisse aller à les croire et le voilà bientôt réduit à n'être plus de la part des démons que l'objet de leur risée et de leur moquerie.
Allons, ressaisis-toi, et chasse toutes ces fables loin de ta pensée. L'humble, quand bien même il tomberait mille fois, chaque fois se relève, et sa chute néammoins lui est comptée comme une victoire. Mais l'orgueilleux, lui, à peine a-t-il sombré dans le péché, qu'un moment après il tombe dans le désespoir ; endurcissant encore son coeur, il ne veut plus même se lever. Le désespoir est un péché mortel, qui plus que tous les autres réjouit le diable ; mais la confession l'efface aussitôt.
Ainsi, mon enfant, hâte tes pas vers toute oeuvre bonne. Et s'il arrive que, ne pouvant faire le bien, nous tombions, gardons-nous néanmoins d'en rester à notre chute, mais relevons-nous et, aussitôt, demandons-en pardon à notre Sauveur. Car si celui-ci a dit à son disciple de pardonner soixante dix sept fois sept fois à celui qui chutait, comment se pourrait-il que le législateur lui-même ne nous pardonnât pas à nous ? Sois donc sans crainte. Efforce-toi seulement, autant de fois que tu tombes, de te relever et d'implorer le pardon que requiert ta faute.
Et le Seigneur, qui est bon et qui ne garde pas rancune et oublie sa colère, ne te gardera pas non plus rancune. Car, dit le psalmiste, «Autant l'Orient est loin de l'Occident, autant il éloigne de nous nos transgressions11».


XX

Toujours quand tu tombes, sans perdre un seul instant, repens-toi.




J'ai reçu ta lettre, mon enfant, et j'y ai vu ton trouble.
Cependant, bien-aimé, ne t'inquiète pas. Ne t'attriste pas. Quoi donc ? Tu es encore tombé ? Relève-toi encore. C'est sur la route du ciel que tu as été appelé. Quoi d'étonnant s'il y achoppe, celui qui la parcourt ? Il suffit seulement qu'il ait de la patience et qu'à chaque instant il fasse pénitence.
Ainsi donc, toujours quand tu tombes, sans perdre un seul instant, repens-toi. Parce que, plus tu tardes à demander pardon, plus tu laisses le loisir au malin d'étendre en toi ses racines. Allons, ne le laisse pas à tes dépends jouer avec tes nerfs.
Non, ne te désespère pas de ce que tu chutes. Mais lorsque tu chutes, alors, plein d'ardeur relève-toi, et te prosternant, dis: «Pardonne-moi, mon Christ, je suis homme et si faible !...»
Ce qui t'arrive n'est pas comme tu le dis à tort, signe de déréliction. Mais c'est parce que tu as encore beaucoup de l'orgueil du monde, comme aussi beaucoup d'égoïsme, que Jésus le Seigneur te laisses ainsi trébucher et tomber, afin que, chaque fois un peu plus, tu apprennes ta faiblesse, et que tu sois longanime, avec tes frères qui chutent ; de sorte qu'au lieu de leur jeter la pierre parce qu'ils sont tombés, tu fasses tout pour les soutenir.
N'oublie donc pas, chaque fois que tu tombes, encore et encore relève-toi, et sur-le-champ demande pardon.
N'ensevelis pas non plus un chagrin dans ton coeur. Car le Malin, justement se fait une joie de ta peine comme de ton abattement, dont il naît tant de maux prompts à empoisonner de fiel l'âme de celui qui les ressent. Mais l'âme contrite, à l'inverse, de celui qui se repent, n'a que ce mot à dire pour que passe son chagrin: «J'ai péché Père ! Pardonne-moi ! Ne suis-je pas homme... un homme faible ? Qu'y puis-je donc ?» Et c'est vérité, bien-aimé, que les choses sont ainsi faites ! Allons, prends courage !
Ce n'est que lorsque vient la grâce qu'alors l'homme marche avec droiture. Mais autrement, sans la grâce, il ne fait jamais qu'errer et chuter à chaque pas. Sois donc vaillant et courageux, et n'éprouve aucune crainte.
As-tu vu quelle longanimité le frère dont tu me parles a montré dans l'épreuve ? Toi aussi, fais de même et, face aux épreuves qui te guettent, forme de nobles desseins. Car n'en doute pas, elles viendront ; c'est chose inéluctable ; chose nécessaire aussi. Crois-le, tu as besoin d'elles ; car sans épreuves, l'on ne peut se purifier. Allons, oublie ce que te soufflent ton découragement comme ton acédie. Ne les crains plus. De même qu'avec la grâce de Dieu, tes tourments précédents s'en sont allés, de même ceux-là aussi passeront, leur tâche une fois remplie.
Car ce sont des remèdes que les épreuves ; telles les herbes amères officinales, elles guérissent nos passions déclarées comme nos plaies les plus secrètes.
Acquiers donc la patience pour que, chaque jour ajoutant à ton profit, à la fin tu amasses un trésor, sans omettre le repos et la joie éternelles, dans le Royaume des Cieux. La nuit, celle de la mort, arrive, où nul ne peut travailler. Hâte-toi donc, le temps est court.
Et sache encore ceci: mieux vaut encore vivre un seul jour qu'achève la victoire, les prix et les couronnes, que beaucoup d'années passées toutes dans la négligence. Parce qu'une lutte d'un seul jour, en pleine conscience et connaissance de l'âme vaut bien plus que cinquante années entières d'un être sans connaissance et qui lutte négligemment.
Car ne t'attends pas si tu ne luttes pas et si tu ne verses pas ton sang à te voir libéré de tes passions. Notre terre, tu le vois, depuis la transgression ne produit plus qu'épines et ronces. Et ce n'est qu'au prix de bien des peines, nos mains ensanglantées à ce labeur, après maints gémissements, que les passions sont enfin extirpées. Pleure donc maintenant, verse des larmes qui soient des fleuves, amollissant ainsi la terre si dure de ton coeur. Et quand cette pluie l'aura toute entière détrempée, alors comme rien les épines seront arrachées.


XXI

Ne désespère pas ! Ces choses là sont le lot de tous !




Comme mon âme a mal ! Et quel nuage épais recouvre mon coeur ! Pour toi, bien-aimé, mon esprit se fige, ma langue se tait, ma main se glace ! Et je m'étonne, interdit, de ce que tu ne puisses du tout te faire un peu violence !
Ah, mon enfant ! Si tu avais vu ma peine, et quelles larmes ont coulé pour toi ! Et combien je me soucie, et me soucierai, jusqu'au jour enfin où j'apprendrai de toi que tu t'es relevé, giflant l'adversaire. Car ce n'est pas toi qui fait cela, mais bien le malin, le diable, à jamais rebelle -que Dieu l'abolisse !
Toi donc, mon enfant, prends courage, et relève-toi de ta chute. Allons ! Debout ! Emporte-toi contre le tentateur, sachant qu'il est lui seul l'auteur de cette vaste tromperie. Non, ne lui laisse aucun répit. Combats contre lui. Et quand vient t'obséder le souvenir de ce visage aimé, alors, prends le bâton et, tant que tu peux frappes-en bien fort tes cuisses et tes jambes. Tu flétriras plus vite ainsi le désir de la chair. Sous la douleur, tu pleureras, mais par là l'esprit se purifie de pareils souvenirs. Alors les images s'évanouissent, et avec elles se dissipe l'abusive duperie de l'imagination.
Mais cette épreuve de la chair, mon enfant, plus que toute autre, redoute-la. Car elle est souillure de l'âme. Or à l'impureté, il ne faut que le bâton, pour en être frappée impitoyablement.
Nous ici, tous nos jeunes novices cachent un bâton sous leur oreiller. Et à peine sentent-ils monter en eux ce désir de la chair, qu'aussitôt, hop, hop, du bâton, et en veux-tu, en voilà, encore du bâton. Alors se flétrit le désir charnel et s'épanouit l'âme, enfin florissante. D'autre médicament, il n'en est pas ; rien autre que celui-ci: prière, jeûne, bâton ! C'est alors que se purifie l'esprit ; que l'âme plus aisément ressent la contrition, que s'adoucit le coeur ; et que, dans la prière, tu prends devant Dieu de l'assurance.
Seulement, ne désespère pas. Ces choses-là sont le lot de tous. Telle est la guerre du Malin, et telle quelle elle passera. Mais parce que tu l'as au commencement combattu, lui aussi, maintenant que ton zèle s'est refroidi, veut te voir lui restituer enfin sa dette. Toi donc, réveille-toi, pleure et repens-toi.
Ne te souvient-il pas de ce frère qui disait au démon: «Cette cellule est pareille à une forge. Si donc tu donnes un coup, tu en recevras un». Combats donc avec force contre la passion, et bientôt, Dieu voulant, tu auras ta délivrance. Mais ce qu'il faut que tu comprennes, c'est la cause même par où t'est venue l'épreuve.
Et si tout cela t'advient, c'est que tu as laissé subsister en toi des pensées mauvaises contre ton Ancien, et contre les frères de ta synodie. Car le diable, en artisan qu'il est de toute sorte de mal et de perversité, s'entend bien d'abord à briser le lien d'amour : alors il insuffle en toi la haine du Géronda et l'aversion des frères ; et puis la répugnance pour tout être vertueux. Enfin, il fait tout, pour que cesse la prière des justes ; car tant d'oraison le brûle, et réduit à rien sa force.
C'est pourquoi il sonde, cherchant le prétexte et la manière dont il pourra user, afin d'isoler ceux qui écoutent ses pensées pour les séparer de la synaxe de ceux qui prient. Encore un peu, puis il s'empare d'eux, et se les assujettit.
Comprends donc que ce sont là des machinations, des procédés du malin. Aussi n'écoute pas, toi, ce qu'il murmure à ta pensée. Ignore-le. Méprise-le. Et veille surtout à ce qu'il ne te distraie pas de ta règle. Car autrement, tu es perdu. Ne le laisse pas se réjouir dans ses espérances. C'est moi plutôt qui me réjouis, dans l'attente de ce soufflet, que tu vas avant longtemps lui jeter en pleine figure.
Quant à nous ici, nous allons sans tarder supplier tous les frères de faire des prières, pour te fortifier. Et si pas un instant, je n'ai cessé, moi de le faire, ce sera l'oeuvre de tous désormais, que de prier pour toi. Qu'il te suffise à l'avenir, de n'être plus négligent, et surtout, de ne jamais désespérer.
Accepte aussi ce petit chapelet, prie, et prend de l'assurance. Aime encore tes frères et ton Ancien et fortifie-toi. Car l'amour est force, au-dessus de toute force comme de tout artifice de l'ennemi malin.
Enfin, quoiqu'il arrive qui ne t'advienne par ta faute, tiens-le pour nul et comme non avenu. Car ce n'est pas toi qui en as offensé d'autres, ni eux qui t'ont tourmenté, mais c'est le malin qui tous nous combat, pour nous brouiller. Oui, tel est son office. C'est toi qui aujourd'hui as été dans l'épreuve ; demain, ce sera un autre, et le jour d'après un autre encore ; et tout le temps de cette vie, le tentateur sera présent.
Cependant, je te le redis ici, et cette fois encore, entends ma voix te le dire: «Non, ne désespère pas !» Ensemble nous irons au Paradis. Ou si par mes prières, je ne te l'obtiens pas, je n'irai pas moi non plus. Ah, mon enfant ! Comprends à mes paroles l'excès de mon amour pour toi en Jésus Christ notre Seigneur !


XXII

Petit ou grand, le péché, par une sincère pénitence,
s'efface tout à fait.




Tu m'écris, mon enfant, que ton péché, peut-être, n'a pas été pardonné ? Mais non, sois sans crainte. Tout autre est le sentiment des Pères. Quelque chute, disent-ils, qu'aura commise un homme, à l'heure même où il se repent, sa faute, aussitôt , lui est remise. Mais s'il est orgueilleux, au contraire, l'orgueil, jusqu'à son dernier souffle, demeurera en lui. Et pour peu qu'il soit négligent ou seulement indolent, cette sotte vanité, vient jusque dans son sommeil lui monter à la tête, souillant sa pensée et gâtant son esprit, pour lui imputer à péché sa faute, fût-elle très ancienne.
Vois le Prophète David, à qui Nathan fait grief de cette passion combien coupable qu'il conçut pour Bethsabée.
«Oui, crie David, j'ai péché Seigneur ! Secours-moi !»
«Va ! lui dit alors le Prophète, le Seigneur t'a pardonné !»
Et sur l'heure même, il reçut le pardon de sa faute. Et pourtant jusqu'à la fin de sa vie, il lui fallut l'expier. D'abord mourut l'enfant, encore nouveau-né, qu'il avait eu de Bethsabée. Puis il vit son fils lui-même pécher avec Thamar, sa fille. Enfin, Absalon, son fils, son propre fils, l'exila... Or tout cela, c'est pour son péché, qu'il eut à le subir, et bien que dès longtemps, il en eut reçu le pardon. Car, vois-tu, mon enfant, lors même que la faute est déjà pardonnée, le pénitence, elle, demeure, et à proportion du péché.
Regarde encore Théodora d'Alexandrie, la sainte qui se retira pour vivre comme moine : elle avait péché d'abord, puis s'était enfuie pour faire pénitence, jusqu'à ce qu'à la fin, elle fût devenue sainte. Mais lors même qu'elle s'était retirée, l'adultère n'avait pas encore acquitté toute la pénitence que lui valait son crime. Aussi fut-elle encore calomniée, puis exilée, bannie, et contrainte d'élever au loin le fils d'une étrangère. Et elle était bien la seule alors à comprendre la cause d'une diffamation si terrible.
Et le grand Ephrem, ne fut-il pas, pour avoir volé un veau, jeté aux fers, lui qui était saint ?
«Oui, lui dit le Seigneur, aujourd'hui tu n'as pas volé ; mais n'as-tu pas, petit enfant, détaché l'animal, qui revint ensuite à son état sauvage ?»
Aussi, quand bien même le péché d'un être lui serait pardonné, le souvenir de la faute de même que son effet demeurent.
Quant à toi, pour avoir été ces derniers temps, négligent, tu as bien mérité que Dieu te délaissât un peu, et que, contre toi, se dresse le Tentateur, jusqu'à ce qu'enfin tu aies repris tes sens. Toi donc, relève-toi et crie: «Fils de David ! Je veux à présent recouvrer la vue !» Et voici qu'aussitôt vient Jésus, donateur de la lumière, qui fait se lever sur toi la lumière de la pénitence et de la connaissance divine.
C'est pourquoi, mon enfant, loin de m'attrister du passé, je songe seulement à me réjouir de l'avenir. Car le petit est bénit par le grand et le péché, petit ou grand, par une sincère pénitence s'efface tout à fait. Ne regarde donc plus en arrière désormais, mais efforce-toi toujours de tendre vers l'avant.
Je me réjouis beaucoup aussi, mon enfant, de ce que tu veuilles apprendre. Ce désir-là est du meilleur augure. En effet, si quelqu'un demande à apprendre, l'on sait d'avance que, de façon ou d'autre, il fera un jour quelque chose.
Qu'il en soit autrement est bien impossible. Et quand même cet être là n'arriverait à rien, il a le sentiment du moins que d'autres sont à l'oeuvre. Alors, se blâmant lui-même, du moins par là acquiert-il l'humilité. Puis il implore Dieu de lui accorder sa grande miséricorde afin d'en être fortifié. Et par là, il parvient bientôt à la mesure exacte de ceux qui avant lui ont atteint à la vertu.


XXIII

Alors, ce même soir, Dieu me découvrit l'abjection de Satan




Ne sois plus étonné, mon enfant. Il en est ainsi du moine. Sa vie n'est qu'un martyre toujours continué. Le doux Jésus ne peut se trouver hormis dans les afflictions. Si donc tu le cherches, à peine commenceras-tu ta quête, que les afflictions de toute part t'assailleront.
Oui, serti de souffrances, le joyau précieux de son amour. Le Seigneur, certes, au début te laisse voir son miel, mais ce miel au-dessous cache une lie épaisse de fiel et d'amertume. D'abord le miel de la grâce, et puis, l'amertume des tentations.
Car le Christ, quand il va sur toi laisser fondre les épreuves, te l'annonce à l'avance, te dépêchant pour messagère une part égale de sa grâce -comme s'il te disait : «Allons, prépare-toi !» Pour que tu montes le guet, épiant par où viendra l'ennemi, par où il attaquera et voudra te frapper. Ainsi commence le combat, ainsi débute la lutte : toi, sois vigilant. Et pas de lâcheté. Lors donc que retentiront les premiers canons, n'en sois pas étonné. Mais montre-toi brave et courageux -un vrai soldat du Christ, un athlète éprouvé, un noble et vaillant guerrier. Car la vie d'ici-bas n'est que la carrière d'une guerre sans fin. Là-haut seulement sera le repos. Ici-bas l'exil, mais là-haut notre patrie véritable.
Ne t'ai-je pas dit autrefois : Au commencement, et durant huit années, je dus livrer aux démons une lutte sanglante. C'était chaque nuit un combat furieux. Et le jour encore se déchaînaient les pensées avec les passions. Puis le soir, de nouveau, les démons surgissaient, armés d'épées, de haches, de pelles et de pioches : «Haro ! hurlaient-ils. Tous sur lui !» Oui, le martyre ; j'ai souffert le martyre. Et je m'écriais : «Au secours, Panaghia mou12 !» J'en agrippai un, et allez ! je frappais les autres. Jusqu'à m'en briser les bras sur les murs de ma cellule.
Or un jour, il nous vint quelqu'un, inopinément. C'était une ancienne connaissance que nous avions dans le monde. Il désirait nous revoir. Et sur le soir, je dus l'inviter à dormir dans ma pauvre masure. Mais la nuit venue, à l'heure dite, les démons tout-à-coup surgissent, et selon la bonne habitude qu'ils avaient prise avec moi, le rossent de mille coups. Quels cris poussa notre homme ! A tellement trembler, son corps s'entrechoquait. Il aurait trépassé, si je n'étais accouru :
- Mais qu'as-tu ? lui dis-je.
- Les démons... fit-il, tout haletant. Encore un peu, et ils m'étranglaient... Ils m'ont battu à mort !
- Sois sans crainte ! lui dis-je. C'est pour moi qu'ils venaient. Tu en as eu pour ton compte, ce soir, mais ce n'était qu'une erreur ! Allons, n'aie plus peur !
Et je lui tins des propos enjoués, pour tâcher de l'apaiser. Mais c'était chose impossible ! Il n'eût pu demeurer davantage en ce lieu de supplice. Non ; mais transi, pantelant, il roulait de droite et de gauche des yeux effrayés, suppliant qu'on l'emmenât. Il fallut à minuit le conduire à Sainte-Anne -nous étions alors à Saint-Basile. Et c'était déjà le milieu de la nuit lorsque je revins.
Après qu'il fut passé ainsi huit années entières, mon corps, tant à cause des coups que je lui assenai chaque jour pour combattre la chair, que du jeûne, de la veille, et d'autres combats semblables, mon corps devint celui d'un cadavre. Si bien qu'à la fin, je tombai malade. Et je sombrai dans le désespoir, songeant qu'il n'y avait plus d'espoir désormais de vaincre jamais les démons ni les passions.
Et comme je me tenais là, assis avec mon désespoir, la porte soudain s'ouvrit. Moi pourtant, à demi-penché, et priant en esprit, je ne vis rien d'abord. J'eus la pensée seulement que le père Arsène, peut-être, était entré. Mais tout-à-coup, je sens sous la ceinture passer une main, pour m'exciter au plaisir. Jetant un coup d'oeil, je vois le «galeux», le démon de la luxure. Ma fureur aussitôt fut telle que, comme un roquet hargneux, je bondis sur lui, l'empoignant au collet. Aaah !... Ses poils au contact étaient ceux du pourceau... Mais déjà, il s'était évanoui. La pièce alors se remplit d'une infecte puanteur... Et de cet instant, avec le démon disparut aussi le combat de la chair. Je renaissais libre de toute passion, plus innocent en mon apathéia13 qu'un enfant nouveau-né.
Alors, ce même soir, Dieu me découvrit l'abjection de Satan. Je me trouvai au sommet d'une éminence, en un lieu très beau. Au-dessus, une place apparaissait, d'où l'on découvrait la mer. Mais les démons y avaient disposé une foule de pièges. Aussi les moines, chaque fois qu'ils passaient là, chaque fois tombaient dans un piège. L'un était pris à la tête, l'autre happé par la main, un autre par le pied, un autre encore par le pan du vêtement, et partout où il y avait moyen de les prendre, les moines étaient pris. Tandis que le dragon abyssal, tenait sa tête hors de l'eau, et tout en crachant du feu par le muffle, la gueule et les orbites de ses yeux, bavait de plaisir et grimaçait de joie à voir ainsi les moines chuter devant lui. Mais moi, à cette vue, je l'agonis d'injures, hurlant : «Ah ! Monstre abyssal ! C'est donc toi qui toujours nous abuse et nous tend ces pièges !»
Et je revins à moi, plein d'une joie très amère : joie d'avoir en vérité vu les pièges du Diable. Mais amertume aussi d'avoir assisté à nos chutes et perçu quels dangers nous courons jusqu'à notre dernier souffle.
J'entrai depuis lors dans une grande paix, et ma prière devint comme du feu. Mais l'Autre ne cesse pas pour autant de me tourmenter. Il tourne avec art les gens contre moi. Or je vous écris ces choses pour que tes frères et toi appreniez la patience.
Car c'est une lutte que cette vie. Trêve de badinage, si tu veux la gagner. C'est avec les esprits impurs que tu combats14, eux qui nous jettent non pas des douceurs et des loukoums, mais des balles sifflantes, qui vous tuent, non le corps, mais l'âme même.
Allons, ne sois pas si chagrin. Et pas de lâcheté, non plus. Vois ici ton secours. Je suis là, qui te soutiens. Et sais-tu bien en vérité que je t'ai vu hier ? C'était en rêve... Nous montions ensemble vers le Christ. Relève-toi, donc ! Viens, et cours à ma suite !
Sois vigilant seulement. Parce que tu as vu, toi aussi, les pièges des démons. Malheur à celui qu'ils y prennent. Il ne pourra si aisément échapper à leurs griffes. Certes le diable -et quand bien même de toutes ses forces il y travaille- ne peut seul nous faire damner, si nous ne coopérons pas du moins à sa perversité. Mais Dieu ne veut pas non plus nous sauver à Lui seul, si par la synergie nous ne devenons participants de sa grâce, pour notre salut. Toujours Dieu secourt, à tout il pourvoit, mais il veut que nous travaillions. Et il attend que nous fassions, nous aussi, ce qui est en notre pouvoir.
Cesse donc de dire que tu n'as pas progressé ou de te demander pourquoi tu ne l'as pu davantage, et autres questions également oiseuses. Car ce n'est pas au seul homme que tient le progrès, quand même il se donnerait une peine infinie. Non ; la puissance de Dieu, et sa grâce bénie, voilà ce qui fait tout, après que nous avons donné quelques frêles prémices. Car c'est la grâce qui relève celui qui a chuté, et c'est elle encore qui redresse celui qui est brisé.
Aussi, de tout notre coeur, supplions notre Dieu et Sauveur de descendre jusqu'à nous ; car lui seul peut affermir nos jambes paralytiques, éveiller le Lazare endormi qui gît en nous depuis quatre jours, recréer nos yeux d'aveugle-né, et sustenter notre être qui a faim de Lui.


