lundi 3 janvier 2011
La Lumière du Thabor n°8. Saint Joseph l'Hésychaste. Deux Lettres.
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Joseph l’Hésychaste
Deux Lettres
Les saints du Christ sont la lumière du monde, le sel de la terre, les phares qui, dans le temps des épreuves, montrent aux chrétiens les rives du salut.
Ô combien rares sont-ils devenus, aujourd’hui que s’approche l’heure du reniement et de l’apostasie et qui voit se compter en petit nombre les pieux fidèles de l’Evangile ! Mais Dieu qui n’a pas oublié Israël en terre d’exil et lui a suscité des prophètes pour le guider vers la délivrance, n’a pas non plus oublié le Nouvel Israël qu’est l’Eglise Orthodoxe et n’a cessé de lui prodiguer, pour l’éclairer en cette heure obscure, des pères théophores dont le bienheureux Ancien Joseph qui vécut sa sainte vie d’ermite sur la Sainte Montagne de l’Athos (1886-1959) et est vénéré comme un des grands pères neptiques contemporains, un maître de la prière du coeur et de la vigilance.
Du fond de sa grotte, par amour de tous, il répondait à ceux qui, de partout, lui écrivaient pour lui demander ses saintes prières et ses conseils spirituels éclairés par Dieu. C’est pour le bénéfice spirituel des chrétiens pieux que nous poursuivons la publication de ces lettres que nous avons entreprise depuis le n° 5 de LA LUMIERE DU THABOR. Cette parole est un don très précieux de Dieu - plus précieux que tout don qui vient de la terre car c’est le Seigneur Lui-même qui, en elle, nous parle, nous instruit et nous réconforte. Celui qui est avancé dans les luttes y trouve l’aliment d’un courage nouveau pour progresser, toujours davantage, sur l’échelle des vertus et celui qu’attristent les chutes et les tentations sans nombre est consolé de ses peines et s’élance à nouveau, plein d’ardeur, pour reprendre le combat. A lire ces lettres, toute âme pieuse est envahie d’une telle grâce et d’une telle componction qu’elle ne peut douter que c’est son Maître, le doux Jésus, qui s’adresse à elle et elle tressaille de joie comme Marie de Magdala lorsqu’elle reconnut le Seigneur dans celui qu’elle prenait pour le jardinier.
Abreuvons-nous donc à cette source divine, écoutons ces saints préceptes : ils nous rappellent que l’unique vocation du chrétien, c’est de trouver le Christ dans son coeur purifié par l’ascèse, la prière, la pénitence et la vigilance.
Lettre du Père Joseph
Ecoute encore le récit
d’une aventure qui
m’est arrivée...
Je viens à l’instant même de recevoir ta lettre et j’ai vu ce qu’elle contenait. Et si je me suis réjoui de te savoir en bonne santé, tes afflictions, elles, m’affligent. De tout ce que tu dis t’advenir, mon enfant, c’est ton manque de patience qui en est cause.
Pour toi, mon enfant, tu cherches le Christ, tu cherches à entrer dans la cité céleste. C’est pour cela que prie ton Ancien, pour cela que prient les Pères, pour cela que je prie aussi, pauvre de moi, parmi mes rochers. Or, le Seigneur nous entend tous ; mais afin que ton âme orgueilleuse s’emplisse de componction et que soient rabaissées et brisées en toi ces passions que sont la colère, le courroux, l’irritation et l’égoïsme, II t’a envoyé la puce qu’est cette épreuve. Elle te gratte ? C’est pour que tu la supportes ; elle t’importune ? c’est pour que tu te montres longanime, que peu à peu tu apaises par là la colère, le courroux et le trouble, les étouffes en toi sans laisser échapper une seule parole dure. Car c’est alors, quand cette puissance de Satan a été étouffée de l’intérieur une fois, deux fois, maintes fois, c’est alors qu’elle prend la fuite pour laisser l’homme pareil à un agnelet doux et tranquille.
