dimanche 2 janvier 2011
La Lumière du Thabor n°6. Editorial. Les trois prises de Constantinople.
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Editorial
Les trois prises de Constantinople
« Si je t’oublie Jérusalem, si je t’oublie, que ma droite m’oublie,
Que ma langue s’attache à mon palais… »
Psaume 137
CONSTANTINOPLE, la Nouvelle Rome, est la ville universelle de l’Orthodoxie. Seule, Jérusalem la surpasse en gloire, où s’accomplit le mystère de notre salut, et qui est la ville du Seigneur Jésus-Christ. Mais Constantinople est la ville de la Mère de Dieu à laquelle elle fut confiée et dédiée par saint Constantin le Grand Egal aux Apôtres. C’est la Mère de Dieu qui guida Constantin, ce nouveau Moyse chargé de conduire le peuple chrétien, ce nouvel Israël, hors de la terre et du temps des persécutions et des martyrs. C’est par une révélation divine que le grand empereur, disciple de la Sainte Trinité, choisit pour capitale le lieu de sa victoire définitive sur Licinius, l’adepte et le disciple de la magie : « Licinius, écrit le grand historien F. Lot, en dépit d’un édit de tolérance, n’avait pas sauté le pas et n’était point devenu chrétien. Loin de là, il passait son temps à consulter les magiciens. Constantin, enfermé dans une sorte de Tabernacle où il avait placé la Croix ne cessait de prier ; il s’entretenait avec Dieu « comme Moyse ».
« Vainqueur dans une bataille où son rival se remit entre ses mains, Constantin devait au Dieu des Victoires un signe éclatant de reconnaissance. Il l’a manifesté en transportant sa capitale hors de cette Rome infectée de paganisme incurable, dans une ville nouvelle, toute chrétienne. »
L’origine de Constantinople, disait encore F. Lot, est une « énigme politique » ; selon lui ni les considérations géographiques, ni les considérations politiques et stratégiques, ni les considérations psychologiques ne suffisent à expliquer sa fondation. Et la tradition orthodoxe rapporte en effet que Constantin choisit d’abord l’emplacement de l’ancienne Troie où il fit bâtir des fortifications. Selon Sozomène, c’est sur une révélation divine qu’il abandonna ce site où deux siècles après, on pouvait encore voir les restes des fortifications du IV° siècle.
Venu alors dans le village quasiment délaissé de l’antique Byzance, Constantin s’avança pour fixer, par ses pas, l’emplacement et les limites de la nouvelle ville ; son entourage, le voyant marcher très loin, lui demanda avec étonnement : « Et quand donc, Seigneur, t’arrêteras-tu ? » Et Constantin répondit : « Quand s’arrêtera celui qui marche devant moi. »
Ainsi les limites de la Ville furent fixées par l’Archange Michel ou par la Mère de Dieu Elle-même, selon une autre tradition.
La Nouvelle Capitale fut consacrée le 11 Mai 330 en présence de l’Empereur, de l’évêque de la ville saint Alexandre, de nombreux Pères qui avaient assisté au Concile de Nicée et les fêtes de la Dédicace durèrent quarante jours.
Les lois impériales ordonnèrent par la suite de cesser le 11 Mai, toute procédure judiciaire, et l’Eglise Orthodoxe a mis à son calendrier la fondation de la grande ville chrétienne.
Constantin embellit sa ville de quantité d’églises tant pour la sanctifier que pour honorer les martyrs dont il avait fait venir les précieuses reliques avec celles de la Sainte Croix. Les plus célèbres églises étaient celle de sainte Irène et celle des saints Apôtres proche du Palais Impérial, dans laquelle les empereurs et les patriarches eurent longtemps leurs tombes. Dans cette église, Constantin fit transporter les reliques de saint André, de saint Luc et de saint Timothée. D’autres églises furent construites hors de la ville, comme celle qui fut consacrée à l’archange Michel. Ce n’est que sous Justinien que fut bâti le Temple de la Sagesse de Dieu, Sainte Sophie, le joyau de la ville.
Constantin donna le nom de "Nouvelle Rome" à la ville qui devait porter son nom et il fit graver cette appellation sur une colonne de pierre posée en un lieu public nommé Stratège. La Ville eut quasiment tous les privilèges politiques de l’Ancienne Rome et d’autres encore, destinés à appeler sur le Bosphore l’élite intellectuelle et administrative de l’Empire. Jusqu’à la chute de 1453, l’empereur et le peuple gardèrent cette conscience romaine qu’elle tenait de l’histoire et de la volonté de saint Constantin. Pure de toute souillure païenne et du culte des idoles, cette ville nouvelle renouvelait l’Empire Romain, tant il est vrai que le Saint Esprit peut faire toute chose nouvelle.
La consécration de Constantinople fut suivie de nombreux miracles dont quelques uns ont été rapportés par Sozomène le grand historien ecclésiastique : « Constantin, souhaitant avec passion honorer cette ville qui portait son nom, y éleva un grand nombre de belles églises. Dieu témoigna par des marques sensibles combien leur dédicace lui était agréable. La plus célèbre et la plus fréquentée… est celle qui est bâtie à l’endroit nommé Hestres. On l’appelle maintenant Michaelion… on l’a ainsi nommé parce qu’on croit que l’archange Michel y est apparu. Je puis rendre témoignage des bienfaits que j’ai reçus par son intercession et la vérité de ce que j’en assure sera confirmée par plusieurs personnes, qui ayant eu recours à Dieu dans leurs maladies et dans leurs malheurs ont senti du soulagement. Je serai trop long si je voulais rapporter en détail les guérisons miraculeuses. Mais je ne puis omettre celle d’Aquilin, mon collègue. Je dirai donc ce que j’ai vu et ce que j’en appris de lui-même. Ayant été attaqué d’une fièvre violente… il ne mangeait plus et les médecins désespéraient de sa guérison. Etant comme à demi-mort, il commanda à ses domestiques de le porter à l’église, dans l’espérance ou d’y guérir ou d’y mourir. Quand il y fut, le Seigneur lui apparut pendant la nuit et lui commanda de prendre un breuvage… et ce breuvage le guérit… J’ai appris aussi que Probion, médecin de la cour, fut guéri par une vision extraordinaire, des douleurs qu’il avait aux pieds. Il s’était fait chrétien et approuvait toutes les maximes de notre religion, excepté qu’il trouvait étrange que les hommes eussent été sauvés par la Croix. Comme il avait le doute dans l’esprit il eut une vision qui lui montra la Croix qui était sur l’autel de cette église et lui déclara que depuis que la Croix avait été consacrée par les souffrances du Sauveur, il ne se faisait plus rien sans elle, par le ministère des anges, ni des hommes, soit pour le bien commun de l’Eglise ou pour l’utilité particulière de chaque fidèle. »
Nous insistons ainsi longuement sur la fondation de Constantinople et sur le caractère unique de cette ville dans l’histoire chrétienne parce qu’en Occident, dans nos manuels et nos livres, « Byzance » la ville haïe des « Franks » est traitée comme un monde étranger, lointain, oriental, responsable de nombreux malheurs et vilenies. Certes dans l’histoire de la Nouvelle Rome – dont longtemps les Romains d’Occident asservis par les Franks ont attendu du secours – il y eut un empereur païen, d’autres hérétiques et des patriarches hérétiques et persécuteurs des Orthodoxes ; mais ce qui nous semble caractériser Constantinople c’est, à travers les siècles et les épreuves, une conscience orthodoxe et dogmatique du peuple chrétien qui identifiait la véritable piété et l’orthodoxie dogmatique. C’est pour cette conscience orthodoxe du peuple que Dieu suscita les êtres déifiés que furent les grands patriarches pédagogues de la Foi du Christ, les Alexandre, Grégoire, Nectaire, Chrysostome, Photios, Gennade Scholarios, Jérémie II,… ou les pieux empereurs Constantin, Théodose, Justinien, Cantacuzène, et encore les impératrices Pulchérie, Théodora, Irène et la multitude des Confesseurs et des Martyrs…
Par leurs prières, Dieu détourna longtemps de la Ville les Perses, les Goths, les Huns, les Bulgares, les Rouss, les Turcs, les Normands et les Franks, et de nombreux peuples barbares qui reçurent souvent, en échange du mal, l’Evangile et le Baptême. Donnons un seul exemple : au début du patriarcat de saint Photios, une peuplade slave connue sous le nom de Rouss se dirigea vers Constantinople pour la piller avec à leur tête les deux chefs Oskold et Dir. Ils envahirent le Bosphore avec deux cents barques armées, dévastèrent les rivages et les îles de la Propontide et naviguèrent vers Constantinople qui n’était alors gardée par aucune flotte ni armée. Le Patriarche Photios passa la nuit en prière et les habitants unissaient dans les églises leurs prières aux siennes. L’empereur Michel se rendit aussi à l’Eglise. A l’aube Photios sortit de l’église, portant une icône de la Mère de Dieu et se dirigea en procession vers la mer : l’empereur et le peuple le suivaient chantant des hymnes à la Mère de Dieu : « A Toi le Suprême Stratège, le prix de la victoire ! Moi, ta ville libérée des dangers, je t’offre l’action de grâce, ô Mère de Dieu ; Toi dont la force est invincible, délivre-moi de tout péril, moi qui t’acclame en criant : Salut, Epouse inépousée ! »
Arrivé sur le bord de la mer, Photios plongea l’icône de la Mère de Dieu dans les flots et aussitôt une tempête terrible dispersa les barques des Rouss. A la suite de ce miracle, certains Rouss, dont Oskold et Dir, se convertirent ; et ainsi furent semés les premiers germes de l’évangélisation des Russes.
