dimanche 2 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°6. Vie de Saint Grégoire V, Patriarche Martyr de Constantinople.

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Vie de Saint Grégoire V
Patriarche martyr de Constantinople (1754 – 1821)

« Quand le 19 Février 1807, la flotte anglaise força les Dardanelles, et vint jeter l’ancre devant Constantinople, le Sultan épouvanté, envoya à son bord pour négocier, le grec Alexandre Chantzeri. Mais tandis que celui-ci gagnait du temps en pourparlers, la popula­tion dirigée par le général Sébastiani, hérissait de batteries les remparts de Constantinople.

Pendant cet intervalle, le Patriarche Grégoire, celui qui fut pendu quinze ans plus tard devant la porte de son palais patriarcal, condui­sait, le bâton pastoral à la main, plus de mille ouvriers grecs et travaillait aux fortifications, tout le temps que la flotte anglaise était présente. Il portait lui-même de la terre dans des paniers d’osier, pour les batteries qui s’étendaient tout le long des murailles de Constantinople, jusqu’à l’entrée du Golfe Cératien. Sa récompense pour des preuves si éclatantes de son zèle, ne consista qu’en une parole d’approbation ; depuis son châtiment pour un crime imaginaire fut la mort. L’ardeur que ce vertueux Patriarche montra dans cette circonstance, sauva tous les grecs, et peut-être tous les chrétiens à Constantinople, de la rage d’une immense population tout armée qui voyait pour la première fois ses maisons, ses biens et ses mosquées menacées par les infidèles… »
Brunet : La Grèce, p. 414.

Grégoire V, le très saint Patriarche Œcuménique de Constantinople, Nouvelle Rome, est né en 1745 à Dimitsana, petite ville du département de Gortyne du Péloponnèse, bâtie sur l’ancienne ville de Teuthide à 958 mètres d’altitude. A son baptême il reçut le nom de Georges.

Il fit dans sa patrie des études primaires, sous la direction de son oncle et parrain Mélétios et d’Athanase Rousopoulos, tous deux hiéromoines.

En 1765, âgé de vingt ans, il quitta sa patrie pour Athènes où il fut, pendant deux ans, l’élève du grand didascale Dimitri Boda. D’Athènes il se rendit à Smyrne où il trouva son oncle et parrain le hiéromoine Mélétios et fit de solides études à la célèbre Ecole de la « Bonne Nouvelle ». De Smyrne il alla au monastère des Strophades, petite île de la Mer Ionienne, sur la côte de Ménérisse, où il fut fait moine sous le nom de GREGOIRE. Un an après il est à Patmos, pour y suivre les cours de Philosophie et de Théologie du didascale Daniel Kéramès.

Ses études terminées, il revint à Smyrne où le Métro­polite Procopios le fit diacre puis prêtre. En 1785 Procopios fut élu Patriarche de Constantinople et Grégoire Métropolite de Smyrne. Le 14 Octobre de la même année il reçut la consécration épiscopale à Constantinople et gouverna avec sagesse et zèle son diocèse pendant douze ans.

Smyrne, aujourd’hui Izmir, est une des sept Eglises d’Asie, à laquelle le visionnaire de l’Apocalypse écrit : « Voici ce que dit le Premier et le Dernier, qui était mort et qui est revenu à la vie :
Je connais tes tribulations et ta pauvreté (pourtant tu es riche), et les injures de gens qui se disent Juifs sans l’être et qui ne sont autre chose qu’une synagogue de Satan. Ne t’effraye pas de ce tu vas souffrir ; voici, le diable va jeter plusieurs des vôtres en prison pour que vous soyez éprouvés, et vous passerez par une tribulation de dix jours. Sois fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la couronne de vie. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Eglises : Le vainqueur n’aura rien à souffrir de la seconde mort. » (Apocalypse 2. 8, 11).

Smyrne était à l’époque une grande ville de commerce d’Asie-Mineure, sur le golfe du même nom, à 435 kilomètres de Constantinople. Elle comptait 150.000 habitants, et faisait un grand commerce d’import-export. La ville était partagée en ville haute ou quartier turc et ville basse quartier franc. Les hellènes ou roumis formaient la grande majorité de la population. Le Golfe de Smyrne forme une rade magnifique, très abritée par le Mont Minas au Sud, le Pragus à l’Est, le Sipyle au Nord ; il a cinquante kilomètres de long sur vingt de large.

Saint Polycarpe, disciple de saint Jean l’Evangéliste, successeur de saint Bucole, illustra comme martyr l’Eglise de cette ville.

En 1797, l’inoubliable Patriarche Gérasime III démissionna, et Grégoire fut élu à l’unanimité des voix , Patriarche de Constantinople, cinquième à porter ce nom. Le 19 Avril de la même année il prit possession de son siège.

Son austérité, sa modestie, la simplicité de sa table et celle de son vêtement, son désintéressement quant à l’argent, son zèle brûlant pour la foi, sa sagacité dans les affaires ecclésiastiques, son activité énergique, son mépris des obstacles et des difficultés, son caractère stable et inflexible, forcèrent l’admiration et le respect de tous.

A cette époque le Patriarcat de Constantinople se trouvait dans une situation très difficile et périlleuse, à cause des mouvements pour la libération des « roumis », qui avaient lieu ici et là. Les interventions des puissances européennes en faveur des chrétiens, le détachement de certaines régions de l’empire ottoman habitées par des chrétiens (fondation des états de la presqu’île balkanique), éveillèrent la méfiance des Turcs à l’égard des chrétiens qui se trouvaient sous leur domination.

Le Patriarche de Constantinople était, depuis la chute de la Reine des Villes, le Chef suprême religieux et politique des « roumis » ou chrétiens orthodoxes en Turquie et le seul interlocuteur valable auprès de la Sublime Porte. Il était installé par le Sultan ou par le Grand Vizir ou premier ministre. Le Patriar­che était responsable, devant le Sultan, de l’ordre et de la soumission que lui-même et les chrétiens devaient à l’Etat. Un patriarche soupçonné de désobéis­sance ou d’insoumission, était immédiatement soit déposé, soit exilé, soit condamné à mort. D’où le grand nombre de patriarches, au temps de la turcocratie, qui se succédaient sur la chaire constantinopolitaine après de brèves patriarchies. Le Patriarche Joakim Ier, fut déposé et déchu de sa chaire en 1564 ; Cyrille Loukaris, fut condamné à mort en 1638 : Cyrille Kontarès lut exilé à Carthage en 1639 puis assassiné ; Parthénios II en 1651 et Parthénios III en 1657 furent assassinés ; Néophyte V fut condamné aux galères en 1707 ; Jérémie III fut jeté en prison puis exilé à Mytilène en 1723 ; Grégoire V fut pendu en 1821 ; Anthime III en 1824, Chrysanthe en 1826 et Aghathange en 183O furent exilés.
En 1798, les Français occupaient les îles connues sous le nom de Sept Iles ou Iles Ioniennes, dont les principales, en effet au nombre de Sept, étaient Corfou, Raxo, Sainte Maure, Thiaki, Céphalonie, Zante et Cérigo. De ce poste avancé de la République Française, par­taient des émissaires qui allaient exciter l’esprit des roumis, déformation du nom de romain, que les turcs donnaient aux citoyens de l’Empire chrétien romain de saint Constantin le Grand ; à ces roumis toujours ouverts à ces instigations, toujours trop dispo­sés à prendre les promesses pour des engagements réels.

Ces roumis étaient attirés par un vaste projet : attaquer l’empire turc sur plusieurs points à la fois. A l’Ouest, débarquer des troupes françaises dans la province de Chimaera, et sur la côte de Parga, pour soulever l’Albanie ; à l’Est, descendre par le golfe de Volo pour appuyer les combattants du Mont Olympe, tandis qu’au Sud, Maïna donnerait au Péloponèse le signal de la guerre. Ali Pacha qui apprit ces projets en informa le Sultan. Il fit enfermer tous les français qui se trouvaient dans ses états, confisqua leurs biens et leurs marchandises, et se hâta de conclure une double alliance avec l’Angleterre et la Russie. Le Sultan mit sur pied une expédition militaire pour rétablir l’ordre et ramener les roumis à l’obéissance et à la soumission, dans la province de Prévéza à l’entrée du Golfe d’Arta.

C’est alors que le divin Grégoire intervint, connaissant les méthodes et les résultats pour ses concitoyens, de ce genre d’expédition. Il obtint du Sultan la mission de ramener l’ordre et de faire cesser les troubles suscités chez les roumis par les français. Le Protosyncelle Johannicos le Byzantin fut dépêché comme légat à Arta ; il ramena ses concitoyens à la raison et revint à Constantinople, porteur d’un rapport rédigé par le Juge Turc d’Arta qui attestait que le calme était revenu, que l’ordre régnait partout. Dans d’autres rapports, le peuple exprimait sa fidélité, son obéissance et sa soumission au Sultan. Grégoire V remit ces rapports au Sultan, réussit à fléchir la colère du souve­rain et à rendre vaine la campagne militaire qu’il redoutait.

