mercredi 12 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°15. Notes de lecture.

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Notes de lecture

LES ŒUVRES D ‘ALEXANDRE DE STOURDZA

Le premier écrivain à avoir défendu la foi orthodoxe en langue française est Alexandre de Sturdza (1791-1854), écrivain moldave au destin cosmopolite : son père dut quitter son pays pour sauver sa foi et peut-être sa vie, sa mère était de Constantinople, il fut élevé en Russie, mais il étudia en Allemagne. Enfin, il écrivit en français, à l’âge de vingt-cinq ans, en 1816, ses « Considérations sur la doctrine et l’esprit de l’Eglise Orthodoxe » qui était une réponse pleine de zèle à Joseph de Maistre et aux Jésuites ; d’une question d’actualité, le départ des Jésuites hors de Russie sur l’ordre de l’Empereur Alexandre 1er, A. de Stourdza faisait intelligemment une question de fond, de dogmes ; et pour cette raison son livre eut un grand succès et fut très vite traduit en allemand, en anglais et en grec. Alexandre 1er lut le livre et l’auteur fut admis comme conseiller d’Etat dans la chancellerie du comte Capo d’Istria.

Ces considérations sur la doctrine et l’esprit de l’Eglise Orthodoxe, dans un style influencé par la Philosophie romantique allemande, confessent la vérité de la foi orthodoxe qui, « restée fidèle à la communion mentale et rituelle de la chrétienté n’enseigne et ne professe que ce que les Pères de Nicée ont enseigné et professé ». Au contraire, l’Eglise d’Occident « s’est écartée de cette voie lumineuse et simple. Elle a commencé par tolérer les innovations et a fini par s’en rendre complice » ; ainsi le filioque dont « l’addition arbitraire porte atteinte non seulement à l’énoncé primitif du dogme, fondé sur la chaîne entière des Ecritures, mais aussi détruit et altère le sens profond d’une vérité mère, dont toutes les autres ne sont que les conséquences ».

En matière de dogmes, pour Stourdza, la rigueur doit être absolue : « Dans toutes les manifestations qui sont du domaine de la science et de la religion… rien n’est indifférent, et rien n’est susceptible d’un développement arbitraire. Ce sont autant de formules, pour ainsi dire, algébriques, qui représentent une réalité absolue ». Même un concile qui s’appellerait lui-même œcuménique ne pourrait changer ce qui a été révélé : « Aucune assemblée œcuménique n’a le pouvoir d’abroger en fait de dogme, ce qui a été statué par une assemblée antérieure. Dieu ne se rétracte point, son influence est illimitée et absolue. Sa parole est une, comme la vérité dont elle est l’expression, et tout concile qui altère et contredit ce qu’ont décrété les conciles précédents, dévoile par cela même la fausseté de sa mission spirituelle ».

Vivant à la frontière de l’esprit libéral, antimonastique du XVIIIème siècle, et du syncrétisme du XIXème siècle, Stourdza prend clairement la défense de la vérité une et absolue de l’Eglise Orthodoxe, et du monachisme : « Au berceau même de la religion, on vit de pieux anachorètes s’éloigner du gouvernement des âmes pour se vouer à la pénitence dans les déserts de la Thébaïde et passer par toutes les épreuves de la solitude, pour échapper aux tentations d’un monde pervers ». En Occident, malheureusement, la constitution des « ordres » monastiques a faussé l’esprit véritable du monachisme : « Comment n’a-t-on pas senti que la diversité de nom, de vêtement ou de nourriture, n’était qu’une réforme superficielle…
Ces inventions souvent puériles n’étaient dans le fond que des palliatifs destinés à varier le relâchement qui régnait parmi les moines ; des tentatives pour les ramener à leurs devoirs par l’attrait de la nouveauté ».

Stourdza revint en 1847 sur les thèses des « Considérations » dans un livre intitulé « Le double parallèle ou l’Eglise en présence de la papauté » – qui traite aussi des rapports de l’Eglise Orthodoxe et du protestantisme. Enfin, dans ses études morales et religieuses, son livre le plus influencé par la Philosophie, A. de Stourdza revient sur « le tableau des différences qui ont amené le schisme ». Et il conclut : « pour découvrir laquelle des deux portions de la chrétienté s’est séparée de l’Eglise primitive, il suffit de constater historiquement laquelle des deux professe depuis le schisme, des dogmes et des disciplines inconnus à l’Eglise primitive, ou du moins non consacrés par les décisions des Sept Conciles universels. Toute la question est là ». Une telle méthode sera revendiquée avec succès par Guettée dans « La Papauté Schismatique ». Il ne fait d’ailleurs aucun doute que Guettée avait lu les œuvres de son prédécesseur moldave.

Mais, quelles que soient les qualités apologétiques d’Alexandre de Stourdza, c’est comme historien, comme auteur de précieux « Souvenirs et portraits » qu’il intéressera le lecteur moderne. Il fut, en effet, l’ami d’A. Galitzine, le ministre d’Alexandre 1er, celui de Capo d’Istria et de nombreux refugiés grecs en Russie. Sa famille côtoya Joseph de Maistre, les évêques grecs, Eugene Bulgaris et Nicéphore Théotokis, l’historien russe Karamzine.

Sur l’évêque Nicéphore Théotokis, A. de Stourdza rapporte le courageux épisode qui suit : le puissant prince Potemkine, favori de l’impératrice, invita un jour l’archevêque Nicéphore « à un banquet somptueux, où se trouvaient réunis tous les commandants des armées de terre et de mer, ainsi que les autorités supérieures ». « Or c’était un jour d’abstinence ; à la vérité on avait eu soin de préparer des mets à part pour le prélat. Mais le prince Potemkine ayant, selon l’usage, invité Nicéphore à bénir la table chargée de viandes délicates, celui-ci s’y refusa, déclarant qu’il ne pouvait approuver une infraction aussi manifeste des préceptes de l’Eglise, et s’apercevant que son refus irritait Potemkine, il s’inclina devant l’assemblée et sortit de la salle ». A la suite de cet incident, Nicéphore Théotokis eut droit à la rancune tenace de Potemkine et à toutes les tracasseries de l’Etat.