A. Khomiakov savait tout ce que la Russie devait à Constantinople et il répondait à ses compatriotes influencés par l’Occident : « A notre avis, parler de Byzance avec mépris, c’est convenir de son ignorance. »
*
Constantinople a pourtant connu trois prises : la première, ce fut la prise de la ville par les croisés – et l’on peut certainement dater de 1204 le déclin politique et militaire de l’Empire. Mais le pillage de la ville ne se comprend pleinement que si on le rapproche de la longue lutte des Romains et des Franks en Occident depuis le V°- VI° siècle.
Il avait fallu, en effet, presque trois siècles aux Franks et aux Germains pour dominer politiquement l’Occident et l’on sait que l’un des instruments de la victoire de Charlemagne fut la main mise sur l’Eglise gallo-romaine appelée à fournir l’idéologie religieuse qui manquait à ses projets impériaux. L’iconoclasme, le filioque, les idées d’Augustin d’Hippone sur le sens de l’histoire furent les thèmes symboliques sur lesquels les Franks se reconnaissaient.
Après la fondation du nouvel empire et la constitution d’une théologie qui se voulait plus « subtile » que celle des Pères de l’Eglise, l’épicentre de la lutte fut l’Ancienne Rome qui rejetait avec énergie les nouvelles doctrines franques. De Léon III – qui fut contraint de couronner Charlemagne mais qui rejetait le filioque – à Jean XVIII, chassé dans un des innombrables monastères orthodoxes de l’Italie du Sud et remplacé par un évêque philo-germanique en 1004, la lutte dura deux siècles. L’un des épisodes marquant en fut le Pontificat de Jean VIII, pape orthodoxe assassiné sauvagement en 881.
Après l’usurpation du trône patriarcal de l’Ancienne Rome, les Romains d’Occident furent privés de tête, mais la résistance aux visées impérialistes des Germains et au filioque fut très vive en Italie du Sud, principalement en Calabre. Cette région était, comme on vient de le dire, l’une des plus riches en monastères et en ermitages depuis que l’iconoclasme des empereurs avait contraint à l’exil une multitude de moines. Il y avait encore au X° siècle entre 1200 et 1500 monastères en Italie du Sud selon J. Romanidis, et les archéologues ont retrouvé plusieurs églises rupestres destinées à protéger les moines des barbares lombards, germains, normands ou musulmans. L’une des plus célèbres est celle de Santa Maria della Valle, où vivaient des moines latinophones ; dans la « Nouvelle Thébaïde » près du mont Mercurion en Calabre, les moines étaient plutôt hellénophones. Dans les Pouilles on trouvait aussi trois régions monastiques importantes.
La résistance orthodoxe en Italie du Sud fut ébranlée par l’arrivée des Normands dans le premier tiers du XI° siècle, qui étaient principalement des mercenaires avides de pillage. Leur chef, Gilbert Buatere, était un assassin contraint de s’expatrier pour fuir la colère de son duc, Richard II. A partir du milieu du XI° siècle, la nouvelle papauté franque fit alliance avec les Normands pour contrebalancer la puissance germanique en Italie et pour soumettre l’ancienne « Grande Grèce » encore fidèle à l’Empire Romain de Constantinople. En trente ans le chef normand Robert Guiscard va s’emparer de toute l’Italie du Sud et va procéder à la soumission du monachisme orthodoxe : le mont Cassin devient définitivement un monastère frank, les ermitages sont soumis à des évêques nommés par la nouvelle papauté, et Guiscard qui haïssait Constantinople n’hésitait jamais à employer la force.
A partir de 1076, victorieux en Italie, il rêve même de s’asseoir sur le trône de Constantin le Grand et de s’emparer de la Nouvelle Rome. De 1081 à 1083, engageant la guerre dans les Balkans, il parvient à Skopje et à Castoria en Macédoine. Rappelé en Italie, il libère le Pape Grégoire VII assiégé au Château Saint Ange par l’Empereur d’Allemagne Henri IV. Il s’engage à nouveau sur le chemin de Constantinople mais le 17 Juillet 1085, il meurt dans l’île de Céphalonie.
Robert Guiscard est à l’origine de l’idée d’une conquête religieuse et politique de l’empire orthodoxe et l’on peut dire que les croisades ont été la suite logique de l’œuvre entreprise en Italie du Sud par les Normands. Certes, ces derniers n’ont eu qu’un rôle minime dans les croisades ; mais la papauté, certaines puissances commerciales et politiques, en particulier Venise, et surtout le monachisme frank, militaire et belliqueux, continuèrent en Orient l’œuvre d’usurpation des sièges épiscopaux et patriarcaux qui avait réussi en Occident.
La première croisade commence, en effet, dix ans après la mort de Guiscard et, si elle ne cherche pas à attaquer Constantinople, elle établit en Orient la puissance religieuse franque : à Antioche prise en 1098, à Jérusalem dont les croisés s’emparent en 1099, avec des patriarches latins qui y sont installés, et l’usurpation anticanonique de ces grands sièges apostoliques parachève celle de Rome.