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Au temps de la patriarchie de Grégoire V, beaucoup d’évêques résidaient à Constantinople et refusaient de vivre dans leurs diocèses, dont ils touchaient prében­des et bénéfices. Grégoire les obligea d’aller vivre au milieu de leurs troupeaux, dans leurs diocèses. Dépités, ils le calomnièrent et l’accusèrent d’être un homme autoritaire, violent, INCAPABLE D’IMPOSER AUX CHRETIENS LA SOUMISSION au Sultan. Dès ce moment, Grégoire devint un personnage douteux, sur lui allaient peser désormais tous les soupçons. Après une patriarchie qui dura dix-huit mois 1797-1798, le Sultan finit par l’exiler à Chalcédoine. Grégoire signa une démission toute formelle et partit pour son exil. En route, un contrordre l’envoya à Drama, une ville de Macédoine.

De Drama il fut transféré au Monastère de la Grande Grotte des Kalabrytes du Péloponèse. Avant d’y arriver, un autre ordre lui indiqua le Monastère des Ibères au Mont Athos. Pendant son séjour à la Sainte Montagne qui dura environ cinq ans, il visita skites et monastères, prêchant sans relâche la Parole de Dieu, réglant les différents entre moines et monastères, donnant avant tout, le bon exemple de la vie vertueuse et parfaite du moine qu’il était.
Néophyte III, patriarche pour la seconde fois, le rempla­ça de 1798 à 1801. Il était monté sur la chaire patriarca­le, pour la première fois, en 1789, puis chassé pour cinq ans. Néophyte déposé à son tour, fut remplacé par Callinique.

Au début du XIXème siècle le parti francophile dominait. Sur l’intervention de l’Ambassadeur de France, les Hospodars de Moldavie et de Valachie : Alexandre Mourousi et Constantin Ypsilanti furent dénoncés comme russophiles, déchus et remplacés par Alexandre Soutsou et Scarlatou Callimaque. Ces derniers conseillè­rent au Patriarche Callinique V de démissionner. Faible de caractère, ce Patriarche démissionna le 22 Septembre 1806. Le 24 du même mois, l’assemblée générale des Evêques, en présence du Grand Interprète Alexandre Hatzéri, du Grand Logothète Alexandre Manou et des responsables des organisations laïques se réunit. Grégoire V fut élu, pour la seconde fois, à l’unanimité, Patriarche de Constantinople et rappelé de son exil. Le 18 Octobre de la même année, le clergé et le peuple l’acclamèrent dans l’enthousiasme.

Pendant sa seconde patriarchie, le divin Grégoire reprit et continua son ancienne activité ecclésiastique et nationale. Il exigea des évêques d’être présents aux réunions du synode ou, en cas d’empêchement, d’envoyer leur avis par écrit. Il demanda aux villes et aux villages d’ouvrir de nouvelles écoles et d’amélio­rer celles qui existaient. Aux évêques et aux higoumènes il ordonna d’accomplir leurs devoirs et leurs charges ecclésiastiques avec application. L’imprimerie qu’il avait fondée l’occupa également beaucoup. En 1807, il édita et réédita les ONZE HOMELIES SUR LES SIX JOURS de saint Basile le Grand, qu’il avait tradui­tes en grec de son époque, pendant son séjour en Athos.

En 1807, la Turquie entra en conflit avec la Russie. Craignant de voir les « roumis » soutenir les Russes, le Sultan obligea le Patriarche Grégoire de rédiger une Encyclique à l’adresse des chrétiens pour leur conseiller de rester tranquilles. Pour éviter un massacre, le Patriarche obtempéra.

En Mars de la même année, l’Amiral russe Semiavine envoya des manifestes aux chrétiens de l’Empire Ottoman et, en accord avec l’armatole de Thessalie Nico Tsara, souleva les « roumis » contre les turcs. Le Sultan demanda encore au Patriarche d’intervenir pour appeler au calme ses concitoyens, mais d’autres émissaires russes, arrivés en Olympe, suscitèrent un autre soulèvement dont le prêtre Euthyme Vlahavan prit la tête. Le Sultan exigea à nouveau l’intervention du Patriarche et Vlahavan se soumit.

Le 8 Juillet 1808, à la suite d’une émeute à Constantinople, le Sultan Salim fut déposé par les Janissaires de Mustapha Baïractar. Mustapha mit sur le trône le Sultan Mahmout et exigea le départ de Grégoire V. Le 10 Septembre 1808 le Patriarche démissionna et se retira au monastère de la Transfiguration aux Iles des Princes où il resta un an.

Sans élection synodale, par simple décret du Vizir, Callinique V remonta, pour la seconde fois sur la chaire patriarcale, mais pour une courte durée, car dix mois après il en fut chassé et remplacé par Jérémie IV de 1809 à 1813. Jérémie exila Grégoire à la Sainte Montagne et le Patriarche reprit, au Monastère des Ibères, sa vie de simple moine et les études qu’il aimait.
De sa retraite athonite, il suivait avec attention et intérêt les affaires ecclésiastiques et internationales. Vers le milieu de l’année 1818, Jean Phamahès le visita et lui donna des nouvelles de la PHILIKI HETAIRIA dont nous allons dire quelques mots empruntés au livre de M. Brunet : la GRECE.

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« Vers 1813, florissait à Athènes une ASSOCIATION DES AMIS DES ARTS dont le but principal était la conser­vation des antiquités du pays et l’éducation intellectuel­le et morale de la jeunesse grecque, par le moyen des écoles. Cette association prit un rapide accroisse­ment au-dedans et au-dehors même de la Grèce, et ceux qui la composaient aimaient à montrer l’anneau qui les caractérisait, et qui était d’or pour les bienfai­teurs, d’airain pour les simples membres. Elle trouva des appuis jusque dans les membres du congrès de Vienne, qui exprimèrent des vœux et firent des dons personnels pour la propagation de l’instruction parmi les grecs. Le Tzar Alexandre consentit à ouvrir la liste des souscripteurs.

Vers la fin de 1814, à l’ombre de cette association s’en éleva une autre, toute politique, qui déjoua l’atten­tion du gouvernement turc, en se confondant avec elle. L’idée en avait été conçue par un homme ignorant, mais d’un caractère honorable et d’une grande expérien­ce, Nicolas Scouphas d’Arta. Il lui avait donné un nom dont la forme populaire indiquait la simplicité du fondateur, HETAIRIE ou ASSOCIATION DES AMIS. Scouphas ne s’associa d’abord que des hommes obscurs. Le nombre des membres fut fixé à seize, par une raison mystique. Chacun prenait comme numéro d’ordre une lettre de l’alphabet, selon la date de son admission. Alexandre Hypsilanti, qui fut admis dans les derniers et probablement le dernier, portait la lettre P. Cette hétairie secrète aimait à se confondre avec l’hétairie inoffensive dont le comte Jean Capodistria, grec de Corfou et ministre du Tzar Alexandre, était le chef avoué.

Puis, sentant que par elle-même elle restait impuissan­te, elle imagina de se mettre sous le nom et de se donner comme l’organe d’un pouvoir supérieur qu’elle affectait de ne révéler que d’une manière vague et mystérieuse, l’appelant la PUISSANCE SUPREME.

Les Grecs, depuis longtemps unis aux Russes, comme nous l’avons vu déjà, par les liens religieux, habitués à attendre leur délivrance de ces « hommes blonds » qu’annonçaient leurs prophéties, crurent être assurés de la protection occulte du Tzar Alexandre. Cette idée donna tout à coup une grande force à la propagan­de des hétairistes. Le voyage de Scouphas, qui avait jeté les premiers germes de la société dans un séjour fait en Russie pour les affaires de son commerce et passé en partie a Moscou, auprès d’Alexandre Mavrocordato, ancien hospodar de Valachie, contribuait à faire croire qu’il avait reçu dans ce pays de hautes et mystérieuses assurances. Des Russes résidant en Grèce s’affilièrent à l’Hétairie, et confirmèrent encore cette croyance. Enfin, on avait soin de mettre en avant le nom du Comte Capodistria, considéré comme l’intermédiaire entre la nation grecque et la Russie.

C’est ainsi que, par une propagande mystique, se répandit dans toute la Grèce une association qui d’elle-même n’avait aucun fondement. Elle avait une organisation compliquée. On y comptait sept degrés d’initiation :
1° les frères ou vlamides ; 2° les agréés ; 3° les prêtres ; 4° les évêques ; 5° les archevê­ques ; 6° les initiés ; 7° les chefs ou stratèges des initiés. De ces sept degrés, les deux derniers étaient considérés comme donnant droit à un commandement militaire.