Sur Joseph de Maistre, A.de Stourdza note que le célèbre émigré, agent des Jésuites dans la haute société russe, où il réussissait à merveille, haïssait particulièrement les Grecs et redoutait de les rencontrer : « Il préférait le tête-à-tête avec une Eglise, dite nationale, dont il espérait avoir bon marché. C’est pourquoi toute rencontre avec un Grec instruit et zélé le contrariait ; il eut de vives discussions avec le prince Constantin Ypsilantis, père de celui qui donna plus tard le signal du soulèvement des Grecs ».

La régénération du peuple grec, sa lutte pour l’indépendance, devint à partir de 1820 le principal souci d’A. de Stourdza. Il consacre une bonne part de ses « Souvenirs » à écrire l’histoire de Capo d’Istria, le premier président de la Grèce libérée, lequel fut malheureusement assassiné. En 1821 Capo d’Istria, ministre d’Alexandre 1er de Russie, était entré en conflit avec cet empereur que l’œcuménisme monarchique de la Sainte Alliance détournait de la cause de ses « frères orthodoxes ».
A.de Stourdza, après avoir rédigé ses Lettres sur la Grèce en 1821 et 1822, imita son ami Capo d’Istria et rentra momentanément dans la vie privée.

Son zèle pour l’Orthodoxie se révéla des lors très varié, il écrivit en russe un livre sur le devoir des ecclésiastiques, ainsi qu’un recueil de relations sur les travaux des missionnaires orthodoxes russes de 1793 à 1853 ; il rédigea en grec populaire un manuel du chrétien orthodoxe ; toujours en grec, il traduisit le catéchisme détaillé du Métropolite Philarète de Moscou. Son essai sur les lois fondamentales de la société et les institutions humaines parut en Moldavie. En français, il publia presque tous ses livres, (cinq volumes furent réunis, à titre posthume), la traduction de la Liturgie de saint Jean Chrysostome, celle des Homélies de l’évêque Innocent de Kharkov, celle, enfin, des Sermons du Métropolite Philarète de Moscou. A quoi il faut ajouter l’édition française de la célèbre Encyclique de 1848 des patriarches orthodoxes en réponse au pape Pie IX.

Son biographe O. Dallas résume ainsi sa destinée : « Apres s’être occupé de politique dans la première moitié de sa jeunesse, et avoir été mêlé aux grandes choses du commencement de ce siècle, il avait consacré l’autre moitié aux idées religieuses qui faisaient sa préoccupation constante. Dans les derniers temps de sa vie, il s’efforça, par quelques écrits consciencieux et par ses traductions, de faire mieux connaître à l’Europe l’Eglise d’Orient, si souvent calomniée ». Souhaitons que l’œuvre de ce précurseur soit redécouverte.

LA ROUMANIE ET L’ORTHODOXIE

A) Le meilleur livre pour comprendre actuellement la géographie humaine de la Roumanie, véritable mosaïque nationale, linguistique et religieuse, est paru aux Belles Lettres en 1980 : Le paysage linguistique de la Roumanie par M. Zinovieff et F. Thual.

La bigarrure des peuples y est riche en surprise : outre les Roumains, les Hongrois, une minorité de Serbes, des Allemands, des Juifs, des Tsiganes, des Bulgares, on y trouve des Aroumains (anciens Valaques), des Ukrainiens, des grecs, des Arméniens ; enfin, deux petites communautés ont retenu notre attention, les Lipovanes et les Gagaouzes.

Les Lipovanes (50 000 environ) sont les descendants des vieux-croyants russes venus se refugier au XVIIème siècle en terre Ottomane : « Farouches, barbus et coiffés de grands bonnets noirs, les Lipovanes parlent un russe archaïque et vivent de la pêche… Minorité religieuse et minorité ethnique, repliée sur sa foi, les Lipovanes disposent d’une quarantaine d’Eglises et de deux monastères ».

Les Gagaouzes, qui vivent en Bessarabie et dans la Dobroudja bulgare et roumaine, sont « les descendants des envahisseurs turcs du Moyen-âge convertis au christianisme par la suite, mais ayant conservé leur langue turque… Turcs chrétiens, les Gagaouzes résistèrent aux tentatives de conversion à l’Islam des Turcs Ottomans qui, entre temps, étaient devenus musulmans ».


L’identité politique et nationale roumaine n’a donc pas été très facile à constituer; ce n’est qu’au XVIIIème siècle que l’idée d’une nation roumaine est apparue sous l’influence de l’uniatisme : « Pour ce qui concerne la formation de la Roumanie, le plan uniate gravite autour de l’existence d’une langue de parenté latine – même si le cousinage était lointain – qu’on pouvait rattacher à l’histoire romaine. Du rêve uniate est né le rêve roumain… uniatiser les Orthodoxes, relativiser leur langue, et leur rappeler leur origine et leur passé romains, ce projet qui se matérialisera en deux siècles, donnera directement naissance au rêve d’unification des terres roumaines et à leur accession au niveau de la Nation ».

Le plus étonnant fut que la langue roumaine subit, dans ce but, une série de modifications artificielles, grâce à l’infusion de milliers de mots d’origine latine ou française.