XXIV

Tous ses sens immobiles
celui qui priait soudain est ravi en contemplation




Ce à quoi tu as goûté, mon enfant, cette nuit dans ta prière, c’est à l'énergie de la grâce. Ah, ce bien-là, mon fils, fais tout pour que le Seigneur te le redonne encore, lorsqu'il le jugera à propos.
Un frère de mes amis dut passer une fois par une longue suite d'épreuves. Et ce jour-là, il le passa tout entier dans les larmes, sans porter une miette à sa bouche.
Et comme à l'horizon le soleil lentement déclinait, lui, assis sur sa pierre, regardait au loin, se détacher là-bas sur la hauteur la chapelle si blanche de la Transfiguration. Et d'un coeur brisé, au travers de ses larmes il suppliait son Seigneur, disant : «De même, Seigneur, que devant tes disciples tu t'es transfiguré, de même, dans mon âme aussi transfigure-toi ! Fais cesser mes passions ! Pacifie-moi ! A celui qui te prie, fais don de la prière15, et retiens, je t'en supplie, mon esprit impétueux !»
Et comme avec douleur il murmurait ces mots, de l'église là-bas, soudain, lui vint un léger souffle, pareil à une brise toute emplie d'un parfum, qu'il sentit baigner son âme comme d'amour, de joie et d'une douce lumière. Et voici qu'au milieu de son coeur, soudain, il sentit sourdre en lui la prière incessante, plus douce et plus suave que le miel des rayons.
Puis il revint à lui ; et il se vit assis là, à la même place, sur une pierre. Il faisait nuit déjà. Alors, inclinant la tête sur sa poitrine, il désira goûter encore à cette douceur exquise qu'exhalait en lui la prière -cette prière dont il venait de recevoir le don. Mais le voici au même instant ravi en extase -tout entier hors de lui..., par delà murs et rochers ; sans plus s'appartenir, irradié tout d'une lumière éclatante et sereine- jeune homme libre enfin des entraves de son corps ; avec à l'esprit pour y rouler sans cesse cette seule pensée, cet unique désir... que jamais il ne revînt dans son corps, que toujours il demeurât ici, en ce lieu qu'à cette heure on lui montre.
Telle fut la première vision dont ce frère eut la contemplation, avant que de nouveau il entrât en lui-même, afin de poursuivre sa lutte et d'atteindre au salut...
Je m'assis donc et repris un peu mes sens. Puis rassemblant mes proches souvenirs, à la lyre de l'esprit, je rattachai la corde, un instant brisée. Et la harpe à la main, pareils aux feuilles d'acanthe, plus doux que le miel, je fais en gouttelettes ruisseler ces cantiques, naguère recueillis au désert... Toi donc, viens ici sous mon toit, te reposer à l'ombre. Et je cueillerai pour toi, dessous l'acacia, la gomme d'arabie à l'odeur suave... Alors, quand t'assailleront chagrins et afflictions, respire ce sens caché qu'abritent mes paroles, et plus miellées que l'hydromel, elles t'apparaîtront.
Or pour en revenir à ces deux sortes de prières que tu dis, elles sont bonnes toutes deux. Et si la seconde, qui comporte des phrases, n'est pas sans paraître dangereuse, souvent aussi elle s'avère plus fructueuse. Pour moi, je recours aux deux chaque nuit. D'abord, j'emploie la première, avec ses versets, puis, lorque je suis fatigué et que je n'y trouve plus le même profit, alors, dans mon coeur j'enferme la prière.
J'ai de mes yeux vu un frère qui, très jeune encore -il pouvait bien avoir vingt huit ou trente ans- faisait descendre l'esprit dans le coeur, puis, six heures durant, sans l'en laisser sortir, l'y gardait enclos ; et cela de neuf heures du soir, jusqu'à trois heures du matin -il savait l'heure d'après une horloge qui égrenait ses coups près de lui. Et son effort était tel, qu'il était au bout de peu de temps trempé de sueur. Après quoi il se levait et s'en allait vaquer à ses tâches ordinaires.
Si donc, pour le dire en peu de mots, l'homme veut gagner enfin la liberté, il lui faut faire pourrir son corps, comptant pour rien la mort.
Quant à la prière que l'on récite elle peut aussi se faire en esprit, sans l'aide de la voix. On la nomme alors prière de supplication. Et celui qui la dit peut commencer ainsi : «O mon Dieu, toi qui es invisible et incompréhensible... Père, Fils et Saint Esprit... Puissance une... Unique recours et refuge de toutes les âmes qui sont en ce monde... Toi qui seul est bon... ô ami de l'homme... Toi ma vie, ma paix et ma joie...» Et il peut, improvisant de telle manière, poursuivre assez longtemps cette sorte de prière. Alors, si la grâce opère, aussitôt, s'ouvre en lui comme une porte, qui lui découvre le ciel. Et tandis que monte sa prière, telle une colonne de feu embrasée, au même instant survient la métamorphose. Mais si la grâce ne coopère pas et que l'esprit demeure dispersé, lui peut toujours tenir son esprit reclus dans son coeur et là, comme dans un nid bien clos, goûter à l'hésychia, quand même il ne s'élève pas à la contemplation -comme si le coeur alors tenait à l'esprit lieu de geôle et de réclusoir.
Mais quand vient le changement, il surgit soudain du milieu même de cette prière de supplication. La grâce aussi tout-à-coup surabonde, qui comble tout l'être, illuminant l'esprit et laissant après elle une ineffable joie. Et l'intelligence, tout-à-fait incapable désormais de contenir seule le feu d'un tel amour, laisse les sens demeurer immobiles. C'est alors que l'être est ravi en contemplation. Or jusque là, c'était par sa volonté que se mouvait l'homme. Mais à présent, il ne s'appartient plus, il ne se connaît plus. C'est au feu désormais qu'il s'est uni ; et, tout entier transfiguré, il est Dieu selon la grâce.
Tel est le divin entretien, qui fait s'écarter les murs, pour s'ouvrir sur un air plus libre et plus doux, un air où règne l'intelligence, et qu'emplit tout entier le parfum du Paradis. Plus tard encore, le nuage de la grâce, doucement, se retire ; l'être de glaise durcit telle la cire, et, comme au sortir d'un bain, il revient à lui ; le voici pur et léger, limpide et tendre, plus doux que le coton, plein de sagesse et de connaissance. Seulement, à qui veut de telles choses, il faut à chaque instant marcher vers la mort.


XXV

Très pieuse higoumène, ma soeur, bien-aimée dans le Seigneur




Très pieuse higoumène, ma soeur, bien-aimée dans le Seigneur,
à ta santé, qui pour ta Synodie est un bien si précieux je forme des voeux.
Gérondissa bénie... C'est aujourd'hui que je reçois ta lettre. Je viens à l'instant d'en lire le contenu ; et, puisque tu m'écris que tu en retireras du fruit, je veux bien me fier à tes paroles et te laisser aussi ce petit testament, priant seulement que chacun de ces mots puisse profiter au salut de ton âme.
Ouvre donc tes oreilles et recueille mes paroles :
Parvenus, ma soeur, à la Sainte Montagne, sans imiter la plupart des moines qui d'ordinaire restent reclus dans leur ermitage, nous nous sommes mis en quête d'un père qui pût nous retenir et nous garder avec lui. Et dans ce grand désir d'entendre, non pas des préceptes vains et incertains, mais les paroles de vie que nous cherchions, il ne se trouva bientôt plus un roc, plus un antre de cette terre que nous n'ayons habité de nos cris, et de nos larmes, ni un Géronda non plus, ni un ermite dont nous n'ayons aussi recueilli fût-ce une goutte de profit.
L'un deux avait quatre-vingt-dix ans... il nous avoua être demeuré dix-sept années assis sur un rocher. Les éclairs tombaient sur lui, brûlant ses vêtements ; mais lui, impassible, apprenait la patience...
Un autre avait partagé son pain bénit à de saints ascètes. Nus, ils étaient venus le visiter avant que de devenir invisibles.
Ces mêmes ascètes, un autre encore les avait vus, qui leur avait même donné la Communion, tandis que, comme chaque nuit il célébrait la liturgie.
Un autre enfin -un russe- avait passé de longues années au sommet d'une montagne. Tous les dix ans, un autre ermite y venait, qu'il se trouvait justement attendre, au moment même où nous y étions. Il nous pria donc de l'attendre avec lui. Cette fois-ci, pourtant, il ne vint pas. Sans doute était-il mort en quelque endroit du désert.
Tous ces anciens-là embaumaient comme les reliques des saints.
Et moi, à entendre ces choses, le feu en moi brûlait davantage, qui déjà me consumait.
Aussi faisais-je mille questions : les êtres pareils à ceux-là, de quoi se nourrissaient-ils ? Comment priaient-ils ? Quelles visions avaient-ils ? Quelles étaient leurs pensées ? Au jour de la mort, que voyaient-ils ?
Pour l'un, tandis que son âme se détachait de lui, c'était la Toute-Sainte qu'il avait vue ; pour l'autre, c'étaient des anges... Et jusqu'au jour d'aujourd'hui, semblables prodiges s'accomplissent encore. Dieu prend dans sa paix ces voyants d'avant la mort.
Alors, à peine entendais-je proclamer ces merveilles que, tout altéré, j'accourais pour les voir mourir, curieux d'entendre leurs dernières paroles.
Voici de quels saints je reçus ma règle et mon typikon16, pour conduire mes pas dans la vie. Car de tout ce que je dis, il n'est rien de moi ; mais ce sont eux qui véritablement furent mes guides.
Pour l'ermitage de ce Géronda dont vous parlez, je l'ai connu aussi... Et il y en avait d'autres... celui que l'on appelait le «chaudronnier», et puis, le raffineur de sucre qui plus tard avait été pécheur, sans oublier le papa Neophytos, le sculpteur de croix, et tant d'autres encore ! Car toujours je regardais là où est la vie, là où mon âme pût trouver du profit à glaner, là où les trésors s'entassent, quand ailleurs sévit la famine, faute de pain de vie, parce que la parole de Dieu n'y est pas entendue.
Car aujourd'hui, pour n'entendre jamais plus, ou presque, cette parole si nécessaire : «Et nous, comment serons-nous sauvés ?», nos lampes s'éteignent, et nous marchons en aveugles dans la ténèbre épaisse. Et en vérité, l'on ne fait partout que dénigrer et médire. Chacun veut enseigner l'autre ; mais rarement l'on voit donner sa vie pour le prochain pour obéir au commandement et perpétuer ce mode d'exister que prône l'Evangile, et qui fut ensuite celui de nos Pères Saints. Non, dans les tentations règne une lâcheté sans bornes, comme dans les paroles une impudente forfanterie.
Ah, gérondissa bénie !... Mais laissons plutôt ces êtres qui nous entourent. Comme chacun vit, de la même façon il parle, et selon ce qu'il voit il s'exprime. Aussi bien chacun a-t-il raison de son côté. Que déviant de sa route l'on s'égare, -parce que l'on ne connaît pas d'autre chemin, l'on veut que tous empruntent celui-là même par où l'on a passé. Mais qu'un autre se risque à vouloir montrer quelque raccourci, on lui rétorquera : «Quelle illusion ! Un autre chemin ? Mais il n'en est pas !» Car en vérité l'on n’en connaît pas soi-même ‑en quoi aussi l'on a également raison. Ce que chacun voit et croit, voilà ce qu'il vous dit ; et il mesure tout à son aune.
Quant à nous qui avons choisi de mener en reclus la vie hésychaste -puisqu'aussi bien, c'est là ce que, depuis le commencement, nous nous efforçons d'apprendre- nous voyons tout le monde se dresser contre nous. Ou plutôt est-ce le Malin qui agit de la sorte, dans sa rage de voir ce qu'il ne peut souffrir -un être qui dans notre race se soucie de son salut. Que le Seigneur donc l'extermine, et qu'il prenne nos frères en pitié, eux qui parlent contre nous et si aisément nous condamnent.
Pour moi je laisse à Dieu, le soin de tout cela ; il me suffit d'apprendre à supporter les attaques, sans murmurer ni gémir.
Mais parlons maintenant de la prière, ainsi que tu me l'avais demandé.
Je crois, ma bonne gérondissa, que l'on t'a fait beaucoup de tort. Un être comme toi n'était pas fait pour tant de soucis ; non, c'est pour l'hésychia que tu étais née. A présent, tu veux m'écouter, il me paraît bon que nous comparions un peu la praxis et l'hésychia17. Parce que sans l'hésychia, la grâce ne peut demeurer. Et que, sans la grâce, l'homme n'est absolument rien.
Supplie donc l'ancien de te donner une cellule à l'écart, pour y mener l'hésychia. Et jusqu'à l'heure de midi, reçois-y ceux auxquels tu te dois et parle-leur à loisir. Puis, sustente-toi légèrement, et dors ensuite jusqu'au soir. Et ne permets pas, surtout, qu'avant le matin suivant, l'on t'importune, à aucun prix, quand bien même le monastère entier serait la proie des flammes. Après quoi, réveille-toi et, qu'il fasse jour encore ou que déjà le soleil se couche, lis un peu toute seule avant de réciter ton canon18 Puis, lorsque vient la nuit, prends un café et entame ta veille ; mets-toi à la prière.
Ton but désormais est de faire se mouvoir la grâce ; d'obtenir qu'elle opère. Oui, que la grâce opère, voilà qui est tout.
Pour moi, je commence mon office par les complies et par les Salutations à la Mère de Dieu. Puis, mon canon accompli, je commence la prière par des paroles à l'adresse du Christ et de notre Toute Sainte, telles qu'elles me viennent à l'esprit :
«O mon Jésus très doux, Toi la lumière de mon âme, mon seul amour, ma seule joie, ma paix...» Je dis ces choses et bien d'autres encore pareilles à celles-ci... Je les dis avec douleur... Puis je m'adresse à la Toute Sainte...
Que d'amour a pour nous notre douce Mannoula19 ... Ah ! puissent vos lèvres toujours murmurer son nom... Mannoula... !
Et lorsque ton esprit a trouvé un peu de paix, que ton âme aussi s'est lénifiée, alors, assieds-toi, et travaille à prier en esprit. Fais ainsi, selon la façon que tu m'as décrite, jusqu'à ce que t'envahisse le sommeil. Alors, lentement, très lentement, avec une grande douceur, entame des hymnes à notre Maître et Seigneur Jésus-Christ et chante à sa Toute Pure Mère. Tout doucement psalmodie les chants que tu connais : «Lumière Joyeuse... Quel Dieu est grand comme notre Dieu... Saint Dieu...» et tout ce que tu sais d'autre encore. Puis, chante à la Reine de l'Univers : «En Toi, pleine de grâce, se réjouit toute la Créature... Réjouis-Toi Reine... Il est digne en vérité de te célébrer... Jadis dans la Mer Rouge...» et d'autres psaumes aussi. Et si le sommeil persiste, continue de chanter : «Hâte-toi de m’ouvrir Tes bras paternels... J'ai voulu par les larmes effacer (ma faute)... Affligé par la tempête et courant se réfugier... Je suis la brebis...» et tout ce dont tu te souviendras.
Dis cela, assise sur ton lit. Dis-le avec componction, attendant de recevoir en retour la miséricorde de Dieu avec sa grande pitié. Et si la grâce n'a pas opéré d'abord avec les paroles, elle opérera ensuite avec la prière. Ou si elle tarde davantage, avec la psalmodie, elle opérera.
Quand à la lecture, que tu fais seule dans ta cellule, ne la néglige jamais, elle qui est si profitable : c'est elle qui t'enseigne à prendre les saints pour modèles. Et voyant, comme en un miroir, tes fautes, tes vices réfléchis, tu peux te corriger davantage. Oui, pareille à une lumière qui trouerait la ténèbre, telle est la lecture.
Et faisant ainsi, tu seras, à tes soeurs, mille fois plus utile, que si tu t'épuisais à courir tout le jour.
Et, au matin, lève-toi. Descends, si tu veux, à l'église. Et si tu y es seule, fais ton office et dis ton chapelet, puis repose-toi.
Si tu fais ainsi, tu n'abîmeras pas ta santé et, tout en faisant du bien à ton âme, tu seras aussi pour tes soeurs comme une lampe allumée. Comprends qu'en faisant autrement, tu te condamnerais à vieillir dans les cris, au point même d'en perdre tout-à-fait la prière. Car, n'oublie pas... C'est l'hésychia que tu as d'abord apprise...
Puis donc que tu as pu, toi ma vraie soeur en Christ, goûter à la vie hésychaste et que tu sais également ce qu'est une vie de communauté, tu connais désormais l'utilité de l'une comme aussi de l'autre. Sache donc pour ton bien les marier heureusement. Mais avant toute chose, vivre purement l'hésychia, afin de n'avoir pas à quitter ce monde d'ici-bas, que tu n'aies auparavant trouvé le vrai repos.
XXVI

C'est pour Dieu que je cours ;
les hommes, eux, ne m'importent guère




Tu dis, mon enfant, que ton ancien voudrait venir en pèlerinage au Mont-Athos. Et c'est en vérité une bonne oeuvre, une oeuvre sainte qu'il accomplirait là. Puisse-t-il oublier seulement qu'il me connaît, oublier même que je suis encore de ce monde. Car je vis dans une absolue solitude, et ma règle aussi, comme celle des hésychastes, diffère de l'habituelle. Aussi serait-il bien malaisé que ton père me rencontrât. D'autant plus que la porte est fermée, pour ne s'ouvrir qu'à de certaines heures très rares.
Or s'il lui faut venir en aide, alors certes, en tout ce qu'il voudra, avec l'aide de mes frères, je m'y efforcerai, selon que j'en ai le devoir, et par amour de lui. Mais s'il ne s'agit au contraire que de transgresser ma règle, de lui ouvrir la porte, de lui parler, et d'aller ainsi perdre la prière et l'hésychia ensemble, à cela, non, je ne suis nullement tenu. Car je peux par nécessité fixer une heure à quelqu'un. Mais mon temps est compté, et il faudra pour nous entretenir la nuit, seulement une heure ou deux, que j'omette, que je sacrifie une partie de ma règle, et qui sait, peut-être, la plus essentielle...
Si je t'écris cela, mon enfant, c'est pour tâcher de m'expliquer un peu, avant que l'on ne se méprît trop sur moi. Car, pour tout ce que je fais, j'ai coutume de procéder ainsi -faisant en sorte que toutes mes paroles, tous mes actes soient entièrement purs, comme en un miroir. Or il en est venu beaucoup, et de partout, qui n'ont jamais cherché à savoir quelle était la règle que nous observions. Et parce que je ne les ai pas reçus, ils ont crié au scandale. Ici même, les moines du voisinage, tous en ont contre moi, de ce que je ne veux pas leur ouvrir. Or ce n'est pas pour scandaliser les Pères que je ferme ma porte. Mais c'est pour avoir tant d'années souffert ces visites, et pour avoir vu, en outre, que loin de retirer aucun profit à ces prétendues amitiés, je ne faisais bien au contraire que ruiner mon âme -c'est pour cela donc que j'ai fermé ma porte à tous, préférant au monde ma douce hésychia. Et désormais, je n'ouvre plus à quiconque. Je n'ai d'ailleurs pas une chambre de reste pour y loger seulement une personne étrangère. Et si par exception, il vient quelqu'un de loin, mieux vaut encore qu'il arrive au matin, à l'heure où les Pères s'emploient à leurs diaconies. Alors il peut s'il est nécessaire occuper la chambre réservée au prêtre. Car nous avons, pour les liturgies du samedi, du dimanche et des jours de fête, notre prêtre attitré qui vient célébrer ici, à notre intention, et nous donner la communion aux très Saints Mystères.
Et si je t'ai dit ces choses, c'est afin d'éviter qu'on ne crie au scandale. Car vois-tu, c'est pour Dieu que je cours ; les hommes, eux, ne m'importent guère. Et cela, quand bien même ils me bafoueraient, me railleraient, me calomnieraient ; quand même ils flétriraient mon nom ; quand même la création entière s'emploierait à médire contre moi.
Car j'ai vu -et de bien des façons, j'en ai fait l'épreuve- que sans la grâce de Dieu qui seule éclaire l'homme, celui-ci ne retire aucun profit des paroles qu'il dit, en prononçât-il même un flot chaque fois. Et celui qui, l'espace d'un seul instant, veut les écouter, l'instant d'après est toujours prisonnier des mêmes apparences qui éternellement l'abusent. Mais si tout au contraire, avec la parole agit aussi la grâce, alors, selon la bonne disposition de chacun, au même instant s'opère la métamorphose. Et de cette minute-là, c'est sa vie entière qui s'en trouve changée. Mais cela n'arrive qu'à ceux qui n'ont pas encore trop endurci leurs oreilles ni leur coeur, ni même leur conscience d'enfants de Dieu. A ceux, au contraire, qui, entendant prêcher le bien n'en demeurent pas moins, par désobéissance pure, enclins à leurs désirs mauvais, à ces êtres-là, quand tu déviderais à leurs oreilles toute la sagesse des Pères, quand bien tu ferais sous leurs yeux des miracles, quand bien tu détournerais sur eux le cours du Nil, ils ne recevraient pas pour cela fût-ce une goutte de profit. Car ils ne veulent rien que venir, pour parler avec toi et passer un peu le temps de leur molle incurie. C'est pourquoi je ferme ma porte, espérant pour ma part trouver quelque profit à la prière et à l'hésychia. Car notre Dieu, toujours et plus que tout écoute la prière, tandis qu'il n'a que faire de ces vaines palabres qui toutes sont également mondaines, de quelques spirituels dehors qu'on veuille bien les orner. Et qu'est-ce en effet que bavarder, sinon d'user son temps en paroles, au lieu, dans le même moment, de les mettre en pratique ?
Lors donc que des gens vous parlent de choses auxquelles eux-mêmes n'ont pas goûté, ne les écoutez pas.
A qui n'a pas été éprouvé, il est nécessaire de l'être ; alors, avec l'expérience, il apprendra aussi, et bientôt trouvera ce qui lui faisait défaut. Car l'expérience ne s'achète pas. C'est le bien propre de chacun, à la mesure de la peine qu'il aura prise, comme du sang qu'il aura versé, à cette fin de la posséder.
Ah, si vous m'en croyez, mes soeurs, la vie monastique coûte beaucoup de peine. Et pour moi, jamais je n'ai cessé, ni jamais je ne cesse, le jour comme la nuit, d'implorer, de crier miséricorde. Que de fois même, n'ai-je pas atteint au désespoir, à cette pensée que je n'avais encore jusque-là accompli aucune oeuvre, et que je n'avais pas même fût-ce «commencé au commencement». Car tandis que je prétends toujours recommencer au commencement, le lendemain, sans faillir, me trouve menteur chaque fois, et plus pécheur s'il se peut que la veille. Mais vous, mes soeurs, imitant les vierges sages, vous passez vos nuits dans les veilles, criant à Dieu pitoyablement, afin d'appeler sur vous Sa grande miséricorde. C'est que pour nous la fin, désormais, est venue. Peut-être même en est-ce fini de la paix ? Nous voici donc, nous aussi, déjà du côté des morts. C'est pourquoi il vous faut vous hâter et vous faire violence.
Mais voilà qui suffit. Nous en avons dit assez pour aujourd'hui. Je vous écrirais néanmoins une prochaine lettre... -si seulement vous en exprimez le désir et que ces paroles portent un peu de fruit. Je m'afflige à présent pour la mère de cette petite moniale qui, m'écrivez-vous, dénigre sa fille et se plaint d'elle amèrement. Combien de mères, hélas, ont causé par leurs gémissements la perte de leurs enfants, pour n'avoir pas de toute leur âme voulu les vouer au Christ. Et si ces derniers, par la grâce du Christ sont sauvés à la fin, les premières, à l'inverse, demeurent toujours loin d'eux.
Pour vous, mes filles aimées, vouez seulement une parfaite obéissance, sans tenir à ces mères aucun grief de leurs folies. Car le temps, par la grâce de Dieu, se chargera de les guérir. Celle-ci aussi, comme les autres, avec le temps se repentira. Et tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait aujourd'hui, le jour viendra où elle s'en affligera. Pour aujourd'hui, néanmoins, il vous faut de la patience. Il vous faut le pur amour, voilé d'un très épais silence. Il vous faut encore, quoi que diront les autres, compter et mesurer vos mots. Et si néanmoins il vous arrive de parler, priez aussi en esprit, afin que vos dires se revêtent de la force divine d'en haut.
Et pour toi, gérondissa bénie, dans le discernement corrige toute chose, et tempère tout, avec une infinie patience.
XXVII

A une moniale qui bientôt reçoit le Saint Schème angélique




ô douce agnelle de mon Jésus ! J'ai reçu ta lettre et, la lisant plus avant j'y ai vu ce que désirait mon âme. Alors, tout aussitôt, comme transporté, je me suis levé, et fléchissant les genoux, j'ai élevé mes mains vers le Seigneur mon Dieu. Et que te dirai-je ? Ma langue balbutiait toute seule, mes lèvres murmuraient incessamment, mon esprit théologuait sans répit, mes paupières versaient des larmes continuelles. Je te rends grâce, ô mon doux Jésus, disais-je en pleurant, toi qui, tel un doux zéphyr, vivifies mon âme, toi qui illumines mon esprit, toi que mon coeur supplie sans cesse ! O mon Jésus tant désiré, mon très doux amour, je te rends grâce de ce que sans repousser mes humbles suppliques, tu as entendu ma voix et pris en pitié ma douce petite enfant. Car voici que dans deux jours à peine, pour clore son temps d'épreuve, elle reçoit le Saint Schème angélique20. Voici qu'elle devient un être nouveau. Voici que son vieil homme meurt et que son nom est changé. Voici qu'elle revêt la robe des noces et que ses péchés lui sont remis. Voici qu'elle promet à la face des anges qui l'inscrivent dans les cieux. Car sur la terre désormais, elle n'a plus ni parents ni proches. Mais elle dépose maintenant tous les soucis de ce monde, portant son esprit vers ce qui est au ciel. C'est aux choses d'en haut qu'elle s'attache, à celles-là qu'en esprit elle se fiance. Elle n'a plus la volonté de désirer rien, ni vanité propre, ni indulgence aucune pour un corps trop exigeant. A tout elle renonce et, jusqu'au dernier souffle, aux lèvres de la gérondissa elle suspend son oreille.
Jamais plus maintenant elle ne demande ce que fait autrui. Mais une continuelle hésychia, voilà ce en quoi elle demeure. L'ouvrage à quoi elle travaille désormais n'est plus qu'en esprit. Aux yeux, elle a les larmes perpétuelles ; sa langue distille un miel subtil ; ses paroles sont mesurées ; son corps est chaste et pur, son esprit sans tache et sans image. Elle est dans la paix, indéfiniment, tout comme elle se tient dans la parfaite obéissance. En elle, la prière n'a plus de limite assignée, ni son amour pour Christ son Sauveur, cet amour qui sans cesse brûle en elle et sans jamais s'éteindre la consume toute. Si fort qu'à entendre résonner seulement le doux nom de son Christ, aussitôt son âme tressaille et palpite, tandis que ses lèvres distillent le miel, et que son homme nouveau à peine recréé, encore s'éveille tout entier. Car ce sont là les effets habituels de l'amour pour Dieu, que par une sage disposition de sa providence, à seulement entendre le nom tant aimé, le coeur aussitôt palpite, épanchant alors -corporellement ou spirituellement, l'on ne sait- la douceur de son amour.
Car la grâce, irradiant avec elle le lumineux éclat du divin Esprit, plonge l'être entier en des transports de joie ; et l'homme aussitôt exulte et tressaille, croyant avec son âme danser devant l'icône sainte, comme David l'inspiré devant l'arche ombreuse21.
Voici donc, fille bénie de mon Jésus, pourquoi ta lettre sitôt lue, achevant à peine mes prières pour toi, je te fais cette réponse, toute emplie de joie et de sainte allégresse.
Et dimanche -car c'est l'aube du vendredi qui blanchit maintenant- dimanche, à l'heure où tu feras tes promesses solennelles, et où tu recevras le Saint Schème angélique des moines, je serai là, moi aussi, en esprit, à tes côtés ; avec toi, je psalmodierai : «Tes bras paternels...», et pour toi, comme pour toute la synodie, durant toute l'agrypnie je prierai.
Aussi, dès que tu recevras cette lettre, je t'en prie, écris-moi ton nom, ce nom, tout céleste en vérité, que l'on t'aura donné, pour biffer le vieil homme et mettre en sa place le nouveau ; et soucie-toi désormais que ta vie soit angélique ; car aujourd'hui même tu as été placée parmi les choeurs des Anges, pour chanter et glorifier Dieu de tout ton être, avec ton corps comme avec ton esprit.