La prédication de la seconde croisade permet le développement du monachisme frank avec la création des milices du Temple ; si l’on veut connaître les principes de ce curieux « monachisme païen », il faut lire le texte de Bernard de Clairvaux qui s’intitule « Louange de la nouvelle milice des chevaliers du Temple » ; il s’agit de l’éloge de l’assassinat « béni » en quelque sorte : « Le Chevalier du Christ donne la mort en pleine sécurité et la reçoit dans une sécurité plus grande encore. En mourant, il se fait du bien ; en tuant, il fait du bien au Christ. Ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée ; il est le ministre de Dieu et il l’a reçue pour exécuter ses vengeances, en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. Lors donc qu’il tue un malfaiteur, il n’est point homicide, mais malicide, si je puis m’exprimer ainsi : il exécute à la lettre les vengeances du Christ sur ceux qui font le mal et s’acquiert le titre de défenseur des chrétiens. »
Ce totalitarisme, prêt à s’étendre jusqu’au ciel, ne devait pas épargner la Nouvelle Rome, Constantinople, qui demeurait le seul siège patriarcal où la papauté n’eût point étendu sa domination. Ce fut l’œuvre de la quatrième croisade qui très certainement prémédita la prise de Constantinople : on sait, en effet, que les Vénitiens et leur doge Dandolo qui en furent les principaux initiateurs, avaient conclu un traité secret avec le sultan d’Egypte et qu’ils ne voulaient pas d’une nouvelle guerre en Terre Sainte.
Prétextant des querelles internes à Constantinople, les croisés firent une première fois le siège de la ville en 1203 pour établir une dynastie qui leur fût favorable ; puis après la révolte du peuple, scandalisé par la politique religieuse du nouvel empereur, une seconde fois ils assiégèrent la ville qui le 12 Avril 1204 fut prise et pillée pendant trois jours. Ni les églises, ni les autels, ni les icônes, ni les calices, ni le Corps et le Sang du Christ qu’ils contenaient ne furent épargnés par les Franks et les Vénitiens.
L’historien Nicétas Choniate nous a laissé le récit de la chute de la Ville, qui commence ainsi : « Ô ville, ville ! Œil de toutes les villes ! Toi dont on parle dans tout l’univers ! Spectacle supérieur au monde ! Ville nourricière de toutes les Eglises ! Tête de la foi ! Guide de l’orthodoxie ! Protectrice de l’instruction ! Réceptacle de tous les bienfaits ! Tu as bu à la coupe de la colère divine et tu as été visitée par un feu plus terrible que celui qui s’abattit jadis sur cinq villes… »
Et il poursuit sur les malheurs du pillage : « Ô Dieu que d’affliction et de misère ! Nous avons vu l’abomination de la désolation dans le lieu saint, nous y avons entendu les paroles artificieuses d’une prostituée et nous y avons été témoins des actes profanatoires si contraires à la sainteté de notre religion. Voilà une partie des crimes que les nations d’Occident ont commis contre le peuple de Jésus-Christ. »
Le Pape Innocent III, tout en reconnaissant les profanations écrivit à l’empereur Baudouin établi par les Franks qu’il se « réjouissait en Dieu » du miracle accompli « pour la louange et la gloire de son Nom, pour l’honneur et l’avantage du trône apostolique… » Ainsi fut établi un patriarche latin à Constantinople qui aurait dû favoriser la destruction de l’Orthodoxie.
Pourtant, la conscience orthodoxe – dont nous avons dit qu’elle caractérise l’histoire de la Nouvelle Rome – fût si grande dans les peuples de l’Empire, que jamais la papauté ne put contraindre les fidèles à entrer dans les églises latines. La prise de la Nouvelle Rome eut même l’effet contraire, et les Franks furent assimilés aux païens dont en 1204 ils avaient eu la conduite. La Ville était tombée tragiquement, sa foi demeurait parfaitement intègre.
Du XIII° au XV° siècle la politique franque échoua, non du fait de l’Empire Romain dont l’aigle bicéphale avait épuisé ses forces contre l’Occident et contre l’Orient, mais par la montée de la puissance turque. En Orient, surtout à Jérusalem, l’ivraie était semée et la papauté n’allait jamais cesser de harceler les orthodoxes pour leur prendre les Lieux Saints. Là où, par l’intermédiaire des Vénitiens, elle put continuer à jouer un rôle, elle les persécuta sans hésitation ; dans son livre LES EXEGESES GRECQUES DE L’APOCALYPSE A L’EPOQUE TURQUE, A. Argyriou cite un texte que le pape Paul V (XVII° s.) adresse aux dirigeants vénitiens du Péloponnèse :
« II ne faut pas oublier que les Grecs sont sans foi… notre devoir est donc de nous comporter envers eux comme envers des bêtes sauvages. Arrachons-leur leurs dents et leurs ongles ; humilions-les sans cesse… Ne leur offrons rien d’autre que des coups de bâton et du pain, du pain et des coups de bâton. » Si l’on veut comprendre la seconde chute de Constantinople, prise par les Turcs en 1453, il faut garder à l’esprit quelle était la mentalité occidentale à l’égard des Orthodoxes.
Deux autres faits sont importants qui précédèrent la chute. Le premier, c’est l’apparition à Constantinople avant la chute, dans certains milieux cultivés, influencés par la philosophie païenne, de "latinisants", c’est-à-dire d’adeptes plus ou moins cachés de la théologie franque.
Le second, c’est, dans ces mêmes milieux, une perte relative de la conscience « romaine » ; l’historien anglais Runciman insiste sur ce point, en disant qu’à Thessalonique on affectait de ne plus se nommer « romains » mais « grecs » ou « hellènes ». Ces mêmes groupes avec « l’hellénisme » revendiquaient souvent le paganisme comme le célèbre Pléthon qui combattit vivement l’appellation de « Romains » et de « Romanité ». Au concile de Florence, Bessarion fut le représentant des « latinisants », partisans cachés de la papauté, Pléthon de ce nouvel hellénisme néopaïen, et saint Marc d’Ephèse de l’orthodoxie et de la Romanité.
Le peuple orthodoxe donna raison à Marc d’Ephèse en rejetant la fausse union de Florence. Malheureusement l’empereur Jean Paléologue voulut imposer l’union et le peuple déserta complètement Sainte Sophie. En 1450, trois ans avant la chute, un concile put se réunir dans la Grande Eglise en présence des Patriarches orthodoxes d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem, ainsi que de saint Marc d’Ephèse : un nouveau patriarche fut élu à la place de Grégoire qui avait accepté la politique de Jean Paléologue : ainsi le concile de Florence était officiellement rejeté par l’Eglise orthodoxe.
L’empereur Constantin XI fit l’erreur de ne pas suivre celte décision et, à nouveau, peu avant la chute, dans l’espoir d’une aide imaginaire du pape, une politique d’union avec les Latins reprit dans Sainte Sophie désertée par les orthodoxes. Le 12 Décembre 1452, Isidore de Kiev – devenu par la suite cardinal – célébra une liturgie où il fit mention du pape Nicolas V et du patriarche déposé Grégoire. A l’extérieur de Sainte Sophie se trouvait une foule nombreuse qui se rendit au monastère du Pantocrator où vivait Gennade Scholarios – ancien latinisant devenu disciple de Marc d’Ephèse. Gennade ne parut pas hors de sa cellule, mais il écrivit sur des tablettes son avis qu’on lut à la foule : « Misérables Romains, pourquoi abandonnez-vous la Vérité ? Au lieu de mettre votre confiance en Dieu, pourquoi comptez-vous sur les Latins ? Vous perdrez votre ville et, en même temps, vous aurez renié la foi de vos pères en vous liguant avec l’impiété… Seigneur aie pitié de moi. » Le peuple cria alors anathème à l’union et fit des offices à la Mère de Dieu qui avait tant de fois défendu la ville.