Ecoute encore le récit d’une aventure qui m’est arrivée. Pour moi, lorsque j’étais dans le monde, je m’en prenais à des milliers de gens. J’avais un coeur de bête sauvage. C’est l’amour du Christ qui m’a fait semblable à un mort. Si je voulais raconter tout ce que j’ai enduré, jour après jour, à cause de cette passion, il faudrait que j’en fasse un livre. Car Dieu qui voulait m’affranchir me dépêcha tout ce qui était nécessaire à ma délivrance, de sorte que l’on pût assez m’importuner, m’outrager contre toute justice, me soumettre à toutes sortes d’épreuves. Oh ! Ce n’étaient pas de petites épreuves de rien ! Non, mais plutôt de celles qui suffisent à vous rendre meurtrier. Aussi est-ce en les supportant avec une infinie patience, en étouffant Satan de l’intérieur que j’ai été délivré de ce mal.
C’est ainsi qu’au coeur d’un hiver très rude, le tentateur mit en réserve tous les instruments nécessaires, car il s’apprêtait à me susciter une guerre d’artifices comme il sait le faire pour tenter, quand Dieu permet que l’on soit éprouvé. Après donc qu’il m’eût tenté deux ou trois fois et trouvé que ces attaques restaient lettre morte, il fit tout soudain s’engouffrer en tourbillon par la porte une tornade si violente qu’elle en ébranla toutes les tuiles du toit ; et, emportant en l’air comme un avion, la toiture avec les mille pierres du toit qui la recouvraient, il l’alla jeter droit sur les rochers, parmi la neige. Et nous, nous sommes restés sereins sous la neige. Entendre de quelle sorte de tentations il s’agissait, cela tu ne pourrais le supporter sans dommage pour ton âme, parce que tu en condamnerais les auteurs. Mais tes épreuves à toi, tu auras, à les supporter, une telle joie qu’à l’image des tentations, elle sera sans mesure. Car ne crois pas que si tu es délivré de cette tentation, il n’en viendra plus d’autres. Si ! une autre viendra, et il faut qu’elle vienne. Et si tu es lâche pour cette tentation, tu seras lâche pour toutes.
Parce que cette tentation est en nous. Tu ne la vois pas, mon enfant ? Là ! regarde-là ! Du nombril et du ventre, elle remonte au cœur. Elle l’enflamme. Elle échauffe le sang et se glisse dans le cou. Elle frappe la tête. Elle enténèbre l’esprit. Et, comme un noeud coulant qui s’enroule autour de la gorge, elle coupe le souffle de l’homme et l’étouffe.
Cette tentation, il se peut que ce soit un autre qui te la suscite ! Ce peut être le pire des hommes ou bien encore le diable qui pousse cet individu à jeter en toi le trouble et la contrariété. Mais le Seigneur le permet afin que, chaque jour plus éprouvé comme l’argent au creuset, tu parviennes à l’impassibilité. C’est que, lorsque tu t’es préparé à l’épreuve et que tu l’attends, tu n’en ressens plus ni contrariété ni trouble ni colère furieuse.
Tu écris que si tu avais su que tu en retirerais de la joie, tu aurais supporté des milliers de tentations comme celle-ci. Et d’où tenais-tu que tu n’aurais pas de joie à les supporter ? Je te le dis, ainsi qu’à tous les frères : il n’est pas vers le salut de voie plus rapide que la patience dans les tentations qui adviennent, quelle que soit la manière dont elles adviennent. L’état spirituel d’un homme et la grâce qui est en lui, c’est sa patience qui en témoigne. Comment votre Ancien vous supporte-t-il tous ? Parce qu’il a de la patience. Et cela même témoigne qu’il a la grâce. Il a de la vertu.
La vertu n’a pas de carillon pour se faire connaître. Le carillon de la vertu, c’est la tolérance, la longanimité, la patience. Ce sont là les ornements du moine et du chrétien. Le regard est déjà fixé sur la récompense qui lui viendra d’En-Haut et sur la grâce qu’il doit recevoir du Seigneur, celui qui lutte supporte tout. Considère que ton Ancien a donné à ton frère une épreuve lourde à porter. N’est-il pas difficile de vivre avec un possédé ? A toi, comme cela ne se pouvait pas, il n’a infligé qu’une peine minime. Alors fais montre de patience pour devenir capable de supporter à ton tour un démoniaque, jusqu’à l’endurer, le souffrir, le servir. Vertu admirable ! Sais-tu ce que c’est que de supporter, d’endurer un fou ?