XXVIII

Béni soit notre Dieu qui, même dans leurs corps,
élève les mortels jusqu'à la joie sublime des êtres incorporels




Là où Dieu le veut, l'ordre de la nature est soudain vaincu ; et celui qui veut porter la Croix du Christ, celui-là vainc sa propre nature. Ah ! Grandes sont la puissance et la grâce qu'en vérité possède le Saint Schème angélique !
Réjouis-toi et exulte, mon enfant bien-aimé ! Et vous réjouissez-vous, qui formez avec lui sa sainte Synodie, au parfum de spirituelle odeur. Réjouissez-vous dans le Seigneur, vous les vierges sages qui avez été jugées dignes sur la terre de mener la vie angélique. Et béni soit notre Dieu qui fait des souffles ses Anges ; oui, béni soit notre Dieu qui, même dans leur corps, élève des mortels jusqu'à la vie sublime des êtres incorporels. Ah ! mes enfants, de toute mon âme, je prie, je supplie mon Christ, de faire souffler sur vous, embaumante et suave, sa divine grâce telle une brise légère, exhalant la myrrhe, pour embaumer et sanctifier avec vos chairs ascétiques, vos âmes bienheureuses. Car je vous en prie, veillez à vos âmes. Puisse-t-il ne s'en trouver aucune parmi vous pour ressembler jamais à la première Eve, mais que toutes bien plutôt soyez un jour pareilles à l'enfant divine, à Mariam, la Mère de Dieu. Elle qui par cette seule parole : «Voici, je suis la servante du Seigneur» devint Mère de Dieu et Reine des Anges. Elle dont le fruit fut le doux Jésus, qui par obéissance monta sur la croix, puis descendit chez Hadès, afin d'aller y guérir la plaie incurable de la désobéissance. Ah ! songez, je vous prie, à la terrible puissance de l'insondable mystère !
Qu'est donc le Schème des Moines, sinon une croix qui soit la rançon de l'autre, dont le Seigneur pour notre salut chargea jadis ses épaules ? Lors donc que nous avons revêtu le Saint Schème, c'est l'obéissance que nous avons revêtue. Et lorsque nous nous appliquons à mieux la revêtir, c'est à la semblance du Christ que nous marchons. Je vous dirai donc cette parole : le lourd fardeau de l'obéissance, sachez-le, porte en lui toutes les vertus, tout comme la croix figure, rassemblées en elle, les souffrances du Seigneur. Et comme le larron, par la seule croix entra dans le Paradis, de même, nous aussi, par la seule obéissance, comme par une croix, nous entrerons dans le Royaume. Mais loin, du Paradis, dehors, les désobéissants !
Allons, la route est bienheureuse. Hâtez-vous donc, faites-vous violence. Soyez vigilants et priez, pour ne pas entrer en tentation. Car celui qui n'a pas d'humilité et ne fait rien de ce qu'on lui dit, celui-là devient vite l'esclave des démons. Et la fin de ses jours aux yeux de la race des hommes n'est seulement qu'opprobre et qu'affliction amère.
Si je vous écris, mes enfants, ce peu de mots, c'est pour que vous craigniez d'une crainte divine de désobéir jamais à la gérondissa. Car ce n'est pas à elle que vous devez des comptes, mais à Dieu même qui, pour le salut de notre âme, réclame obéissance.
Pour ce qui est, ma fille, de ta couronne, dont tu me demandes si tu peux la donner à une autre, venue comme toi, se fiancer au Christ, voici ce que je te répondrai : Tout ce qui règle la vie des Schèmes, ce fut l'ange qui, au désert, vint pour l'enseigner au divin Pachôme. Et dans les temps anciens, aux tous premiers siècles de la chrétienté, celles qui, comme vous aujourd'hui, voulaient demeurer vierges, après que l'on eût trois années durant éprouvé la sincère fermeté de leur résolution, pour leurs noces mystiques avec le Seigneur de gloire, apprêtaient des couronnes, toutes de fleurs odorantes. Et lorsqu'elle mouraient, dans la tombe avec elles, l'on jetait aussi ces fleurs, en souvenir de leur couronnement. Mais laissons ces coutumes anciennes...
Pour nous aussi, aujourd'hui, le Schème est un mystère tout comme les couronnes des noces. Seulement au lieu de couronnes, tu portes le Schème. Et tu épouses le Christ, jusqu'au dernier souffle, lui vouant ta virginité ; tandis qu'aux noces mortelles, lors du couronnement, l'on se fait l'un à l'autre le voeu de s'être fidèles jusqu'au dernier souffle. Or les mariés donnent-ils à d'autres leurs couronnes pour les voir servir à des noces étrangères ? Mais lorsqu'ils meurent eux aussi, dans la tombe, on jette sur les époux leur couronne22.
Toi donc, comment donnerais-tu ta couronne à une autre pour en être couronnée ? Comment donnerais-tu ton Schème à une autre pour qu'elle se fasse moniale ? Non, ce n'est pas là une conduite juste. Vous cependant, vous aviez en le faisant, l'excuse de n'avoir pas su ce qu'il vous fallait faire. Mais gardez-vous désormais que cela se renouvelle.
Autre chose encore... Tu dis et tu m'écris que tu crains par tes questions de me casser la tête. Et je te dis, moi, que pour être entrée dans ce bienheureux et saint monastère, tu peux à ton tour devenir bienheureuse si jusqu'à la fin tu consens une patiente et parfaite obéissance. Brise donc là, sous le joug du Christ, l'opinion propre, ainsi que l'orgueil et que l'égoïsme, et sache-le, je serai toujours avec toi, comme à tes côtés. Car depuis que tu es ici, dans ton monastère, et que tu t'y es vouée à Dieu, oui, un à un je suis tes pas. A toutes tes afflictions, vois-tu, à tes joies je prends part, et à celles de tes soeurs aussi. Et crois-tu que lors même que je veille sur tant et tant d'autres êtres, ne cessant de faire pour eux des prières ou de leur adresser des lettres, de vous seulement, soeurs bien-aimées qui m'êtes si proches, je ne me soucierais pas ? Or le Géronda justement m'a confié la charge de vos âmes, me donnant sa bénédiction expresse pour cette diaconie. Il suffira donc que vous me témoigniez foi et amour, et peut-être, de votre frère que voici, recevrez-vous quelque secours spirituel. Pour mon aspect, vous ne le verrez pas. Et je ne pourrai non plus vous nuire par ma voix. Mais j'emploierai toute mon âme à vous venir en aide. Et s'il s'avère que certaines choses sont pour vous trop difficiles, je leur en substituerai d'autres, cent fois plus aisées. Alors, là où vous atteindrez, là aussi je me tiendrai, de façon que nous soyons tous sur un pied d'égalité. Seulement, vous aussi, faites des prières pour moi. Car beaucoup me demandent des prières pour leur venir en aide. Or de tout ceux que je secours, je soutiens aussi l'épreuve, la partageant avec eux. Mais de cela encore, gloire à Dieu, Seigneur de toutes choses.
Quant à vous, mes soeurs bien-aimées, si vous entendez contre moi tenir de méchants propos, n'y ajoutez pas foi, mais venez avec un fraternel amour, m'en demander compte. Dites-moi : «Voici ce qu'on nous dit, voici ce que nous avons entendu de nos oreilles». Et moi, en toute loyauté, et plein de la crainte de Dieu, je vous dirai après Lui la vérité. Mais de mensonge, non, pas une fois je ne vous en dirai.
Je vous en supplie donc, soyez vigilantes, et gardez-vous de vous fier à l'opinion de ce père dont vous parlez. Car je sais trop qu'il n'est absolument pas selon Dieu. Mais ne dites rien de ce que je vous dis ni à sa mère ni à sa soeur, de peur qu'elles ne s'en affligent.
Car j'ai eu quelque jour -il y a de cela bien des années- la vision des deux voies tracées par les Pères ; l'une était celle de la vie cénobitique, l'autre celle de l'ascèse. Et j'ai vu aussi ce frère n'emprunter ni l'une ni l'autre, mais se dire plutôt : «Pour moi, c'est ici que j'irai !» Et il prenait au milieu des bois une rampe escarpée qui descendait vers la mer en pente rapide. Or il y avait là quelqu'un ‑l'un de ses proches, sans doute- «Vois-tu bien celui-là ? me dit-il. La voie qu'il a prise le mènera bientôt tout au fond».
Je me revois ensuite. C'était aussitôt après. J'étais à Saint-Basile, en surplomb de la skite. Je me tenais donc là, sur cette éminence, lorsque je vis se déclarer un feu qui allait avant peu consumer la skite entière. «Ah ! m'écriai-je alors, dans mon inquiétude. Qui donc a mis ce feu, qui va brûler toute la skite ? -C'est, me dit-on, untel qui l'a mis, pour avoir à toute force voulu imposer son avis».
C'est pourquoi je vous dis que le sentiment de cet homme n'est pas selon Dieu, mais qu'il ne faut y voir qu'un piège ingénieux de notre ennemi. Quant à moi qui ne vous demande rien de matériel ‑pour ce que je n'ai d'ailleurs même pas ces besoins matériels qui sont les vôtres- comment oseriez-vous prétendre que c'est par intérêt que je vous aime ? Mais c'est pour votre âme que je vous dis tout cela, et c'est elle que j'aime sincèrement. Car j'aime tous les êtres, et envers tous je suis bienveillant. A tel point que, quelle que soit la pensée de qui s'entretient avec moi, il lui apparaît que je partage son sentiment. Et si même je n'ignore pas que quelqu'un s'égare, jamais je ne désespère personne. En outre, l'expérience me l'a enseigné, j'aurais beau parler, il ne m'écouterait pas. Pourquoi dès lors me fâcher en vain, et me causer à moi aussi du chagrin ?
Mais je vous en prie, ne dites ces choses à personne, afin que nul ne les entende, et que ce prêtre lui-même n'en sache rien. Car, loin d'y trouver aucun profit, il ne ferait que pécher davantage. Parce que ceux qui l'entourent lui diront aussitôt les premiers mots qui leur viendront sur les lèvres. Et à qui désormais, d'eux ou de nous, incombera le péché, si nous leur donnons matière à nous juger et à médire contre nous ? Pour ma part, certes, tout ce que l'on peut dire à notre charge ne nous touche guère plus que si ce n'étaient que louanges ! Mais le dommage pour eux est grand, qui ne fait qu'alourdir encore leur conscience. Aussi nous faut-il rester sur nos gardes, de crainte de devoir rendre compte du péché d'autrui. Et si nous ne pouvons le ramener sur la voie droite, du moins pouvons-nous nous garder nous-mêmes, de crainte de nous égarer.
Mais assez pour aujourd'hui de questions spirituelles. Je vous supplierai seulement de prier avec amour, afin que nos frères fassent pénitence. Car il y aura bon espoir, dès lors, qu'ils soient quelque jour guéris de leurs passions. Et que l'âme saine, ils entrent au Paradis, tandis que crèveront les démons qui de mille façons les tourmentent.

XXIX

Que lâcheté est mère d’impatience...




Voici, ma fille, que revient ton humble père, espérant par ses pauvres paroles réveiller un peu ton zèle endormi. Et toi mon enfant, viens avec moi, réveille‑toi du lourd sommeil de ta négligence. Ecoute‑moi, et désormais ne dors plus. Eveille-toi, secoue bien vite le vain engourdissement de ta molle acédie. Puis, une nouvelle fois revêts ta panoplie, arme‑toi de courage, et face aux ennemis, tiens bon.
Car, il importe, si nous tombons au combat, que nous tombions en vainqueurs et non que nous soyons vaincus.
Mais n'est‑ce pas étrange ? Dans le monde, les gens, s'ils veulent seulement sortir de l'eau de ridicules petits poissons, s'escriment la nuit entière. Alors, tandis qu'ils n'ont pas ici bas d'autre espérance que celle‑ci, leur vie s'achève, sur ce travail épuisant qui, jusqu'au dernier souffle, les aura tourmentés.
Mais nous, malheureux, quelle pitié ne méritons‑nous pas pour notre sombre ignorance ? Car le Christ aussi nous fait vivre d'une espérance immense, lui qui, pour notre rétribution, apprête le centuple du don qui fut nôtre ; qui, pour un seul jour où nous aurons travaillé, nous en acquitteras cent autres. Et tout cela pour qu'éternellement, nous soyons avec lui, pleins d'allégresse et tout réjouis d'une joie sans fin ; pour qu'en enfants légitimes de Notre Toute Sainte, nous demeurions auprès de Sa Mère Très Douce ; pareils aux Saints Anges, revêtus, comme d'un manteau, d'une aveuglante lumière, emplis tous d'une ineffable joie.
Mais parce que nous ne voyons pas -nous dont les sens sont aveugles- les biens invisibles, pour un seul gain visible -pour quelques poissons de rien, ou pour tout autre appât, également éphémère- à cause de cela seulement, nous refusons de prendre patience.
Or si nous étions nés esclaves, ce sont les soufflets et les coups qu'il nous eût chaque jour fallu essuyer. Mais pour être nés libres, nous ne supportons rien pas même une parole amère, échappée aux lèvres tremblantes d'un frère gravement malade.
Allons, insensés au coeur non circoncis ! Une seule petite épreuve et, aussitôt, l'on renonce ! Eh quoi, nous préférons donc une séparation éternelle d'avec le Christ, une union éternelle avec Satan, plutôt que de supporter avec un coeur contrit, l'épreuve d'un seul instant ?
Car qu'est‑ce d'autre, dis‑moi, âme que j'aime malgré toute sa mollesse, qu'est‑ce d'autre que ce discours que tu me tiens sur ta lâcheté ? «Allons, je trouverai bien un moyen d'attenter à ma vie pour finir là mes jours». O suprême aveuglement ! O ténèbres épaisses ! Ah ! Sera‑ce donc te tuer, ou bien plutôt t'unir au diable, éternellement ? Mettras‑tu seulement un terme à ta vie, ou bien descendras-tu pour jamais dans le profond Hadès ? Et ne crains‑tu donc pas le jugement éternel et, pis encore, d'être séparée toujours du très doux Jésus qui est notre vie, lui seul ?
Ah ! vois comme Jésus s'afflige, vois comme est plein d'amertume l'Epoux de nos âmes, quand pour une épreuve de rien, une nouvelle fois, par notre ignorance, nous posons sur sa tête, la couronne d'épines.
A peine, par le saint privilège que nous confère le schème, l'appelons‑nous «Epoux», qu'aussitôt même nous le répudions. N'est‑ce pas là le fiel du reniement, venu se mêler au vinaigre de la funeste impatience ?
Mais prenons garde, mon enfant, qu'en faisant ainsi, nous affligeons beaucoup notre très doux Jésus, pour faire inconsidérément la joie du diable qui met son plaisir au mal.
Ah ! Qui me donnera des larmes, avec un deuil qui jamais ne finira, pour que jour et nuit je pleure sur mes frères, quand ils sont pusillanimes ?
Mon enfant, je prie que tu marches maintenant dans la voie droite, et que tu veilles désormais à ce que ne t'arrive plus semblable épreuve, ni à toi, ni à aucune autre de tes soeurs.
Soyez donc vigilantes, enfants bien-aimées du Christ, car ce sont là des choses qui arrivent à tous. Aussi loin de vous endurcir, gardez à votre gérondissa bénie, une parfaite obéissance, avec un amour sans faille ; et vous verrez qu'au temps de l'épreuve, la grâce de sa prière vous couvrira toutes.
Car où sont l'orgueil et la dureté, là sont aussi les scandales et la désobéissance. Mais où sont l'obéissance et l'humilité, là aussi Dieu a élu le lieu de son repos. Les Saints Pères disent : Avant la chute, l'orgueil, mais avant la grâce l'humilité. Quant à la lâcheté, elle est mère d'impatience. As‑tu vu un homme, as‑tu vu un moine sans la patience ? Il est pareil à une lampe sans huile, dont la clarté, bientôt s'éteindra.
De la lâcheté naît une foule d'avortons : la récrimination, la propriété, la grogne, l'impudicité, le blasphème, le désespoir, et bien d'autres encore. Quant à la dureté et à l'orgueil, ce sont aussi de proches cousins dont jaillit également une multitude de monstres, qui tous concourent à la ruine de l'âme. Mais abolis seulement toutes ces choses ensemble, et tu possèderas la parfaite obéissance et la sainte humilité.
Ah ! Songe, songe, mon enfant, à la bienheureuse obéissance. Que ton unique souci soit d'observer une soumission parfaite. Car maintenant que l'ennemi sait comme tu te laisses aisément vaincre, n'en doute pas, il ira faire trois tours et puis s'en reviendra. Allons, qu'il ne te trouve pas désoeuvrée, pour te prendre par surprise. Non ; tiens‑toi prête. Et quand il viendra, tâche de lui donner à comprendre que tu as, toi, pour te garder de toute part, les prières des tiens et la puissance du Christ.
Apprends encore à ne pas tomber pour si peu. Parce qu'à chacune de tes chutes, s'écroule aussi comme un pan de muraille, du camp retranché de ton âme, frayant à l'ennemi un accès plus facile, par où à la fin il investira la place entière et mènera son vaincu tout‑à‑fait prisonnier.
Mon enfant, te rappelles‑tu ce que je t'écrivais, quand tu t'en allais pour le monastère ? «Ces choses, te disais‑je alors, que tu m'écris maintenant, je veux, enfant bien-aimée, te les entendre dire encore dans quatre à cinq ans d'ici ; et que tout comme tu vois aujourd'hui tes soeurs, de ce même regard tu puisses les voir alors». Oui, mon enfant, si tu as entre les mains ces premières lettres que je t'écrivais, tu y retrouveras ces choses.
Je te le dis donc aujourd'hui : Sois vigilante. Sois vigilante parce que ce n'est encore que le début et qu'il se peut même que tu doives encore tout recommencer. Mais si au contraire tu omets maintenant de te faire violence, alors viendra un temps où, quand bien même tu le voudrais, il ne te serait plus donné jamais de pouvoir faire ce qu'aujourd'hui tu auras négligé.
Mets donc aussi ton obole, et la grâce de Dieu, elle, te donnera les mille talents. Jette‑toi à terre ; deviens boue, pour que l'on te piétine. Deviens tel Avakkoum. Fais-toi un coeur brisé et sanglote d'une âme éplorée, et Dieu, dès lors, aura pitié de toi. Mais j'ai beau pleurer pour toi, moi aussi, chaque jour, ce sont tes larmes aussi que le Seigneur demande.
Eveille‑toi donc, et chasse au loin ta lâcheté. Une fois pour toutes, jette‑bas l'ennemi, et apprends à le vaincre par la force du Seigneur. La victoire, mon enfant, c'est la patience ; la victoire, c'est l'humilité ; la victoire, c'est l'obéissance...
Et sache encore ceci : depuis tant d'années qu'avec toute sa science le Malin s'acharne à combattre les athlètes, lorsqu'après avoir fait feu de tous ses artifices contre leur bravoure, il ne peut pour autant parvenir à les vaincre, alors il peut encore dans sa rage impuissante leur susciter des maladies qui ne finissent hélas qu'avec leur mort. Et le corps bien souvent leur fait mal tout entier jusqu'à ce que leur être ne soit plus qu'une plaie, leur vie un râle continuel, où gémit leur douleur. Mais ces valeureux martyrs savent bien dès lors, que le temps de leur fin est proche, et avec elle celui du repos bienheureux.



XXX

Ah, soeurs bien‑aimées, pourrai‑je assez vous dire
combien se plaît notre Toute Sainte
à la modestie comme à la pureté ?




Tout ce que tu évoques là, mon enfant, nous ne connaissons que trop déjà, pour nous y être souvent heurtés, nous aussi, une fois, deux fois, et plus souvent même. Et sur ces altérations que tu subis aujourd'hui, nous avons même écrit un tout petit traité, pour le cas justement où quelqu'un dût à son tour les souffrir, de crainte que lui aussi, après toi, ne devînt la proie facile du découragement. Ne crois pas cependant que tu puisses rester ainsi à paresser encore, comme tu l'as fait jusqu'à présent. Non : il faut maintenant te faire violence, il te faut lutter, usant pour cela d'une grande humilité et d'une parfaite obéissance. Allons, ne reste pas là, figée, immobile. Mais, bien plutôt, crie : Jésou mou ! (mon Jésus !) Panaghia mou ! (Ma toute sainte !) Ah ! Ne sois donc pas si indolente. Ferme ta porte aux pensées. Et surtout, à pleine voix, appelle ton Christ.
Avant que le Malin n'ait eu le temps dans ton esprit de former une pensée, toi, forte de la prière, brise-le tout net.
Ne le laisse pas t'envahir, insidieusement.
Mais, que tu laisses en toi quelques vestiges à peine de pensées impures -traces de ce qu'au‑dedans de toi l'ennemi aura semé- alors, l'espace d'un instant, il t'aura enfoncée, enfouie en elles comme au plus profond de la terre. Et quelles luttes alors pour t'en purifier ! C'est pourquoi il faut te faire violence. Oui, il faut pour cela peiner et souffrir. Car il n'y a rien là, vois‑tu, d'une partie de plaisir. Ton coeur saignera, il dégouttera de sang. Jusqu'à la lie tu boiras le calice, de fiel et d'amertume. Mais c'est alors que pour ton salaire, tu recevras la liberté ; c'est alors que tu goûteras la douceur.
Et ne crois pas que ce soit là combat négligeable. Comme une folle plutôt il te faudra crier : Jésus ! Mon Jésus ! Sauve‑moi !... Mère de Dieu Toute Sainte, secours‑moi ! Que telle la navette, ta langue aille et vienne, disant et redisant : «Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi !» Et quand tu te seras beaucoup fatiguée à crier, alors te viendra la prière de supplication, comme jamais encore tu ne l'auras goûtée... Mais si, comme à présent tu tardes, si tu es négligente, alors pour te guérir, l'éternité même ne suffirait pas.
Ce n'est pas l'homme assis dans sa maison qui peut voyager et faire route vers la ville ; ni le moine négligent qui, tout en ne priant pas, devient digne à lui seul de la Jérusalem d'en‑haut.
C'est pourquoi, relève‑toi. Mets ton obole, et à ta suite la divine grâce aussi mettra pour toi ses mille talents. Montre seulement ta bonne disposition. Détourne ta face loin de l'ennemi. Que laisses‑tu davantage le démon souiller ton âme ?
Où donc est l'humilité, lorsque tu dis et vois que tous envers toi sont coupables et que toi seule es bonne? Non : L'humilité, c'est de voir tomber sa soeur et, sur le champ, avant même qu'elle ait eu, elle, le temps de demander pardon, lui faire une métanie, et lui dire : «Pardonne-moi ma soeur, et bénis-moi !»
Et que cela ne te paraisse pas non plus exigeant ni difficile. Ce n'est rien encore en regard de ce que le Christ notre Maître a bien voulu, Lui, faire pour nous. Devant les Anges il s'est abaissé, s'inclinant comme en une métanie depuis les cieux jusqu'à la terre, «et il a incliné les cieux, et il est descendu». Lui, le Dieu, parmi les hommes ! Et toi, tu mets le monde sens dessus dessous pour n'avoir pas à dire un simple : «Bénis, ma soeur !» Allons, dis‑moi : l'humilité, où donc est‑elle ?
En vérité, lorsque tu te seras humiliée, tous te paraîtront saints. Tandis que lorsque tu t'en fais accroire, tous t'apparaissent revêches et méchants.
Quoi de plus puant que l'orgueil, quoi de plus infect que les démons immondes ? Et tu tolères néammoins qu'ils viennent te salir, te souiller, t'infecter ? Si aisément tu les laisses forcer ta maison pour en abattre les murs ? Mais enfin, voyons ensuite s'ils en ressortiront ! Si aisément tu accueilles les pensées honteuses et impures ! Mais voyons ensuite si tu te purifieras !
Dieu ne hait rien tant que l'impureté du corps, qui transgresse pour le seul plaisir. Et celui qui avec les pensées impures commet l'adultère, celui‑là tout entier pue comme un chien crevé.
Mais celui qui lutte au contraire, gardant son corps pur, et un esprit vierge de la souillure infecte des pensées impures, celui‑là, comme un encens d'agréable odeur, voit monter aux cieux sa vie et sa prière.
Ce que je vous dit à présent, c'est l'expérience qui me l'a fait connaître : il n'est pas de sacrifice qui fût devant Dieu en odeur plus agréable, que cette pureté du corps, qui s'acquiert au prix du sang et d'une lutte sans merci.
De cette pureté bienheureuse, j'aurais tant à vous dire ! Elle dont j'ai goûtée, dont j'ai mangé le fruit ! Mais à cette heure encore, ni tes soeurs, ni toi, ne pourriez en soutenir, fût‑ce le récit.
Je ne vous dirai que cette seule chose : du vêtement de ces êtres-là, lorsqu'ils en changent -encore n'en changent-ils que tous les trois ou six mois- de leur habit, comme d'un coffret qu'emplit une myrrhe rafraîchissante, émane ce même parfum suave, qui bientôt embaume par toute la maison.
Dieu fait connaître cette pureté bienheureuse, cette virginité très sainte de ses vases d'élection.
Faites-vous donc violence, purifiant vos âmes et vos corps. Jamais en aucune façon n'accueillez les pensées impures. Et vous verrez ces merveilles que je vous dis. Alors, vous aurez foi en mes paroles. Et il en va de même pour tout ce que je vous ai écrit jusqu'à ce jour. Faites‑en l'épreuve, goûtant vous aussi ces choses, et vous trouverez que ce que je vous dis de la praxis n'est que la vérité même, et vérité d'expérience.
Là où sont les luttes, l'obéissance et l'humilité, jamais les démons ne prévalent, jamais ils n'ont pouvoir d'enchaîner ni d'emmener l'homme captif. Mais la dureté au contraire, l'orgueil et la désobéissance engendrent l'acédie avec la négligence, par où surgissent tous les démons qui de l'âme d'un homme font un fumier d'écurie et une porcherie. Et ils ne s'apaisent pas qu'ils ne lui aient d'abord fait rendre compte de l'ancien comme du nouveau péché, et que corps et âme ils ne se le soient asservi.
Faites‑vous donc violence, mon enfant, tes soeurs et toi. Car si vous êtes négligentes, il vous faudra subir les pires maux. Mais si tout au contraire vous vous faites violence, alors vous serez sauvées, éternellement. Vous serez devant Dieu en agréable odeur, comme un encens suave, comme une myrrhe de grand prix. Alors en vérité vous serez devenues ce sacrifice raisonnable, qui en tout point est agréable à Dieu.
Ah, soeur bien‑aimées, pourrai‑je assez vous dire combien se plaît notre Toute Sainte à la modestie comme à la pureté ? Et parce qu'elle est la Vierge Toute Pure, elle seule et unique, tous également elle nous voudrait purs, à cause de l'immense amour qu'elle a pour nous.
Et vois : à peine finissons-nous de l'appeler, qu'elle, déjà, se hâte à notre secours. «Toute Sainte Mère de Dieu, secours‑moi !» Ton balbutiement encore inachevé, la voici, comme l'éclair ! Et aussitôt, elle t'illumine l'esprit, tandis que ton coeur s'emplit d'une douce clarté. La Toute Sainte est venue, et voici qu'à la prière elle incline ton esprit, et ton coeur à l'Amour.
Alors en de tels instant, souvent il arrive que l'être, tout entier porté par Elle jusqu'aux lueurs de l'aube, mêle à la mélodie des hymnes, sanglots et gémissements, tant son coeur se fond à chanter ainsi la Mère de Dieu Très Pure.
Faites‑vous donc violence, bien‑aimées, chérissez le silence, priez, demeurez à l'obéissance, humiliez‑vous, et vous trouverez tous les biens. Vous avez pour exemple la gérondissa bénie, qui déjà exhale l'odeur suave du Christ. Gardez‑vous donc de l'affliger, ou de la contredire. Persévérez dans le silence, comme dans la prière, et laissez‑là, elle, toute à son hésychia. Car c'est quand elle sera morte, et que vous l'aurez perdue, quand vous resterez là comme des corneilles endeuillées, perdues, seules dans la plaine, c'est alors que vous apparaîtra clairement sa dignité d'antan ! Mais alors pour ce qui est de vous, ce sera trop tard.
Aussi, je t'en supplie encore, petite enfant de mon âme fais‑toi violence, et sans perdre de temps. Qu'il ne te suffise pas de me voir, fatigué, t'écrire ces lettres. Non. Mais éveille‑toi. Foule aux pieds tes ennemis. Deviens boue, boue que l'on piétine. Persévère dans l'obéissance. Et ton âme vivra éternellement.