Les « guerres de religion » jouent donc un rôle de premier plan dans l’histoire récente de la Roumanie, où cohabitent orthodoxes, musulmans, catholiques et protestants. Les protestants y sont unitaires, leur religion rejette « la Trinité, l’Incarnation et se rapproche d’un déisme ayant Jésus pour Prophète ». Les catholiques (papistes) sont très divers, Hongrois de rite latin, uniates, bulgares descendants des Bogomiles. L’uniatisme, « un des fondements du réveil national roumain », se développa en Roumanie à partir du XVIIIème siècle à l’abri des troupes autrichiennes qui, en 1761, détruisirent deux cents monastères et ermitages orthodoxes de Transylvanie : « L’uniatisme des roumains, aspect fondamental de la reconquête autrichienne des Balkans et de leur latinisation religieuse, s’inscrivait dans une lutte plus vaste, celle de l’Autriche catholique contre la Russie orthodoxe… »

Mais l’histoire a parfois des renversements curieux, comme le notent justement les auteurs de ce livre bien utile : « Le 1er octobre 1948, trente-huit prêtres uniates décident le retour de leur Eglise dans le giron de l’Eglise Orthodoxe, et le 21 octobre, les délégués de toutes les paroisses font, à Alba Julia, acte de soumission au Patriarche. Il y a là une procédure symbolique dans la mesure où 250 ans auparavant, le Métropolite Orthodoxe Athanase et 38 prêtres avaient accepté l’union avec l’Eglise Catholique Romaine »…

B) Sur la question du lien entre l’uniatisme et l’identité nationale roumaine, il est possible de consulter aussi le livre confus, mais érudit : La Romanité des Roumains, d’Adolf Armbruster. Bucarest 1977.

L’auteur y montre que l’annexion de la Transylvanie par l’Autriche fut à l’origine de l’uniatisme : « La formule idéologique et politique appelée (à suppléer) au manque d’unité nationale de l’Empire des Habsbourg était le catholicisme, instrument spirituel, culturel et politique, manié avec beaucoup de savoir-faire par les jésuites autrichiens dans les territoires conquis de fraîche date, (en) rien catholiques ou peu gagnés au catholicisme. Le but essentiellement politique de la propagande impériale en faveur du catholicisme se dessine nettement en Transylvanie. Cette politique visait en tout premier lieu la population roumaine. Attirer celle-ci dans l’union avec Rome signifiait porter un coup dur à la position des nations politiquement privilégiées et à leurs confessions reconnues – non catholiques – de Transylvanie ».
Le souvenir de cette persécution des orthodoxes en Transylvanie au XVIIIème doit rester à l’esprit du lecteur qui aborde le livre que le directeur de la revue Catacombes vient de consacrer a la Situation actuelle en Roumanie.

C) Le Calvaire de la Roumanie chrétienne par Sergiu Grossu. Editions France Empire.

Ce livre, terrible pamphlet contre l’Eglise Orthodoxe Officielle de Roumanie, serait très remarquable si Sergiu Grossu n’y faisait pas, en contrepartie de sa critique de l’allégeance des hiérarques orthodoxes au régime, un éloge appuyé de l’uniatisme. « L’œcuménisme des martyrs », fondé sur une vision purement politique, mondaine, de l’Eglise, est tout-à-fait étranger à la tradition orthodoxe : Nestorius, exilé et mourant en exil a-t-il été considéré comme un martyr ?

Grossu dénonce ce qu’il appelle « la trahison inqualifiable des hiérarques », qui ont accepté sans protester l’arrestation de prêtres, la destruction d’églises, qui ont signé le décret de Novembre 59 « obligeant les religieux jusqu’à l’âge de 55 ans et les religieuses de moins de 50 de renoncer à leurs vœux ». Le jugement de Sergiu Grossu est sans appel : « L’Eglise orthodoxe roumaine n’a pas réussi à conserver sous la contrainte du pouvoir communiste installé en 1945 par l’ordre de Moscou, le moindre signe d’indépendance dans l’exercice de ses fonctions sacerdotales ».

Vient ensuite la longue liste de ceux qui ont souffert pour leur foi en Roumanie et celle de ceux qui seraient entrés en compromis avec le pouvoir. Par exemple, on apprend avec surprise que le célèbre théologien roumain D. Staniloaë, traducteur en roumain de la Philocalie, a appelé les orthodoxes à participer « à la forme de vie de communauté des hommes d’aujourd’hui, ce qui est d’autant plus utile qu’il n’est pas possible à un chrétien de réaliser pleinement sa vocation d’homme sans être dans une communauté où se vivent tous les problèmes contemporains de l’existence ; il ne suffit donc pas de s’enfermer dans une communauté préoccupée uniquement des problèmes de foi… aujourd’hui les conditions propices pour une vie supérieure de communauté ont été créées dans notre pays grâce à la libération de notre peuple du régime soumis ä la domination des besoins matériels ».

Tout cela est très douloureux pour l’Orthodoxie ; mais ce n’est pas le propre des pays communistes ; on se souvient en particulier de l’histoire de ce « chercheur orthodoxe », qui était scandalisé par les moines zélotes de l’Athos, arriérés selon lui, parce qu’ils n’avaient pas d’opinion sur les événements de Mai 1968 ! A la politique répond toujours la politique.

Deux questions, cependant, ne sont jamais posées dans le livre de Sergiu Grossu : si le patriarcat de Roumanie a, selon l’auteur, trahi et failli à tel point à sa mission chrétienne et orthodoxe, que faut-il penser de toutes les Eglises orthodoxes du monde libre qui sont officiellement en communion avec lui, à commencer par l’Eglise officielle de Grèce ?

D’autre part, pourquoi l’auteur ne dit-il pas un mot des Vieux-Calendaristes roumains (Voir La Lumière du Thabor N° 7), qui continuent fidèlement la tradition ascétique du Bienheureux Païsius Vélichkovsky dans les montagnes de Moldavie ?
Leur tort est-il d’avoir été persécutés par la monarchie – qui a fait pire ici que le communisme – avant de subir le sort général de l’après-guerre ? Le vrai drame, la vraie « trahison » de l’Eglise Orthodoxe Roumaine ne date-t-elle pas l’époque (1937) où le Patriarche Miron reconnaissait officiellement non seulement les ordres, mais l’intercommunion avec l’Eglise anglicane, et où il préférait encore voir les séminaristes orthodoxes étudier à Rome plutôt qu’à Athènes ?