Il nous est venu un fou et j’ai eu des scrupules à le chasser. Partout on le chassait. Alors je l’ai retenu pour qu’il se repose, pour que son coeur d’homme se réchauffe un peu. Et après ? Je l’ai fait beaucoup jeûner, parce que le Seigneur dit : "Cette race ne peut s’extirper que par le jeûne et la prière."
Un jour que nous étions tous sortis, il ferma toutes les portes et toutes les fenêtres de la cellule et il nous laissa dehors. Et nous avions beau le supplier, il n’ouvrait pas. Que faire à la fin ? Il fallut trouver un tournevis et démonter les planches avant de réussir à ouvrir. C’est alors qu’il sortit.
- Pourquoi as-tu fermé la porte en nous laissant dehors ? lui demandai-je.
- C’est qu’à l’intérieur il y avait des oignons et des pommes de terre et que je voulais être seul à les manger pour mener l’ascèse !
Peu de temps après, il guérit ; mais il s’enfuit et fut de nouveau possédé. Trois fois, il revint ; mais à peine allait-il bien qu’il s’enfuyait et redevenait fou, possédé par les démons. Et jusqu’à aujourd’hui ils le tiennent à la maison de santé.
Mais toi veille à ne pas mépriser un seul de ces petits, de ces faibles qui sont le rebut du monde. Parce que ton mépris et ton offense ne s’arrêtent pas à ces malheureux mais montent à la face du Plasmateur et du Créateur à l’image duquel ils ont été faits. Et tu t’étonneras plus encore le jour où tu verras reposer en eux, et mieux que dans ton propre cœur, l’Esprit de Dieu Très-Haut.
Pour moi, je suis plus affaibli, comme paralysé. Je ne peux faire dix pas. A cause de tout cela et ce tout le reste, je suis devenu pareil à un moribond. Je vous supplie donc de prier pour moi. Car je me dois à toutes les âmes qui en grand nombre implorent mon secours.
Et vous, frères et pères très aimés, sachez que pour chaque âme secourue, je subis la même épreuve, j’affronte la même guerre qu’elle. De là vient que votre Ancien soit, lui aussi, continuellement malade. Car il souffre beaucoup d’un excès de fatigue physique qu’augmentent encore les épreuves.
Aussi ne va pas dire, mon enfant, ce que te souffle le démon, que ton Ancien est indifférent à tes propos et qu’il ne voit ni ta peine, ni tes besoins. Comment pourrait-il être indifférent quand il souffre pour vous tous ?
Prends garde. Laisse cette pensée et prends patience, afin que Dieu, voyant ta bonne disposition, allège ta lutte. Accepte l’épreuve sans accuser tel ou tel. Faudra-t-il que tu en viennes à ne pas accepter telle ou telle tribulation, quand c’est le Seigneur Lui-Même qui te la donne ? Alors Lui-Même corrigera d’une façon bien plus terrible et plus dure. Car il n’est personne pour nous châtier comme sait châtier le Tout-Puissant. Aussi, mon enfant, "saisissez votre châtiment, de crainte que le Seigneur ne s’irrite à jamais. " Chérissez la volonté du Seigneur et supportez volontairement les assauts à venir, de crainte qu’il ne nous abandonne à la bassesse et au blasphème.
Et lorsque tu auras encore glissé et que tu seras tombé, repens-toi à nouveau. Ne désespère pas. Refais tes forces, aie bon espoir. Dis : "Pardonne-moi mon Christ, et cette fois encore je fais pénitence". Ne va donc pas dire : "Que je sois livré à la colère de Dieu !". Ne serait-ce pas ajouter péché à péché ? Ne sommes-nous pas des hommes ?