XXXI

En nous tous, mon enfant se produisent ces altérations




C'est aujourd'hui, mon enfant, après si longtemps que je reçois ta lettre !
Ah ! Que n'as‑tu vu mon angoisse passée ! Car comprenant à ta dernière lettre que tu n'allais pas bien, je t'en avais un peu blâmée. Mais si tu avais su depuis lors quel chagrin j'en ai eu, quelle peine dans mon pauvre coeur !
Mais voici qu'aujourd'hui je me réjouis, apprenant que tu te remets, que tu commences aussi à redresser un peu ton tout petit esquif pour naviguer enfin vers le port calme et tranquille de l'apatheïa bienheureuse.
Et c'est en vérité, mon enfant, qu'elle est difficile la lutte impitoyable contre les passions ; pourtant avec la grâce de Dieu, sache‑le, l'on vient à bout de toutes. Et l'impossible se fait possible.
En nous tous, mon enfant, se produisent ces altérations. Mais à cette lutte, il faut de la patience, toujours de la patience.
Et n'oublie pas : tous ces désordres anormaux, ce trouble, ce dégoût, cette haine, ces mouvements sauvages des passions, tout cela vient de Satan. Aussi, à tout cela également, il faut opposer une même aversion ; l'opposer avec force, avec douleur, avec désespoir ; l'opposer ausitôt; au tout premier instant ; avant même que les passions n'aient pu s'insinuer en toi, s'y saisir de tes biens et tarir tes eaux, pour affamer et assoiffer ton âme, quand elles l'auront privées de la rosée céleste dont elle se nourrissait.
Car c'est, vois‑tu, lorsqu'on acquiesce aux pensées -semées en nous par le Malin- qu'aussitôt se tarit le flux, que la prière, librement, épanchait.
A présent, regarde : l'autre t'a coupé les vivres ; il a tari tes eaux ; et dans quelques jours à peine il te fera mourir, mourir affamée. Au commencement pourtant, tu eusses pu sans trop de peine résister aux pensées, les refouler même. Mais dans ta négligence, au contraire, tu as relâché ton effort, et prêté l'oreille à leurs paroles fourbes. C'est pourquoi, elles sont entrées, pour te traîner après elles comme leur prisonnière.
Sois donc vigilante, et montre‑toi moins crédule, quand bien même tu t'imagines qu'elles ont dû fuir au loin. Certes, les prières de tes aînées, pour quelques temps les ont chassées ; mais elles persistent, néammoins, à vouloir revenir. La grâce divine, pour laisser un peu l'âme s'enhardir, leur a bien mis un frein, mais, de nouveau, elles vont revenir.
Ainsi donc, en temps de paix, loin d'être négligente, redresse‑toi et prie : c'est ainsi que tu prépareras la guerre. Allons, prends courage ! Et patience ! Et soumets‑toi encore à la parfaite obéissance. De la sorte tu pourras quelque jour t'en délivrer tout‑à‑fait. Mais n'oublie‑pas : ce sera pourtant au prix d'une très dure lutte, et d'une vigilance jamais prise en défaut.
Pour chaque pas en avant que veut faire le moine, il lui faut verser des larmes -bien des larmes- du sang -beaucoup de sang- et passer du temps -tellement de temps. Cependant vient le diable, le vieux mal, qui lui assène à la tête un coup, avec sa barre de fer, si haut, si fort, que si la grâce et la prière des frères ne l'en eussent à temps prévenu, il lui eût fait bien vite retourner sa veste. Après quoi il faut au moine, une nouvelle fois, recommencer au commencement. Une nouvelle fois, voir couler son sang.
C'est pourquoi, mon enfant, il est besoin de patience. Allons, ne te décourage pas. Ne sois donc pas si lâche. Demeure seulement à l'obéissance, et la grâce toujours te couvrira. N'as‑tu pas en outre beaucoup d'âmes avec toi pour te soutenir ?
Et n'oublie‑pas : chacun des pas que tu fais vers l'ultime réjouissance, pour moi aussi est réjouissance, allègement subit. Car ton élévation fait s'élever mon âme.
La grâce, tu le vois est à présent revenue. Sois vigilante pourtant, car de nouveau bientôt elle s'enfuiera. Alors, si une nouvelle fois elle t'échappe, toi, garde courage, prends patience, demeure à la parfaite obéissance, et de nouveau elle reviendra. Je te disais qu'elle reviendrait à Noël. Vois, elle est revenue, mais, pour n'avoir pas trouvé en toi une garde vigilante, elle n'est pas restée. Et maintenant qu'elle est revenue, elle s'en ira encore pour te purifier encore de toutes tes passions. Et il en sera ainsi, tant que tu ne seras pas devenue comme te veut le Seigneur, pour que sa grâce divine pût reposer en toi. Aussi fais‑toi violence à l'heure du combat. Et ne sois pas si molle. Ne laisse plus le temps s'envoler de la sorte. Car ce temps que chaque jour, au hasard et en vain tu gaspilles, jamais plus tu ne le retrouveras. Or c'est de tous les jours, de toutes les heures, et de tous les instants de ta vie que tu auras à rendre compte. Ce n'est pas à seule fin de courir que l'homme doit parcourir la carrière de sa vie, mais dans le stade aussi il lui faut mesurer à l'empan les coudées de sa course. Toi donc, ne reste plus à la traîne, ne demeure pas en arrière avec ta négligence.
Et sache encore cela : Si tu en viens quelque jour à possèder l'amour du Christ et de la Mère de Dieu, sans nul surcroît de peine, tu auras par là‑même atteint à la vigilance, et à la contemplation. Car si toutes les autres vertus sont bonnes, elles aussi, quand elles viennent en leur temps, l'amour de Dieu pourtant est encore au‑dessous d'elles.
Et l'amour de Dieu, voici à quoi tu le reconnaîtras : lorsque tu étreindras l'icône comme si elle eût été vivante, lorsqu'en versant des larmes brûlantes tu la couvriras de baisers, lorsque tu crieras : «Manoula mou ! (ma petite maman), ma Toute Sainte, sauve‑moi qui suis perdue, si seulement tu songes à m'abandonner ! Mon Dieu, Seigneur ! Par l'intercession de tous tes saints et de Ta Mère Toute Pure, aie pitié de moi !» Et lorsqu'à dire ces mots tu sentiras en toi un très grand amour, qu'ardemment tu désireras tenir entre tes bras l'icône, ce sera le signe alors, qu'elle t'aura rendu ton baiser. Pour moi, il peut me suffire de n'embrasser qu'une seule fois l'icône de la Mère de Dieu pour m'en séparer ensuite. Mais lorsque je m'en approche, comme un aimant, elle m'attire à elle. Et j'ai grand besoin alors d'être seul. Car à l'embrasser, je passe de longues heures. Et mon âme ensuite est toute emplie comme d'un souffle vivant, tandis que m'inonde la grâce qui ne me laisse plus partir. T'est‑il déjà arrivé d'entrer dans une église dont une icône fût miraculeuse ? L'Amour alors, le désir de Dieu, tels une flamme de feu, dès le seuil te saisissent, tandis que s'exhale alentour un souffle si suave que des heures durant, hors de ton corps tu demeures en extase, enivré, là, à cet embaumant parfum de fleur de Paradis. Oui, c'est une grâce pareille qu'octroie Notre Mère de Dieu Toute Sainte à ceux qui par amour pour elle, ont gardé leurs corps pur.
Car j'ai compris quelque jour combien notre Toute Sainte chérissait la pureté. C'est pourquoi aussi, avant toute autre passion, ce fut contre la chair d'abord que je m'acharnais à combattre. Et le Seigneur me fit don de la pureté, à tel point maintenant que je ne fais plus même la différence entre un homme ou une femme. Mais jamais plus désormais la passion de la chair ne vient me troubler. Avec ce don du Christ, comme un sixième sens, j'ai reçu la pureté.
Or si je vous écris cela, mon enfant, à tes soeurs et à toi, c'est qu'à mon imitation vous vous fissiez violence. Sans quoi, mes enfants, jamais je ne vous eusse fait part de mon état spirituel. Je n'ai pas voulu m'attirer non plus aucune louange de vous. Seulement, comme votre frère en Christ, frère si proche à tant d'égards -vous gardant toujours enfouis avec moi dans mon coeur, autant que je le puis, je brûle de vous venir en aide. Que chacune donc, fasse l'expérience de cette vérité que je vous disais. Et si vous vous faites violence, vous connaîtrez quel amour a pour nous la Mère de Dieu Toute Sainte.
Mais écoutez encore : Un soir que j'embrassais son icône, je me sentis gagner par un léger sommeil. Je m'assis dans une stalle et m'assoupis un peu. Alors une grâce, un parfum indicibles émanés de l'icône soudain envahirent mon corps.
Et je vis l'enfant céleste caresser mon visage, tandis que comme s'il eût été vivant, j'embrassais, moi, son petit bras potelé. Or ne crois pas que tout cela fût un rêve. Non, c'était là, comme la perception fugitive d'une autre vie trop étrangère encore, d'une vie inconnue et que n'ont pu goûter ceux qui n'ont pas reçu mystérieusement connaissance.


XXXII

Que la prière du coeur préserve toujours de l'égarement




Puisse celui qui habite les cieux, le Dieu et Seigneur de toutes choses, dont le souffle jadis nous donna la vie, et qui toujours se met en souci de notre salut, puisse notre Dieu insuffler à vos âmes bénies son Esprit de prière ; pour que soit éclairé votre esprit, comme furent illuminés les disciples de notre Christ sauveur ; puisse l'éclat de sa gloire divine resplendir sur votre être spirituel que l'on voit par elle renaître tout entier, et que votre coeur à son saint amour s'enflamme, tout comme Cléophas secrètement averti à se saisir de lui tressaillit en son coeur tandis qu'il était secrètement averti que le nouvel Adam, au même instant, était conçu en lui, de sorte qu'à la fin en vous aussi périsse l'ancien, avec toutes ses passions, et que par là vous obteniez les larmes perpétuelles, qui, telles une fontaine, jaillissent à chaque instant, faisant sourdre avec elles une douceur ineffable.
C'est aujourd'hui même, mon enfant, que je reçois ta lettre. J'en ai bien lu le contenu, et voici quelle est ma réponse à tout ce que tu m'y écris.
Pour la prière mentale, la méthode est bien celle que t'a exposée ta sainte gérondissa. Telle est la prière du coeur qui préserve toujours de l'égarement - cet égarement auquel le plus souvent mène les autres méthodes, que l'imagination investit aisément. Or c'est par elle justement, que l'égarement s'immisce dans l'esprit.
Ah ! Combien redoutable le sombre égarement de l'intelligence ! Et quoique ce fût pour l'esprit chose obscure et difficile à saisir, je dois vous en dire pourtant de certaines petites choses, qu'il faut que vous sachiez. Car j'ai eu la grande audace d'y vouloir toucher autrefois, et de pratiquer au commencement, toutes les sortes de prières existantes. C'est pourquoi, j'ai fait l'expérience de toutes.
Car lorsque vient la grâce qui s'approche de l'homme, l'esprit alors, - cet «impudent butor», que l'abba Isaac fustige à juste titre - cherche tout le premier à s'insinuer partout, voulant tout essayer et goûter à tout. Aussi se déploie‑t‑il sans fin, remontant à l'origine jusqu'à la création d'Adam et parvenant, au terme de sa course, à s'engloutir dans des gouffres sans fond, ou bien, au contraire, à s'élever toujours plus haut, sur d'inaccessibles hauteurs, tellement que, si Dieu même ne le bridait pas, jamais, lui ne s'en retournerait en arrière.
Or donc, cette méthode unique - la seule qui fût authentique - de la «prière du coeur», est un procédé pratique à quoi nous recourons pour retenir l'esprit enclos dans le coeur, comme en un réclusoir. Après quoi, la grâce s'augmentant, vient ravir l'esprit en contemplations sublimes. Alors aussi le coeur s'enflamme d'un amour divin, et cet amour le brûle, et le consume tout. Et l'esprit désormais se trouve uni en Dieu en une union parfaite : C'est l'instant où, par une transsubstantation subtile, il commence de fondre, comme fond la cire approchée d'une flamme, ou comme fait le fer s'assimilant au feu. Car si le fer, tandis qu'il est à la flamme, ne change pas quant à sa nature, mais fond au feu, jusqu'à ne former plus qu'avec lui qu'un seul corps, que vienne à cesser ensuite l'état d'incandescence, et le voici qui, de nouveau revient à sa nature première, celle que constituait naguère sa dureté originelle.
Il en va autrement de la contemplation. Avec elle règne le calme de l'esprit, et la paix du corps entier. Dès lors, à celui qui prie, paroles et prières viennent d'elles‑mêmes, et lui, sur les ailes de la contemplation s'élève, sans plus retenir désormais son esprit enclos dans le lieu du coeur. C'est que la prière de l'intellect n'avait d'autre but que d'appeler la grâce. Quand donc la grâce est descendue, pourquoi faudrait‑il encore que l'esprit s'élevât ? Aussi l'esprit se fige‑t‑il, comme en suspens, immobile. Le temps pour lui est venu enfin, de recourir à toutes sortes de prières, pour s'essayer à toutes.
Si donc la méthode prônée par tes soeurs, telle néammoins que tu me la décris, ne ressortit nullement au pure égarement, prends garde cependant qu'elle peut aisément y mener et que leur esprit, encore mal purifié, se laissera facilement duper, leur faisant voir des contemplations, où ne sont en vérité que fausses imaginations et chimères fantasques.
Or prenons cet exemple, d'une fontaine douce, érigée devant un océan. D'elle, légèrement jaillissante, viendrait sourdre une eau pure, pour retomber en pluie sur la grève ensablée. Mais voici que soudain se déchaîne une tempête terrible, et que la mer en furie projette ses lames sur la petite fontaine. Las, la pauvre ! A ses eaux cristallines à présent, sont mêlées ces viles eaux de saumure. Et tu viendrais, toi maintenant, tout vaillant que tu es, démêler ces eaux d'avec ces autres eaux, les douces d'avec les marines ? Allons ! Tu sais bien que tu ne le pourrais pas. Eh bien, vois‑tu, c'est la même chose aussi qui advient à l'esprit.
Ecoute seulement ce que je vais te dire : Ce sont des esprits23 que les démons. C'est pourquoi ils s'immiscent en nous pour se mêler à notre souffle24, qui lui aussi est esprit. Or l'esprit25 qui perçoit les choses est le pourvoyeur de l'âme : c'est lui qui vient porter au coeur chacune de ses sensations, chacune de ses impressions, pour servir d'esquisses au mouvement de cet esprit, tout d'intuitive perception. Et c'est ce coeur ensuite qui, tel un philtre, sait les purifier pour les communiquer alors à l'intelligence. Et c'est par où justement, l'esprit qui trop aisément perçoit, peut trop aisément aussi se laisser abuser. Songe à notre fontaine. Il suffit que d'une façon dérobée l'esprit impur obscurcisse l'esprit, et de son eau trouble, ternisse sa perception, pour que cet esprit à son tour n'ait plus à donner au coeur, comme il advient d'ordinaire, que des impressions troubles. Pour peu que le coeur alors ne soit pas encore purifié, et ce coeur a l'intelligence ne sait rien non plus confier que de trouble. Et voici l'âme désormais ternie d'une sombre noirceur. Làs ! La malheureuse ! Dès lors qu'elle croit contempler ce qu'elle accueille à profusion le jour entier ne sont que fausses images, froides vapeurs exhalées du tout‑venant de son imagination. Voici donc comment sont nés tous les égarements, toutes les errances, et toutes les hérésies. Or quand le lutteur s'est assez rassasié de la grâce, s'il sait conserver pourtant sa vigilance ordianire, que jamais il ne présume de soi ni ne se fie en ses forces propres, mais que jusqu'au dernier souffle il garde, pure et inaltérée la crainte de Dieu, alors, lorsque l'autre s'approche, lui perçoit aussitôt à cela quelque bizarrerie contre l'ordinaire.
Et son esprit dès lors, son coeur, sa pensée, et toute la force de son âme, invoquent celui seul qui peut le sauver. Il l'appelle le Maître et Seigneur, qui du non‑être mena toutes choses à l'être. Car il sait, lui qui clarifie toutes choses,tel un philtre, séparer les eaux d'avec les autres eaux. Or à peine a‑t‑on mandé Dieu par ses larmes brûlantes qu'éclate au grand jour la duperie de l'Envieux. Alors l'on apprend aussi comment échapper au fol égarement. C'est ainsi lorsqu'on a souvent fait l'épreuve de ces choses, que l'on devient véritablement un être de «pratique». Et l'on célèbre la gloire à Dieu, lui rendant grâces à l'infini, de ce qu'en nous ouvrant l'esprit, il nous fait bien connaître les pièges du Malin, pour que tout aussitôt nous fuyions loin d'eux.
Or pour moi, je vous le dis en vérité, j'ai pénétré tous les repaires de l'ennemi et je l'y ai rudement combattu, en d'acharnés corps à corps. Et ce fut la grâce chaque fois qui m'en fit réchapper. Si donc il se trouve aujourd'hui quelque malade pour être atteint du mal des pensées comme du mal de l'égarement, de cette double maladie, je peux par la grâce de Dieu l'en délivrer. Il suffit pour cela qu'il veuille m'obéir. Mais parce que celui‑là même qui se sera égaré peut, par cette obéissance à un autre que lui, espérer échapper à sa fatale erreur, le diable alors, voyant s'enfuir sa proie, lui conseille la chose inverse, persuadant le malheureux de ne surtout pas se fier à un autre, ni de lui obéir jamais, mais de n'accepter seulement que ses pensées propres et de n'accorder foi qu'à son propre jugement.
Ainsi donc ce penser si hautain n'a d'autre usage en vérité que d'abriter un peu mieux cet égoïsme sans fond et cet orgueil tout diabolique qui sont l'apanage commun des égarés et des hérétiques, à tel point que ces êtres, jamais, ne consentent à s'en retourner, fût‑ce d'un pas en arrière.
Mais notre Christ, lui, est la lumière véritable, éclairant et dirigeant les pas de tous ceux qui veulent ne serait‑ce que s'approcher de lui. Si donc vous aimez la prière en esprit26, prenez le deuil joyeux et cherchez Jésus en pleurant. Et lui‑même à la fin se découvrira, à vous, dans un amour de feu qui bientôt consumera toutes vos passions. Alors vous deviendrez l'amoureux fou qui, lors même qu'il présente à son esprit, fugitif, le visage qu'il aime, aussitôt sent son coeur tressaillir et les larmes couler de ses yeux. Car c'est bien un tel amour, un amour,tout divin, un amour de feu, dont la flamme doit brûler dans le coeur. Un amour si ardent, qu'à peine l'on entend dire : «Mon Seigneur ! Jésus, mon Christ, mon doux amour ! Ma douce Mannoula, Vierge Toute Sainte !», au même instant jaillissent les larmes.
Tous les saints ont beaucoup chanté, beaucoup célébré notre Panaghia. Mais moi, pauvre sot, je n'ai su trouver de plus belles louanges que de lui donner un nom très doux, dont à chaque instant j'aime à l'appeler : «Maman ! Ma douce petite Maman ! Entre tes mains, je t'en prie prends mon âme qui est tienne, afin que tes mains elles‑mêmes la rendent à son divin créateur, ton Fils Unique seul engendré». Ah ! Ma douce petite Maman, il n'est rien autre que nous désirions, sinon rendre l'âme à l'heure sans pareille de l'embrasement, quand par le divin amour l'être entier se consume ; quand notre âme brûle, et que l'esprit s'arrête immobile, comme en suspens, tandis que dans une brise légère, que couvre un peu le vent d'est, s'exhale un souffle doux et parfumé ; alors cessent les sensations ; Alors à jamais règne en nous le doux Jésus, le tant désiré; lui, vie et amour par‑delà toute chair, amour par‑delà tout esprit.
Vous donc, enfants du Père céleste, vous qui êtes héritiers du royaume des Cieux, courez, hâtez‑vous, et prenez le deuil joyeux ; oui, laissez une à une ruisseler pour le Christ des larmes qui soient d'amour. Laissez s'abîmer votre esprit jusqu'aux profondeurs abyssales de celui qui, pour nous sauver, jusqu'aux tréfonds de la terre vint abîmer son corps. Car c'est pour nous élever que le doux Jésus a daigné s'abaisser ; pour nous ressusciter qu'il est mort et ressuscité. Réjouissez‑vous donc et tressaillez d'allégresse, pour ce que nous avons été jugés dignes, nous de devenir ses enfants, et d'obtenir encore la jouissance de ses biens éternels, afin que par eux aussi nous nous réjouissions ensemble de son infini amour.


XXXIII

Je tâcherai ici, pour l'amour de vous et le bien de vos âmes
d'ébaucher à gros traits l'esquisse de ma vie...