Malgré ces différences dans l’initiation, tous les mem­bres de l’association étaient réunis dans la même pensée et tournés vers le même but. Le simple frère était averti qu’il eût à tenir prêtes ses armes et cinquante cartouches dans son havresac pour le cas ou il serait commandé par son chef. A l’agréé, quand il était reçu, on adressait ces paroles : « Combats pour la foi et pour la patrie ; engage-toi à haïr, à poursuivre et à exterminer les ennemis de la religion nationale et de ta patrie. » Il portait pour signe distinctif une croix s’élevant au-dessus d’un croissant. Au prêtre, l’on révélait que le but de l’Hétairie était l’affranchis­sement de la nation, et c’est ce qu’on répétait aux associés des degrés supérieurs. Enfin le stratège, quand il était proclamé, recevait une épée, qu’on lui remettait, avec ces paroles : « La patrie te la donne pour que tu t’en serves pour elle. » Ainsi depuis le premier membre jusqu’au dernier, tous savaient que le but commun était la conjuration contre les Turcs.

L’ambition, l’intérêt, les préjugés s’étaient glissés, comme cela était inévitable, dans cette vaste associa­tion. Nous pouvons citer à ce sujet le témoignage d’un historien grec, impartial aux dépens même de ses compatriotes. « La classe des prêtres, dit-il, était nombreuse. Le prêtre avait le droit de créer des frères, et même de distribuer le titre particulier de prêtre. » Et comme les initiés devaient remettre une certaine cotisation entre les mains de leur initia­teur, beaucoup de personnes prirent ce titre de prêtre ou le communiquèrent par intérêt, et de là vint particu­lièrement cette multitude d’initiateurs et d’initiés. Si leur catéchisme était obscur considéré politiquement, au point de vue religieux c’était un monstrueux assemblage de vrai et de faux, de piété et d’impiété.

De même que l’objet de l’entreprise était notre sainte foi et la patrie, et que les serments se prêtaient sur l’Evangile et sur les saintes Icônes, le prêtre initiant disait à l’initié qu’il le recevait EN VERTU DE LA PUISSANCE QUE LUI AVAIENT LIVREE LES GRANDS-PRETRES DES MYSTERES D’ELEUSIS. Comme toutes les sociétés secrètes, l’Hétairie avait ses symboles et ses mots de passe pour aider ses membres à se reconnaître. Elle avait aussi, pour les correspondances, des caractères secrets ; mais les prêtres seuls ainsi que les initiés des degrés supé­rieurs en possédaient la clef. Pour éviter des dangers personnels on se faisait inscrire sous des noms supposés ou sous certains signes. Telles étaient les connaissances scientifiques des fondateurs de l’Hétairie des Amis, que les initiateurs devaient demander aux initiés s’ils ne connaissaient point quelque invention dont le secret fût précieux. Or, ils faisaient cette singulière demande parce que les fondateurs de l’Hétairie cro­yaient à la pierre philosophale, et qu’ils rêvaient la transformation des métaux communs en métaux précieux. » (Sp. Tricoupi, t. 1, p. 24.)

Jusqu’en 1817 l’Hétairie fit peu de progrès en dehors de la Grèce, et dans la Grèce même elle resta obscure. En 1816, un certain Nicolas Galatis d’Ithaque, jeune homme plein d’enthousiasme, mais aussi de jactance et d’étourderie, passant à Odessa, y rencontra le fondateur même de l’Hétairie, Scouphas, qui revenait de Moscou, se fit initier aux plus secrets mystères de la société, et plein d’ardeur se rendit à Saint Petersbourg pour y faire de la propagande.
Là il finit par attirer sur lui l’attention de la police, fut arrêté avec deux de ses amis, expulsé du territoire et dirigé sur la Valachie. Faut-il croire que là, à Jassy, l’empereur Alexandre, qui avait déjà fait preuve de tolérance à son égard, soit allé jusqu’à lui faire remettre, par l’intermédiaire du consul, une somme de cinq mille francs en son propre nom ? Quoiqu’il en soit, Galatis continua ses prédications avec une fougue inconsidérée, qui inquiéta même ses coopérateurs. C’est alors que les chefs de l’Hétairie, saisis d’une funeste idée qui germe trop facilement dans la tête des Grecs, lui donnèrent l’ordre d’aller rejoindre Tsacalof, auquel ils envoyèrent en même temps une secrète mission.

Tsacalof avait été chargé, vers le commencement de 1817, d’aller remuer le Péloponnèse. Il reçut l’ordre de ses chefs, crut devoir y obéir en aveugle et le communiquer à ses initiés : Ceux-ci reçoivent à bras ouverts l’innocent Galatis, lui prodiguent des festins, et le mènent un jour à la campagne. De vallon en vallon et de colline en colline, ils arrivent sous l’ombre d’un platane. Là pendant que Galatis, couché sous la verdure, chante un hymne patriotique, un tromblon est déchargé sur son dos par un des hétairistes ; le malheureux rend l’âme, en s’écriant : « Que vous ai-je fait ? » On dit que ses cendres reposent encore au pied de ce même arbre sous lequel il fut tué, et que sur son écorce un de ses amis a gravé, en guise d’épitaphe, les dernières paroles de cette déplora­ble victime : « Que vous ai-je fait ? » Ainsi, avant le premier signal de la guerre, le sang était déjà versé, sans jugement, sans nécessité, sans haine même, par simple précaution contre un jeune enthousiaste inoffensif, et par l’expéditive et déplorable autorité de la raison d’Etat !

En Avril 1818 Scouphas quitta Odessa, où il venait d’affilier les principaux chefs réfugiés dans les Sept-Îles. Il se rendit à Constantinople, et là, en présence d’une police inhabile et d’un gouvernement aveugle, il fit de nombreux prosélytes. En même temps il envoyait partout des émissaires. La Grèce continentale fut un peu contenue par la crainte d’Ali-Pacha ; là même cependant les hétairistes rencontrèrent une coutume qui devait favoriser leur action. Depuis le commencement du dix-septième siècle, s’était établi parmi les Albanais l’usage de s’unir d’une frater­nité. Ornés de leurs plus beaux vêtements, les deux hommes qui voulaient devenir frères, Grecs tous deux, et souvent l’un Grec, l’autre Mahométan, l’un clephte, l’autre déré-bei, c’est-à-dire sujet rebelle à la Porte, s’approchaient d’un autel, échangeaient leurs armes, se donnaient la main, s’embrassaient en se disant réciproquement : « Ta vie est ma vie, et ton âme est mon âme. » Après cette union jurée, l’un pouvait abandonner à l’autre la garde de sa famille et de sa maison, pendant qu’il s’absentait pour labourer ses champs éloignés ou pour la guerre. Les hétairistes n’eurent qu’à adopter ce mode d’affiliation, mais en excluant sévèrement les mahométans.

Dans le reste de la Grèce, dans le Péloponèse, dans les îles, l’hétairie faisait d’immenses progrès. Elle devenait l’objet de tous les entretiens, et l’enthousiasme qu’elle excitait s’exaltant tous les jours ; et se contenant moins à mesure qu’elle s’étendait davantage, elle commençait à trouver un danger dans son développe­ment même. Une députation fut envoyée en Russie, et obtint, dit-on du gouvernement mille ducats de Hollande. Les marins de l’archipel pénétraient dans les Sept-Iles pour leurs affaires commerciales, et y correspondaient avec Colocotronis. Papa-Fléchas, après avoir achevé ses prédications en Morée, alla répandre l’hétairie en Valachie.

Alexandre Soutzo nommé par la Porte, hospodar de cette province après le départ de Caradja, en Octobre, passait pour favorable à la cause des Grecs, ainsi que Michel Soutzo, nommé peu de temps après lui, hospodar de Moldavie. Aristide Pelopidas et Perrévos furent députés en Bessarabie et en Modalvie, et allèrent jusqu’à Odessa et Taïganrock.

A mesure que l’association se développait, on sentait le besoin de la centraliser. Cette même année 1818 on créa des éphories dans les principales villes. Chaque éphorie était le centre d’une circonscription, avait sa caisse à part, dont les trésoriers devaient être pris parmi les négociants les plus considérables, et correspondait directement avec Constantinople, d’où émanaient les décisions d’un intérêt général. Smyrne, Chios, Samos, Calamata, Missolonghi, Janina, Bucarest, Jassy, Trieste, Moscou, Pesth, plusieurs autres villes, eurent chacune leur éphorie ; et parmi les principaux initiés on nomma Marc Botzaris, Georges l’Olympien, Kyriakoulis, Pierre Mavromichalis, Antoine Criesis, Lazare Coudouriotis, Savas, des archevêques, des armatoles et des chefs de klephtes, des négociants et des membres de la noblesse du Phanar.