La politique opportuniste de Constantin XI – mais nul ne sait quelle fut sa pensée au dernier instant – fit que beaucoup d’orthodoxes ne combattirent pas avec une grande énergie lorsque Mahomet II commença, en Avril 1453, le siège de la Ville. Nombreux étaient ceux qui pensaient comme Luc Notaras : « II est préférable de voir régner à Constantinople le turban des Turcs qu’un chapeau de cardinal. » L’Histoire rendait évident ce fait, et jusqu’au dernier instant, puisque l’indifférence des Génois au sort de la Nouvelle Rome fut l’une des causes stratégiques de la chute de la ville.
Le dernier empereur romain Constantin XI mourut en héros le 29 Mai 1453 frappé par une main inconnue. La ville fut pillée et dans les derniers restes de l’Empire on entendit ce cri : « La Ville est tombée. » Elle avait préféré l’asservissement politique et moral à l’asservissement des âmes que lui eût imposé la papauté. Gennade Scholarios devint patriarche et ethnarque du peuple chrétien.
Saint Grégoire Palamas, qui savait peut-être à l’avance que les orthodoxes seraient humiliés, répondit à quelqu’un qui lui demandait pourquoi Dieu avait abandonné son peuple : « Il me semble que par cette économie, les desseins de Notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu de l’univers, sont manifestés même aux plus barbares d’entre les barbares, afin qu’ils soient sans excuse devant le redoutable tribunal au Jour du Jugement… Ainsi que les événements le laissent comprendre, c’est en raison de cette même économie que nous sommes, nous aussi, livrés entre leurs mains. Car, au moyen d’un petit châtiment, nous nous acquittons de nos nombreux péchés à l’égard de Dieu. » (D’après Argyriou, op. cit. p. 16.)
Sous la turcocratie, le peuple « brisé et humilié », fut affligé, mais il connut la « joie douloureuse », la « bienheureuse affliction » parce que Dieu suscita en lui une multitude de martyrs pour sa sanctification, des prophètes pour sa consolation, de grands patriarches pour le guider. Un patriarche de Constantinople au XVII° siècle décrit ainsi l’époque de la domination turque : « Nous autres chrétiens orthodoxes, même si nous ne possédons pas la sagesse extérieure de ce monde, Dieu par sa grâce nous a donné la sagesse intérieure et spirituelle, beauté de notre foi orthodoxe ; en cela nous l’emportons sur les latins, par les peines et les labeurs, par le poids de notre croix, par le sang que nous versons dans la foi et l’amour du Christ.
Si le Turc avait régné dix ans en France, qui sait si l’on y trouverait encore des chrétiens. Or en Grèce, après trois cent ans, il y a encore des chrétiens, malgré brimades et tortures, et le mystère de la piété resplendit. Vous occidentaux, vous me dites que nous n’avons pas la science : je n’en veux pas de votre science : en avant vers la croix du Christ. »
Hélas, ce que ne put faire la domination turque, l’influence occidentale, en un siècle, put le réussir. Sous l’influence de Koraïs qui voulait plaire aux « nations éclairées de l’Europe » et sous les efforts de ses disciples, la Grèce libérée dut constitu-tionnellement renier son passé « romain » ou « romaïque ». Le poète Costis Palamas lutta en vain contre cette autodestruction de la romanité par l’esprit néo-grec qui revendiquait l’héritage de la Grèce païenne.
Sur le plan religieux les conséquences furent immenses : le phylétisme gagna les peuples orthodoxes et le patriarche de la Nouvelle Rome vit son peuple fidèle se réduire à l’Anatolie, par suite de la création d’Eglises autocéphales en Bulgarie, en Grèce, etc.
Pourtant, le Patriarcat de Constantinople restait fidèle à la Tradition des Pères, comme le prouve l’Encyclique de 1848 et celle de 1895 que nous publions dans ce numéro de la LUMIERE DU THABOR.
Ce n’est qu’après la guerre de 1914-1918 que l’on vit les signes de la troisième prise de Constantinople : l’Encyclique de 1920 souhaitait le changement du calendrier, ainsi que le dialogue et les prières avec les hérétiques, la disparition du monachisme traditionnel, etc. Cette troisième prise, après 65 ans de maladie, nous la connaissons : c’est l’OECUMENISME et c’est sans aucun doute la plus redoutable.
Elle a pénétré une première fois dans la Nouvelle Rome avec le patriarche Mélétios Métaxakis qui fut le premier auteur du schisme liturgique du nouveau calendrier dont la finalité secrète était l’union avec Rome.
Une autre épreuve, en 1922, frappait le patriarcat : après la catastrophe d’Asie-Mineure et les massacres turcs, c’est le peuple orthodoxe qui dut partir, abandonnant les grandes églises d’Anatolie. Les grandes puissances assistèrent à ces malheurs sans intervenir car elles ne souhaitaient pas la renaissance de l’empire de la Nouvelle Rome mais une Turquie moderne et puissante.
Il ne restait plus alors en Asie-Mineure de peuple chrétien que dans Constantinople.
Pourtant il y eut encore un patriarche parfaitement orthodoxe, Maxime V, qui aurait pu protéger la ville et la garder de l’hérésie. Mais la Seconde Guerre Mondiale, la place stratégique de la Turquie face à l’Union Soviétique, tout cela fit que les Américains, puissants alliés des Turcs, souhaitèrent mettre un homme à eux sur le trône patriarcal. Maxime V fut contraint de démissionner et on le fit passer pour fou. Dans un livre écrit à l’éloge de son successeur, on raconte même qu’il avait la « terreur du sacré » – grande maladie certes aux yeux de ceux qui n’ont pas la crainte de Dieu.
Son successeur était Athënagoras 1er. On rapporte que lorsqu’Athënagoras arriva pour prendre possession du siège de la Nouvelle Rome, Maxime V, qui l’attendait en haut des marches du palais patriarcal, dit à ceux qui l’entouraient : « La ville est perdue ».
Athënagoras ne croyait pas à l’Eglise du Christ, il disait appartenir – à toutes les religions ; il croyait que le christianisme existe réellement hors de l’Eglise et pour lui, la foi révélée n’était qu’une simple opinion, sans caractère absolu ni exclusif. Très probablement, sa vision du christianisme était gnostique : n’avait-il pas sa passion pour Parsifal : « Parsifal, c’est la quête du Graal, c’est-à-dire la quête œcuménique ». Son mondialisme a-dogmatique préparait certainement l’époque de la grande apostasie, et son successeur Dimitri, qui pourtant suit la même politique, a pu dire un jour que le patriarcat était entre les mains de « forces obscures ».
Cette troisième chute fut rendue possible par la perte de la conscience orthodoxe malmenée par le monde, En 1955, la Nouvelle Rome eut à nouveau à souffrir la persécution ; les Turcs s’en prirent au peuple et aux églises ; nombreux parmi les derniers « roumis » furent ceux qui émigrèrent. Sans troupeau, sans peuple, le patriarcat fut sans contrôle aucun, tenté par un universalisme illusoire et mondain, faute d’avoir une vie orthodoxe réelle et enracinée. La perte de cette conscience orthodoxe qui sauva longtemps la Ville de Constantin le Grand malgré les Franks et l’Islam n’est-elle pas irréparable ?
Et pourtant, en songeant à la multitude des déifiés qui ont sanctifié Constantinople, à tous ceux qui dans cette ville sainte ont remis leur sort entre les mains du Seigneur et de la Mère de Dieu, comment ne pas espérer que Dieu lui donne un évêque qui puisse dire avec saint Basile le Grand : « Nous n’osons pas transmettre pour de la foi les produits de notre pensée, afin de ne pas changer en choses humaines les paroles de la piété… mais ce que les Saints Pères nous ont enseigné, nous vous l’annonçons… et ce que nos pères disaient nous vous le disons aussi. »
Oui, que Dieu donne à nouveau à Constantinople, la Nouvelle Rome, un patriarche orthodoxe.