Encore et encore à ma fille bien‑aimée, et à toutes ses soeurs en Christ...
Ah ! Si vous saviez avec quelles larmes je fais pour vous monter des prières, dans l'amour pur et accompli du Christ ! ...
Ainsi, m'écris‑tu dans ta lettre, tes épreuves sont nombreuses ? Mais, sache‑le mon enfant, c'est par elles seulement que peut advenir la purification de l'âme. Au milieu même des afflictions, au milieu même des tentations, là justement se trouve aussi la grâce. Et là aussi, quelque jour, tu trouveras le plus que doux Jésus.
Or c'est maintenant, en supportant les afflictions, qu'il te faut montrer comme tu aimes le Christ. Après quoi viendra la grâce, pour s'en aller encore. Toi seulement, ne cesse pas de la chercher dans les larmes et le deuil.
Tu as sous les yeux, pour vivants modèles, la gérondissa bénie, et toutes les petites soeurs de ta sainte synodie. Tu as ton vénérable Ancien, lui qui pénètre le Saint des Saints, et qui pour toi implore Dieu, lorsque la nuée divine est descendue d'en haut. Et tu m'as enfin, moi le dernier de tous, qui dis tout à l'Epoux lorsqu'il vient me visiter et qui, pour toi comme pour toutes tes soeurs, le supplie ardemment. Et je l'entends souvent me dire : «Apprenez à vos âmes la patience. Pas l'impatience. Oui, tout vous adviendra car j'entends toute vos suppliques. Tout arrive, mais doucement, tout doucement !»
Ainsi donc, mes soeurs et mères bien‑aimées dans le Seigneur, écoutez‑moi encore ; soyez attentives à mes paroles, et prêtez l'oreille à mon récit.
Je tâcherai ici, pour l'amour de vous, et le bien de vos âmes, d'ébaucher à gros traits l'esquisse de ma vie. Pour qu'à cette vue, vous preniez courage et soyez affermis. Car sans la patience, sachez‑le, il est impossible de rien gagner.
C'est une lampe sans huile qu'un moine sans patience.
Et pardon de ce que j'écris d'une écriture si serrée, pour économiser le papier qui me manque. Pardon aussi pour l'odeur de la feuillle, qui sent le produit contre les punaises et les poux, dont un médecin de mes correspondants m'a si gentiment envoyé. De tout cela pardon !
Je vous parlerai brièvement en termes ramassés.
Voici : J'étais dans le monde, menant en secret des luttes et des combats, jusqu'à en verser le sang : je ne mangeais à cette époque qu'une fois tous les deux jours. D'ailleurs, les montagnes du Pentélis, avec toutes ses grottes, me connaissent encore, comme le noir corbeau, en larmes et affamé, qui y venait la nuit, en quête de son salut. C'est que je me soumettais moi‑même à l'épreuve, afin de juger ce dont j'étais capable, et de savoir si je pourrais endurer les peines des moines du Mont Athos. Car je voulais partir à la Sainte Montagne et devenir l'un des leurs. A quoi, métant assez exercé durant quelques années, je suppliais le Seigneur, qu'il voulût me pardonner de manger encore tous les deux jours. Et je lui faisais cette promesse, qu'une fois sur la Sainte Montagne, je ne mangerais plus que tous les huit jours, selon ce qui est écrit dans les Vies de Saints.
Parvenu donc à la Sainte Montagne, j'y commençai ma quête. Mais nulle part je n'y pus trouver quelqu'un qui pût manger moins d'une fois par jour... Ah ! Le vertige me prend s'il faut vous dire mes larmes, et la peine de mon âme, et mes cris à fendre les pierres ; car jour et nuit je pleurais, de ne trouver pas la Sainte Montagne, telle que les Saints l'ont dépeinte.
En vérité, oui, toutes les grottes de l'Athos m'ont quelque jour reçu pour visiteur. Car, comme on voit les biches chercher un étang pour y étancher leur soif, moi aussi, pas à pas, j'explorai les lieux, suppliant Dieu de me trouver bientôt un père spirituel, qui pût m'enseigner l'action puis la contemplation céleste.
Enfin, après deux années d'une recherche toute de tribulations, et après avoir versé des piscines entières de larmes, je m'avisai avec un autre frère de demeurer auprès d'un Ancien, petit vieillard simple et bon, auquel toute espèce de mal était totalement étranger. Et l'Ancien me donna sa bénédiction, me permettant de lutter autant que je le pourrais, et de me confesser au père spirituel qui fût le plus apte à mettre ma conscience en repos.
Je me soumis donc à parfaite obéissance.
Or avant que de venir m'installer auprès de mon Ancien, j'avais pris cette habitude, deux ou trois heures durant, l'après‑midi de chaque jour, de m'en aller au désert - là où se risquaient seules quelques bêtes sauvages - pour y pleurer assis sur une pierre. Et je pleurais tant, demeurant à tel point inconsolable, que mes larmes détrempaient la terre devenue de la boue. Des lèvres, je disais la prière. Je ne savais pas la dire avec l'esprit, mais je suppliais le Seigneur et Sa Mère Toute Sainte de me donner cette grâce de l'apprendre, telle que la décrivent les Saints du livre sublime de la Philocalie. Car j'avais senti à le lire, que c'était là quelque chose qui véritablement existait, mais que, quant à moi, je ne possèdais pas.
Or il advint une fois que je fus assailli d'une foule de tentations. Et je ne fis tout le jour que crier ma lourde peine. Le soir seulement, comme le soleil se couchait derière la montagne, je m'apaisai un peu, affamé, mais rassasié de larmes jusqu'à l'écoeurement. Tout en regardant au sommet l'Eglise de la Transfiguration, le coeur blessé et meurtri, je suppliai le Seigneur. Or il me parut soudain que venait de là‑bas un souffle puissant. Mon âme aussi fut emplie d'un ineffable parfum. Et voici que les battements de mon coeur, tel les coups d'une horloge rythmaient les mots de la prière. La grâce m'emplissait tout. Je me levai alors, saisi d'une indicible joie ; et, me hissant au sommet, j'entrai dans la grotte. Inclinant ensuite le menton sur ma poitrine, je me mis à dire la prière en esprit.
C'est à peine si je pus deux ou trois fois la dire... Déjà, j'étais ravi en contemplation. Et tandis que je me tenais au milieu de la grotte, la porte close, voici qu'en vérité j'étais parmi le ciel, en un lieu sublime, où régnait une paix profonde, qui faisait l'âme sereine. Et dans cet absolu repos, je n'avais qu'une pensée : «Mon Dieu ! Fais que je ne retourne plus dans le monde, vivre cette douloureuse vie dont je suis tout blessé. Ah ! Puissè‑je rester ici, mon Dieu, rester ici !» Longtemps le Seigneur me reposa, aussi longtemps qu'il le voulût bien. Puis, comme je revenais à moi, je me vis de nouveau dans la grotte. De ce jour donc, la prière, jamais plus, ne cessa de battre en mon coeur. Après quoi je revins auprès de mon ancien, et je repris sa bénédiction pour mener à bien d'autres luttes difficiles. Une nuit donc où je priai, de nouveau j'entrai en extase, et mon esprit fut ravi dans une prairie. Il y avait là des moines ; bien en rang, disposés en ligne de bataille, selon leur formation de combat. Je vis alors leur général. C'était un homme d'une haute stature. Il s'approcha de moi : «Aimerais-tu combattre en première ligne ?» me demanda‑t‑il ? Je lui répondis que c'était là mon plus vif désir que de combattre ces Ethiopiens qui hurlaient là-bas de l'autre côté, crachant du feu comme des chiens sauvages au point que leur seule vue suscitait la peur. Mais je ne ressentais aucun crainte. Dans ma rage au contraire, je les eusse déchiré sous mes dents. Il est vrai que dans le monde aussi j'avais été une âme vaillante. Le général alors me sortit d'entre les rangs, où se pressait la foule des Pères. Et après m'avoir fait dépasser trois ou quatre rangs, il m'amena en première ligne. Il y avait encore là, un ou deux soldats pour faire face aux démons. Déjà, ces sauvages allaient s'élancer contre moi. Mais j'étais inspiré contre eux d'une rage folle. Le général, lui, me laissa sur ces mots : «Si tu veux courageusement les combattre, loin de t'en empêcher, je t'aiderai».
Après quoi, je revins à moi. Et je songeais en moi‑même : «Mais quelle guerre cela peut‑il bien‑être ?»
Et les ennemis désormais, entreprirent en hordes sauvages de se ruer sur moi, ne me laissant nul répit, ni le jour ni la nuit... Des ennemis, enfin, mais des ennemis farouches... Ils ne m'eussent pas laisser fût‑ce une heure pour souffler un peu. Et ma rage contre eux n'était pas moindre que la leur.
J'eus beau dès lors rester six heures assis à la prière, les misérables ne laissaient pas mon esprit sortir de mon coeur. Comme d'une fontaine la sueur ruisselait sur ma peau. J'étais à moi‑même mon propre bourreau, m'assenant des coups sans vergogne. Je peinai dans les larmes, menant un jeûne austère, veillant la nuit entière ; jusqu'à tomber à terre raide d'épuisement.
Huit années durant, chaque nuit le martyre recommença. A la fin pourtant, les démons s'enfuirent en hurlant : «Il nous brûle, il nous brûle !» Si bien qu'une nuit mon frère syncelle, qui demeurait à quelque pas de là, à les entendre ainsi hurler, vint me demander qui pouvait bien crier de la sorte.
Le dernier jour cependant - celui‑là même où le Christ allait venir les chasser - , il me sembla même à voir mon corps si complètement ruiné et comme déjà mort de l'excès de ses souffrances, que les démons bien loin que je fusse leur vainqueur étaient à n'en pas douter les miens ! Je m'étais pour finir, assis désespéré dans ma cellule, le corps rompu, brisé, blessé à mort, quand il me sembla soudain que la porte s'ouvrait, laissant entrer un inconnu. Moi pourtant occupé à dire la prière, je ne me retournai pas. Mais sous la ceinture tout‑à‑coup, je sens que quelqu'un me caresse, comme pour m'exciter au plaisir de la chair. Je me retourne, et je vois le démon. Ah ! Comme il était hideux ! et sa tête balafrés, couvertes de plaies, comme elle puait ! Tel un fauve je me jetai sur lui pour l'attraper aussitôt. Je l'empoignai à pleine mains. Il était velu comme un porc. Alors, il devint invisible. Il me laissa au toucher l'horrible impression de ses poils et dans le nez sa puanteur infecte. Mais de cet instant enfin, cessa la guerre. Tout était fini. La paix entra dans mon âme. Et avec elle aussi l'absolue délivrance des passions impures de la chair.
Au terme de cette nuit, j'entrai de nouveau en extase. Et voici que devant mes yeux s'ouvrait un large paysage. Une mer étale la divisait. Et dans cette étendue sans fin partout des pièges dressés ; dissimulés, de çi de là, pour n'être pas vus. Mais je me tenais, moi, sur un surplomb, comme à l'avant‑scène d'un théâtre, d'où m'apparaissait toute l'étendue, posée à mes pieds. Sur la terre ferme, des moines, une foule de moines ; Et tous devaient traverser les eaux. Mais dans la mer écumait un dragon, effroyable démon dont les orbites laissaient sortir des flammes. Terriblement hostile. Et il dardait sa gueule en dehors de l'eau pour mieux voir ses victimes tomber dans les pièges. Or tandis que sans prendre garde, ni craindre pour leur vie, les moine passaient l'étendue marine, l'un soudain était pris à la gorge, tandis qu'un autre après lui se voyait à sont tour saisi à la taille, qu'un troisième se sentait aggripé par le pied, et un autre encore happé par la main... Or à cette vue, le démon réjoui exultait, et s'étranglait de rire. Mais moi, triste à en mourir, je versais d'amères larmes. «Ah ! me disais‑je. Satanique dragon ! Ainsi donc voici ce que tu nous fais, voici comme tu nous abuses !» Et sur ces mots je revins à moi‑même. J'étais de nouveau dans ma pauvre cabane.
J'avais pour règle de ne manger qu'une fois le jour, me sustentant alors, très modérement, de quelque nourriture et d'un peu de pain. Fût‑ce d'ailleurs la Pâque ou le temps des laitages27 nous ne faissions encore qu'un repas unique. En tout et pour tout.
Et tout au long de l'année, la nuit entière se passait à veiller.
Cette règle, nous la tenions, le père Arsène et moi, d'un authentique Géronda, lui‑même héritier de la tradition de nos Pères Neptiques, un saint, le pappa Daniel. C'était à l'époque où il y avait encore beaucoup de saints. Lui était l'un d'eux. C'était un prêtre, mais aussi un sublime hésychaste. A sa liturgie, nul n'était admis. C'est que sa liturgie à lui pouvait bien durer trois ou quatre heures : les sanglots l'étouffaient, au point qu'il ne pouvait seulement pas dire les ekphonèses28. Et le sol, trempé de ses larmes devenaient comme boue. Tout cela faisait que Papa Daniel n'en finissait pas de célébrer. Et cela durait depuis plus de cinquante ans qu'il était prêtre. Pas une fois il n'eut songé à remettre le divin office. Durant le Grand Carême même, où l'on ne peut célébrer la liturgie ordinaire, il disait chaque jour l'office des Présanctifiés. Et cela jusqu'à son dernier jour, où sans même avoir été malade, le papa‑Daniel s'endormit dans le Seigneur.
Il y avait (encore) un autre saint. Celui‑là était russe. Lui aussi avait les larmes perpétuelles. Jour et Nuit il pleurait. En lui n'était que sublime et contemplation. Et il avait atteint à une mesure telle, qu'il passait, même alors, beaucoup des saints d'autrefois. «Celui qui voit Dieu, disait‑il, à l'heure de le voir n'a plus rien à dire. Mais dans sa joie, il ne sait plus que pleurer». Cet ascète là avait encore le don de prophétie. Et d'avance il connaissait ceux qui de vait venir à lui.
Pour nous donc, c'était au Papa‑Daniel que nous avions pris notre règle. Pour lui cependant, comme nous l'avons dit, il ne recevait personne, mais comme il était utile à mon âme que je pus trouver le lieu où il se cachait, pour apprendre de lui davantage, à cause de cela donc et par une divine économie du Seigneur que j'avais ardemment supplié, le Père Daniel accepta finalement de me voir. Dès lors, chaque fois que j'allais à sa skyte, il ne me disait que quelques mots à peine, mais tout emplit de la grâce d'en haut. C'étaient pour ces quelques mots là et pour la vision de cette figure en vérité divine que j'avais sans balancer marché seul la nuit entière.
Ces deux saints étaient l'un et l'autre totalement reclus. Et il y en avait encore beaucoup d'autres pareils ; chacun possédant son charisme propre, mais tous sanctifiés, et, comme autant de lys, embaumant le désert.
Un soir de pleine lune, je fis une de ces marches de nuit pour aller chez l'Ancien lui confesser mes pensées et communier aux saints dons. J'approchais enfin de la skyte, lorsqu'avisant un petit rocher, je m'y arrêtai auprès, de crainte de troubler trop tôt leur veille de prière. Et m'y étant assis, je m'abîmai dans la prière en esprit. Lorsque soudain, j'entendis les gazouillis d'un oiseau - comme une voix très douce. Ce devait être alors la quatrième heure de la nuit. Et mon esprit par cette voix fut ravi à lui‑même. Je voulais suivre l'oiseau pour voir où il s'en était allé. Je voulais suivre l'oiseau mais il n'y avait plus d'oiseau. Et je scrutais attentivement de çi de là. Je le découvris enfin, à l'entrée d'une prairie. Cette prairie là, était de toute beauté. Et m'avançant, je vis un chemin d'une blancheur de neige, bordé de remparts tout en cristal et en diamant. Or ces murailles étaient partout piquetées de fleurs aux mille couleurs où l'or aussi se mêlait en une si chatoyante beauté que mon esprit, aussitôt, en oublia l'oiseau, pour ne plus regarder que ce paradis, dont la seule contemplation le retenait captif. Je m'avançai encore, et voici que je me trouvai devant un palais merveilleux, tellement élancé, qu'il n'en frappait que davantage l'esprit et l'entendement. Alors je vis devant la porte Notre Vierge Toute Sainte, debout tenant entre ses bras son enfant nouveau‑né, Jésus plus que doux. Et de tout son être émanait une blancheur, un éblouissement, plus étincelant que toutes les neiges ensemble. Alors, m'approchant d'elle, je lui fis un baiser, d'un infini amour. Elle, en retour, comme si j'eusse été petit enfant, me rendit mon étreinte, doucement murmurant à mon oreille. Ah! Comment oublier tout cet excès d'amour, que la Toute Sainte, ce jour‑là, témoigna, ‑ amour véritable de Mère véritable. Aussi approchai‑je davantage encore, sans plus de gêne ni de crainte que je n'en ai d'ordinaire à m'approcher de son icône. Et de la même façon qu'est avec sa mère un petit enfant innocent, lorsqu'il voit sa douce maman chérie29, ainsi moi aussi j'étais avec la Toute Sainte. Comment ai‑je pu ensuite m'en aller loin d'elle, c'est ce qu'aujourd'hui même je ne puis savoir parce que mon esprit tout entier s'était tenu en haut. Enfin, étant de là reparti par un autre chemin, je me retrouvai bientôt dans la prairie. Or il y avait là une belle habitation. L'on me dit qu'en ce lieu était le sein d'Abraham. L'on vint aussi me donner la bénédiction. «Il est de coutume, me dit‑on, de donner la bénédiction à celui qui traverse ce lieu». C'est ainsi que je m'en allai, et qu'en chemin je revins à moi. Et voici que de nouveau j'étais adossé à mon pauvre rocher. Plein de joie, alors, et oublieux déjà du but de ma venue, je descendis à la grotte de saint Athanase. Je désirais m'y prosterner devant l'icône de la Toute Sainte, l'icône que j'avais en grande vénération. C'était par amour pour l'icône aussi, que dans les premiers temps, alors que je venais de la découvrir, six mois durant j'étais demeuré là reclus, allumant sa veilleuse, nuit et jour m'entretenant avec elle. Cette nuit‑là donc, l'âme toute entière captive de l'amour de Dieu, je descendis à la grotte pour célèbrer la Mère de Dieu. Or donc, étant entré, à peine m'étais‑je tenu debout devant elle, lui parlant et lui rendant grâces, que de ses lèvres si douces, tel un souffle épanchant la rosée, s'exhala l'odeur suave d'un parfum aux riches effluves. Et mon âme en fut toute emplie, et longtemps je demeurai sans voix, immobile, ravi en une seconde extase. Ce fut seulement lorsque le marguillier entra pour allumer les veilleuses, que, tout transporté, je m'enfuis au dehors, tant était grande ma crainte qu'il ne conçût quelque soupçon, ou ne se mit à m'interoger.
Une autre fois encore, comme je veillais seul dans ma minuscule cabane - car nous avions cette règle, avec le père Arsène, de veiller chaque nuit dans la prière et dans les larmes, chacun seul dans sa cellule -cette fois donc, il m'arriva d'entrer à nouveau en contemplation. Et ma cellule fut emplie d'une lumière pareille à celle du plein‑jour. Et voici qu'au milieu de la pièce parurent trois enfants, âgés chacun de dix ans tout au plus. Mais une, était la démarche ; une, la forme des corps ; une, la parure des vêtements ; et une aussi la finesse des visages, sous le regard de la beauté. Et j'étais moi, tout extasié, m'émerveillant à les contempler si pareils. Mais eux déjà, inclinés un peu l'un sur l'autre, tous trois ensemble me bénissaient, comme bénit le prêtre ; et mélodieusement ils chantaient : «Vous‑ous tous qui avez été baptisés en Christ, vous a‑vez revêtus le Christ ! Allé‑lou‑ou‑ouia !» Or tout en chantant la psalmodie, ils m'ouvraient la marche, avant que de passer en arrière, comme pour me faire escorte, puis de nouveau, sans rien changer à leur ordre, ils revenaient, en chantant devant moi. Et je me demandais en pensée : «Mais où ont‑ils appris si petits à bénir et à chanter d'aussi belle façon ?» Mais je ne songeais pas qu'il ne se trouve pas sur la Sainte Montagne d'aussi beaux enfants, ni même d'aussi petits. Or voici que comme ils étaient venus, de la même façon aussi ils s'en allèrent, pour aller porter à d'autres la bénédiction. Et ils me laissèrent transporté d'une telle joie, que bien des jours se passèrent avant qu'elle ne se dissipe, et que dans ma mémoire leur souvenir s'estompe. Car ce sont là de ces choses qui jamais ne s'effacent.
Il y eut une autre fois... J'étais en proie à de grandes inquiètudes. Dieu d'ailleurs, nul ne l'ignore, ni n'invite l'âme, ni ne lui donne à voir ces choses sublimes, qu'elle ne doive encourir au temps nécessaire de multiples dangers, et passer encore de terribles épreuves. Non, rien en ce domaine ne se fait ainsi, comme au petit bonheur. Or tandis que je me tenais ainsi dans un désespoir sans fond, soudain, comme naguère, irradié de lumière et cloué sur la croix, m'apparut le Christ. Et sur le côté inclinant sa tête, il me fit ressouvenir... «Vois, souffla‑t‑il, vois combien j'ai souffert pour toi ! ...» Et comme fumée aussitôt se dissipèrent mes afflictions.
Ah ! Que dirons‑nous de tant d'amour, de ce surcroît d'amour que, pour notre salut, nous témoigne le Christ ? Mais nous, jusqu'à quand faudra‑t‑il que pour une seule tentation de rien nous oublions tout ? et cela justement quand c'est au milieu même des épreuves et des tentations, que notre Christ se laisse découvrir.. Par afflictions pourtant, il ne faut pas entendre les soucis ou les inquiétudes qui touchent notre vie de chaque jour, mais ces afflictions seulement qui s'endurent pour le Christ ; les persécutions, les souffrances que l'on endure afin de sauver l'autre ; ou bien ces luttes menées pour l'amour du Christ et cette résistance qu'on oppose aux tentations ; Pour l'amour du Christ, être dans l'affliction jusqu'à en mourir ; supporter les injures et les outrages les plus injustes ; et encourir le mépris de tous, qui vous jugent égaré. Car c'est alors au contraire que le Christ appelle notre âme et l'invite à se réjouir.
Une autre fois encore j'éprouvai pareille affliction - tant il est vrai que ma vie entière ne fut qu'un martyre -. Et comme il arrive le plus souvent, c'était pour les autres que je souffrais ainsi, eux dont je désire tant le salut, mais qui ne m'écoutent pas. Alors, l'on prie et l'on pleure, tandis qu'ils vous raillent, eux, qui en vérité demeure sous l'emprise du malin. J'étais donc plongé dans ce chagrin et cette immense peine, lorsque soudain voici que j'entrai en contemplation. Et voici qu'en marchant, j'avançai dans une plaine. Le sol en était blanc comme la neige. Et je me demandai, tout extasié, comment j'avais pu me trouver en ce lieu si beau. Puis, craignant que l'on ne me trouve ici et que l'on me blâme d'y être entré sans avoir été prié, je cherchai comment m'en échapper. Alors, comme je jetais de droite et de gauche des regards curieux pour trouver une issue et m'enfuir, j'avisai affleurant la terre, une porte, par où j'entrai... C'était la porte du temple de la Très Sainte Mère de Dieu. Sur des trônes étaient assis de beaux jeunes gens, tous revêtus d'un ornement magnifique. Sur la poitrine, ils arboraient une croix rouge, et une autre sur le front. Alors l'un d'eux se leva : il portait une robe plus brillante encore que les autres, et il devait être comme leur stratège.
‑ Entre, me dit‑il, nous t'attendons.
Et il m'invita à m'asseoir.
- Pardonne‑moi, lui dis‑je, mais je ne suis pas digne quant à moi de m'asseoir ici. Je peux cependant me tenir ici à vos pieds.
Il sourit alors, puis me laissant en arrière, il s'avança dans l'Eglise jusqu'à l'icône de la Toute Sainte :
‑ O ma souveraine, lui dit‑il, toi qui régis tout l'univers entier, toi la Reine des Anges, toi, Mère de Dieu, et Vierge Toute Pure ! Ah, je t'en prie, prodigue un peu ta grâce à ton serviteur que voici, lui qui pour l'amour de toi souffre tant de maux, qu'il risque à la fin de sombrer avec son affliction !
Il achevait à peine quand la divine icône soudain irradia une aveuglante lumière. La Toute Sainte maintenant m'apparaissait dans la splendeur de sa gloire, plus belle cent fois que le jour, plus lumineuse aussi que mille soleils ensemble... Ce fut un éblouissement tel que, comme foudroyé, je tombai à ses pieds, le visage en terre pour dérober à mes yeux cette vue qu'ils ne soutenaient pas. Alors, en larmes, éperdu, je criai : «Pardonne‑moi, petite Maman, moi qui dans mon ignorance ne cesse de te chagriner».
Je sanglotais encore lorsque je revins à moi, tout inondé de joie et trempé de larmes.
Mais je n'ai fait d'autres récits jusqu'ici que celui de mes consolations. Il me faut dire maintenant quelles furent les afflictions terribles, et quelles les épreuves, mêlées d'un noir poison de mort. Car d'un consolation chaque fois, une peine mortelle était le prélude... Etouffement de l'âme, brusques reflux sur elle des ténèbres infernales...30


XXXIV

Mère bien‑aimée, et vous mes soeurs, toutes, proches et aimées...