Le gouvernement turc, habitué à ne pas se mêler des affaires intérieures des chrétiens, n’empêchait rien. Son aveuglement doit moins étonner si l’on songe que, dénué des moyens que la centralisation fournit à la police des Etats, embarrassé encore dans la surveil­lance de ses sujets par la différence des langues, distrait d’ailleurs par des agitations plus voisines du centre et la rébellion sans cesse menaçante des gouverneurs, il était souvent réduit à punir ou à subir les complots au lieu de les prévenir.

Cependant, les Grecs n’abandonnaient pas les intérêts de leur commerce. L’année 1818 amena en France une disette générale. Les vaisseaux des îles de l’archipel apportèrent à Marseille les blés de la Morée, qui furent achetés à de hauts prix.

L’année suivante, le 24 Avril 1819, la Porte reconnut l’indépendance des Iles Ioniennes, dont la constitution, publiée depuis le 29 Décembre 1817, acceptait le protec­torat perpétuel du roi d’Angleterre, représenté par un lord, haut commissaire, gouverneur général. En échange de cette reconnaissance, Mahmoud II demanda la restitution de Parga. Ce fut un triste expédient de la politique que ce marché qui faisait changer de maître, sans la consulter, comme si elle eût été esclave, une ville florissante, et livrait à des mahométans des chrétiens par la main d’autres chrétiens.

On dressa l’inventaire de Parga, de ses églises, de ses monuments, de ses maisons, des vases de ses autels. Elle fut évaluée à cinq cent mille livres sterling. Moyennant ce prix, Ali-Pacha prit possession de cette ville, qui lui avait toujours échappé. Les habitants étaient placés dans l’alternative de devenir ses sujets, ou de se retirer, dépouillés de tous leurs biens, à Corfou. Ils ouvrirent les tombeaux, en retirèrent les restes de leurs pères, les brûlèrent sur la place publique, et se retirèrent sur le territoire de refuge qui leur avait été assigné. L’indemnité insuffisante qui leur avait été promise par les Anglais fut marchan­dée, et réduite par les agents d’Ali-Pacha, à cent cinquante mille livres sterling. Ils furent obligés de profiter des secours que leur offrirent les grecs de l’île et le comte Capodistria, qui vint les visiter dans leur campement. Il y eut dans l’Europe un mouvement d’indignation (10 Mai 1819).
Cependant l’Hétairie grandissait toujours ; mais il fallait se rattacher enfin à son origine imaginaire. Une réunion des principaux membres eut lieu à Tripolitza, au commencement de 1820. L’enthousiasme, l’espérance, la fraternité y présida. Il n’y avait encore aucun nuage devant l’avenir, aucune défiance, aucune division. Le sentiment religieux couvrait les nuances politiques. Le grand objet de la réunion fut d’envoyer à la cour de Russie un commissaire chargé de lui demander sa protection et ses conseils. Le choix tomba sur Jean Paparrigopoulo, qui reçut les instruc­tions suivantes ; il devait demander à la Puissance Suprême, comme on l’appelait :

1° De former une éphorie de frères dans le Péloponnèse, pour agir sous sa direction en vue du but commun, et la consulter sur toute chose ;
2° D’engager tous les frères à obéir en tout à l’éphorie, et à ne rien faire sans son consentement, sous peine d’exclusion de l’Hétairie.
3° De donner son consentement et ses conseils pour la formation d’une caisse commune dans le Péloponèse, sous la garde d’hommes recommandables, destinée à recueillir les souscriptions de tous les frères du Péloponèse, et des Iles Ioniennes, s’il était possible, avec ordre de ne faire aucune dépense sans l’avis d’un conseil choisi de frères et l’agrément de la Suprê­me Puissance ;
4° De charger un des frères d’Hydra de veiller à la sûreté des correspondances entre la Suprême Puissan­ce et l’éphorie du Péloponèse. »

Ali-Pacha eut connaissance de la mission de Paparrigopoulo, qu’il avait connu pendant qu’il résidait à Patras. Il voulut saisir cette occasion de se recommander à l’alliance de la Russie comme ennemi de la Porte, et appela Paparrigopoulo auprès de lui à Prévéza. Celui-ci commença par se montrer défiant, et évita de communiquer sa mission ; puis, sur le conseil de l’arche­vêque de Patras, Germanos, il lui dévoila le but de son voyage, le remplit de joie par cette nouvelle, qui lui faisait espérer des auxiliaires dans ses projets d’indépendance, et se trouva ainsi chargé d’une double commission auprès de l’Empereur de Russie.

Le même Ali-Pacha poursuivait depuis longtemps d’une haine implacable un homme qui avait été son ami et son confident, Ismaïl-Bey. Celui-ci fut réduit, pour échapper à sa vengeance, à se réfugier jusque dans Constantinople. Là, il eut le bonheur d’entrer dans les conseils de la Porte comme Kapoudji-Pacha et de se concilier l’amitié du tout-puissant Khalet-Effendi. Ali-Pacha fut d’autant plus irrité de cette élévation inattendue de son ennemi, que son second fils Véli-Pacha, fut transféré de l’important gouvernement de Lárissa au gouvernement secondaire de Naupacte, par l’influence de Khalet-Effendi et les suggestions d’Ismaïl.

Toujours prompt à la vengeance, il soudoie trois Albanais qu’il charge d’aller assassiner ce dernier ; mais leur coup manque, et, arrêtés, ils s’avouent les instruments d’Ali-Pacha. Ils furent pendus, et le Pacha de Janina fut mandé à Constantinople pour répondre devant le Sultan. Il refusa de comparaître, et fut déclaré fermanli, c’est-à-dire mis au ban de l’empire. Ismaïl fut nommé à sa place pacha de Janina et de Delvino, et nommé généralissime de l’expédition envoyée contre lui.

Cette proscription, et surtout l’anathème prononcé par le grand-mufti au nom du prophète, isolait Ali-Pacha de tout bon musulman. Aussi fut-il obligé de chercher un appui en dehors de ses coreligionnaires.

Déjà depuis longtemps, en prévision d’un semblable événement, il avait cherché à gagner les pallicares, fort nombreux dans les montagnes de l’Epire. Tandis que son armée et sa propre famille l’abandonnaient, le 23 mars 1820, de son château de l’Achérusie, il fit appel aux Hellènes, et se proclama leur libérateur. On vit alors « de singuliers rapprochements. » Ce cruel Pacha, qui faisait sceller des hommes vivants dans les murs de son palais et se plaisait à crever avec un fer brûlant les yeux de ses victimes, cet ennemi implacable des chrétiens, qui leur avait fait à plusieurs reprises une guerre d’extermination, organisa pour sa propre défense, les milices des klephtes, et les distribua en Livadie, aux Thermopyles, au passage de l’Achéloüs et dans les gorges du mont Olympe. En même temps d’autres chefs des mont Agrapha, du Pinde et de l’Oeta étaient sollicités par la Porte et enrôlés par leurs maîtres contre leur vieil ennemi. Ainsi les Grecs recevaient des deux côtés les instruments de leur délivrance.

Cependant, Ali de Tébélen, battu par les Souliotes que Marc Botzaris avait reconstitués, trahi par ses agas, délaissé par ses fils, était assiégé dans sa forte­resse de l’Achérusie par les Albanais. A la tête de ses guègues, monté sur un cheval arabe, ou, au milieu des douleurs de la vieillesse, porté sur un brancard, mais toujours énergique, et brandissant tantôt un mousquet de Charles XII, tantôt un fusil de Napoléon, il s’écriait : « L’ours du Pinde vit encore, » et ralliait ses soldats. Mais pressé de plus en plus par les Albanais, qui continuaient le siège malgré l’hiver, il compta sur une dernière ressource, le soulèvement des hétairistes. Il chercha à l’activer en répandant parmi les Souliotes une lettre interceptée de Khalet-Effendi au séraskier Ismaïl-Pacha, qui révélait un projet de massacre de tous les Grecs pour le commencement de 1821.

L’alarme de cette nouvelle se répandit partout, les embarras de la Porte, l’impatience des affiliés portés à environ 200.000, l’espérance d’une diversion du côté de la Serbie, mille raisons pressaient les chefs de l’hétairie de donner enfin le signal de l’action. La pression de la multitude fut l’inconvénient inévitable d’une association si nombreuse. Tous les préparatifs n’é­taient pas faits ; cependant, le secours de la Russie était loin d’être assuré ; la faveur des autres puissances n’était rien moins que probable, en ce temps où la Sainte-Alliance, effrayée des progrès du carbonarisme en Italie, ne voyait partout que le spectre de la révolu­tion, et considérait les peuples comme autant d’ennemis naturels. Mais les plus prudents étaient entraînés : on chercha un général en chef.

Déjà le conseil de l’Hétairie avait député à Saint-Pétersbourg Emmanuel Xanthos pour sonder Jean Capodistria. Celui-ci, non seulement l’avait éconduit, mais lui avait durement reproché de préparer la ruine de sa nation. Il fallut tourner ses vues ailleurs.