D) Le lecteur désireux de connaitre la position officielle du Patriarcat de Roumanie peut lire le journal : Romanian Orthodox Church News (Nouvelles de l’Eglise Orthodoxe Roumaine) qui fait la chronique des actes officiels de la hiérarchie roumaine et de son patriarche Théoctiste, des assemblées de prières œcuméniques et aussi des livres qui paraissent à Bucarest. Ce journal nie résolument qu’il y ait des persécutions sur la foi en Roumanie.

E) Le livre de M. A. Costa de Beauregard. Dumitru Staniloaë « Ose comprendre que je t’aime », paru aux éditions du Cerf, bien documenté et vivant, montre que la pensée du célèbre théologien est souvent pour le moins originale ; par exemple p. 134 : « Il faut peut-être aller jusqu’à dire que l’Evangile doit être prêché à l’univers tout entier, par l’intermédiaire de l’humanité et particulièrement de l’Eglise : aux animaux, aux plantes – à tout le cosmos ».

Aux philosophes Staniloaë emprunte beaucoup, particulièrement l’esthétisme romantique : « Les œuvres d’art sont l’œuvre du Saint Esprit; une bonne littérature, une belle poésie sont l’œuvre du Saint Esprit ». Cela revient à dire que toute beauté participe de l’idée de beauté une et identique ; mais l’ange de lumière, lui-même déchu, ne sait-il pas faire le beau ?

Enfin, augustinisant quelque peu, Staniloaë n’est pas totalement éloigné du Filioque, en des formules plutôt confuses : p. 95, le Saint Esprit est défini comme le terrain de l’amour du Père et du Fils. Page 112 : « Le Saint Esprit procède du Père parce que le Père a un Fils… L’Esprit est la manifestation continuelle de l’amour du Père pour le Fils ». On voit ici combien l’influence de la pensée occidentale est forte sur la théologie roumaine…

Notons enfin que l’auteur du livre, M. A. Costa de Beauregard, est un prêtre de l’Eglise de Roumanie en France. Le patriarcat roumain, qui dispose aussi de paroisses roumanophones en Europe, a accepté sous son Omophore le groupe de Kovalevsky, l’Eglise Catholique Orthodoxe de France, et lui a même ordonné un évêque. Cela a créé une situation étrange : le Comite interépiscopal (œcuméniste) dirigé par le patriarcat de Constantinople, lequel est en communion avec l’Eglise de Roumanie, a refusé toute relation officielle avec l’évêque ordonné en France par cette Eglise – ce qui est inconséquent.

Ajoutons ä ce tableau difficile qu’il existe en France des paroisses roumaines qui sont « œcuménistes » de théologie et suivent le Nouveau Calendrier, mais qui, au nom du seul « anticommunisme » ont été reçues dans l’Eglise Russe Hors Frontières. La même Eglise a aussi reçu en son sein un prêtre roumain qui a rompu la communion avec ces paroisses roumaines pour rejoindre les paroisses russes – tous commémorant la même hiérarchie !
F) Dans cette immense confusion de l’Orthodoxie roumaine, due au fait que la foi a généralement cessé d’être le critère absolu, l’histoire et la politique primant tout le reste, au milieu, donc, de cet imbroglio décourageant, une figure lumineuse, sainte, ascétique émerge, celle de Jean le Roumain.

Né en Roumanie en 1913, il devint moine dans la lignée du Monastère de Neamt et du Bienheureux Païsius Vélichkovsky ; refusant la réforme du calendrier, il se rendit en Terre Sainte, et demeura dans le monastère de Saint-Savva, puis, après la Guerre, dans le monastère de Saint-Georges-le-Chozévite, dans le désert. Auprès de lui se tenait son disciple, le moine Ioannichie Balam, auteur récent des Vies des saints roumains et moldaves, qui ne le quitta pas jusqu’à la fin.

Très strict, plein d’amour pour les canons, le Père Jean refusa de célébrer la Pannikhide pour le patriarche Nicodème de Roumanie qui avait persécuté les Vieux-Calendaristes roumains.

Les dernières années de sa vie, courte selon le monde – il s’endormit en 1960 – mais riche en œuvres agréables à Dieu, il les passa hors du monastère, dans une grotte de la Vallée de Chozeva ; là, voyant dans le patriarcat de Jérusalem s’infiltrer le modernisme, il cessa de commémorer le patriarche, devenant un zélote de l’Orthodoxie. C’est ainsi qu’il s’endormit, laissant de nombreuses œuvres spirituelles.

Quelques années plus tard, en 1968, à la suite d’un rêve du moine Ioannichie, sa tombe fut ouverte, et l’on découvrit le corps totalement intact du moine Jean que Dieu .avait glorifié pour son zèle. Aujourd’hui son corps reçoit la vénération des fidèles dans le monastère Saint-Georges-le-Chozévite.

Avec l’aide de Dieu, nous publierons la vie et les œuvres de cet astre nouveau de l’Orthodoxie, confesseur de la foi, qui brille comme la plus grande gloire de l’orthodoxie roumaine d’aujourd’hui. Puisse le Saint Esprit, qui a gardé le corps de saint Jean le Roumain, garder aussi intacte, fût-elle perdue au fond des forêts et invisible à nos yeux pécheurs, l’Eglise roumaine authentique.

REMERCIEMENTS.