Editorial
Les trois prises de Constantinople
« Si je t’oublie Jérusalem, si je t’oublie, que ma droite m’oublie,
Que ma langue s’attache à mon palais… »
Psaume 137
CONSTANTINOPLE, la Nouvelle Rome, est la ville universelle de l’Orthodoxie. Seule, Jérusalem la surpasse en gloire, où s’accomplit le mystère de notre salut, et qui est la ville du Seigneur Jésus-Christ. Mais Constantinople est la ville de la Mère de Dieu à laquelle elle fut confiée et dédiée par saint Constantin le Grand Egal aux Apôtres. C’est la Mère de Dieu qui guida Constantin, ce nouveau Moyse chargé de conduire le peuple chrétien, ce nouvel Israël, hors de la terre et du temps des persécutions et des martyrs. C’est par une révélation divine que le grand empereur, disciple de la Sainte Trinité, choisit pour capitale le lieu de sa victoire définitive sur Licinius, l’adepte et le disciple de la magie : « Licinius, écrit le grand historien F. Lot, en dépit d’un édit de tolérance, n’avait pas sauté le pas et n’était point devenu chrétien. Loin de là, il passait son temps à consulter les magiciens. Constantin, enfermé dans une sorte de Tabernacle où il avait placé la Croix ne cessait de prier ; il s’entretenait avec Dieu « comme Moyse ».
« Vainqueur dans une bataille où son rival se remit entre ses mains, Constantin devait au Dieu des Victoires un signe éclatant de reconnaissance. Il l’a manifesté en transportant sa capitale hors de cette Rome infectée de paganisme incurable, dans une ville nouvelle, toute chrétienne. »
L’origine de Constantinople, disait encore F. Lot, est une « énigme politique » ; selon lui ni les considérations géographiques, ni les considérations politiques et stratégiques, ni les considérations psychologiques ne suffisent à expliquer sa fondation. Et la tradition orthodoxe rapporte en effet que Constantin choisit d’abord l’emplacement de l’ancienne Troie où il fit bâtir des fortifications. Selon Sozomène, c’est sur une révélation divine qu’il abandonna ce site où deux siècles après, on pouvait encore voir les restes des fortifications du IV° siècle.
Venu alors dans le village quasiment délaissé de l’antique Byzance, Constantin s’avança pour fixer, par ses pas, l’emplacement et les limites de la nouvelle ville ; son entourage, le voyant marcher très loin, lui demanda avec étonnement : « Et quand donc, Seigneur, t’arrêteras-tu ? » Et Constantin répondit : « Quand s’arrêtera celui qui marche devant moi. »
Ainsi les limites de la Ville furent fixées par l’Archange Michel ou par la Mère de Dieu Elle-même, selon une autre tradition.
La Nouvelle Capitale fut consacrée le 11 Mai 330 en présence de l’Empereur, de l’évêque de la ville saint Alexandre, de nombreux Pères qui avaient assisté au Concile de Nicée et les fêtes de la Dédicace durèrent quarante jours.
Les lois impériales ordonnèrent par la suite de cesser le 11 Mai, toute procédure judiciaire, et l’Eglise Orthodoxe a mis à son calendrier la fondation de la grande ville chrétienne.
Constantin embellit sa ville de quantité d’églises tant pour la sanctifier que pour honorer les martyrs dont il avait fait venir les précieuses reliques avec celles de la Sainte Croix. Les plus célèbres églises étaient celle de sainte Irène et celle des saints Apôtres proche du Palais Impérial, dans laquelle les empereurs et les patriarches eurent longtemps leurs tombes. Dans cette église, Constantin fit transporter les reliques de saint André, de saint Luc et de saint Timothée. D’autres églises furent construites hors de la ville, comme celle qui fut consacrée à l’archange Michel. Ce n’est que sous Justinien que fut bâti le Temple de la Sagesse de Dieu, Sainte Sophie, le joyau de la ville.
Constantin donna le nom de "Nouvelle Rome" à la ville qui devait porter son nom et il fit graver cette appellation sur une colonne de pierre posée en un lieu public nommé Stratège. La Ville eut quasiment tous les privilèges politiques de l’Ancienne Rome et d’autres encore, destinés à appeler sur le Bosphore l’élite intellectuelle et administrative de l’Empire. Jusqu’à la chute de 1453, l’empereur et le peuple gardèrent cette conscience romaine qu’elle tenait de l’histoire et de la volonté de saint Constantin. Pure de toute souillure païenne et du culte des idoles, cette ville nouvelle renouvelait l’Empire Romain, tant il est vrai que le Saint Esprit peut faire toute chose nouvelle.
La consécration de Constantinople fut suivie de nombreux miracles dont quelques uns ont été rapportés par Sozomène le grand historien ecclésiastique : « Constantin, souhaitant avec passion honorer cette ville qui portait son nom, y éleva un grand nombre de belles églises. Dieu témoigna par des marques sensibles combien leur dédicace lui était agréable. La plus célèbre et la plus fréquentée… est celle qui est bâtie à l’endroit nommé Hestres. On l’appelle maintenant Michaelion… on l’a ainsi nommé parce qu’on croit que l’archange Michel y est apparu. Je puis rendre témoignage des bienfaits que j’ai reçus par son intercession et la vérité de ce que j’en assure sera confirmée par plusieurs personnes, qui ayant eu recours à Dieu dans leurs maladies et dans leurs malheurs ont senti du soulagement. Je serai trop long si je voulais rapporter en détail les guérisons miraculeuses. Mais je ne puis omettre celle d’Aquilin, mon collègue. Je dirai donc ce que j’ai vu et ce que j’en appris de lui-même. Ayant été attaqué d’une fièvre violente… il ne mangeait plus et les médecins désespéraient de sa guérison. Etant comme à demi-mort, il commanda à ses domestiques de le porter à l’église, dans l’espérance ou d’y guérir ou d’y mourir. Quand il y fut, le Seigneur lui apparut pendant la nuit et lui commanda de prendre un breuvage… et ce breuvage le guérit… J’ai appris aussi que Probion, médecin de la cour, fut guéri par une vision extraordinaire, des douleurs qu’il avait aux pieds. Il s’était fait chrétien et approuvait toutes les maximes de notre religion, excepté qu’il trouvait étrange que les hommes eussent été sauvés par la Croix. Comme il avait le doute dans l’esprit il eut une vision qui lui montra la Croix qui était sur l’autel de cette église et lui déclara que depuis que la Croix avait été consacrée par les souffrances du Sauveur, il ne se faisait plus rien sans elle, par le ministère des anges, ni des hommes, soit pour le bien commun de l’Eglise ou pour l’utilité particulière de chaque fidèle. »
Nous insistons ainsi longuement sur la fondation de Constantinople et sur le caractère unique de cette ville dans l’histoire chrétienne parce qu’en Occident, dans nos manuels et nos livres, « Byzance » la ville haïe des « Franks » est traitée comme un monde étranger, lointain, oriental, responsable de nombreux malheurs et vilenies. Certes dans l’histoire de la Nouvelle Rome – dont longtemps les Romains d’Occident asservis par les Franks ont attendu du secours – il y eut un empereur païen, d’autres hérétiques et des patriarches hérétiques et persécuteurs des Orthodoxes ; mais ce qui nous semble caractériser Constantinople c’est, à travers les siècles et les épreuves, une conscience orthodoxe et dogmatique du peuple chrétien qui identifiait la véritable piété et l’orthodoxie dogmatique. C’est pour cette conscience orthodoxe du peuple que Dieu suscita les êtres déifiés que furent les grands patriarches pédagogues de la Foi du Christ, les Alexandre, Grégoire, Nectaire, Chrysostome, Photios, Gennade Scholarios, Jérémie II,… ou les pieux empereurs Constantin, Théodose, Justinien, Cantacuzène, et encore les impératrices Pulchérie, Théodora, Irène et la multitude des Confesseurs et des Martyrs…
Par leurs prières, Dieu détourna longtemps de la Ville les Perses, les Goths, les Huns, les Bulgares, les Rouss, les Turcs, les Normands et les Franks, et de nombreux peuples barbares qui reçurent souvent, en échange du mal, l’Evangile et le Baptême. Donnons un seul exemple : au début du patriarcat de saint Photios, une peuplade slave connue sous le nom de Rouss se dirigea vers Constantinople pour la piller avec à leur tête les deux chefs Oskold et Dir. Ils envahirent le Bosphore avec deux cents barques armées, dévastèrent les rivages et les îles de la Propontide et naviguèrent vers Constantinople qui n’était alors gardée par aucune flotte ni armée. Le Patriarche Photios passa la nuit en prière et les habitants unissaient dans les églises leurs prières aux siennes. L’empereur Michel se rendit aussi à l’Eglise. A l’aube Photios sortit de l’église, portant une icône de la Mère de Dieu et se dirigea en procession vers la mer : l’empereur et le peuple le suivaient chantant des hymnes à la Mère de Dieu : « A Toi le Suprême Stratège, le prix de la victoire ! Moi, ta ville libérée des dangers, je t’offre l’action de grâce, ô Mère de Dieu ; Toi dont la force est invincible, délivre-moi de tout péril, moi qui t’acclame en criant : Salut, Epouse inépousée ! »
Arrivé sur le bord de la mer, Photios plongea l’icône de la Mère de Dieu dans les flots et aussitôt une tempête terrible dispersa les barques des Rouss. A la suite de ce miracle, certains Rouss, dont Oskold et Dir, se convertirent ; et ainsi furent semés les premiers germes de l’évangélisation des Russes.