On songea a Alexandre Hypsilantis, jeune prince grec, major général au service de la Russie et aide de camp du tzar Alexandre. Il appartenait à une famille riche et distinguée d’hospodars de Valachie. Il était connu pour son courage militaire, et avait perdu un bras à la bataille de Dresde.
On était assuré de ses sentiments pour la liberté de sa patrie. Xanthos l’initia à l’Hétairie en qualité de chef ou de stratège, le 20 Juin 1820, mais sans lui remettre encore les pleins pouvoirs de généralissime, déposés entre les mains de Paparrigopoulo.

Celui-ci était encore à Constantinople ; de là il envoyait à Ali-Pacha l’assurance qu’il serait soutenu contre la Porte, et le conseil de tenir bon. Puis il se rendit à Saint Petersbourg, à la rencontre d’Hypsilantis. Ce dernier ne s’y trouvait plus. M. Soutzo raconte qu’il était violemment tourmenté d’inquiétude au sujet des événements qui se préparaient, et qu’avant de savoir s’il devait en prendre sa part de responsabilité, il voulut connaître les intentions d’Alexandre. « Le Tzar jouissait alors de l’air de la campagne dans les vastes jardins de Tzarski-Célo ; il y méditait sur les voyages qu’il allait entreprendre pour se rendre à l’ouverture de la diète de Varsovie et de là à Laybach. Hypsilantis s’y présenta, sous prétexte de lui demander un congé illimité, mais en effet pour lui glisser quelques paroles sur la situation malheureuse de la Grèce. Un soir, épiant le moment de le trouver à l’écart, il se promenait rêveur dans une allée de Tzarski-Célo ; tout à coup il s’entend appeler, se retour­ne, et voit l’empereur qui vient seul à lui ; son cœur palpite. Le souverain, l’abordant d’un air amical : « Que faites-vous ici ? lui dit-il ; vous me paraissez tris­te. » Hypsilantis, en lui montrant une feuille qu’il te­nait par hasard dans sa main, lui récite une élégie de M. Arnault, qui commence ainsi : « De ta tige détachée, Pauvre feuille desséchée, Où vas-tu ?... »

« De qui sont ces vers ? lui demanda Sa Majesté.
- Sire, ils sont d’un Français ; mais ils peuvent être appliqués à tous ces Grecs infortunés, errant de pays en pays et mourant sur un sol étranger.
– Ah ! toujours exalté ! toujours ne rêvant que patrie ; Eh bien vous en aurez un jour ; je ne mourrai pas content si je ne fais rien pour mes pauvres Grecs ; je n’attends qu’un signe du ciel pour cela : je saurai le discerner, ou ils me l’indiqueront eux-mêmes. Mais avant tout il faut qu’ils soient dignes d’être heureux ; il faut que je puisse dire : Les voyez-vous ? Ils demandent la li­berté.
- Ils la demandent, sire ; interprète de leurs vœux, j’ose les déposer à vos pieds.
- Il faut que j’y pense, moi : un boulet tiré sur le Danube mettrait toute l’Europe en feu. »
Hypsilantis appliqua sa bouche sur l’épaule de l’empereur, et, les larmes aux yeux, lui dit : « Ah ! si un de vos regards tombait sur mon pays… » Il voulut continuer ; l’agitation lui coupa la voix. Alexandre ému, laissa échapper ces mots : « Qu’une levée de boucliers se montre en Grèce, et mes cosaques iront la seconder. » Nous avons besoin d’ajouter que nous laissons à M. Soutzo toute la responsabilité de ce récit.

Peu de temps après, Alexandre Hypsilantis rencontrait à Odessa Paparrigopoulo, chargé des pleins pouvoirs des Péloponnésiens, et toujours se faisant fort de l’appui de la mystérieuse puissance. Hypsilantis était hésitant ; il demandait où étaient les armées, les finances, les munitions de guerre. Paparrigopoulo, qui avait re­çu des hétairistes en partant, outre le brevet de sa mission, un blanc seing revêtu des signatures du conseil de Tripolitza qu’il pouvait remplir à son gré, s’en servit pour y inscrire toutes les prétendues ressources de la Grèce, et lever les scrupules du généralissime.

A l’automne de 1820, il revint à Patras, rapportant les instructions d’Hypsilantis relativement aux demandes qu’avait posées le conseil de l’Hétairie. Paparrigopoulo les présentait comme dictées par la Suprême Puissance et transmises par son organe à Hypsilantis. Il ajouta ses exhortations véhémentes, et pressa de constituer l’éphorie centrale.
Elle fut composée de six membres, du président Jean Vlasapoulos et des deux trésoriers, Jean Papadiamantopoulos et Panayoti Aovali. Mais ce choix fit des mécontents ; une opposition se forma, et paralysa l’action de l’éphorie à peine née.

Cependant Hypsilantis obtint de la Russie un congé, sous prétexte d’aller prendre les bains, et se rendit en Bessarabie, où se groupèrent autour de lui un grand nombre d’hétairistes. Ils échauffaient son zèle, trom­paient ses défiances, et finirent par le persuader que tout était prêt. Trop soigneusement entretenu dans ces illusions, il envoya en Morée, dans les îles et dans la Grèce continentale des émissaires chargés d’annoncer sa marche prochaine sur la Turquie. Il comptait d’abord partir pour Trieste, où un vaisseau grec annonçait qu’il l’attendrait vers le 20 novembre, et débarquer secrètement dans le Magne, d’où il commencerait les opérations, à une date qui symbolise­rait la régénération de la Grèce, le 25 Mars, jour de la fête de l’Annonciation.

Mais on lui conseillait instamment d’entrer par la Moldo-Valachie ; on lui représentait que les deux principautés étaient une autre Grèce, que les habitants suivaient la religion grecque, que les hospodars et leurs ministres étaient des Grecs, que l’hospodar de Moldavie, Michel Soutzo, était favorable à l’hétairie, que l’hospodarat de Valachie, vacant depuis le mois de Janvier 1821, par la mort d’Alexandre Soutzo, laissait la province ouverte, que partout il rencontrerait des affiliés, jusque dans les milices étrangères et que la fertilité du pays offrirait des vivres en abondance. La forteresse d’Ibraïlow en Valachie n’était défendue que par trois cents Turcs, mal armés. Les forteresses riveraines du Danube étaient dépourvues de garnison. La guerre d’Ali-Pacha avait dégarni de soldats la Thrace et la Bulgarie. D’autres raisons décidèrent Hypsilantis : deux armatoles fameux, Georges ou Georgakis l’Olympien et Savas Caminaris de Patmos l’assuraient de leur concours, puissant dans ces contrées. Enfin, les traités défendaient à la Turquie de faire entrer des troupes dans les principautés sans le consentement de la Russie. Ou bien elle passerait au-dessus des conventions, et donne­rait alors à la Russie un sujet légitime de guerre contre elle, et l’occasion d’une embarrassante diversion, ou elle les respecterait, et laisserait alors le champ libre à l’armée de l’insurrection, qui traverserait la Macédoine et l’Illyrie et viendrait tomber en Grèce, au cœur de l’empire.

Hypsilantis, réfugié de bonne heure en Russie avec sa famille, connaissait mal la Grèce. Il croyait que 25.000 hommes étaient sous les armes dans le Péloponnèse, que Tripolitza, ville toute turque, siège du gouver­nement dans la Morée, était prête à éclater la premiè­re. Il était trompé surtout par son agent, l’archimandrite Dicée, qui lui assurait que des amas d’armes étaient préparés à Hydra par les soins du gouvernement russe. Dicée lui communiqua, dans une entrevue qu’il eut avec lui sur un îlot du Danube, son dessein d’incendier les principaux quartiers de Constantinople, l’arsenal et les magasins de Topchana. Pendant que, de nuit, les Grecs de la capitale exécuteraient ce projet, dix bricks hydriotes tireraient sur le sérail, et forceraient le Sultan à sortir de son palais et à tomber entre les mains des insurgés.
Homme ardent et peu scrupuleux sur les moyens, Dicée, pour hâter le moment de l’exécution, affirmait tout ce que l’on désirait, et rassurait en trompant. Des chefs hétairistes du Péloponnèse commencèrent à se méfier de lui, et le mandèrent à Vostitza le 26 Janvier 1821 ; ils lurent les lettres de créance par lesquelles Hypsilantis le déclarait son alter ego, et furent frappés des illusions dangereuses dans lesquelles il l’avait fait tomber. Ils enjoignirent à Dicée de se retirer dans son pays et de s’y tenir tranquille. Ils décidèrent que des com­missaires seraient envoyés pour convoquer une assem­blée des représentants de l’Hétairie auprès de l’éphorie de Patras, que le Péloponèse ne remuerait pas avant qu’on eût reçu un chargé des pleins pouvoirs du général en chef, que l’on s’adresserait de nouveau à l’empereur Alexandre pour savoir ses sentiments et le secours qu’on pouvait attendre de lui.