Mère bien‑aimée, et vous mes soeurs, toutes, proches et aimées, réjouissez‑vous dans le Seigneur.
Je suis quant à moi, par les prières de nos pères et de nos proches, en santé dans notre Christ. Mais ce qui fait ma joie, ce dont je ne cesse de rendre grâce à Dieu, c'est qu'Il m'ait jugé digne, moi l'indigne, du don si haut et si céleste d'être appelé moine, jusqu'à être revêtu du grand schème angélique. Oui, qu'à Lui en soit la gloire, Lui notre Père si bon, compatissant et miséricordieux, qui ne s'est pas détourné loin de moi, mais qui m'a pris en pitié, comme un fils prodigue. Aussi m'a‑t‑il retiré du monde pour m'emmener ici sur cette Sainte Montagne, Paradis sur la terre. Alors je fis mourir en moi le désir de mon âme qui, toute enflammée pour vous d'un filial amour, avait toujours souci de votre santé. Mais le commandement du Seigneur dit que «celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi» ; aussi me fallut‑il oublier les miens, parents, frères et proches, et jusqu'à mon propre corps. C'est pourquoi tout mon amour désormais, et tout le désir de mon âme ne veut plus qu'être tourné vers Dieu. Sur lui, il veut se fixer ; en lui, il veut contempler. Ah ! Le prier, Le supplier, et recevoir de Lui les remèdes qui donnent au coeur de se purifier, pour la croissance de l'homme spirituel !
Mais à voir pourtant le très grand désatre survenu dans le monde - quoi de plus redoutable en effet, que l'apostasie - et craignant de vous savoir vous aussi menacés de ce danger terrible de l'impiété, c'est pour vous à présent que je consumme mes veilles continuelles, m'autorisant pour cela de cette parole : «à cause de la nécessité et du changement de la loi, cela est permis». Et je me redis aussi le mot de l'apôtre :«Mieux vaut pour moi transgresser un seul commandement, pour gagner à Dieu mes bien‑aimés».
Oui, tout mon désir, toute la brûlure de mon coeur, tout le divin amour qui jamais ne cesse d'enflammer mes entrailles, cherchent à toute force le moyen de sauver des âmes, pour offrir à notre Jésus si doux ces sacrifices raisonnables.
Non, vraiment, je n'ai d'autre désir que de voir tous les miens, ma mère et mes frères, avec leurs enfants, devenus tous enfants de Dieu. Oui, que tous deviennent ce sacrifice divin, en agréable odeur au Seigneur qui est saint. Mais les passions hélas, avec l'absence de discernement, et l'âme que chacun tue en l'étouffant sous lui, tout cela ne laisse pas l'esprit s'élever fût‑ce un peu sur les hauteurs sacrées, pour qu'apparaisse enfin l'absolu nécessité du salut de l'âme. Mais je ne me plains pas poutant, car l'autre monde, celui des impies, est cent fois pire encore.
Aussi me dis‑je en moi‑même : ces frères qui sont miens, en regard des autres, sont comme des anges de Dieu. Qu'au Seigneur en soit donc la gloire. Et puisque c'est l'amour selon Dieu qui, tous, vous réunit, au milieu de vous se trouve le Christ. Or, là où est le Christ, là aussi sont tous les biens de la vie éternelle avec ceux de cette vie. C'est pourquoi le Seigneur a dit, lui la seule Vérité : «Cherchez d'abord mon royaume et tout le reste vous sera donné par surcroît».
Et puis ceci, rappelez-vous : «Que servira à l'homme de gagner le monde entier s'il demeure hors du Paradis ?»
Qui donc dès lors, vivant dans l'espérance de telles choses, ne regardera pas pour rien tous les sarcasmes du monde, toutes les médisances et tous les outrages, toutes les injustices des hommes pernicieux et méchants, et même les épreuves et les afflictions qu'infligent les démons cruels et impitoyables, pour être jugé digne, lui, de cette joie céleste, de cette félicité des bienheureux ?
Ah ! S'il s'était trouvé quelqu'un près de moi pour entendre mes prières, comme il eût entendu aussi mes gémissements, comme il eût vu couler les larmes que je verse sur mes frères ! Car toute la nuit, dans ma prière je crie à Dieu : «Sauve les miens, Seigneur, tous les miens, ou bien extermine‑moi, moi aussi, car je ne veux pas sans eux du Paradis !»
Oui, si pour le monde entier, devant le Seigneur de toutes choses nous exhalons la puissance entière de notre âme et de notre coeur, combien plus pour vous le ferons‑nous ?
Ecoutez donc, l'humble, le moindre parmi les moines, et ne me méprisez pas, me considérant comme inculte et illettré. Mais ouvrez seulement les yeux de votre âme, et vous apercevrez ce qui est par‑delà cette vie.
Si les hommes du monde aiment le monde, c'est qu'il n'ont pas encore connu son amertume. Ils restent aveugles en leur âme, et ils ne voient pas ce qui se tapit sous leur joie éphémère. Sur eux la lumière de l'esprit n'est pas venue, l'aurore du salut n'a pas lui. Mais vous qui avez tant vu et tant entendu, il faut que vous songiez que les jouissances de ce temps éphémère, comme une ombre s'effaceront. Car le temps de la vie passe et se perd, et jamais ne revient en arrière. Car il est, ce temps, le temps de la récolte, et de la moisson. Et chacun pour se nourrir amasse son grain, le plus fin possible, et c'est cette nourriture là qu'il engrange pour l'autre vie.
Mais ce n'est ni aux intelligents, ni aux nobles, ni aux phraseurs, ni aux rhéteurs, ni aux riches qu'en ce jour va l'avantage ; mais il va bien plutôt à ceux qui, sous les outrages, se montrent longanimes, à ceux qui, victimes d'une injustice savent pourtant pardonner, à ceux qui devenus tels des éponges épurent ce qu'ils entendent, quoi qu'on leur dise, quelque discours qu'on leur tienne. Ceux‑ci sont lumineux et purs. Ceux‑ci atteignent aux cîmes élevées. Ceux‑ci font leur délices des mystères sublimes de la contemplation. Et ce sont eux qui à la fin vont d'ici dans le paradis. Alors quand pour eux vient cette heure de la mort, à peine se ferment les yeux de leur corps, que s'ouvrent ceux de leur âme. Et tandis qu'ils méditaient encore aux choses d'ici‑bas, soudain, sans avoir pu même le comprendre, ils se trouvent auprès de celles qu'ils ont tant et tant désirées. De l'ombre, ils passent à la lumière, de la souffrance à la sérénité, du tourbillon des passions au port calme de l'ataraxie, des guerres sans trêve à la paix éternelle.
Ainsi donc, frères bons et bien‑aimés, que celui d'entre vous qui en ce monde subit l'injustice et qui, s'en affligeant demande justice, que celui‑ci sache bien qu'il n'est d'autre justice, jusqu'à son dernier souffle que de supporter ce fardeau d'un frère comme d'un prochain, et, en toute circonstance fâcheuse, durant la vie présente, d'user de patience.
Parce que, quelque affliction qui nous vienne, frères bien-aimés, que ce fût des hommes, des démons, ou de notre pauvre nature, chacune tient enclose en elle le même poids en bienfaits que nous aurons reçu d'amertume.
Oui, nécessaire la patience, tout comme le sel dans le plat. Car d'autre voie pour nous valoir du gain, nous enrichir, nous donner de régner, il n'en est pas. Tel est le sentier que pour nous le Seigneur a frayé. Aussi, nous qui l'aimons, nous faut-il le suivre, par amour de lui. Et quand bien même le chemin nous serait plus amer que l'absynthe, c'est en l'empruntant seulement qu'est purifié notre sang, et assaini notre corps. Car sans les épreuves, les âmes pures ne se peuvent connaître, la patience se marquer, ni la vertu paraître. Comme il n'est pas possible non plus que, sans épreuves, soit révélée au jour la bonne santé de l'âme. Tel est le feu purificateur qui parfait encore l'âme déjà pure et lumineuse...
... J'oubliais de vous faire encore ce petit conte, plus doux que le miel : un soir où fatigué de la prière, je m'étais agenouillé, je vis une chose bien extraordinaire : un jeune homme aux aigrettes de feu m'était apparu, qui avait avec lui deux jolies petites filles : Je reconnus alors nos deux petites qui sont mortes à présent : l'une était notre Marouso, et l'autre notre Ergina. Le jeune homme leur dit alors : «Celui‑ci est votre frère, le connaissez‑vous ?» Marouso était plus grande que naguère. «Je le connais, dit‑elle, mais tant d'années ont passé depuis lors». «Moi dit l'autre, je ne l'ai pas connu quand j'étais en ce monde». Déjà, le jeune homme les entraînait : «Embrassez‑le, leur dit‑il, et partons». Les deux petites filles alors m'embrassèrent, et leur parfum était pareil à des fleurs qui embaument la myrrhe, puis, bien vite, elles s'en allèrent. Et je revins à moi, et mes yeux se mouillèrent de larmes au souvenir de la joie parfaite qui règne dans les cieux, lorsque les pécheurs soudain se repentent, et que les Justes entrent enfin dans le Paradis.


XXXV

Bien‑aimée, ma soeur, réjouis‑toi dans le Seigneur...




Bien‑aimée, ma soeur, réjouis‑toi dans le Seigneur ! Je reçois aujourd'hui ta lettre toute violente d'amour et de tendre piété. Et sous l'ardeur brûlante de mon âme, saisi pour toi d'un amour enflammé, j'ai levé les bras au ciel, exhalant vers le Seigneur les voix les plus secrètes qui se cachent en mon humble coeur : «Ecoute, mon doux amour, ô Jésus mon Sauveur, disais‑je, lumière au-dessus de toute lumière, Fils seul engendré du Père sans commencement, toi la Connaissance et la Vérité, toi mon esprit et ma consolation, ma force et ma puissance, mon amour et ma lumière, écoute‑moi, je t'en supplie, et envoie sur ma soeur la lumière divine de ton intercession ; brise les verrous et les sceaux de cette âme souffrante et assombrie, et par le lumineux éclat de ton indicible clarté, illumine son coeur afin que s'amenuisent en elle les afflictions nombreuses que viennent l'une après l'autre jeter furieusement contre elle les vagues des épreuves. Oui, mon Christ Très Doux, lumière qui éclaire les reins et les coeurs, l'âme et le corps, les nerfs et les os, l'esprit et la pensée, et tout le fondement de notre séjour terrestre, écoute-moi qui te supplie pour ma soeur affligée qu'accable la douleur».
Ces choses‑là, et beaucoup d'autres semblables, par où paraît aussi quel amour j'ai pour toi, voilà, soeur bien-aimée, ce que je crie à mon Seigneur et Maître. Car je n'oublie pas de mentionner encore quels tourments affreux et sans nombre il t'a fallu depuis l'enfance essuyer sans répit - c'est là aussi une raison sans doute pour moi, de t'aimer davantage, quand déjà je t'aimais à l'excès. Car de tous ceux qui me sont chers, c'est encore à toi, soeur chérie, que je garde le plus d'amour. Je ne te demande rien d'autre en échange que de me rendre autant d'amour que j'en ai pour toi. Ceci encore je te le demande : de la patience, bien‑aimée, un peu plus de patience. Et mettant ma confiance en Jésus qui nous a aimés, je crois fermement qu'à toutes tes requêtes, il accèdera, et qu'il t'en octroiera plus encore que tu n'avais demandé. Alors tu trouveras la paix de l'âme avec l'hésychia ; et, sache‑le, tout ce qui est utile à notre pauvre petite âme, le Seigneur te l'accordera. Demande seulement dans les larmes qu'il en soit fait selon la divine connaissance, pour que s'accomplît, non ta volonté, mais la sainte volonté du Seigneur.
Tu sais que tu as une fois péché devant Lui ; n'ajoute donc plus aux blessures de nouvelles meurtrissures. Et si, pour être humaine, tu tombes à nouveau, ne te décourage pas ; ne désespère pas. En effet, celui qui a dit à Pierre de pardonner soixante dix sept fois sept fois à celui qui chute un seul jour, comment ne nous pardonnerait‑il, Lui le Seigneur ami de l'homme ? Pour ton mari, laisse‑le agir comme il l'entend. Dis lui néammoins que tu as donné ces objets en aumône. Mais ce que tu auras donné ici, ne le donne plus ailleurs. Ce bienfait suffit. Mieux vaut, à cause de ton mari, renoncer à trop faire l'aumône. Mieux vaut laisser là sa volonté propre pour trouver la paix de l'âme. Car la volonté propre est pour l'homme comme un mur d'airain qui fait obstacle à la paix et à l'illumination divine.
Considère donc l'exemple de notre doux Jésus : à son Père sans commencement, jusqu'à la mort il s'est fait obéissant, et à la mort, sur une croix. Il a livré son corps aux fouets, offert ses joues aux soufflets et n'a pas détourné son visage des crachats infâmes. Vois-tu ma soeur, de combien d'amour a usé pour nous le Seigneur très doux ? Allons, laissons là, nous aussi nos volontés propres, et remettons même à ceux qui fautent contre nous. C'est alors qu'avec assurance nous dirons : «Remets nous nos dettes, comme nous remettons nous aussi à nos débiteurs».
Car nous sommes tous hommes, nés du non‑être, et tous, nous avons péché. Tous nous sommes boue, quand bien même nous l'ignorons. Et c'est toujours la boue qui vole la boue ; la boue qui outrage la boue ; la boue qui diffâme la boue ; la boue qui méprise la boue ; la boue qui enrichit la boue ; la boue qui commande à la boue ; la boue qui frappe la boue ; la boue qui emprisonne la boue ; et pour dire le tout, c'est encore la boue qui s'estime plus savante, plus puissante, plus noble, plus précieuse, plus riche qu'une autre boue - mais de quelles richesses peut‑elle se vanter, quand elle n'a que sa sottise et sa noire ignorance concernant son essence ? Car elle ne sait d'où elle vient, ni par où elle s'est trouvée en ce monde, ni comment elle y est née, ni quelle est sa vocation, ni où tout cela finit, ni ce qu'il y a encore après que ces choses là aient été.
Mais pour avoir laissé l'oubli trop vite ensevelir ces belles vérités, l'ignorance les ronger, puis un chaos d'ignorance à la fin les recouvrir, pour tout cela donc, il nous faut subir en ce monde et dans l'autre, l'affliction affreuse de n'être pas repentis. Aussi ne reste‑t‑il qu'à prier son prochain - celui qui y voit un peu mieux, l'autre un peu moins aveugle -de compatir, de pardonner à son frère, possèdant avec lui une âme pareille et des passions semblables.
Car Dieu, au commencement, n'a pas fait l'homme ainsi, pour qu'il souffrît ces maux, ni pour l'en affliger, mais c'est égal aux anges qu'il l'a créé, - oui, très peu différent, à peine différent des anges.
Puis ayant mis le Paradis dans l'Eden, il y plaça cet homme - comme un Roi, pour que le gouvernât seulement sa bonne volonté et son libre arbitre. Et il le lia par un unique commandement, à cette fin seulement qu'il comprît qu'un être supérieur le dirigeait. Mais lui, égaré par le démon, et succombant trop vite au plaisir hideux de s'égaler à Dieu, bientôt fut banni du Paradis, et par cet exil, sombra dans la multitude d'horribles souffrances qu'est cette vie entière séparée de Dieu, où chaque jour ne fait que moissonner, épines, herses, et chardons.
Qu'apporte en effet la suite des jours et des évènements sinon ces afflictions, épines, herses et chardons ? Car que d'épreuves dues à l'enchaînement des causes, aux hommes pervers et corrompus, ou bien à notre nature même, toute malade et comme dénaturée - laquelle par ses habitudes mauvaises et ses pratiques néfastes, est devenue pour nous telle une seconde nature, dont il nous faut subir encore mille maux bien pires que ceux que nous infligent le reste de nos ennemis ; tant, que si ne la devançait pas la compassion de Dieu, il nous faudrait courir chaque jour le risque de sombrer à notre perte !
Et de tous ces maux, quel est enfin le terme ? Quand donc tout cela finira‑t‑il ? Quand est‑il dit, «toi qui as été pris de la terre, à la terre tu retournes». Voilà bien le terme à nos peines et à nos afflictions -posé par le Dieu ami de l'homme.
Que me demandes‑tu donc, ma soeur bien‑aimé ? Quel sentier pourrions‑nous bien trouver, où n'apparaîtraient ronces ni chardons ? Quelle autre voie qui pût échapper à la sentence divine d'excommunication ?
Regarde donc ces Rois qui, naguère encore, faisaient si bonne chair au doux son des flûtes et des tambourins, et devant qui tremblait la création entière ? Où sont tous ces biens ? Où tout cela ? Vois, épines et chardons, bien vite, les ont étouffés. Où sont les notables d'antan, sur leurs trônes, aux premières places ? Vois, les frelons et les guêpes les ont dévorés tout vivants... Vois... Les chardons encore...
Qui donc a jamais pu se défaire d'un buisson de ces épines ? Personne, jamais, sinon la mort.
Allons, ensemble ici jetons à nouveau le cri de Salomon : «Vanité des vanités, tout est vanité !»
Bienheureux celui qui jusqu'à la fin aura patienté, méprisant toute chose ; bienheureux celui qui, par sa longanimité, sait raréfier épines et chardons, pour que sur la terre fût produit du fruit et qu'au ciel s'amoncellent en son nom d'inestimables trésors pour l'éternité.
C'est pourquoi, soeur bien‑aimée, toi, l'âme de mon âme, à cause de l'amour si grand que mon coeur a pour toi, cesse toi aussi, je t'en prie, de consulter désormais tes droits légitimes et tes volontés propres. Assujettis‑toi seulement sous le vrai, sous l'unique bon joug - le joug de la patience et de longanimité.
Et prie que le Seigneur me garde moi aussi. Car de tes chères prières, si fraternelle, si spirituelles, je reçois, je m'en suis aperçu, un bien grand secours. Et lorsque tu en trouveras le temps, fais dire, je t'en prie, quarante liturgies, pour que s'allègent un peu les fardeaux pesants qui accablent mon âme.
Tu m'écris, bien aimée de te commander une icône, mais tu oublies de dire à quel saint, et en quelle grandeur. Ecri-le moi, après quoi je tâcherai de la faire exécuter.
Mais je reçois à l'instant la corbeille que tu me fais parvenir, et, en l'ouvrant, aussi ces mesures mêmes que je te demandais pour tes saintes icônes. Sois donc tranquille, tu les recevras, quand bien même cela tarderait un peu.
Je reçois aussi tes dons fraternels ; non pas des dons ordinaires, mais des dons d'amour, les dons d'une soeur qui depuis l'enfance mène le bon combat. Puisse le Seigneur qui dispense magnifiquement, en échange de ces humbles dons lui accorder la jouissance de lui être à jamais unie dans la lumière sans crépuscule du royaume éternel.
Ah ! Bien‑aimée. Dans ce panier que tu m'as adressé, j'ai trouvé les douceurs aussi dont s'est nourri notre âge tendre - tous ces fruits délicieux de notre patrie -, et ils m'ont fait ressouvenir de ces jours d'adolescents que nous avons passés après l'enfance.
Aussi me suis‑je dit en moi‑même : «Ah ! Monde de vanité ! Combien tu fus malheureux, combien tu l'es encore aujourd'hui, et combien jusqu'à la fin tu continueras de l'être !» Mais combien aux bienheureux est bienheureuse l'éternité, et cette jouissance qui jamais ne finit ! Ah, ma soeur ! Si tu faisais l'épreuve d'un peu de ces biens là, tu deviendrais en patience plus inébranlable cent fois, que ne l'est le fer inflexible.
Tu te dis troublée aussi, de ce que tu n'édifies qu'en pensée. Et tu as raison de parler ainsi. Mais c'est ce monde qui veut cela. Prends courage, cependant. Car celui qui aura véritablement appris à édifier, celui‑ci apprendra quelque jour aussi à ne pas détruire en acte ce qu'il aura édifié en pensée. Et peut‑être le Seigneur nous trouvera‑t-il occupés justement à édifier, lorsqu'il viendra nous chercher pour nous prendre, et nous mener là où ne sévissent plus les desseins des hommes. Alors nous aurons une demeure pour l'éternité. C'est pourquoi, prends courage. Moi aussi, vois-tu, avec toi et pour toi j'édifie. Mais la demeure que j'édifie, nul ne peut l'abattre. N'oublie pas de m'envoyer seulement quelque drachme spirituelle qui soit de toi. J'achèterai ainsi les clous qui sont pour mettre aux portes et clouer aux fenêtres de cette céleste demeure. Allons, prends courage et patience ! Je te remercie mille fois de tout ce que tu as fait pour moi ; de toute mon âme, je prie pour toi. Et si tu vois nos frères, transmets‑leur à tous mes humbles prières. Je baise les pieds de la Mère Higoumène. J'embrasse aussi ton bon et tendre époux ainsi que tes enfants. Pour eux aussi, je fais des prières, demandant au Seigneur qu'ils de viennent par la suite de vertueux jeunes gens.
Ceci encore, pour répondre à tes questions : C'est au sujet de ce garçon dont la mère te demandait si l'on pouvait à l'église mentionner son nom. Non, d'un suicidé l'Eglise ne peut faire mémoire. Mais que sa mère, si elle veut, fasse pour lui l'aumône. Car le Seigneur est grand, et l'abîme est insondable de son infinie miséricorde. Qu'elle envoie donc ses dons, et qu'elle en fasse encore aux ascètes, dont le Seigneur entend les suppliques, eux qui le prient le jour comme la nuit. Selon tes dires d'ailleurs, elle connaîtrait beaucoup de moines. Qu'elle leur envoie de ses biens, et eux sauront les partager. A moins qu'elle n'envoie ses biens à ces moniales. Mais pour son fils suicidé rien d'autre ne se peut.
Et pour cette jeune fille dont tu dis qu'elle a prêté serment, son serment n'est d'aucune valeur, parce qu'il va contre Dieu. Mieux vaudrait pour elle qu'elle aille s'en confesser à son père spirituel...