A. Khomiakov savait tout ce que la Russie devait à Constantinople et il répondait à ses compatriotes influencés par l’Occident : « A notre avis, parler de Byzance avec mépris, c’est convenir de son ignorance. »
*
Constantinople a pourtant connu trois prises : la première, ce fut la prise de la ville par les croisés – et l’on peut certainement dater de 1204 le déclin politique et militaire de l’Empire. Mais le pillage de la ville ne se comprend pleinement que si on le rapproche de la longue lutte des Romains et des Franks en Occident depuis le V°- VI° siècle.
Il avait fallu, en effet, presque trois siècles aux Franks et aux Germains pour dominer politiquement l’Occident et l’on sait que l’un des instruments de la victoire de Charlemagne fut la main mise sur l’Eglise gallo-romaine appelée à fournir l’idéologie religieuse qui manquait à ses projets impériaux. L’iconoclasme, le filioque, les idées d’Augustin d’Hippone sur le sens de l’histoire furent les thèmes symboliques sur lesquels les Franks se reconnaissaient.
Après la fondation du nouvel empire et la constitution d’une théologie qui se voulait plus « subtile » que celle des Pères de l’Eglise, l’épicentre de la lutte fut l’Ancienne Rome qui rejetait avec énergie les nouvelles doctrines franques. De Léon III – qui fut contraint de couronner Charlemagne mais qui rejetait le filioque – à Jean XVIII, chassé dans un des innombrables monastères orthodoxes de l’Italie du Sud et remplacé par un évêque philo-germanique en 1004, la lutte dura deux siècles. L’un des épisodes marquant en fut le Pontificat de Jean VIII, pape orthodoxe assassiné sauvagement en 881.
Après l’usurpation du trône patriarcal de l’Ancienne Rome, les Romains d’Occident furent privés de tête, mais la résistance aux visées impérialistes des Germains et au filioque fut très vive en Italie du Sud, principalement en Calabre. Cette région était, comme on vient de le dire, l’une des plus riches en monastères et en ermitages depuis que l’iconoclasme des empereurs avait contraint à l’exil une multitude de moines. Il y avait encore au X° siècle entre 1200 et 1500 monastères en Italie du Sud selon J. Romanidis, et les archéologues ont retrouvé plusieurs églises rupestres destinées à protéger les moines des barbares lombards, germains, normands ou musulmans. L’une des plus célèbres est celle de Santa Maria della Valle, où vivaient des moines latinophones ; dans la « Nouvelle Thébaïde » près du mont Mercurion en Calabre, les moines étaient plutôt hellénophones. Dans les Pouilles on trouvait aussi trois régions monastiques importantes.
La résistance orthodoxe en Italie du Sud fut ébranlée par l’arrivée des Normands dans le premier tiers du XI° siècle, qui étaient principalement des mercenaires avides de pillage. Leur chef, Gilbert Buatere, était un assassin contraint de s’expatrier pour fuir la colère de son duc, Richard II. A partir du milieu du XI° siècle, la nouvelle papauté franque fit alliance avec les Normands pour contrebalancer la puissance germanique en Italie et pour soumettre l’ancienne « Grande Grèce » encore fidèle à l’Empire Romain de Constantinople. En trente ans le chef normand Robert Guiscard va s’emparer de toute l’Italie du Sud et va procéder à la soumission du monachisme orthodoxe : le mont Cassin devient définitivement un monastère frank, les ermitages sont soumis à des évêques nommés par la nouvelle papauté, et Guiscard qui haïssait Constantinople n’hésitait jamais à employer la force.
A partir de 1076, victorieux en Italie, il rêve même de s’asseoir sur le trône de Constantin le Grand et de s’emparer de la Nouvelle Rome. De 1081 à 1083, engageant la guerre dans les Balkans, il parvient à Skopje et à Castoria en Macédoine. Rappelé en Italie, il libère le Pape Grégoire VII assiégé au Château Saint Ange par l’Empereur d’Allemagne Henri IV. Il s’engage à nouveau sur le chemin de Constantinople mais le 17 Juillet 1085, il meurt dans l’île de Céphalonie.
Robert Guiscard est à l’origine de l’idée d’une conquête religieuse et politique de l’empire orthodoxe et l’on peut dire que les croisades ont été la suite logique de l’œuvre entreprise en Italie du Sud par les Normands. Certes, ces derniers n’ont eu qu’un rôle minime dans les croisades ; mais la papauté, certaines puissances commerciales et politiques, en particulier Venise, et surtout le monachisme frank, militaire et belliqueux, continuèrent en Orient l’œuvre d’usurpation des sièges épiscopaux et patriarcaux qui avait réussi en Occident.
La première croisade commence, en effet, dix ans après la mort de Guiscard et, si elle ne cherche pas à attaquer Constantinople, elle établit en Orient la puissance religieuse franque : à Antioche prise en 1098, à Jérusalem dont les croisés s’emparent en 1099, avec des patriarches latins qui y sont installés, et l’usurpation anticanonique de ces grands sièges apostoliques parachève celle de Rome.