Mais Hypsilantis n’était plus maître de tarder davanta­ge. La Porte ne pouvait plus ignorer les dangers qui la menaçaient. Dans le mois de janvier 1821, deux agents envoyés par Hypsilantis, l’un en Serbie, l’autre à Thessalonique, avaient été saisis avec le plan de l’hétairie et ses papiers, portant la signature du général en chef. Si le Divan le dénonçait au gouvernement russe, il allait être rappelé de Bessarabie. Il savait d’ailleurs qu’un Péloponnésien avait révélé le complot au Sultan, qu’Ali-Pacha en avait fait autant, dans l’espoir de rentrer en grâce auprès de lui. De tous côtés des lettres lui annonçaient que l’Hétairie n’était plus un secret pour personne, que la nation était mise par ses lenteurs sur le bord de l’abîme. Il ne crut même plus pouvoir attendre la date primitivement fixée. Dans la nuit du 6 mars 1821, il passa le Pruth, et entra en Moldavie.

Le Rubicon était franchi.

*
Jean Pharmakès apporta à Grégoire des nouvelles de l’Hétairie. Le Patriarche manifesta tout l’intérêt qu’il portait à la société, et souhaita de toute son âme et de tout son cœur la réalisation de tous ses projets. Cependant, il refusa de prêter le serment de sociétaire et recommanda à Pharmakès la prudence, afin de ne pas nuire au lieu de servir, car à ses yeux, l’insurrection était prématurée et pas au point.

En Décembre 1818, Cyrille VI démissionna et Grégoire fut élu pour la troisième fois. Rappelé de la Sainte Montagne, le 14 Janvier 1819, il reprit sa charge et toutes les activités qu’elle impliquait.

Grâce à des Phanariotes qui exerçaient des fonctions de tout premier plan dans l’Etat Ottoman, les grecs obtinrent la faveur d’ouvrir des écoles. Le saint Patriar­che en profita, et une fois encore, exhorta ses conci­toyens à ouvrir des écoles pour enseigner la langue grecque. A cette époque les jeunes gens lisaient plus volontiers et étudiaient les idées nouvelles et délais­saient l’étude approfondie de la langue de leurs pères. Pour venir en aide aux élèves pauvres et aux nécessi­teux, le divin Grégoire créa le « Tronc de la Miséricorde » que les évêques, les notables et les riches alimentaient.

Mais sa débordante et bienfaisante activité sociale allait prendre fin. Les événements, écrit encore Brunet, que nous venons de rapporter plus haut, avaient à Constantinople un terrible contrecoup.
Nous avons vu combien la surveillance de la police musulmane avait été endormie ; le gouvernement turc n’avait eu que des soupçons sur les projets de l’Hétairie jusqu’au jour où il découvrit un complot pour le boulever­sement de Constantinople. C’est alors, dans le courant de mars, qu’on ordonna à tous les Grecs qui n’y étaient pas domiciliés de quitter la ville. Des visites domiciliai­res furent faites pour découvrir les armes et les munitions qu’on supposait cachées. Le 13 mars on reçut la nouvelle des affaires des principautés ; le 15, le grand-interprète Mourousi communiqua au Synode un firman pour l’inviter à faire rentrer par ses exhorta­tions pastorales les révoltés dans le devoir. Le Synode répandit aussitôt une lettre encyclique qui excommuniait nommément Hypsilantis et Soutzo, exhortait les Molda­ves et les Valaques à la soumission, et relevait les Amis du serment prêté à l’Hétairie.

La Porte s’engageait, à son tour, à amnistier tous les sociétaires de l’Hétairie. L’excommunication fut signée sur le saint Autel par Grégoire, Polycarpe de Jérusalem et les évêques présents, et lue dans toutes les églises le 23 mars.

Le Patriarche Grégoire a été sévèrement critiqué pour cet acte. En vérité, il n’a pas excommunié les insurgés et leurs idées. Il a fait cela :
1° pour éviter un massacre ;
2° parce qu’il était opposé au démantèle­ment de l’empire Ottoman qui aurait été celui de la Romanité. L’idée d’un Empire Ottoman, civilisé sous l’influence des grecs dont les services lui étaient indispensables, et qui ne garderait plus que le nom d’Ottoman, fut longtemps caressée par les Phanariotes.

Dans son livre : « La Romanité affligée », Photios Kontoglou cite le poète cypriote Basile Michaïlidès. Dans son poème sur la mort, en 1821 de l’archevêque Cyprien de Chypre, Michaïlidès met dans la bouche du martyr ces paroles qu’il adresse au juge turc qui allait le livrer à la mort : « La Romanité est une race contemporaine du monde. Personne n’a pu l’exterminer, Personne, parce que Dieu la couvre du haut des cieux. »

Quel grand poète, ajoute Kontoglou, de ces nations riches et heureuses, qui ont dominé le monde, a pronon­cé de telles paroles pour sa nation comme l’a fait ce pauvre et insignifiant « roumis » ? Sa voix est faite de myriades de voix, celles de cette race des Hellènes maltraitée qui parle et dont la voix est comme la foudre qui frappe de son feu les puissants de la terre… Cette Romanité maltraitée est cependant parée de la tunique ensanglantée et incorruptible…

Mais les avertissements patriarcaux commandés par le gouvernement turc, eurent peu d’effet contre l’exal­tation des esprits et les résolutions prises. Les Phanariotes commencèrent à quitter la ville, et à se réfugier à Odessa. Le 20 fut publié le firman qui ordonnait à tous les sujets fidèles de veiller à leur défense, de préparer leurs armes, d’en acheter s’ils n’en possé­daient pas, en vendant s’il le fallait, leurs édredons. Ce firman fut lu dans les mosquées.

Sept archevêques furent demandés par un autre firman au Patriarche et gardés en otage. Des milices asiatiques furent appelées, et le 26 tous les Ottomans de Constantinople reçurent l’ordre de se mettre sous les armes. C’était donner le signal des massacres.
« Aussitôt, dit M. Tricoupi, que le gouvernement eut établi partout des postes, il appesantit sa main meurtrière sur tous les Grecs sans choix et sans distinction. Leurs maisons et les appartements de leurs femmes furent envahis, les prisons regorgèrent de suspects ; les sanguinaires Asiatiques, frémissant et brandissant leurs épées nues, parcouraient en foule les routes et les places publiques, immolant ou relâchant à leur gré tous ceux qu’ils rencontraient, sans l’aveu du gouvernement, mais aussi sans en être empêchés. La rage politique conspirait avec le fanatisme religieux contre des hommes que l’on regardait en même temps comme des rebelles et des infidèles. Sans preuves ou même sans indices, sur un simple soupçon et sur l’ordre de l’autorité, les Turcs livraient ceux que l’on connaissait pour être chrétiens à l’épée ou à la corde. Les uns, ils les égorgeaient sur les routes, les autres il les pendait à la porte des particuliers. C’était une loi des Turcs, que les Grecs devaient payer en outre une redevance toutes les fois qu’une exécution semblable avait été faite, pour effacer la souillure et avoir le droit d’enlever le cadavre.

Lorsque leurs tribunaux condamnaient un Grec à la peine capitale, ils n’avaient pas de lieu fixe pour l’exécution ; elle se faisait dans le premier endroit favorable. Eh bien, quand un malheureux a la tête tranchée, tous les Grecs du voisinage doivent contribuer à la formation d’une somme qui s’élève quelquefois à plusieurs milliers de francs pour qu’on les débarrasse au bout de trois jours de l’affreux spectacle d’un cadavre. On va même plus loin : un coupable condamné à la corde est supplicié à la porte d’une boutique quelconque ; on choisit de préférence celles des bakals (épiciers), parce qu’elles sont plus fréquentées. Ainsi le malheureux propriétaire est d’abord réduit à l’horreur de passer trois jours sous les pieds d’un cadavre vide, et ensuite il doit payer ceux qui lui ont fait un si horrible présent.

Les Turcs souillaient et dépouillaient les églises, démolissaient les maisons, confisquaient les biens, ravissaient les femmes et les jeunes filles, visitaient les navires portant pavillon européen, et en faisaient descendre à terre, sous les yeux même des ambassa­deurs, les Grecs qui s’y étaient réfugiés. En un mot le sultan considérait tous les Grecs, clercs ou laïcs, comme conjurés et comme également dignes de la mort.