XXXVI

Toujours Dieu secourt, à tout il pourvoit, mais il demande patience




Voici, ma soeur si bonne, si tendrement aimée, qu'une fois encore je viens ici consoler tes afflictions. Et voici aussi, célébrons Dieu et bénissons‑le, avec la douce voix du coeur, celle que la bouche exhale, tandis que l'esprit, lui, la tient encore enclose. «Mon âme, dirons‑nous, mon âme bénis le Seigneur, et que tout ce qui est moi exalte son saint nom !»
Vois‑tu combien nous aime le Seigneur ? Vois‑tu combien nous sommes d'ingrats fortunés, à cause de tout ce que chaque jour nous octroie sa bonté. Et pourtant, l'heure est encore différée de la moisson véritable. Oui, il nous attend toujours ce bienheureux instant, où, laissant les choses d'ici‑bas, nous nous en irons dans la patrie d'en haut. Elle nous attend la vie seule véritable, la vie bienheureuse avec la joie certaine, pour que nous prenions chacun notre part, celle que nous accorde le Très Doux Jésus, lui qui seul dispense la véritable richesse.
Et, là‑haut, bien‑aimée... O joie de toute joie ! O grâces et actions de grâces ! O amour de notre père des cieux ! Ah ! Puisse notre Dieu avant ce temps nous purifier de toutes nos souillures, nous honorant et nous enrichissant du large don de ses richesses !
Là‑bas, ma soeur, mon trésor, il n'est point d'être injuste ni méchant. Là-bas, point de haine, ni de jalousie. Là‑bas, nulle place pour les passions. Car ceux qui en sont afligés n'ont pu seulement passer le pont. Mais entre ceux‑là et les saints, un gouffre immense s'interpose.
Or toi, doux amour du Christ, quel bien as‑tu seulement pu trouver en nous que tu nous aies donc conduit dans tes voies si divines ?
Réjouis‑toi donc, soeur bien‑aimée, et tressaille en esprit ; rends grâce à Dieu et glorifie-le, car voici, l'heure approche. Voici, le temps est venu, et bientôt nous entendrons la voix bénie doucement nous dire : «Venez donc à moi !» Et les yeux de la chair à peine se seront-ils fermés qu'aussitôt s'ouvriront les yeux intelligibles, qui sont dans l'âme. Et comme d'un sommeil, c'est à l'autre vie que nous nous éveillerons. Alors tu verras les Anges et les Saints, et la bienheureuse Mère de Tous, la Très Pure Vierge et Mère de Dieu, qu'à chaque instant, tous, nous invoquons, elle à qui, après Dieu, nous devons tout.
Avec lequel en premier lieu nous entretiendrons‑nous ? Lequel d'abord viendra nous embrasser, et lequel d'abord embrasserons‑nous ? Car tout n'est là qu'honneur, pureté et sainteté.
Qui dès lors, quand ce sont de tels biens qui l'attendent, ne devrait pas supporter ici toutes les afflictions de la vie ?
C'est pourquoi, toi aussi, soeur bonne et bien‑aimée, fais l'examen de ta vie. Médite sur ton passé, vois comme tu l'as conduit. Revis en souvenir les trésors de bienfaits que t'ont prodigués Jésus‑Christ notre sauveur, et sa très douce Mère, et prends patience pour les épreuves à venir. Toujours Dieu secourt, à tout il pourvoit, mais il demande la patience. A peine crions‑nous vers lui, qu'aussitôt il entend, quand bien même il n'en est encore rien, à notre sentiment du moins.
Tu vas t'imaginer, peut‑être, que ta voix n'est pas au même instant parvenue jusqu'aux saints, à notre Toute Sainte ou bien au Christ. Et pourtant, avant même que tu ne cries, déjà les Saints se hâtaient à ton secours, connaissant à l'avance que tu les implorerais et demanderais à Dieu leur protection. Mais parce que tu ne vois pas au‑delà du visible et que tu ne sais comment Dieu gouverne le monde, tu veux que sur le champ, comme l'éclair, soit accordée ta demande.Il n'en va pas ainsi pourtant. Le Seigneur réclame ta patience. Il veut que tu montres quelle est ta foi. Elle ne lui suffit pas la prière que l'on dit comme un perroquet. Mais à tout ce que l'on demande dans sa prière, il faut coopérer, par la synergie de ses actes et de ses oeuvres bonnes.
Après quoi il faut avec l'attente apprendre la patience. Et vois, ce qu'hier et avant‑hier tu désirais, tu l'as obtenu. Cependant tu t'es nui a toi‑même, pour n'avoir pas eu la patience d'attendre. Car avec la patience, s'obtiennent toutes les choses ensemble, les temporelles avec les éternelles.
Ainsi donc, aujourd'hui, tout à tour tu t'emportes, t'affliges et te désespères, à songer comme ton père céleste tarde à te répondre. Mais je te le dis, cela aussi viendra - oui, reçois en l'assurance, cela viendra -. Seulement il te faut prier d'abord, prier de toute ton âme, et puis il faut attendre. Et lorsque cessera ton désir pour ce que tu demandais ainsi avec tant d'insistance, et qu'avec ce désir cessera la demande elle‑même, alors le don t'en sera fait, et ce sera là le prix de ta patience et de ta persévérance. Car lorsqu'à tant prier, et à tant supplier, tu frôles le désespoir, c'est là le signe que tu es près, tout près d'être exaucé. Ce sera pour quelque passion cachée, que le Christ aura voulu guérir en toi, qu'il aura tant différé de t'accorder ta requête. Car s'il te l'eût accordé plus tôt, à l'heure exacte où tu la lui présentais, tu n'aurais pas obtenu avec elle la guérison de ta passion. Mais si tu as attendu, tu reçois et l'objet de tes voeux, et la guérison de ta passion. Et tu te réjouis alors d'une très grande joie, et avec ferveur tu rends grâce à Dieu, Lui qui, dans son économie, dispose tout avec sagesse, et fait toutes choses pour notre utilité.
Rien ne sert de te décourager, ni de t'inquiéter, ni même de geindre, maugréant que personne n'a jamais le souci de toi.
Il te faut fermer la bouche et serrer les dents. Que personne n'ait le soucie de toi. Et il ne s'agit plus que tes narines laissent s'exhaler la fumée de ta colère, mais que des larmes coulent de tes yeux. Il ne convient pas que tu tempêtes, ni que tu épanches ta bile, mais que tu t'apaises, afin, par ta patience et ta longanimité, de consumer le diable. Pour moi, ‑ le Seigneur m'est témoin, qui fait périr tous ceux qui profèrent le mensonge,‑ c'est ce dont je te parle ici, qui m'est venu en aide. Tant d'épreuves m'accablaient - à croire que de douleur, mon âme, comme d'une fournaise ardente, allait sortir de moi. Mais après que l'épreuve est passé, l'on sent brûler en soi une prière de feu, comme à se trouver hors de son corps, parmi le Paradis. Alors tu te vois en vérité l'objet de l'amour du Christ et de notre Toute Sainte, de la louange des Saints, et de l'admiration des Anges.
Vois‑tu quels biens confèrent les tentations avec les afflictions ? Si donc tu veux voir toi aussi, et goûter l'amour du Christ, alors, quelque chose qui t'advienne, fais oeuvre de patience. Et supporte, non ce qu'il te plaira de supporter, mais ce en quoi le Seigneur voudra t'éprouver. Car elles ne sont rien ces épreuves que nous souffrons volontiers, en regard de celles, infiniment supérieures, que d'en haut nous dépêche le Seigneur, fût‑ce quand elles contrarient notre disposition naturelle. Corps à corps, sang versé pour sang versé ainsi, par la permission de Dieu, l'ennemi, le diable, s'acharne contre l'homme. Tellement qu'à la fin le pauvre homme fond, tout liquéfié, comme fond au feu la cire d'un masque. Que l'épreuve finisse pourtant, et tu (l'on est) n'es plus que joie. Baigné d'éclatante lumière, tu vois les mystères, tels qu'aucune langue ne saurait les dire. Et tu as soif, dès lors, du temps où reviendront les épreuves, car tu sais désormais de quel immense profit elles sont pour ton âme.
Tel est bien, ma soeur, en vérité le chemin, et celui qui pour toi écris ces mots, fort de son expérience, témoigne ici même de cette vérité.
Ainsi donc, prends courage. Sois forte dans le Seigneur. Supporte tout ce qui t'adviendra ; et tu recevras après la peine, la sérénité, avec la grâce de Dieu.
Allons, tiens ferme ta petite âme, et songe que ce ne sont pas les lépreux, ni même les boîteux, qui entreront jamais dans de si grands biens. Et si le Christ nous laisse les épreuves, ce n'est que pour mieux nous purifier de notre présomption. Car il en use comme du savon et du battoir des lavandières qui, dans le temps qu'ils nous frappent, nous blanchissent aussi. Et de tout ce linge qui est au lavoir, ce sont les pièces les plus solides, faites de beau lin, que l'on fera seules servir au trousseau de l'Epoux. Mais celles qui ne peuvent pas même supporter un battoir, quand on n'en aura fait que de vieux lambeaux de vilaine étoffe, ne seront plus bons ensuite qu'à être jetés dehors, avec le rebut.
C'est pourquoi, tant que nous sommes ici‑bas, faisons‑nous un peu violence. Car voici, l'heure approche... Quant à ces lettres que je t'envoie peut‑être sera t‑‑il bon que tu les conserves, afin d'en disposer au temps de l'épreuve, lorsque les afflictions viendront t'accabler.
C'est que je crains de devoir bientôt te laisser orphelin. Tel est du moins mon sentiment - le seul que puisse m'inspirer une santé trop délabrée, dont l'état chaque jour va s'aggravant davantage - moi qui désormais n'ai guère plus l'usage de mes membres, que si mon corps eût été paralysé.
Post‑Scriptum :
Le temps me manque pour te peindre à loisir de quel miracle le Seigneur a daigné me rendre témoin, afin de me relever d'une chute grave, dans laquelle, comme tu ne l'ignores pas, j'étais tombé par la faute de mon ignorance. Vois‑tu bien la bonté de Notre Seigneur Dieu ? Elle va jusqu'à opérer pour nous des miracles, lorsque par un arrêt souverain de sa Providence, elle le juge opportun. Car c'est son ignorance qui le plus souvent égare l'homme, ou bien encore l'influence néfaste d'autrui, cherchant à le conduire hors du droit chemin.
Mais quand une âme est droite, et qu'elle manifeste tant soit peu quelque bonne volonté, alors le Seigneur, non seulement ne l'abandonne pas, mais il fait même en sorte, par les biais les plus divers, de le mener quelque jour jusqu'à l'illumination... Las, à cette seule pensée, je me sens devenir ver, terre et cendre...
Ah ! Grande en vérité est la miséricorde de Dieu. Et c'est avec justice que le Psalmiste proclame : «Il ne nous juge pas selon nos péchés et ne nous rend pas selon nos iniquités».
Que ne rends‑tu donc grâce à Dieu ? Et pourquoi murmurer ainsi ? Ah ! S'il fallait que je te peigne quelles épreuves il me faut souffrir, le simple récit t'en serait odieux. Et cependant, il y a la grâce du Christ et de notre Toute Sainte qui dissipe tout. Aussi, prends patience. Car la Mère de Dieu Reine et Souveraine de l'univers entier ne nous abandonne pas. Mais elle ne cesse pas au contraire de prier pour nous.
XXXVII

Si le Seigneur le veut,
ni nous ne tombons malade ni nous ne mourons.




«Le commencement de la sagesse», dit le sage Salomon, «c'est la crainte du Seigneur»; - de quoi les Pères conviennent avec Lui. Et je vous le dis à mon tour: «Heureux, trois fois heureux l'homme qui craint le Seigneur !»
Car c'est de cette divine crainte même, que naît la foi en Dieu. Alors l'homme croit de toute son âme que, parce qu'il s'est entièrement remis à Dieu, Dieu en retour pourvoit à toute chose pour lui. Ainsi donc, hormis la nourriture et le vêtement - dont Dieu lui laisse seul, le soin de s'occuper - il n'a pas d'autre souci. Mais en toute simplicité, il suit le Seigneur, et s'en remet à Sa volonté.
Et lorsque parfois, cette foi s'enracine, alors, disparaît aussi tout à fait, cette fausse connaissance, qui, en toute chose, enfantait le doute, afin d'amenuiser la foi et, souvent même, de l'éteindre tout-à-fait. Car cette pseudo-science avec laquelle jour après jour nous étions éduqués, avait à la fin pris force de nature.
Mais après cependant que la foi a surmonté une foule d'épreuves, alors ce savoir-là se changeant à nouveau enfante maintenant la connaissance spirituelle - ou plutôt, elle lui est conférée en don. Et celle-ci dès lors, loin de contrarier la foi, sur ses ailes prend son essor, et s'en va sonder l'abîme des mystères. Et toutes deux ensembles à présent, voici qu'en soeurs inséparables, elles volent de pair, la foi et la connaissance, -la connaissance et la foi.
Pour nous donc, qui nous sommes voués à Dieu, examinons si cette foi est en nous, ou si nous gouverne encore la fausse connaissance. Si tu te remets à Dieu du soin de toute chose, sache que tu as compris la foi et qu'à n'en point douter, sur ton chemein, pour te secourir, tu trouveras le Seigneur. Alors, quand bien même dix mille fois tu serais brisé à l'épreuve, quand bien même dix mille fois Satan te tourmenterait qui veut émousser ta foi, toi, préfère mille fois la mort, plutôt que de te soumettre à cette fausse science. Car c'est ainsi que s'ouvrira pour toi la porte des Mystères. Et u t'étonneras de ce que tu es pu d'abord être avec des chaînes, lié à la connaissance. Car à cette heure au contraire, tuseras sur tes ailes divines, survolant la terre. Et voici, tu respires là-haut un air nouveau, un air de liberté, dont les autres n'ont pas comme toi la jouissance.
Mais si tu vois en toi régner la connaissance, et qu'au moindre danger tu t'affoles, ou te désespères, alors, sache que la foi te manque encore et que, par une suite naturelle, tu n'as pas suffisamment mis en Dieu ton espoir, quand Il peut à Lui seul te sauver de tout mal. Aussi, veille bien désormais à te coriger selon que nous te le disons ici, de crainte de te voir à jamais privé d'un bien si précieux.
Allons, écoute encore un peu cette histoire:
Il nous est un jour venu - il y a de cela bien des années, un moine, originaire de Suisse. Il était atteint tout à la fois de trois maladies trés graves aussi terribles qu'incurables. Aussi dépensait-il une fortune en médicaments - car c'était un homme riche -. On l'avait invité à venir me trouver, et à révéler ses pensées. Je le plaignis beaucoup d'abord; après quoi, je lui dis qu'il pouvait sur-le-champ recouvrer la santé, pourvu seulement qu'il crût que Dieu avait en vérité le pouvoir de la guérir. Mais s'il fallait que je vous écrive toute l'histoire, et combien il me coûta de peine pour le persuader, quatre feuilles même de mon écriture n'y suffiraient pas. Car ni il ne me laissa m'en aller, ni cependant il ne voulait me croire. Jusqu'à ce qu' agît aussi la grâce divine, avec ses énergies, et qu'il entendît ma voix lui dire sensiblement: "Pourquoi n'écoutes-tu donc pas si tu veux être guéri?" Et c'est ainsi qu'il fut en peu de temps délivré de son mal. Mais je dus pour cela le supplier cent fois de ne mettre plus qu'en Dieu toute son espérance, et de laisser là sa science, pour ne plus s'occuper que de la foi seulement. Après quoi je lui prescrivis un régime contraire à son ordinaire, - tandis qu'il soutenait, lui, que ma diète le ferait mourir - c'est-à-dire qu'il fallait qu'au lieu de manger dix fois le jour, il ne mangea plus qu'une seule fois. Trois jours d'une telle épreuve suffirait pour que Dieu l'exauçât. Et je faisais durant ce temps d'ardentes prières au Seigneur. Or, cette nuit là, j'eus en rêve la vision de deux vautours effrayants, qui fondaient sur lui le dévorer. Et qui plus est un serpent s'était enroulé autour de son cou, à l'étouffer. Il jetait, lui, des cris perçants pour que je vienne le sauver. J'accourus aussitôt me battre contre cet amas de monstres. Enfin, je les mettais en pièces, lorsque je me reveillai. C'est alors que je le vis venir à moi: " Je suis guéri! me dit-il. Et je suis à présent plus sain que je n'étais en anissant." Je le regardai, et je vis qu'en effet c'était la pure vérité: sa peau était redevenu lisse comme celle d'un nouveau-né. Il avait encore avec lui ses médicaments et ses deux mallettes pleines à ras-bord d'un nécessaire à piqûres. Je lui dis de jeter sa cargaison; et tout cela bientôt davala la pente, pour aller se briser contre les rochers. Dès lors, il vécut en parfaite santé, ne mangeant plus qu'une fois le jour.
Voyez-vous ce que fait la foi? Et ne croyez pas que j'y fusse pour quelque chose. Non ! Je n'ai pas ce don. Mais la foi, voilà ce qui a le pouvoir de faire semblables merveilles.
Mais écoutez encore...
Une moniale m'écrivit un jour qu'elle souffrait d'un mal qui, s'il n'était pas opéré, risquerait de la faire mourir. Je lui répondis néammoins en lui donnant un avis tout-à-fait contraire. Elle, de nouveau, m'envoie une lettre: le médecin assurait la malade que si elle ne se faisait pas opérer avant une certaine dâte que lui-même fixait, elle encourrait la mort. Mais je lui redisais toujours: «Allons donc, il suffit que tu aies la foi; remets à Dieu le soin de toute chose; jusqu'à préférer la mort.» Et voici que peu de temps après, elle m'envoya une troisième lettre : c'était cette fois pour annoncer sa guérison...
Vois-tu ? Mille fois déjà j'ai ressenti cela : Quand chaque jour tu mets la mort sous tes yeux, quand à chaque instant que tu l'attends alors, la mort, elle, s'enfuit loin de toi. Mais lorsqu'au contraire tu crains la mort, c'est alors qu'elle tepoursuit sans cesse. Trois fois j'ai enteré des phtysiques et chaque fois j'ai nourri l'espoir secret d'être contaminé. Je dévêtais le mort et je mettais son linge; mais la mort chaque fois, s'en est allée, loin, bien loin chez ceux qui la craignaient. Toute ma vie pourtant, j'ai été malade. Et jamais je ne me suis soigné. Tout au contraire, je n'ai eu pour nourriture que des aliments préjudiciables à ma santé. Mais la mort ? Où est la mort ?
Si je vous écris ces choses, et d'autres semblables, c'est qu'en vérité vous aimez la perfection ! Car les gens du monde, eux, ne croient pas pécher à suivre ce que leur dicte la science. Loin de là, ils ne songent pas même à chercher une autre voie.
Ce que je veux dire avec tout cela, c'est que si le Seigneur ne le veut, nous ne mourrons pas, ni même ne tombons malades. Enfuis-toi donc loin de nous tièdeur des incrédules. Et puisque d'abord nous connaissons Dieu pour être de tous les biens, lui notre Père, notre Providence et notre protection, il faut bien aussi que nous croyons en lui de toute notre âme et de tout notre coeur. Après quoi, il faut aussi que nous n'espétions qu'en Lui seul. Enfin, il faut encore qu'à ressentir toujours ses bienfaits si nombreux, nous l'aimions.((et) lui seul). Puis, lorsque nous aimerons Dieu de tout notre coeur, comme notre Créateur, alors le prochain aussi, nous l'aimerons comme nous même, sachant que nous sommes tous frères selon la nature qui est en Adam, et selon la grâce qui est en Christ. C'est pourquoi aussi il ne convient pas à l'homme spirituel, lorsqu'il s'est une fois consacré à Dieu, de regarder à la parenté selon la chair; mais à la parenté selon l'esprit. Car la chair, mâle et femelle, est pour la procréation, ce à quoi nous avons, nous, dès longtemps renoncé, pour tâcher de nous élever au-dessus d'elle. Si donc nous sommes des êtres spirituels, il faut que notre regard lui aussi soit spirituel. Or li n'est, selon l'âme, ni mâle ni femelle, ni vieux ni jeune, mais partout et sur tous s'épanche la grâce du Christ.
Gardez donc, je vous en prie, votre esprit libre, et n'allez pas, quand nous sommes sous le règne de la grâce, le tenir enfermé sous celui de la loi -de sorte qu'il puisse contempler aussi quel grand mystère se cache sous ses paroles que je vous livre ici, et qu'à goûter ainsi un innocent amour, bientôt il s'envole vers la contemplation du Dieu unique, notre Père, qui est bonté.
Or nous ommes tous frères, nous qui sommes le souffle de Dieu, l'emphysème divin. Et notre Père, qui nous donne la vie, demeure parmi nous. Aussi, tous nos actes, tous nos mouvements et toutes nos pensées, sont-ils sous son jugement comme sous son regard, soumis à la plus pure transparence. Avant que tu ne songes seulement à te mouvoir, avant que tu ne conçoives une quelconque pensée, qu'elle fût bonne ou mauvaise, aussitôt l'âme le souffle et l'emphysème divin, en avertit Dieu, qui lui-même dans sa préscience, sait avant les siècles tout ce que tu vas accomplir. Après quoi, tu fais, toi, se mouvoir l'âme et le corps.
Ecoute maintenant la parole du Prophète et sois attentif: «J'ai mis sous mes yeux le Seigneur pour toujours». Mais sont-ils bien ouverts, toujours, les yeux de ton âme ? Ou t'imagines-tu, parce que tu ne peux, toi, discerner Dieu à tes côtés, que lui non plus ne te voit pas ? A moins que tu ne te crois maître de lui dissimuler tes actes accomplis en cachette, pour cette seule raison que ton esprit à toi est prisonnier de ses étroites limites. Mais Dieu voit, et il est contristé. Non, quand il passe sur tes fautes, il n'en blâme pas moins ton incrédulité avec les vues si courtes de ton esprit obtus et tellement enténébré.
Ignores-tu pourtant que c'est Jésus, lui seul qui, pour chacun est la guérison de toutes les nécessités absolument qui le pressent ? Qu'il est le pain de l'affamé, l'eau de l'assoiffé, la santé du malade, l'habit de l'indigent, la voix du psalte, le messager de qui le prie et que pour le dire d'un mot, il est tout à tous.
Crois le bien, mon enfant, de quelque mal que nous souffrions, en nos coeurs comme en nos âmes, nous n'avons pas de meilleur médecin que le Christ lui-même.
Toi donc, aie seulement l'abnégation totale; avec la foi parfaite, et sans balancer un instant voue-toi à lui tout entier; oui, cela seul suffira.
Allons, pourquoi désespérer, quand tu vois au doux Jésus tant de bonté et de miséricorde ? Lui qui, pour une requête de rien que nous lui adressons, nous comble en retour au-delà de toute mesure humaine; qui, pour un rai de soleil que nous sollicitons, se montre soudain à nous, toute Lumière et tout Amour. Oui, qu'il te suffise à toi de t'humilier, comme de fonder en lui ton espèrance entière, et n'en doute pas, tu verras sa gloire.
Ah ! crois-m'en, je ne te mens pas: depuis que je suis devenu moine, j'ai eu beau être malade, jamais je n'ai eu le moindre souci de moi-même. Mais sans avoir jamais laissé aucun médecin prendre soin de mon corps, c'est au vrai médecin, celui qui seul sait soigner les âmes, que je me suis fié, lui en qui j'ai mis toute mon espérance.
Et j'ai été dans le commencement tellement éprouvé, que mon dos tout entier du haut jusques en bas, fut couvert d'ulcères gros comme autant de citrons. Et je fus plus raide qu'une pièce de bois, ne pouvant avant longtemps ni me baisser ni tant soit peu me courber. Mais, pour combattre la passion, je me refusai à changer de chemise ou à passer un quelconque autre habit. Puis, sur mes épaules, je chargeai une lourde besace, qui me ployait l'échine; et, ainsi harnaché, je fis le tour entier de la Sainte Montagne. Alors, jusqu'à ce que mon vêtement ne fût plus qu'une loque, qui me tombât en guenilles sur les pieds, je demeurai, comme je te le disais, sans en changer, m'employant à combattre la passion en usant de patience. Or la chemise toute raide de l'humeur qui coulait des ulcères, eut bientôt à cause d'elle un pouce d'épaisseur. Et mes plaies baillaient, faisant comme des trous où passait le doigt. Mais ces souffrances là n'étaient rien encore... C'est pourquoi, lorsque, jusqu'à aujourd'hui, une quelconque maladie m'advient, quelle qu'elle soit, je l'accueille avec allègresse, espèrant secrètement qu'avec elle viendra aussi le sommeil qui ne finit pas, pour me trouver enfin devant Jésus, le Seigneur. Mais l'heure, las, n'est point encore venue... Elle viendra pourtant, et ne tardera guère...
La mort ! Elle qui est, pour beaucoup, le sujet d'un effroi terrible, pour moi n'est qu'un repos, une chose trés douce qui, à peine venue, me reposera aussitôt de toutes les afflictions du monde. C'est pourquoi je l'attends, d'instant en instant. Car c'est un dur combat, -oui, trés dur en vérité, que celui qu'il faut mener pour supporter les fardeaux pesants de ce monde d'aujourd'hui, où tous cherchent à ce qu'autrui s'acquitte à leur place des commandements de Dieu.
Tels sont nos temps. Aussi nous faut-il de la patience, jusqu'à ce que nous soyons devenus droits, à l'heure de rendre l'âme. Allons, prends courage, et, qu'en tout ce que poursuit ton âme, elle se fortifie et s'affermisse encore.
A cause de tout cela, vois-tu, je suis devenu un cadavre. Et je supplie Dieu de me prendre enfin pour goûter au repos. De votre amour aussi je sollicite des prières, beaucoup de prières. Tant d'âmes attendent de moi quelque secours. Or, croyez-le bien, pour chaque âme que j'assiste, il me faut faire l'épreuve de la guerre même que celle dont elle est assaillie.
Je vous écris ces choses pour que vous repreniez courage, et que devant les maladies vous demeuriez sans crainte, quand même elles nous feraient souffrir jusqu'à notre dernier souffle. Pourquoi t'en inquièter quand Dieu est là, présent à chaque instant ? «En lui nous vivons et nous nous mouvons.» Et si nous sommes éprouvés même à la pierre de touche, nous sommes encore protègès par l'étreinte de ses bras. C'est Dieu que nous respirons, Dieu que nous revêtons, Dieu que nous touchons, et c'est Dieu enfin que nous mangeons en communiant au Mystère. Oui, où que tu te tournes, où que tu regardes, partout Dieu est là: dans les cieux, sur la terre, au creux des abîmes, au fond des bois et parmi les pierres, au profond de ton intelligence et lové dans ton coeur, Dieu est encore là. Comment dès lors ne verrait-il pas que tu souffres et combien tu souffres ? Adresse-lui seulement tes plaintes et tu verras par ces suppliques venir la guérison, celle du corps certes, mais avec elle aussi, celles des passions de ton âme.
Tu m'écris que tu tiens encore du vieil homme. Et je te dis, moi, que tu ne possèdes pas fût-ce une livre de la chair du nouvel Adam ; tu n'es tout entier que l'ancien. Mais quand le nouvel Adam quelque jour, commencera de se former en toi, alors, si je suis encore en cette vie, je te décrirai, moi seul, les diverses figures que cet homme nouveau revêtira, avant qu'il n'achève en toi sa croissance.