La prédication de la seconde croisade permet le développement du monachisme frank avec la création des milices du Temple ; si l’on veut connaître les principes de ce curieux « monachisme païen », il faut lire le texte de Bernard de Clairvaux qui s’intitule « Louange de la nouvelle milice des chevaliers du Temple » ; il s’agit de l’éloge de l’assassinat « béni » en quelque sorte : « Le Chevalier du Christ donne la mort en pleine sécurité et la reçoit dans une sécurité plus grande encore. En mourant, il se fait du bien ; en tuant, il fait du bien au Christ. Ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée ; il est le ministre de Dieu et il l’a reçue pour exécuter ses vengeances, en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. Lors donc qu’il tue un malfaiteur, il n’est point homicide, mais malicide, si je puis m’exprimer ainsi : il exécute à la lettre les vengeances du Christ sur ceux qui font le mal et s’acquiert le titre de défenseur des chrétiens. »
Ce totalitarisme, prêt à s’étendre jusqu’au ciel, ne devait pas épargner la Nouvelle Rome, Constantinople, qui demeurait le seul siège patriarcal où la papauté n’eût point étendu sa domination. Ce fut l’œuvre de la quatrième croisade qui très certainement prémédita la prise de Constantinople : on sait, en effet, que les Vénitiens et leur doge Dandolo qui en furent les principaux initiateurs, avaient conclu un traité secret avec le sultan d’Egypte et qu’ils ne voulaient pas d’une nouvelle guerre en Terre Sainte.
Prétextant des querelles internes à Constantinople, les croisés firent une première fois le siège de la ville en 1203 pour établir une dynastie qui leur fût favorable ; puis après la révolte du peuple, scandalisé par la politique religieuse du nouvel empereur, une seconde fois ils assiégèrent la ville qui le 12 Avril 1204 fut prise et pillée pendant trois jours. Ni les églises, ni les autels, ni les icônes, ni les calices, ni le Corps et le Sang du Christ qu’ils contenaient ne furent épargnés par les Franks et les Vénitiens.
L’historien Nicétas Choniate nous a laissé le récit de la chute de la Ville, qui commence ainsi : « Ô ville, ville ! Œil de toutes les villes ! Toi dont on parle dans tout l’univers ! Spectacle supérieur au monde ! Ville nourricière de toutes les Eglises ! Tête de la foi ! Guide de l’orthodoxie ! Protectrice de l’instruction ! Réceptacle de tous les bienfaits ! Tu as bu à la coupe de la colère divine et tu as été visitée par un feu plus terrible que celui qui s’abattit jadis sur cinq villes… »
Et il poursuit sur les malheurs du pillage : « Ô Dieu que d’affliction et de misère ! Nous avons vu l’abomination de la désolation dans le lieu saint, nous y avons entendu les paroles artificieuses d’une prostituée et nous y avons été témoins des actes profanatoires si contraires à la sainteté de notre religion. Voilà une partie des crimes que les nations d’Occident ont commis contre le peuple de Jésus-Christ. »
Le Pape Innocent III, tout en reconnaissant les profanations écrivit à l’empereur Baudouin établi par les Franks qu’il se « réjouissait en Dieu » du miracle accompli « pour la louange et la gloire de son Nom, pour l’honneur et l’avantage du trône apostolique… » Ainsi fut établi un patriarche latin à Constantinople qui aurait dû favoriser la destruction de l’Orthodoxie.
Pourtant, la conscience orthodoxe – dont nous avons dit qu’elle caractérise l’histoire de la Nouvelle Rome – fût si grande dans les peuples de l’Empire, que jamais la papauté ne put contraindre les fidèles à entrer dans les églises latines. La prise de la Nouvelle Rome eut même l’effet contraire, et les Franks furent assimilés aux païens dont en 1204 ils avaient eu la conduite. La Ville était tombée tragiquement, sa foi demeurait parfaitement intègre.
Du XIII° au XV° siècle la politique franque échoua, non du fait de l’Empire Romain dont l’aigle bicéphale avait épuisé ses forces contre l’Occident et contre l’Orient, mais par la montée de la puissance turque. En Orient, surtout à Jérusalem, l’ivraie était semée et la papauté n’allait jamais cesser de harceler les orthodoxes pour leur prendre les Lieux Saints. Là où, par l’intermédiaire des Vénitiens, elle put continuer à jouer un rôle, elle les persécuta sans hésitation ; dans son livre LES EXEGESES GRECQUES DE L’APOCALYPSE A L’EPOQUE TURQUE, A. Argyriou cite un texte que le pape Paul V (XVII° s.) adresse aux dirigeants vénitiens du Péloponnèse :
« II ne faut pas oublier que les Grecs sont sans foi… notre devoir est donc de nous comporter envers eux comme envers des bêtes sauvages. Arrachons-leur leurs dents et leurs ongles ; humilions-les sans cesse… Ne leur offrons rien d’autre que des coups de bâton et du pain, du pain et des coups de bâton. » Si l’on veut comprendre la seconde chute de Constantinople, prise par les Turcs en 1453, il faut garder à l’esprit quelle était la mentalité occidentale à l’égard des Orthodoxes.
Deux autres faits sont importants qui précédèrent la chute. Le premier, c’est l’apparition à Constantinople avant la chute, dans certains milieux cultivés, influencés par la philosophie païenne, de "latinisants", c’est-à-dire d’adeptes plus ou moins cachés de la théologie franque.
Le second, c’est, dans ces mêmes milieux, une perte relative de la conscience « romaine » ; l’historien anglais Runciman insiste sur ce point, en disant qu’à Thessalonique on affectait de ne plus se nommer « romains » mais « grecs » ou « hellènes ». Ces mêmes groupes avec « l’hellénisme » revendiquaient souvent le paganisme comme le célèbre Pléthon qui combattit vivement l’appellation de « Romains » et de « Romanité ». Au concile de Florence, Bessarion fut le représentant des « latinisants », partisans cachés de la papauté, Pléthon de ce nouvel hellénisme néopaïen, et saint Marc d’Ephèse de l’orthodoxie et de la Romanité.
Le peuple orthodoxe donna raison à Marc d’Ephèse en rejetant la fausse union de Florence. Malheureusement l’empereur Jean Paléologue voulut imposer l’union et le peuple déserta complètement Sainte Sophie. En 1450, trois ans avant la chute, un concile put se réunir dans la Grande Eglise en présence des Patriarches orthodoxes d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem, ainsi que de saint Marc d’Ephèse : un nouveau patriarche fut élu à la place de Grégoire qui avait accepté la politique de Jean Paléologue : ainsi le concile de Florence était officiellement rejeté par l’Eglise orthodoxe.
L’empereur Constantin XI fit l’erreur de ne pas suivre celte décision et, à nouveau, peu avant la chute, dans l’espoir d’une aide imaginaire du pape, une politique d’union avec les Latins reprit dans Sainte Sophie désertée par les orthodoxes. Le 12 Décembre 1452, Isidore de Kiev – devenu par la suite cardinal – célébra une liturgie où il fit mention du pape Nicolas V et du patriarche déposé Grégoire. A l’extérieur de Sainte Sophie se trouvait une foule nombreuse qui se rendit au monastère du Pantocrator où vivait Gennade Scholarios – ancien latinisant devenu disciple de Marc d’Ephèse. Gennade ne parut pas hors de sa cellule, mais il écrivit sur des tablettes son avis qu’on lut à la foule : « Misérables Romains, pourquoi abandonnez-vous la Vérité ? Au lieu de mettre votre confiance en Dieu, pourquoi comptez-vous sur les Latins ? Vous perdrez votre ville et, en même temps, vous aurez renié la foi de vos pères en vous liguant avec l’impiété… Seigneur aie pitié de moi. » Le peuple cria alors anathème à l’union et fit des offices à la Mère de Dieu qui avait tant de fois défendu la ville.
La politique opportuniste de Constantin XI – mais nul ne sait quelle fut sa pensée au dernier instant – fit que beaucoup d’orthodoxes ne combattirent pas avec une grande énergie lorsque Mahomet II commença, en Avril 1453, le siège de la Ville. Nombreux étaient ceux qui pensaient comme Luc Notaras : « II est préférable de voir régner à Constantinople le turban des Turcs qu’un chapeau de cardinal. » L’Histoire rendait évident ce fait, et jusqu’au dernier instant, puisque l’indifférence des Génois au sort de la Nouvelle Rome fut l’une des causes stratégiques de la chute de la ville.