Les exécutions juridiques commencèrent le 3 avril, et tombèrent sur les Phanariotes alliés aux princes moldaves. Elles se continuèrent les jours suivants, et redoublèrent le 15 avril, à la nouvelle apportée d’Athènes par un courrier, du soulèvement de Calavryta et du Péloponèse. Alors fut décapité le grand-interprète Mourousi, qui ayant reçu contre toute attente de sa part, une lettre d’Hypsilantis, où celui-ci lui dévoilait ses projets, l’avait remise au reïss-effendi et se croyait à l’abri de tout soupçon. M. Al. Soutzo raconte que le sultan le fit amener dans son palais pour assister à son supplice, et qu’il donna lui-même le signal aux janissaires. Le même jour commençaient les massacres qui ensanglantèrent Bouîouk-Déré, village populeux et paisible, situé à trois lieues de Constantinople. Les jours suivants, à Constantinople, furent exécu­tés coup sur coup des Grecs attachés pour la plupart à d’anciens hospodars, parmi lesquels Dimitri Paparrigopoulo et Georges Mavrocordato. On eut soin que tous les condamnés fussent soit décapités, soit pendus, devant la porte de leur maison.

Une condamnation inique qui a exaspéré toute la nation grecque et révolté l’Europe, couronna toutes les précédentes.
Le Samedi Saint, il fut ordonné au Patriarche de conseiller aux chrétiens d’aller à l’église pour la Pâque, puis de revenir chez eux, sans se saluer ni se visiter, contre la coutume habituelle. Cette interdiction prévenait d’éventu­els complots. Le divin Grégoire qui pressentit tout le drame, dit alors aux évêques présents : « Maintenant s’accomplit, pour nous aussi, la parole du prophète : je changerai vos fêtes en deuil. » (Amos. 8, 10). Le dénoue­ment était imminent, Calme et tranquille, il dit encore à son entourage : « Quelle mort préférer, l’épée ou la corde ? » L’ambassadeur de Russie, des amis sûrs et influents suppliaient Grégoire de se sauver, de fuir. « Ne me poussez pas à la fuite. Comment abandonnerai-je mon troupeau ?... Je suis Patriarche pour sauver mon peuple et non pour le livrer au glaive des janissaires. Ma mort sera plus utile que ma vie. Les princes chrétiens ne verront pas, indifférents, l’insulte qui leur est faite dans ma personne. Les Hellènes armés lutteront avec le désespoir qui souvent apporte la victoire. Non, je ne veux pas être ridiculisé par le monde, ni être montré du doigt, dans les rues d’Odessa, de Corfou ou d’Ancône ; ni entendre dire : voici le Patriarche lâche et meurtrier. J’irai là où me conduit le sort de ma nation et le Dieu Bon qui juge les choses divines et humaines. »

Tout ce que Grégoire avait pressenti s’accomplissait maintenant, avec une sauvagerie, une cruauté inconnues jusqu’ici.

Le 21 avril, le soir du Samedi Saint, on remarquait autour du palais patriarcal, au dedans et au dehors du Phanar, une affluence inusitée de janissaires armés. A minuit, quand selon l’usage le crieur de l’église appela à la prière, les chrétiens se précipitèrent en foule dans l’église patriarcale. Le Patriarche lui-même officiait, assisté de douze évêques ; il était calme et serein, seules l’émotion et les larmes inter­rompaient sa prière ; pour la dernière fois il donnait le baiser de paix aux douze évêques qui concélébraient avec lui.

Le jour se levait quand il rentra chez lui, et à peine était-il rentré qu’il fut appelé dans la salle du Synode, où l’attendait le grand-interprète, successeur du malheu­reux Mourousi, et un Ottoman, secrétaire du reïss-effendi. Le premier déclara qu’il avait à communiquer un firman qui devait être lu en présence des évêques et des autres dignitaires du Synode. On les réunit, et devant eux fut lu le firman suivant : « Attendu que le Patriarche Grégoire s’est rendu indigne du trône patriarcal en se montrant à l’égard de la Porte ingrat, déloyal et traître, il est déchu de sa dignité, et il lui est assigné pour résidence Kaddi-Kij jusqu’à nouvel ordre. » Aussitôt Grégoire accompagné de son fidèle diacre Nicéphore, sortit, et sans doute par un ordre secret fut conduit dans la prison du Bostandji-Pacha, où d’autres évêques se trouvaient enfermés. A peine était-il sorti, qu’on donna lecture d’un autre firman, qui prescrivait le choix d’un autre patriarche : « La Sublime Porte, ne voulant pas priver ses fidèles sujets de la sollicitude spirituelle de leur Père commun, leur ordonne d’élire un patriarche selon la coutume. »
Après délibération, les évêques décidèrent de rappeler au trône patriarcal, l’ex-patriarche Cyrille qui se trouvait à Andrinople. Reïss-effendi n’approuva pas ce choix. Il était urgent dans les circonstances présentes de ne pas laisser vacant le trône patriarcal. Il fallut choisir un des membres présents, et les suffrages s’arrêtèrent sur Eugène de Pisidie, qui fut immédiatement présenté au Divan selon l’usage, qui le reçut avec de grands honneurs, et après quelques heures, ramené dans le Synode revêtu des insignes de sa nouvelle dignité.
On était habitué à Constantinople aux installations et aux destitutions des patriarches qui étaient choses courantes, et on croyait Grégoire en prison en attendant un nouvel exil.

Dans les sous-sols de la prison de Bostandji-Pacha, il y avait une salle de torture où les Turcs torturaient les malheureux condamnés. Les portes s’ouvraient avec fracas, et celui qui entrait, pouvait voir, à la lueur des torches, des instruments de torture les plus variés : des carcans, des chaînes, des anneaux que l’on passait au cou, aux mains, aux pieds des condamnés, des ceps, des verges de fer, des marteaux, des tenailles, des pinces, des ongles de fer etc. Les condamnés étaient suivis d’hommes féroces, cruels, terribles à voir, qui s’asseyaient près d’eux, sans rien dire.

Un ouléma, docteur de la loi coranique s’adressait aux condamnés et leur conseillait d’abjurer leur foi, s’ils voulaient échapper aux tortures et à la mort. Il feignait la pitié et exhortait ceux qui allaient mourir, d’avoir pitié d’eux-mêmes. Les condam­nés qui restaient inébranlables, courageux et se déclaraient prêts à mourir pour leur foi, étaient cou­verts de crachats et battus. C’est dans cette salle obscure de torture, que les évêques avaient été enfermés ; dans cette prison, les chrétiens étaient entassés comme des bêtes. Dans la prison le divin Grégoire fut pressé d’abjurer, mais comme un roc, il resta ferme et inébranlable : « Ne vous fatiguez pas, dit-il à ses bourreaux, le PATRIARCHE DES CHRETIENS EST NE CHRETIEN ET MEURT CHRETIEN. »

Quelques heures après, tiré de sa prison, le divin Grégoire fut placé sur une barque et conduit sur le rivage du Phanar. Là, attendant la mort, il se mit à genoux, prononça une prière, et tendit au bour­reau sa tête dépouillée. Celui-ci lui répondit que ce n’était pas encore la place de son exécution. On le conduisit jusqu’au palais patriarcal, et, à l’heure de midi de la Fête de la Pâque, pendant que les chrétiens remplissaient les églises de leurs chants, cet inoffensif et charitable vieillard qui s’était consacré à son Dieu et à son peuple, fut pendu à la porte de la maison qu’il laissait toute pleine du souvenir de ses vertus. Avant sa pendaison, le bienheureux Patriar­che leva la main et bénit sa ville et ses fidèles et prononça une ultime prière : « Seigneur Jésus-Christ reçois mon esprit. » Depuis sa pendaison, la porte du palais patriarcal qui servit de potence, est restée fermée.

Ceux qui venaient d’installer son successeur, et cro­yaient Grégoire en route pour l’exil, aperçurent en sortant du palais, son cadavre. La Porte fit afficher l’arrêt de sa condamnation. Il portait en substance que le Patriarche était coupable de n’avoir pas fait usage de ses armes spirituelles contre la révolte et d’avoir été complice des révoltés. Rien n’était plus inique, écrit encore M. Brunet, que cette condamnation, et plus faux que ces griefs. Pour ce qui concerne le premier, nous avons pu voir avec quelle docilité dès l’époque de la mort de Rhigas, et plus récemment à la première nouvelle des événements de Moldavie, le malheureux Grégoire avait mis ses armes spirituelles au service de la Porte.

Quant au second, quelles déplorables raisons que celles qu’énonçait l’arrêt de la Porte, que « par tout ce qui paraissait » il s’était montré le complice de la rébellion, que le gouvernement « avait été plus d’une fois averti » de sa culpabilité, qu’enfin « il était né dans le Péloponnèse où avait éclaté le soulèvement ! » Quel argument que ces apparences !
Quelle preuve de complicité que le hasard de la naissan­ce, et quel nouveau moyen d’établir la communauté du crime que de rappeler la communauté d’origine ! Enfin, si le Divan avait reçu plus d’une fois des témoi­gnages de sa culpabilité, pourquoi ne les communiquait-il pas, et pourquoi ne put-il jamais les produire ? Non, le Patriarche n’avait jamais trempé dans la conspiration des hétairistes. Il en avait eu connaissance : qui pouvait l’ignorer alors ? Mais il l’avait toujours condamnée. Il n’avait pas voulu révéler au gouvernement ce qu’il n’avait appris que par son ministère spirituel : sa conscience le lui défendait impérieusement : mais il n’avait cessé de réprouver l’entreprise, comme funeste et téméraire. D’affreuses circonstances ache­vaient l’odieux de cette condamnation.