L’écrivain Gabriel Matzneff a très aimablement rendu compte de la parution du livre du Père Théodoret, Avvakoum le zélote aux pieds nus. Nous l’en remercions de tout cœur ; voici un extrait de l’article de G. Matzneff, paru dans le journal Impact Médecin du 27 juin 1987 : « La Fraternité orthodoxe, qui porte le beau et ambitieux nom de saint Grégoire Palamas, le célèbre théologien grec du XIVème siècle, ne se contente pas de publier une revue théologique trimestrielle, La Lumière du Thabor. Elle édite également des ouvrages de spiritualité. L’un des derniers parus est une traduction française d’Avvakoum, le zélote aux pieds nus, un essai du père Théodoret.

Né en 1894, mort en 1978, Avvakoum est une des plus hautes figures du monachisme contemporain. Je dirais : une des gloires du mont Athos, si le mot « gloire » pouvait s’appliquer à un homme dont l’existence entière fut fondée sur l’humilité et la pénitence.
Le petit livre que lui consacre celui qui fut son disciple sur la Sainte Montagne, le père Théodoret, excellemment traduit par la presbytera Anne, peut, mieux que bien des gros volumes de théologie dogmatique, introduire le lecteur profane au cœur de la spiritualité de l’Eglise orthodoxe, et lui faire pressentir ce qu’est réellement la vie d’un moine du mont Athos.

« L’homme est né pour la joie, non pour l’affliction », aimait à dire le père Avvakoum, et c’était cette joie christique que tout son être exprimait qui attirait auprès de ce contemplatif, de ce pauvre parmi les pauvres, de cet homme de prière, tant de disciples et de pèlerins. La croix est certes un instrument de supplice, mais elle est aussi l’emblème de notre victoire sur la mort. Avvakoum, « l’âme lisse de tout superflu », comme l’écrit magnifiquement le père Théodoret, est, en notre XXème siècle finissant, un de ceux, fort rares, qui sont capables de nous donner foi en la victoire finale du Christ sur le diable ou, si vous préférez, de l’Amour sur le néant. »

REMERCTEMENTS

Le numéro de Septembre 1987 d’Orthodox News mentionne la publication de la vie du starets Zacharie par la Fraternité Orthodoxe Saint-Grégoire-Palamas. Nous en remercions vivement la revue et son directeur, Andrew Bond.

REMERCIEMENTS

La Fraternité Orthodoxe Saint-Grégoire-Palamas remercie le Père Christos Constantinou et la paroisse Saint-Marc-d’Ephèse de Boston (U.S.A.) pour les livres orthodoxes en anglais dont ils ont fait don à la Fraternité.

LIVRES RECUS

The Ascetical Homelies of Saint Isaac the Syrian.

Traduites en anglais par le Monastère de la Sainte Transfiguration à Boston.

Faite sur le texte syriaque, cette traduction de saint Isaac est destinée à faire autorité parmi toutes les éditions en langue européenne de saint Isaac. Nous rendrons compte dans l’un de nos prochains numéros de ce monumental travail, peut-être la plus importante traduction de texte patristique parue ces dernières années.

Orthodox Light.

Le numéro de Juillet-Août publie un extrait de la vie de sainte Photinie l’Ermite parue dans le numéro 1 de la Lumière du Thabor. Cet extrait, préfacé par le Père Ambroise Fontrier, a été traduit par Hélène Pignot.

A. Argyriou. Coran et Histoire. Athènes 1984.

Le Professeur Argyriou publie les résultats de ses recherches, de sa « lecture » de l’Islam. Nous rendrons compte de ce livre important dans le prochain numéro de La Lumière du Thabor.

The Blessed Elder Philotheos Zervacos. Thessalonique, 1987.

Il s’agit de l’autobiographie du célèbre higoumène de Longovarda dans l’île de Paros. Bien qu’appartenant à l’Eglise Officielle grecque (Nouvelle Calendariste), le Père Philotheos Zervacos est connu pour ses nombreuses suppliques au roi demandant le retour au calendrier Julien traditionnel. Si pour diverses raisons, le Père Philotheos ne rompit pas avec l’Eglise d’Etat, il donna néanmoins sa bénédiction à plusieurs de ses disciples pour le faire.

Le Credo de Nicée-Constantinople. Editions du Cerf.

Rédigé par Catherine Aslanoff – la fille du célèbre théologien russe V. Lossky – et par Paula Minet, ce livre est une présentation du Credo de Nicée-Constantinople. On appréciera que l’auteur mentionne le Filioque qui « risque de déformer la Révélation Trinitaire et de déséquilibrer la vision des trois personnes en un seul Dieu ».

Il aurait été plus clair cependant de rappeler que le Filioque est une hérésie pneumatomaque condamnée par l’Eglise orthodoxe.

Archevêque Averky. Apocalypse, translated and edited, with an introduction by Fr. Séraphim Rose, Ed. St. Herman of Alaska Brotherhood, Platina (Californie), 1985.

Ce précieux commentaire de l’Apocalypse se fonde entièrement sur les interprétations des Pères.

Christos Yannaras. Philosophie sans rupture, Ed. Labor et Fides, 1986

CORRESPONDANCE

Notre ami Roman Petroff nous envoie le compte-rendu suivant :

Byzance et le monde orthodoxe. Ouvrage collectif sous la direction d’Alain Ducellier. Armand Colin.

Rome 476, Constantinople 1453, telles sont les deux capitales impériales et les deux dates qui délimitent le sujet du livre d’Alain Ducellier et de ses collaborateurs,

« Byzance et le monde orthodoxe ». A l’image de nombreux ouvrages d’historiens contemporains, ce livre se caractérise par un souci de rigueur et d’érudition remarquables (mises en valeur par une iconographie abondante et soignée) et une non moins remarquable incompréhension des réalités spirituelles qu’il entend pourtant décrire et analyser.