XXXVIIII

Pour toi désormais le monde est mort, comme tu es mort au monde




Mon enfant bien-aimée, fille de mon Jésus, je forme des voeux pour que vous soyez en santé ta vénérable higoumène, toutes tes soeurs et toi.
J'ai bien reçu ta lettre et j'en ai vu le contenu. Tu dis que tu te portes bien et je m'en réjouis ; mais pour les autres nouvelles que tu me donnes, elles m'ont vivement inquiété.
Ce zèle que tu me décris n'est pas celui de la grâce. De toi maintenant, Dieu n'exige pas, comme tu le crois, une telle confession. Celle que tu fais à présent chaque jour, là où tu te tiens, est mille fois plus haute. Car c'est à endurer l'ascèse quotidienne, à fouler aux pieds ton âme en supportant une parole dure, une raillerie, une censure, que tu deviens l'égal d'un véritable confesseur. Parce que chaque parole dure, Dieu te la compte comme un martyre et qu'à chacune, il t'apprête une couronne.
Et c'est un martyre aussi que de détenir entre ses mains l'entière vérité. Mais tout ce que tu me décris, toi, provient du Malin. Car il veut la ruine des monastères, qui sont sa gêne et son tourment. Mais alors, si le salut était en dehors de nous, pourquoi fallait-il donc que nous laissions tout ? Pourquoi fallait-il qu'en portant le Saint Schème avec des serments redoutables nous renoncions à tout? Relis plutôt les promesses que tu as faites et vois si elles s'harmonisent à ce que dis ta lettre.
N'as-tu pas promis, mon enfant, de renoncer au monde ainsi qu'aux choses de ce monde ? N'as-tu pas promis de t'employer toujours à étouffer en toi le vieil homme, pour que Dieu, l'ami de sa créature, pût effacer à son tour toute ta vie d'antan? N'as-tu pas promis, quand le prêtre t'en a fait la demande, «de demeurer au monastère jusqu'à ton dernier souffle ?» Où sont maintenant ces paroles oubliées ? Crois-tu que si ton esprit s'est terni au point que tu ne puisses plus te rappeler tes propres pensées, le Seigneur lui aussi ait pu les oublier ? Ignores-tu que chacune des paroles que tu prononças ce jour là, les Anges, en lettres de feu, l'ont inscrite, et qu'à l'heure du jugement, il t'en sera demandé compte ?
Imite donc ces saintes âmes, qui autour de toi, sont venues prendre le joug du Christ, endurant d'abord pour son amour, la clôture d'un monastère. Car c'est à l'intérieur de la coque vois-tu, qu'est enclos le fruit.
C'est dans l'ombre aussi que l'abeille, craignant d'être vue, apprête en secret le nectar de son miel. Mais veuille seulement la sortir au grand jour, et tu causes sa perte. Pose la du moins sur une vitre, elle ne sait alors que la souiller et la ternir. Telle est bien en figure la vie monastique.
T'échappe-t-il combien l'higoumène et tes soeurs ont rapidement progressé ? Songe à moi aussi, le moindre parmi les moines, qui me suis reclus, enfermé comme dans un tombeau, sans pouvoir même apprendre si d'autres vivent dans le monde, ni comment ils vivent, ou de quelles manières, ils y coulent leurs jours. Hélas, je vois mon âme morte et c'est sur elle que je me lamente. Je souffre aussi, inquiet que je suis de neuf âmes qui entravent ma route. Car c'est à moi qu'il incombe de rendre comte pour elles. Ah ! combien je m'en afflige !
Ils sont bien révolus ces temps qui suffisaient par eux-mêmes à donner aux moines force et courage. C'est qu'ils avaient alors la grâce surabondante et l'exemple des saints.
Pour toi cependant, tout ce dont tu as vraiment besoin pour devenir bonne, tu le trouveras ici même. Persiste donc dans l'hésychia et tâche d'annuler la distance qui te sépare de tes soeurs. Oui autant que tu le pourras, rivalise avec elles, imitant leur vertu. Et si même tu veux les surpasser, cela ne se peut d'autre façon qu'en ne devenant rien. N'être rien, là est la sublime élévation. Descend, abaisse-toi jusqu'au rien. Il ne s'agit pas d'avoir des ailes, ni de s'envoler, de partir loin, bien loin du monastère, mais de devenir terre pour être piétinée. Car c'est du rien que tu es devenue terre. Regarde à tes origines. N'oublie pas d'où tu as été tirée. Tu es boue. Ne t'en fais pas accroire. Tu es boue. Tu ne vaux guère plus que ce simple crépi dont tu fus jadis enduite par nécessité. Ne t'avise donc pas d'aller haïr l'autre boue, de te plaindre d'elle ni d'en médire. Car tous nous nous contentons d'un crépi.
Or cette vérité, si tu supportes de l'entendre, te fera le plus grand bien. Quant à cette vocation qui est tienne, si tu en savais le prix, quand bien même tu verrais le monastère tout entier infesté de mille serpents horribles, tu dirais encore: Ah! Plutôt mourir dévorée par les serpents que de passer le seuil du lieu bienheureux de ma pénitence. Pour mère à présent, j'ai la Toute Sainte, et après elle,la gérondissa bénie; pour frères, j'ai les Saints et mes soeurs sont celles du Monastère.
Le Monastère est sur la terre comme un Paradis, et il vous faut, vous, devenir pareilles à des fleurs raisonnables, embaumant le parfum spirituel. Oui, faites-vous violence, et vous serez sauvées, éternellement. Vous serez bientôt telle une myrrhe odorante et suave, un encens d'une senteur précieuse. Et au regard de la Sainte Trinité, quel présent serait-il plus aimable, quel sacrifice plus estimable ?
Pour toi donc, ma fille, le monde, désormais, est mort, comme tu es morte au monde. Aussi garde-toi de devenir une statue de sel, telle la femme de Lot, tournée en arrière. Et n'allègue pas à cela de fausses raisons qui toutes ne sont rien que prétextes à pécher. Car alors tu subirais ce qu'au Monastère Saint Serge ont subi les moines, comme le relate un récit de Saint Nil. Je ne sais si vous l'avez lu. Enfin, ce n'est pas maintenant le temps de vous en entretenir.
Tu me parles aussi de ta mère, qui est triste à en mourir. Mais j'ai bien médité tout ce que tu m'écris. Qui donc a donné la promesse de se faire moniale ? La mère pour sa fille, ou la fille pour soi-même ? Quoiqu'il en soit cependant, elle n'a pas lieu de s'attrister pour autant.
Ce n'est pas de lui avoir pris sa fille que Dieu lui demandera compte, puisque c'est lui-même, le Seigneur de la vie et de la mort, qui tout soudainement et dans un âge si jeune a bien voulu la lui prendre. Mais ce dont il aurait demandé compte s'il l'avait laissé vivre, c'est qu'elle n'ait pas accompli la promesse qu'elle lui avait donnée. Mais maintenant, le Christ qui décerne les couronnes récompensera comme si elle eût accompli son voeu, sa bonne disposition première.
Que les parents pourtant, fassent dire pour leur fille quarante liturgies et qu'ils donnent l'aumône autant qu'ils le pourront. Il en va de même aussi pour la mère du hiéromoine : qu'elle ne désespère pas. Certes, il a mal fait de délaisser sa pénitence, et ce qui est pis encore, de s'en aller dans le monde, sans nulle bénédiction. Mais les prières de sa mère, et ses larmes, ont beaucoup de force devant le Seigneur. Qu'elle prie donc, au lieu de s'affliger. Et avec le temps, Dieu l'éclairera. Les énergies de Dieu ne ressemblent pas aux nôtres qui sont humaines. Le Seigneur lui, avec une infinie patience, avec une infinie douceur, travaille au salut de ceux qui veulent être sauvés. Ici encore, je le crois fermement, il ne laissera pas se perdre en vain les larmes d'une mère, ni ses gémissements.
Celui qui a vu, qui a eu connaissance de la connaissance de Dieu et de sa divine grâce, celui-là seul n'ignore pas combien les pensées des hommes sont éloignées des jugements insondables que peut porter Dieu sur la chose humaine. Mais qu'une âme veuille seulement se repentir, que le Seigneur agréé sa pénitence, que Dieu la reçoive entre ses mains et à cette même âme tout le reste sera donné par surcroit en vue du salut. Car dans sa sagesse, et selon son économie, le Seigneur dispose de toute chose.
Tu me cites l'abba Isaac: celui qui lutte, dit-il, et qui se fait violence, quand bien même, devancé par la mort, il ne serait avant le temps devenu parfait, Dieu, néammoins, le placera avec les parfaits. Mais Isaac, sache-le, dit encore ceci : Si à cet être là, il advient de tomber au combat et d'y mourir, c'est avec les martyres eux-mêmes que le Seigneur placera ses bienheureuses reliques.
Quant à ce père qui, écris-tu, rend grâce à Dieu de cette lumière que telle un phare lui prodigue son fils, revêtu du Grand Schème Angélique, c'est bien ainsi qu'il en est en vérité: ce sont les parents qui sont bénis par leurs enfants, lorsque ceux-ci obtiennent leur salut. Car la vie lumineuse de leurs enfants, devient pour les parents telle un phare dans la nuit: ils en reçoivent une surabondante grâce; et, jusqu'à la septième génération, leurs descendants peuvent s'attendre à recevoir du secours, et comme un surcroît de grâce, qu'émane encore ce Schème monastique. Ainsi donc, beaucoup d'entre nous seront sauvés, s'ils mènent une vie agréable au Seigneur. Mais, il faut avant cela lutter jusqu'à la mort, puis faire montre d'obéissance comme de patience.
Aie donc une foi parfaite en ton higoumène bénie, et supporte sans murmurer toutes les afflictions, afin d'être jugée digne un jour des biens de ton Seigneur, et que d'autres aussi soient sauvés avec toi, que tu auras incités à t'imiter, quand tu seras devenue telle que te veux le Christ, notre Maître et Seigneur.
Et sache encore ceci : j'ai revu en songe ce pappas qui là-bas, dans notre patrie, autrefois, nous baptisa tous. Un saint homme que ce prêtre! Il avait fait voeu au Seigneur de sa virginité. Je me souviens... Il faisait beaucoup l'aumône... Et dans mon sommeil, il me dit : «Lorsque j'étais en cette vie, je croyais que seules les liturgies pouvaient sortit l'âme de l'Hadès ; mais à présent que je suis mort, je vois en vérité combien les prières que vous faites ont de pouvoir et de force, elles qui peuvent arracher à l'enfer jusqu'aux âmes damnées. Vous donc, ne cessez pas de prier pour les morts car le Dieu de miséricorde cherche toutes les causes de sauver une âme».


XXXIX

Alors cesse la prière tandis que les membres deviennent immobiles,
et que l'intelligence contemple, seule, dans une lumière indicible.




Petite enfant bien‑aimée, et vous, ses soeurs en Christ, toutes selon votre rang, je vous salue ! Soyez en santé dans le Seigneur, et réjouissez‑vous en lui ! Une nouvelle fois, j'entreprends de parler à celles qui éprouvent le désir de la connaissance divine. Car «demandez, dit mon doux Jésus, et il vous sera donné, cherchez, et vous trouverez, frappez et il vous sera ouvert.» Ah ! J'honore votre bonne disposition, je loue votre zèle, j'estime votre amour ! Aussi tâcherai‑je à mon tour de vous imiter.
Voici, bien‑aimées, écoutez‑moi.
Tout d'abord, mon enfant, la manière dont tu me dis commencer la prière est très bonne, en vérité. Car de la sorte, à songer que la prière de ton Ancien monte vers Dieu telle une colonne de feu, tu peux garder ton esprit libre de toute pensée. Alors, quand l'esprit saisit de telle choses, soudain, il se tient en suspens, un moment immobile. Alors, aussi la prière s'emplit de douceur, et les larmes une à une, se mettent à couler. Et comme une mère tient son enfant pour lui apprendre à marcher, puis le laisse un instant, ainsi fait la grâce avec les novices. Mais l'enfant cherche sa mère, il pleure, il crie, il la demande. Et la voici qui revient. La grâce, elle aussi, s'en va et revient, jusqu'à ce que le moine grandisse, car elle ne peut rester en nous, quand nos passions l'en empêchent.
Ah, les passions ! Les passions sont un matériau dur. Dur comme le Mont Oural ! Hautes, comme lui, de milliers de mètres ! La grâce, elle, est comme le soleil. Le soleil se lève, mais l'ombre des montagnes l'empêchent d'éclairer l'homme, créé raisonnable. A peine pourtant, si un rayon le touche, et il irradie de joie. Mais le reste de son être demeure à l'ombre des passions. Et les démons dès lors ont toute liberté d'agir, puisque la grâce s'est retirée. Car elle est gênée souvent, comme par les nuages qui voilent la lumière du soleil. C'est que l'ombre des passions fait monter une vapeur, qui obscurcit le petit rayon brillant. Et ces vapeurs sont, comme tu le dis toi‑même, les mauvaises pensées - ainsi le désespoir, la peur, la crainte, l'esprit de blasphèmes, et autres états semblables qui étiolent et fanent l'âme. Celle‑ci dès lors perd son assurance. Or toute pensée qui apporte avec elle une grande tristesse, comme le désespoir, est envoyée du diable. Aussi faut‑il rejeter cette vapeur des passions, et la rejeter aussitôt, usant pour cela de l'espérance en Dieu, de la confession à l'Ancien et des prières des aînés, qui, souviens‑t‑en, prient pour toi, afin d'incliner à la miséricorde ton Seigneur et Maître. Mais une tristesse légère, au contraire, toute mêlée de joie, de larmes, de suppliques ardenntes, où l'âme trouve sa consolation, cette tristesse là, vient de Dieu. Elle est le fruit de la grâce. Elle veut nous mener à la pénitence, quelques grandes qu'aient pu être toutes nos fautes au long de notre vie. Mais voici que vient justement la chasser le souvenir de ces fautes. Par bonheur pourtant, le repentir, de nouveau, l'appelle. Or la grâce, sache‑le, jamais ne mène au désespoir ; mais, toujours, elle conduit à la pénitence celui qui a chuté. Tandis que les paroles fourbes du malin démon inspirent aussitôt le désespoir, et elles flétrissent l'âme, comme fait la grêle, tombant sur les pousses tendres, à peine germées de terre.
Aussi ma fille, écoute, et apprends bien ta leçpn sur la praxis : quand tu verras la grâce agir, et ton âme se réjouir, quand tu verras tes larmes couler sans effort -au souvenir de tous ces jours de ta vie où Dieu t'aura fait don de sa miséricorde- alors, en cet instant là, si tu pries, laisse ta prière ; si tu es debout, demeure sans bouger ; si tu es assise, reste comme tu es. Puis, de ton esprit chasse bien vite les pensées enfantines : Reçois seulement l'ondée de l'Esprit, tout le temps qu'elle pleuvra sur toi, et jusqu'à l'embellie, demeure là immobile. Car si c'est en plein labeur que la grâce vient te trouver et que tu te lèves alors jugeant plus opportun de te mettre en prières, la grâce aussitôt cesse d'opérer. C'est que là où elle est venue te trouver, là aussi elle veut te voir délaisser tout ce qui n'est pas elle.
Et ne veuille pas surtout la diriger jamais. C'est elle qui veut instruire ta pensée, afin que pas une seule fois tu ne crois en toi‑même, aussi longtemps que tu seras en cette vie. Mais quand elle se retire, toi, ne désespère pas : un jour seulement de cette pluie bienfaisante suffit pour abreuver d'eau jusqu'à son retour la terre de ton âme et pour faire croître sans peine toutes les jeunes pousses qu'elle y aura mises.
Et sache‑le encore, autre est la grâce du sacerdoce, autre celle du schème monastique, autre encore celle des Mystères et autre aussi l'énergie de la grâce qui s'obtient par l'ascèse. Et si toutes jaillissent d'une seule source, chacune diffère de l'autre, en mérite comme en gloire. La grâce de la pénitence opère en ceux qui luttent. Elle est pour nous comme un héritage ancestral qui, de génération en génération, se transmet. Par une divine alchimie, nous donnons de la terre et recevons le ciel, échangeant la matière vile pour recueillir l'Esprit divin.
Chacune de nos sueurs alors, chacun de nos maux, chacune de nos ascèses menées pour l'amour de notre Dieu, deviennent une sorte de change - change de l'échange - par quoi, selon l'adage des Pères, «donnant notre sang, nous recevons l'Esprit.» Et cette grâce s'augmente toujours, dans la mesure même où d'elle l'on peut contenir davantage.
Telle est donc cette première grâce, celle que l'on nomme aussi «grâce de la praxis»- c'est‑à‑dire grâce de l'action - ou plus simplement «praxis», - ce qui veut dire «action» -, et encore, selon d'autres, - ce qui veut dire «purification» - ou grâce «cathartique»- c'est‑à‑dire, grâce purgative ou purificatrice.
Or à la «praxis» succède «l'illumination». Et nous voici avec elle, parvenus au second stade, celui de la «grâce illuminative».
C'est‑à‑dire qu'après avoir été formé entièrement à l'éducation de la praxis, le lutteur, - quand bien même durant cette maturation, une infinité de fois il serait tombé, si seulement par le secours de cette même grâce de la praxis", il s'est autant de fois redressé - le lutteur voit à la «praxis» succéder en lui l'illumination de la connaisance : alors l'intellect se fait clarté et miroir de vérité. Alors, toute chose paraît dans sa nature propre, sans artifice ni fard, ni syllogismes humains, et chacune selon la manière qui lui est naturelle tient dans sa réelle vérité. Mais avant que de parvenir à ce point, il faut à l'ascète passer par mille sorte d'épreuves et parer douloureusement à maints changements d'armure. Après quoi il trouve à jamais la fin des tentations comme la paix des pensées.
Et voici qu'après l'illumination vient le temps où cesse la prière. Alors viennent aussi les contemplations en grand nombre, le ravissement indicible de l'esprit extasié, le repos suave de tous les sens ensemble, la soudaine immobilité des membres dans le corps -comme à palper un très profond silence-, et à la fin surtout, l'union innefable dans l'un de l'homme avec Dieu.
Tel est le divin échange, par où Dieu donne à celui qui dans les épreuves fait oeuvre de patience, et qui dans la lutte, n'interrompt point sa course, de pouvoir quelque jour muer la matière vile en trésors immatériels.
Or vous aussi, douces agnelles de mon Jésus, courez à votre tour derrière l'Epoux Céleste. Venez à votre tour respirer le parfum spirituel, qui tel une myrrhe, s'exhale de son être. Et que la pureté sainte de l'innocente virginité embaume aussi vos vies, vos âmes et vos corps. Car pour plaire au Doux jésus et à sa Mère Toute Pure, il n'est rien tant, à ce que je vois, que cette sainte pureté de l'innocente virginité.
Que celui donc qui voudra jouir de leur immense amour se soucie par avance de purifier et de blanchir,son âme ainsi que son corps. Car de la sorte, bientôt il recevra tous les dons du Ciel.
Mais je voudrais à présent vous livrer le sens de ces paroles étranges : "Alors cesse la prière", quand en l'homme surabonde la grâce... Voici : Comme la lumière des étoiles est la grâce pratique ; Comme la pleine lune, la grâce de l'illumination ; mais pareil à l'éclat du soleil en son midi, quand il touche au zénith, la grâce sublime de la contemplation. Telles sont du moins les trois classes selon lesquelles les Pères ont ordonné pour nous les différents degrés de la vie spirituelle.
Aussi lorsqu'en l'homme la grâce surabonde, lui faisant reconnaître ce qui est écrit, -mais nous avons dit ces choses- alors il entre soudain dans une grande simplicité de l'âme, et son esprit se dilate, comme capable désormais d'une contenance accrue. Et de cette façon que tu dis, lorsqu'à goûter un peu de ce don sublime, tu fus emplie, m'écris‑tu, d'une joie et d'une allégresse infinies, de même également vient la grâce, lorsqu'elle trouve l'intellect s'appliquant tout entier à la prière pure. Mais souvent aussi, telle une aurore subtile, ou bien telle l'effluve trop forte d'un parfum musqué, la grâce tout‑à‑coup vient inonder le corps. Alors cesse la prière,tandis que les membres deviennent immobiles, et que l'intelligence contemple, seule, dans une lumière indicible. Alors aussi se fait ineffablement l'union dans l'un de l'homme avec Dieu et il ne peut plus lui‑même se séparer d'avec Dieu. Mais comme le fer qui, avant qu'on ne le jette au feu, s'appelle fer, mais qui chauffé au rouge et embrasé jusqu'à ne faire plus qu'un avec lui, s'y fond, ou comme la cire qui, à l'approche du feu, se fond sans pouvoir demeurer dans sa nature première, de même aussi, ce n'est qu'une fois la contemplation achevée, qu'il est loisible à l'homme de revenir à sa nature d'homme. Mais aussi longtemps que dure cette contemplation, il est autre, né d'un autre. Et totalement uni à Dieu, il ne lui semble plus qu'il n'ait ni corps, ni séjour sur la terre. Car, tout entier météore, sans corps enfin, il monte au ciel !
Et ce mystère est grand, en vérité. Car ce qu'il est donné à l'homme de voir alors, nulle langue au monde ne peut le dire.
Puis, lorsque s'achève cette contemplation, l'âme un instant visitée demeure seule, et elle est pétrifiée maintenant d'une insondable humilité. Et pareil soudain au petit enfant de naguère, ce même être se prend à pleurer. Il pleure de ce que Dieu, à lui qui jamais n'a rien fait qui vaille, lui ait donné pourtant de voir des choses si sublimes. Et si vive est la conscience de son dénuement que, pour peu que tu le lui demandes, il s'avoue indigne et trop indigne même d'exister sur la terre.
Or plus il en juge ainsi, et plus il reçoit du Seigneur. A la fin même, n'y pouvant plus tenir, il s'écrie : "Assez, mon Dieu !". Car en lui la grâce a surabondé, qui d'un manant a fait le fils d'un roi.
Et si tu l'interroges encore, disant :
- «D'où vient cet habit que tu portes ?»
- «De mon Seigneur», dit‑il.
- «Et ton argent, d'où le tiens‑tu ?»
- «De mon Seigneur», dit‑il encore.
Et si tu insistes davantage :
- «Mais à toi, qu'as‑tu donc ?»
- «Rien» s'écrie‑t‑il. «Je suis terre, je suis boue, je suis cendre ! Tu me redresses, je me redresse ! Tu me pousses, je m'écroule ! Tu m'élèves, je m'envole ! Tu me jettes au sol, je me blesse. Or c'est là le propre de ma nature que de n'être rien.»
Et jamais il ne se lasse d'aller, redisant bien haut l'étrange vérité. Mais ce rien, qu'est‑il donc ? Ce rien‑là est celui‑même qui était, avant que Dieu ne fît le ciel et la terre. Oui, voici bien quel fut tout le commencement de notre existence d'hommes. Notre origine comme notre pâte, ce fut la boue. Notre force, ce fut le souffle de Dieu que par la divine insufflation il nous partagea. Mais reprends seulement, ô notre Dieu, Maître et Seigneur, seul amoureux de la bonté parfaite, et qui jadis créa tout ce qu'il y a de bon, reprends seulement ce divin souffle qui est tien et qu'au commencement tu voulus nous donner, soufflant seulement sur nos visages sans vie par où nous reçumes le Saint Esprit vivifiant, oui, reprends‑le, et nous voici de nouveau réduits à notre boue. Allons, homme malade de l'orgueil, qu'as‑tu donc que tu n'aies reçu ? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme ne l'ayant point reçu ?
Ah, pauvre petite âme, connais enfin quel est ton bienfaiteur et prends garde surtout de ne prendre pour trophées de ton bras, ni de t'approprier comme tien ce qui, loin d'être à toi, n'appartient qu'à Dieu seul. Ah, misérable, sache à ton origine reconnaître ton existence, et n'oublie jamais que tu n'es rien ici‑bas, sinon une étrangère, en un lieu où tout t'est également étranger. Et, si tu comprends enfin le don que t'a fait Dieu, ton doux bienfaiteur, tâche avec une conscience pure de lui rendre un peu de ce qui lui revient. Souviens‑toi... : «Nous offrons à toi de ce qui est à toi», chantons‑nous à la sainte liturgie. Si donc pour avoir vaincu enfin les machinations des démons, il advient quelque jour que tu montes au ciel, pour contempler dans la lumière les natures angéliques et entendre les voix si pures des divines puissances, alors, que tu écrives, ou que tu parles, que tu théologises ou que tu enseignes, sache‑le, quoi que tu fasses, tout n'est que don de Dieu. Toi donc, à cette heure là, dis à ton Seigneur : "Jésus, mon Jésus, reçois ce doux souffle que j'ai reçu de toi. A toi, de ce qui est à toi !"
Ah ! petite âme ! Que ne verras-tu dès lors quand pour toi s'ouvriront tous les trésors de Dieu , Que ne percevras‑tu, lorsque tu entendras ton Seigneur doucement te dire : Tu as été, mon fils, bon et fidèle économe. C'est pourquoi, prends tout, cela te revient.

Epilogue




Ainsi donc, toutes ces choses, mon enfant, que je t'ai écrites, retourne‑les sans cesse dans ton coeur et ton esprit. Et sache où précisément commence le droit cheminement sur les voies de Dieu, lequel procure tous les biens : en ceci, que l'homme connaisse sa propre faiblesse. Or, pour qu'il la connaisse, il lui faut d'abord entrer dans de grandes épreuves, telles qu'elles passent ses forces. Car s'il ne subit pas ces tribulations qui sont au‑dessus de sa nature, il est impossible qu'il en connaisse la faiblesse. Mais une fois qu'il la connaît, il sait tout, et tient tout entre ses mains. Alors aussi, s'approche la véritable humilité. Et enclose en elle, lui échoit la patience. Après quoi lui advient la connaissance des mystères. Et avec elle, le discernement le couvre de son ombre. Enfin, du divin Amour, il reçoit tous ces beaux fruits ensemble que sont la paix, la joie, la longanimité, la foi, la tempérance, et la douceur.
Question : Mais où donc, père résident tous ces biens ?
Réponse  : Tous ces biens, mon enfant, résident en ce fait que l'homme distingue à l'oeil nu ‑ non pas des fantômes ni des imaginations, ‑ mais cette vérité pure et sans fard de la grâce, cette vérité qui est que l'homme n'est rien.
Question : Mais qu'est‑ce donc que le rien ?
Réponse : Le rien est ce qui, avant que Dieu ne fasse la terre et toute la création, n'était rien ; et qu'ensuite, lorsqu'il eut fait le ciel et la terre, il appela "terre", - cette terre venue du non-être ; et que plus tard encore, lorsqu'il en eut pris de la boue, et qu'il en eut façonné notre être de glaise, inanimé d'abord, puis auquel il insuffla son emphysème, pour lui donner un souffle de vie, ‑ son âme logique ‑, il appela "homme", "à son image et à sa ressemblance."
Or ce qui est à "l'image de Dieu", c'est cet esprit dont il fit don à l'homme par la divine insufflation, ‑ son âme logique. Et ce qui est "à la ressemblance" de Dieu, ce sont ces vertus bonnes et belles, l'amour, la bonté, la miséricorde, et toutes les autres, que nous avons dites. Celui donc qui possède ces vertus bonnes et naturelles, détient aussi "la ressemblance" avec Dieu. Mais celui qui ne les a pas, n'a pas non plus la ressemblance. Le Prophète au contraire, le compare à un homme qui "étant chez lui en honneur, ne voulut pas s'y tenir, mais imita les animaux sans raison, auxquels il ressembla."
Question : Mais quel est donc, afin que nous finissions ici le discours, l'achèvement accompli de toutes les bontés, et la perfection de toutes choses ?
Réponse : L'achèvement accompli de toutes les bontés, et la perfection de toutes choses est Dieu. Dieu bon, miséricordieux, compatissant, par qui tout a été tiré du néant, et sans qui rien n'a été fait. C'est donc à Lui que conviennent toute gloire, amour, honneur, supplique et adoration, comme à son Fils Bien‑Aimé, notre très doux Seigneur, Jésus Christ le Sauveur, et à son Très saint, Bon et Vivifiant Esprit, maintenant et toujours, et dans l'immensité des siècles sans fin. Amen.

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