Le dernier empereur romain Constantin XI mourut en héros le 29 Mai 1453 frappé par une main inconnue. La ville fut pillée et dans les derniers restes de l’Empire on entendit ce cri : « La Ville est tombée. » Elle avait préféré l’asservissement politique et moral à l’asservissement des âmes que lui eût imposé la papauté. Gennade Scholarios devint patriarche et ethnarque du peuple chrétien.
Saint Grégoire Palamas, qui savait peut-être à l’avance que les orthodoxes seraient humiliés, répondit à quelqu’un qui lui demandait pourquoi Dieu avait abandonné son peuple : « Il me semble que par cette économie, les desseins de Notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu de l’univers, sont manifestés même aux plus barbares d’entre les barbares, afin qu’ils soient sans excuse devant le redoutable tribunal au Jour du Jugement… Ainsi que les événements le laissent comprendre, c’est en raison de cette même économie que nous sommes, nous aussi, livrés entre leurs mains. Car, au moyen d’un petit châtiment, nous nous acquittons de nos nombreux péchés à l’égard de Dieu. » (D’après Argyriou, op. cit. p. 16.)
Sous la turcocratie, le peuple « brisé et humilié », fut affligé, mais il connut la « joie douloureuse », la « bienheureuse affliction » parce que Dieu suscita en lui une multitude de martyrs pour sa sanctification, des prophètes pour sa consolation, de grands patriarches pour le guider. Un patriarche de Constantinople au XVII° siècle décrit ainsi l’époque de la domination turque : « Nous autres chrétiens orthodoxes, même si nous ne possédons pas la sagesse extérieure de ce monde, Dieu par sa grâce nous a donné la sagesse intérieure et spirituelle, beauté de notre foi orthodoxe ; en cela nous l’emportons sur les latins, par les peines et les labeurs, par le poids de notre croix, par le sang que nous versons dans la foi et l’amour du Christ.
Si le Turc avait régné dix ans en France, qui sait si l’on y trouverait encore des chrétiens. Or en Grèce, après trois cent ans, il y a encore des chrétiens, malgré brimades et tortures, et le mystère de la piété resplendit. Vous occidentaux, vous me dites que nous n’avons pas la science : je n’en veux pas de votre science : en avant vers la croix du Christ. »
Hélas, ce que ne put faire la domination turque, l’influence occidentale, en un siècle, put le réussir. Sous l’influence de Koraïs qui voulait plaire aux « nations éclairées de l’Europe » et sous les efforts de ses disciples, la Grèce libérée dut constitu-tionnellement renier son passé « romain » ou « romaïque ». Le poète Costis Palamas lutta en vain contre cette autodestruction de la romanité par l’esprit néo-grec qui revendiquait l’héritage de la Grèce païenne.
Sur le plan religieux les conséquences furent immenses : le phylétisme gagna les peuples orthodoxes et le patriarche de la Nouvelle Rome vit son peuple fidèle se réduire à l’Anatolie, par suite de la création d’Eglises autocéphales en Bulgarie, en Grèce, etc.
Pourtant, le Patriarcat de Constantinople restait fidèle à la Tradition des Pères, comme le prouve l’Encyclique de 1848 et celle de 1895 que nous publions dans ce numéro de la LUMIERE DU THABOR.
Ce n’est qu’après la guerre de 1914-1918 que l’on vit les signes de la troisième prise de Constantinople : l’Encyclique de 1920 souhaitait le changement du calendrier, ainsi que le dialogue et les prières avec les hérétiques, la disparition du monachisme traditionnel, etc. Cette troisième prise, après 65 ans de maladie, nous la connaissons : c’est l’OECUMENISME et c’est sans aucun doute la plus redoutable.
Elle a pénétré une première fois dans la Nouvelle Rome avec le patriarche Mélétios Métaxakis qui fut le premier auteur du schisme liturgique du nouveau calendrier dont la finalité secrète était l’union avec Rome.
Une autre épreuve, en 1922, frappait le patriarcat : après la catastrophe d’Asie-Mineure et les massacres turcs, c’est le peuple orthodoxe qui dut partir, abandonnant les grandes églises d’Anatolie. Les grandes puissances assistèrent à ces malheurs sans intervenir car elles ne souhaitaient pas la renaissance de l’empire de la Nouvelle Rome mais une Turquie moderne et puissante.
Il ne restait plus alors en Asie-Mineure de peuple chrétien que dans Constantinople.
Pourtant il y eut encore un patriarche parfaitement orthodoxe, Maxime V, qui aurait pu protéger la ville et la garder de l’hérésie. Mais la Seconde Guerre Mondiale, la place stratégique de la Turquie face à l’Union Soviétique, tout cela fit que les Américains, puissants alliés des Turcs, souhaitèrent mettre un homme à eux sur le trône patriarcal. Maxime V fut contraint de démissionner et on le fit passer pour fou. Dans un livre écrit à l’éloge de son successeur, on raconte même qu’il avait la « terreur du sacré » – grande maladie certes aux yeux de ceux qui n’ont pas la crainte de Dieu.
Son successeur était Athënagoras 1er. On rapporte que lorsqu’Athënagoras arriva pour prendre possession du siège de la Nouvelle Rome, Maxime V, qui l’attendait en haut des marches du palais patriarcal, dit à ceux qui l’entouraient : « La ville est perdue ».
Athënagoras ne croyait pas à l’Eglise du Christ, il disait appartenir – à toutes les religions ; il croyait que le christianisme existe réellement hors de l’Eglise et pour lui, la foi révélée n’était qu’une simple opinion, sans caractère absolu ni exclusif. Très probablement, sa vision du christianisme était gnostique : n’avait-il pas sa passion pour Parsifal : « Parsifal, c’est la quête du Graal, c’est-à-dire la quête œcuménique ». Son mondialisme a-dogmatique préparait certainement l’époque de la grande apostasie, et son successeur Dimitri, qui pourtant suit la même politique, a pu dire un jour que le patriarcat était entre les mains de « forces obscures ».
Cette troisième chute fut rendue possible par la perte de la conscience orthodoxe malmenée par le monde, En 1955, la Nouvelle Rome eut à nouveau à souffrir la persécution ; les Turcs s’en prirent au peuple et aux églises ; nombreux parmi les derniers « roumis » furent ceux qui émigrèrent. Sans troupeau, sans peuple, le patriarcat fut sans contrôle aucun, tenté par un universalisme illusoire et mondain, faute d’avoir une vie orthodoxe réelle et enracinée. La perte de cette conscience orthodoxe qui sauva longtemps la Ville de Constantin le Grand malgré les Franks et l’Islam n’est-elle pas irréparable ?
Et pourtant, en songeant à la multitude des déifiés qui ont sanctifié Constantinople, à tous ceux qui dans cette ville sainte ont remis leur sort entre les mains du Seigneur et de la Mère de Dieu, comment ne pas espérer que Dieu lui donne un évêque qui puisse dire avec saint Basile le Grand : « Nous n’osons pas transmettre pour de la foi les produits de notre pensée, afin de ne pas changer en choses humaines les paroles de la piété… mais ce que les Saints Pères nous ont enseigné, nous vous l’annonçons… et ce que nos pères disaient nous vous le disons aussi. »
Oui, que Dieu donne à nouveau à Constantinople, la Nouvelle Rome, un patriarche orthodoxe.
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