L’auteur le reconnaît lui-même dès l’introduction, en écrivant : « L’orthodoxie vécue est un mélange, POUR NOUS INSOLITE, de mystique raffinée et d’une complicité avec un corps défaillant… » Cet aveu initial suffit à faire comprendre la cause des défauts essentiels du travail en question. Car Byzance n’est rien sans l’Orthodoxie, et c’est ne rien comprendre à l’Orthodoxie que de l’étudier comme une doctrine religieuse dont la qualité principale aurait consisté à devenir le commun dénominateur des membres de l’Empire Romain d’Orient.
Tel est pourtant le propos d’Alain Ducellier : « Trop longtemps perçu comme un germe de dissolution du pouvoir, le christianisme avec son Dieu unique et éternel que l’homme peut atteindre partout et à tout moment, permet à l’idéologie impériale de trouver enfin son achèvement : l’existence d’un souverain céleste justifie l’existence d’un souverain terrestre, lui aussi unique, et qui n’a de comptes à rendre qu’à Dieu seul ».

Dans cette optique, le christianisme orthodoxe apparaît comme une idéologie de nécessité qui n’intéresse l’historien qu’à la faveur de ses répercussions politiques, économiques et culturelles dans le sens le plus large. On voit la limite d’un tel point de vue qui ne peut à aucun moment saisir le fondement de l’Orthodoxie, la pierre angulaire sur laquelle elle repose : la foi en la résurrection du Dieu fait homme, et les perspectives eschatologiques qui en découlent. Comment espérer rendre compte de la façon dont les fidèles orthodoxes de Byzance (ou d’ailleurs) apprécient les événements humains, quand on se met dès le début dans l’impossibilité de comprendre l’étalon dont ils usent : Jésus Christ, Dieu parfait, homme parfait, mesure absolue de toutes choses ?

Cette cécité ontologique de l’auteur se manifeste tout au long du livre, donnant lieu à des contre-sens, ou parfois, à des remarques cocasses. Parlant de l’iconoclasme, par exemple, A. Ducellier écrit ceci : « Si l’on ajoute à cela un large développement du culte des reliques, de la pratique de baiser les Evangiles, la Croix et les images du Christ, on comprend que de tels excès aient pu engendrer une réaction égale en force… » On peut se demander sur quelle tradition, autre que celle d’une intelligentsia hétérodoxe, s’appuie notre historien, pour affirmer péremptoirement que le fait d’embrasser les saintes icônes, de se prosterner devant elles et d’embrasser l’Evangéliaire constitue un EXCES ? L’excès n’est-il pas plutôt chez les impies qui, par manque d’amour du Créateur, ignorent combien il est agréable au Seigneur de voir vénérer par ses fideles les objets sacrés à travers lesquels se manifeste Son économie ?

Un autre exemple d’incompréhension s’offre à nous, lorsque nous rencontrons des jugements comme celui-ci : « En tant que personne chrétienne collective, l’Orthodoxie voit son idéal de perfection terrestre presque toujours déjoué par une réalité contraire, sans pour autant jamais remettre en question ses buts de domination universelle, puisqu’ils sont ceux de Dieu lui-même ». Là encore, on se demande dans quelle théologie on a « découvert » que Dieu avait des buts de domination universelle ? Cette idée est au demeurant aussi fausse que risible. Comme si le Seigneur des Cieux, le Dieu redoutable, créateur du monde visible et invisible, qui a tout amené du néant à l’être, gratuitement, avait le désir de « dominer » sur les misérables créatures que nous sommes ! Et bien entendu, ce Dieu-despote aurait besoin de se faire relayer par le bras séculier du Basileus et la théologie du clergé orthodoxe !

On ne voit pas non plus à quoi veut faire allusion l’auteur quand il parle de « l’idéal de perfection terrestre de l’orthodoxie ». Certes l’Eglise a un idéal. Certes, elle enseigne que dès ici-bas, il est possible à l’homme de participer aux énergies incréées du Dieu Trinité. Mais à aucun moment, il n’est question pour l’Eglise de vouloir « s’imposer » au monde pour le « dominer ».
Que des passions funestes de ce genre aient pu germer chez certains empereurs, ou membres du clergé byzantin, cela reste à prouver. Quoi qu’il en soit, de là à affirmer que « l’ambition dominatrice » constitue le fond de la mentalité orthodoxe, voilà qui n’est guère soutenable. Et s’il est bon de propager la Vérité, les Pères enseignent que l’amour du pouvoir, de la gloire, de l’argent ou des plaisirs nous éloigne de Dieu. L’Occident médiéval seul a cherché sur terre la réalisation de la cité de Dieu. Cette idée s’exprime clairement aussi dans le mythe du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, qui caractérise bien la psyché occidentale ; elle hante toujours les idéologues de l’athéisme contemporain, mais n’a jamais été une idée de l’Orthodoxie pour laquelle la seule cite désirable est la Jérusalem céleste.

Ainsi, tout au long de l’ouvrage « Byzance et le monde orthodoxe », trouve-t-on des jugements, des appréciations qui témoignent clairement de la méconnaissance de l’auteur en matière de choses divines et sacrées. Et selon l’habitude des universitaires occidentaux, A. Ducellier essaie d’interpréter, à l’aide d’une raison obscurcie, les réalités spirituelles auxquelles il se trouve confronté et ne parvient jamais à rendre compte de la Vivifiante Beauté dont l’orthodoxie est issue. Cette réserve d’ensemble faite, on peut cependant se sentir reconnaissant à l’auteur de présenter au grand public une synthèse claire et bien documentée sur mille ans d’histoire de l’Empire chrétien, et d’établir fermement trois points, trop longtemps controversés.

a) L’Empire Byzantin est bien l’Empire Romain :

« L’Empire chrétien accomplissement de l’Empire Romain », tel est le titre éloquent du premier chapitre d’Alain Ducellier. Entre Rome et Constantinople, il n’y a point de césure, mais le même sens de l’universalité auquel le christianisme a donné des bases nouvelles et qu’il a permis de conduire à son apogée. A travers l’étude des permanences institutionnelles : la magistrature impériale, l’administration des provinces, l’organisation de l’armée, la constitution du droit ; aussi bien que dans ce qu’il appelle « les facteurs de dissociation », l’auteur nous montre abondamment comment l’héritage de Rome est passé à Constantinople, non sans subir certaines évolutions inévitables dues aux mutations économiques et démographiques.