Le soir, le vizir Beterli-Ali-Pacha traversa le Phanar avec un seul garde, se fit placer une chaise à cinq ou six minutes de chemin en face du cadavre, et le contempla quelque temps. Une heure après, le Sultan lui-même passa par là, et jeta un coup d’œil sur ces tristes restes. Le corps resta exposé trois jours. Le quatrième jour, le bourreau vint le détacher pour le jeter dans la mer, seule sépulture réservée aux condamnés. Mais des impies se le firent céder, probablement à prix d’argent, huit cents piastres turques dit le synaxariste, et le tirant par les pieds, le traînèrent contre terre jusqu’à l’extrémité de la rive du Phanar, puis le jetèrent dans les flots, en l’insultant. Le bourreau tenait le bout de la corde ; il monta dans un bateau, traîna derrière lui le cadavre jusqu’au milieu du port de la Corne-d’Or, lui attacha au cou plusieurs pierres, et pour le mieux submerger en y faisant pénétrer l’eau, le transperça deux ou trois fois, puis l’abandonna. Cependant le corps, se trouvant encore trop léger, remonta à la surface, et vint échouer contre les navires qui stationnaient auprès du quartier de Galata pour le passage du port.

Le Christ qui distribue les couronnes, voulant glorifier le saint Patriarche, remplit de grâce son corps, qui flotta à la surface des eaux, malgré le poids de la pierre. Les vagues le poussèrent jusqu’à un navire grec qui naviguait sous pavillon russe. Le capitaine le recueillit pendant la nuit et fut averti, par les chrétiens, que cette dépouille était celle du Patriarche Grégoire. Et Marinos Sclavos, tel était le nom du capitaine originaire de Céphalonie, le transporta à Odessa. La sainte dépouille y resta exposée pendant quarante jours, intacte et embaumant. Aucun signe de décomposition ne fut constaté, comme l’affirment les procès-verbaux des autorités russes. Par ordre du gouvernement russe, la dépouille du saint Patriarche fut ensevelie avec les plus grands honneurs, comme celle d’un martyr. « Ainsi, dit le journal semi-officiel de Saint-Pétersbourg, par ordre du pieux autocrate de toutes les Russies Alexandre 1er, furent rendus les honneurs de la foi et de la fraternité chrétienne à Grégoire, le saint Patriarche de l’Eglise Orientale orthodoxe des Grecs, mort en martyr. »

Le célèbre théologien Constantin Oeconome, lui aussi réfugié, en ces jours-là, à Odessa, disait dans son oraison funèbre : « Beaucoup de villes et de pays furent jadis bénis d’En-Haut, pour avoir été les demeures des reliques de saints étrangers à eux. L’Apôtre Bartholomée choisit les Lipares, pour demeure provisoire de ses reliques sacrées ; saint Spyridon le Théophore prit le chemin de la mer pour aller à Corfou. Et toi Grégoire le sacré, tu as choisi Odessa… Sois donc glorifié, inoubliable Grégoire, sur la terre et dans les cieux.

Repose-toi à Odessa, dans tes saintes reliques, et dans le Royaume des Cieux avec ton âme, en compagnie du Patriarche Abraham, des saints hiérarques, devant le Trône de l’Agneau, vêtu de la tunique blanche, purifiée par le Sang de l’Agneau et celui du martyre. Et maintenant, palmes de la victoire en mains, glorifie le Seigneur de gloire… »

Le même jour de Pâque furent pendus trois des évêques retenus en otage ; l’un d’eux qui était de grand âge, mourut en marchant au supplice, et fut pendu tout mort qu’il était. Les Turcs continuaient à massacrer impunément tous les chrétiens qu’ils rencontraient, et se plaisaient à prendre pour cibles les corps des pendus et à frapper ceux qui gisaient à terre. Des employés du gouvernement parcouraient les rues exigeant une redevance pour enlever ces cadavres. Les grecs n’osaient plus franchir la porte de leurs maisons. On estime que dans la capitale seule il en périt dix mille ; d’autres furent exilés, d’autres, enfin, s’enfuirent, la plupart sans ressources, sur le territoire de la Russie, où ils furent accueillis et protégés.

Le 4 mai 1821, la populace commença à piller les églises, renversant les objets sacrés, se disputant les vases de prix et les vêtements sacerdotaux. La garde turque veillait à la porte des églises, et laissait faire. Dès que la foule s’enhardit, le pillage devint général. L’église patriarcale était fermée par des portes de fer, on ne put les enfoncer ; mais on se précipita sur le palais patriarcal, dont les habitants eurent à peine le temps de se sauver par les toits sur les maisons voisines. Le nouveau patriarche fut également obligé de fuir ; menacé par les uns, protégé par les autres, il finit par être mis en sécurité dans un poste de police. Ces scènes de violences qui avaient commen­cé dès le point du jour ne cessèrent que vers quatre heures après midi, par l’arrivée de l’aga des janissaires.

La Porte tolérait ces excès, et ne punit aucun de ceux qui s’en rendirent coupables. Tandis que l’Europe murmurait d’indignation, elle destitua son grand vizir sur ce grief, énoncé dans son arrêt de déposition, qu’il « épargnait le sang des grecs », et le remplaça par Salec-Pacha. Les supplices redoublèrent. Le 15 mai on décapita l’évêque de Myrioupoli, plus que centenaire ; ceux qui restaient des évêques gardés en otage furent promenés en bateau le long des diffé­rents quartiers de la ville et pendus tous, les uns après les autres, sur divers points, aux portes des boutiques. Tous moururent en martyrs. D’autres clercs, parmi lesquels le fidèle archidiacre du Patriarche Grégoire, subirent le même sort. Les chrétiens continu­aient de chercher à fuir leur sort. Le 20 mai parut un firman qui rendait le patriarche responsable de leur évasion. Ils étaient responsables les uns des autres, par groupes de cinq, de sorte que si l’un des cinq s’échappait, les quatre autres étaient passibles de la peine capitale. Les malheureux se trouvèrent ainsi également exposés à la mort, s’ils restaient ou s’ils ne restaient pas.

Dans ces cruelles épreuves, les prêtres grecs furent plus d’une fois pressés de renier le christianisme pour conserver leur vie : pas un ne faiblit et n’apostasia devant les tortures…

La dépouille sacrée de saint Grégoire V, a été transfé­rée d’Odessa à Athènes et déposée dans la Cathédrale de cette ville, lors des fêtes du cinquantenaire de la libération de la Nation Hellénique, en 1871. A l’occasion du centenaire, célébré en 1921, le Saint Synode de l’Eglise de Grèce, par un acte officiel, a reconnu la sainteté de Grégoire V et a inscrit son nom sur la liste des saints. Sa mémoire est fêtée le 10 avril, jour de son martyre.

Avant de quitter la terre russe, sur la demande du Saint Synode, la sainte relique de Grégoire V fut exposée dans la cathédrale d’Odessa et vénérée par les fidèles. Dans le rapport adressé au Ministère de Grèce, on pouvait lire :
« …il faut savoir que dès 1821 et surtout depuis 1848, le saint martyr, Grégoire le Patriarche, a été honoré comme martyr. Des ex-voto étaient offerts, des cierges, des veilleuses, des prières et des offices célébrés devant son Icône… »

A Athènes, la réception de la sainte dépouille fut un événement historique. C’était le 25 avril 1871. Tout le peuple d’Athènes, des fidèles venus des villes et des villages voisins, se trouvèrent sur la place de la gare d’Athènes. Le roi Georges 1er en tête, l’arche­vêque d’Athènes, le saint synode, tout le clergé, des détachements des forces armées pour rendre les honneurs. A l’arrivée de la dépouille sacrée, une grande émotion s’empara de tous. De la gare à la Cathédrale, un immense cortège l’accompagna au chant du canon de la fête de Pâque. Les cérémonies s’achevèrent à la Cathédrale, où un métropolite clôtura l’office par ces mots : « Réjouis-toi terre du martyr, car maintenant se trouve dans ton sein, le plus glorieux, des nouveaux martyrs de la foi… »

La vie du saint et grand Patriarche Grégoire V de Constantinople est intimement liée aux événements historiques de la fin du XVIIIème siècle et du commence­ment du XIXème, qui ont préparé la guerre pour l’indépen­dance de la Nation Hellénique actuelle et ont contribué à la formation des nouveaux états balkaniques.

Dieu seul sait pourquoi les provinces orientales de l’Empire Chrétien de saint Constantin le Grand Egal aux Apôtres, sont restées, jusqu’à nos jours, sous le joug de l’empire ottoman.

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