A. Ducellier nous explique en outre que Byzance s’est trouvée aux prises, dès le début de son aventure historique, avec quatre obstacles au maintien harmonieux de « l’oikumèné » chrétienne : les schismes, la question des Balkans et de l’incursion.des barbares slaves, l’émergence de l’islam turc à l’est, la défection de l’Occident enfin. Un chapitre entier, du reste, est consacré « à la romanité douteuse de l’Occident », dont l’ancienne capitale n’est, à l’époque de la reconquête de Justinien (554), « que ruines misérables » en comparaison de Constantinople. Cependant, à la faveur d’un jeu politique complexe entre les romains d’Orient – hellénophones – d’une part, les latins et les barbares de Lombardie d’autre part, l’Italie « s’achemine vers une « nouvelle romanité » qui émane à nouveau de Rome, (géographiquement parlant) et dont le pontife romain est l’incarnation ». A partir de là, se comprend avec clarté le mécanisme « pervers » qui conduira à la Séparation définitive de l’Orient d’avec l’Occident. Constantinople ayant conservé la magistrature suprême et la foi droite (au milieu de notables secousses), les prétentions politiques des germano-francks ne pouvaient s’élaborer que sur une théologie fautive et une usurpation de la dignité impériale et du trône pontifical orthodoxe.
Le sac de Constantinople par les croisés en 1206 est donc moins le résultat d’une erreur regrettable que l’expression dévastatrice d’un désir trop longtemps irréalisable : celui de faire disparaître les représentants d’une légitimité chrétienne qui contrariait les ambitions des nouveaux maitres de l’Occident. De même, il convient d’analyser l’abondante littérature anti-byzantine ultérieure comme le fruit d’une mauvaise conscience à l’égard de la civilisation du christianisme vrai, dont il était (et demeure toujours pour le noyau dur du papisme) préférable d’occulter l’existence ou de minorer la valeur. C’est seulement de nos jours qu’il est de nouveau possible de parler plus correctement de la nouvelle Rome. Et l’ouvrage d’A. Ducellier nous dit, à sa façon, que Byzance n’est pas une Rome dégénérée et excentrée, mais la romanité la plus authentique, que sa jeunesse, sans cesse renouvelée comme celle de l’aigle, a gardée et maintenue jusqu’à l’aube des temps modernes, lui permettant de transmettre le flambeau de l’Orthodoxie aux peuples du nord.

b) Le rôle missionnaire de Byzance :

A regarder les nombreuses cartes qui illustrent « Byzance et le monde orthodoxe », on ne peut qu’être frappé d’une évidence : l’empire fondé par Constantin ressemble à une peau de chagrin. Entre le domaine de Justinien qui va du Haut Nil à Gibraltar et celui de Constantin XI, approximativement réduit à la seule ville de Byzance, quelle différence ! Et d’un autre côté, si l’on examine la carte du monde orthodoxe, le contraste est encore plus saisissant. Au début, toute l’Orthodoxie est contenue dans les limites de l’Empire ; au XVème siècle, l’avenir de l’Eglise se joue en dehors du cadre tracé par les Empereurs de Byzance. Constantinople s’effondre sous les coups des Turcs, mais elle a donné naissance à des nations vigoureuses qui recueilleront pleinement son héritage spirituel.

C’est à propos du seul Empire du Basileus, qu’A. Ducellier énonce le jugement suivant : « Le maintien têtu de l’idée universaliste et le remodelage constant de sa traduction géographique suggèrent de fortes permanences ainsi que d’importantes mutations économiques et sociales ; mais les permanences l’emportent sans nul doute : ce sont elles qui incitent à ne rien changer à un système dont l’inadaptation à son environnement historique devient pourtant de plus en plus évidente, et ce sont aussi elles qui lui en refusent les moyens ».

Ainsi l’universalité de l’Empire, qui consiste au début en la domination militaire et économique de l’oikumèné du monde antique, se transforme au fil des siècles, de reconquêtes en reculades, en un legs spirituel et culturel aux peuples qui ont embrassé l’Orthodoxie. A lire notre historien, se dégage la nette impression que Constantinople, à la suite des crises successives qui l’ébranlent, ne peut maintenir sa prétention à incarner la totalité du monde chrétien. La naissance des métropoles orthodoxes autonomes et de nouvelles nations (Serbie, Bulgarie, Russie) se fait à la faveur de l’affaiblissement politique et territorial de Byzance.

Notons que cette évolution n’a été possible qu’en raison des rapports spécifiques (la Symphonie) qui se sont établis dès les origines entre l’Empire et l’Eglise, et du caractère de l’ecclésiologie orthodoxe qui empêchait toute collusion contre nature entre des intérêts purement séculiers et la propagation de la foi.

La christianisation des Slaves s’est opérée avec un réel sens évangélique et n’a jamais donné lieu aux excès qui furent ceux des évêques francks et des partisans du trilinguisme – soutenus par les Papes hérétiques dont se réclame l’actuel titulaire du poste. Plus que les facteurs politiques, c’est, sans doute possible, la dimension authentiquement spirituelle et civilisatrice de la mission byzantine qui explique l’attachement des nouveaux convertis à l’orthodoxie et leur fidélité irréductible à cette dernière, lorsque l’Occident et la papauté basculeront définitivement dans l’hérésie filioquiste.

Il est doux de lire sous la plume d’A. Ducellier la description de la première floraison chrétienne en Serbie, en Russie, et d’y rencontrer l’évocation de la figure de saint Savva ou de saint Wladimir… Parlant du baptême des nouveaux convertis, l’auteur nous explique que « celui-ci avait une grande importance, et que ses conséquences étaient durables, à la fois du point de vue religieux et politique : en effet, selon la conception de l’époque, avec le prince, son peuple tout entier acceptait la nouvelle religion, abandonnait le monde des barbares, et devenait partie intégrante de l’unique et véritable Eglise… »

Voila qui revêt une singulière actualité, et nous permet de mesurer le chemin parcouru, alors qu’en URSS on se prépare à « célébrer » le millénaire du baptême de la Russie. Verra-t-on un dirigeant marxiste, saisi par le repentir, se jeter dans le Dniepr pour demander le baptême ? Entendra-t-on un évêque orthodoxe confesser la foi devant les maîtres de la Russie nouvelle, pour leur rappeler leur devoir devant Dieu, comme n’hésitaient pas à le faire, en leur temps, les Patriarches de Constantinople, les Métropolites de Kiev, ou encore de simples laïcs (fols en Christ) qui témoignaient tous de la primauté de l’ontologique sur l’historique ? A moins qu’il ne s’agisse en 1988 d’organiser une réception « médiatique » où l’on parlera de paix, d’œcuménisme et de désarmement… au nom de l’homme sans le Christ. Marchandages humano-centriques fort éloignés de la tradition ascétique et divino-humaine transmise par les athonites aux monastères russes dès le XIème siècle, et qui suffirait à honorer le rôle missionnaire incomparable de Constantinople, mère de tous les peuples orthodoxes.

c) Byzance, foyer de culture chrétienne :

Dans combien d’ouvrages prétendument savants, n’a-t-on pas lu que le christianisme n’avait aucune philosophie originale – tout viendrait, parait-il, de Platon et d’Aristote ; que, chez ses docteurs, la sclérose l’avait très vite emporté sur l’élan créateur ; que, dans le domaine des arts, enfin, l’influence contraignante des dogmes et des canons avait condamné les artistes à répéter indéfiniment des modèles archaïques… Et voici qu’en feuilletant « Byzance et le monde orthodoxe », nous ne cessons d’y découvrir des citations, des photographies plus éloquents que tous les discours. Ici, on nous montre des objets usuels, un récipient, une cuillère ; là, ce sont les mosaïques de Cefali qui déploient leur magnificence ; ailleurs, la calligraphie soignée des codes juridiques force l’admiration pour l’art des copistes du XVème siècle. Plus loin, ce sont les monnaies d’argent à l’effigie des empereurs, l’orfèvrerie précieuse, l’éblouissante broderie du « sakkos » d’un Métropolite russe qui nous initient à leur beauté.


Et il faudrait parler de toutes les icônes, des innombrables édifices, militaires, civils, religieux dont Byzance et ses héritiers ont enrichi « l’oikumèné », de Ravenne à Sainte Sophie de Kiev, en passant par les monastères de Serbie, de Bulgarie ou du Moyen-Orient…

L’étonnant est que cette culture que l’on peut, que l’on doit qualifier d’orthodoxe, n’est nulle part la même, tout en demeurant une ; et qu’elle ne cesse de se renouveler, tout en restant fidèle à elle-même. Voilà qui la situe fort loin de l’immobilisme et de la sclérose, et qui remet à leur juste place les jugements hâtifs de la modernité. Combien lucide est à cet égard celui d’A. Ducellier : « L’art russe des XIIIème et XVème siècles apparaît comme la réalisation picturale de la doctrine byzantine de l’hésychasme, transmise par le relais des grands scriptoria balkaniques.

Il est donc naturel de constater que les fresques et les peintures russes se situent dans le prolongement des grandes fresques qui couvrent les monastères serbes de Sopocani, Studenica et Staro Nagoricino… Les unes et les autres se sont abreuvées à la même source, l’hésychasme byzantin ». Or l’hésychasme, loin d’être l’élaboration tardive d’une Byzance agonisante, est le fil d’or qui tisse mystérieusement le vêtement dont est paré l’Eglise, épouse du Christ. Ainsi, ce n’est pas du côté du talent des hommes, si grand fût-il, qu’il convient de chercher la source des multiples splendeurs artistiques ou théologiques que nous a léguées Byzance, mais dans la sollicitude du Créateur à l’égard de son peuple sur lequel Il fait reposer Sa grâce et Sa beauté.

Les dernières images de « Byzance et le monde orthodoxe » représentent des scènes poignantes : le ramassage des enfants chrétiens enlevés par des soldats turcs, ou la forteresse de « Roméli Hissar » à partir de laquelle Mahomet II s’élança pour prendre Constantinople. 1453 : l’Empire romain chrétien est rayé de la carte du monde. Commence pour les Roumis (= Romains) cette longue période d’humiliation et de secrète grandeur connue sous le nom de turcocratie. Seuls les peuples slaves du Nord conserveront pour quelques siècles la liberté de demeurer fidèles au legs spirituel de Byzance.

Telle se montre aussi la réalité contemporaine. Plus aucun état séculier ne soutient l’Orthodoxie. L’œuvre de saint Constantin est désormais lettre morte. L’Eglise se trouve affranchie de liens trop étroits avec le pouvoir politique, pendant que les peuples traditionnellement orthodoxes se détournent peu à peu du christianisme. Constantinople, devenue Istanbul, agonise sur les rives polluées du Bosphore, dénaturée par les Turcs, souillée par les touristes, fascinante chrysalide d’un envol inimitable. Comment oublier la Ville ?

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