Ne t’emporte pas contre tes frères. Supporte leurs fautes pour qu’ils supportent les tiennes. Aime pour qu’ils aiment et patiente pour qu’ils patientent. Deviens bon, et tous deviendront bons avec toi. Dompte tes passions, et tu verras que beaucoup auront égard à tes moindres paroles, au moindre cillement de tes paupières.
Pour les diaconies dont tu parles, si elles sont nombreuses et que, ne parvenant pas à t’acquitter de toutes, tu te laisses envahir par le trouble et la contrariété, je supplie moi aussi l’Ancien d’alléger ta tâche pour que tu ne la fasses pas en gémissant.
Le reste de ta lettre montre que tu as beaucoup de vanité. Deviens donc un cadavre ; que tous te piétinent. Deviens poussière. Frappe-toi, macère-toi, hais-toi toi-même comme un ennemi implacable. Hais-toi d’une haine parfaite. Car si tu ne brises pas ton corps, lui te brisera. Courage ! Et ne va pas surtout te plaindre ! Par la grâce de Dieu, je suis là pour te porter. Mais je te rappelle aussi les paroles des Pères qui disent : "Si tu ne verses pas ton sang, tu ne recevras pas l’Esprit. " Ne te crois pas un homme tant que tu n’as pas reçu la grâce. Or, sans la grâce, c’est en vain que nous sommes nés hommes dans le monde. Mais plus ici-bas chacun aura purifié et illuminé son âme, plus proche du Christ il se tiendra et plus suave il sentira son parfum, plus pure sera sa vision de Dieu et plus forte sa joie, plus folle son allégresse. Allons, ne va pas te croire homme, tant que tu n’as pas reçu la grâce.
Lettre du Père Joseph
Alors, tu ne veux pas souffrir ?
Ne cherche pas à monter.
Mon enfant ! Les entrailles de mon âme ! Pourquoi es-tu découragé ? Pourquoi es-tu désespéré ? Pourquoi es-tu sans force ? Est-ce ainsi qu’un être comme toi renonce à la lutte ?
Vois comme Dieu a permis que les démons te passent au crible, juste pour que tu voies où tu en es, pour que paraisse ton orgueil et que soit abaissé ton cœur ; pour que, selon la règle du "connais-toi toi-même", tu deviennes compatissant envers les pécheurs et que tu ne les condamnes en rien ?
Comment connaîtras-tu la faiblesse de la nature, si les noirs corbeaux ne te réveillent pas ? Et si le doux Jésus ne te retire pas sa grâce, comment apprendras-tu, toi, l’art des arts et la science des sciences ?
C’est maintenant que tu apprends l’art. C’est maintenant que tu as ta récompense. C’est maintenant que tu montres ton amour pour le Christ, maintenant et non lorsque la grâce est présente. De quelle reconnaissance témoigner lorsque la grâce est là ? C’est elle alors qui crie d’une manière ineffable sans plus s’appartenir : "Abba ! Père ! " La grâce crie au dispensateur de la grâce : "Qui peut me séparer, ô mon Jésus, de ton amour ? " C’est la grâce qui dit cela, la puissance qui habite en toi, par l’organe de la bouche et non la chair. De même qu’un possédé profère outrages et blasphèmes par la bouche humaine. Car sans la grâce la chair ne peut rien.
Que la grâce vienne à manquer et la chair renie Jésus : le coq chante ; Pierre se souvient...Il pleure amèrement. Il crie : "J’ai péché". Mais il se cache encore dans la chambre haute. Il a la crainte des juifs. Pareil à une souris, son cœur tremble au-dedans de lui lorsqu’il sent au-dehors la présence des chats. "Avec toi, dit-il, même s’il me faut mourir ! Moi, je ne te renie pas, » soutient-il ‘ quand le Christ est là. Mais que le Christ j s’éloigne et, par trois fois, il le renie.
Alors vois-tu ? Comprends-tu quel grand mystère se cache ici sous ces paroles ? C’est au-dessus de vous, c’est dans l’Esprit que se rencontre le Christ. Ainsi donc qu’il vienne et nous voilà rhéteurs. Les pécheurs enseignent. Les débauchés épousent la vertu. Les voleurs ne volent plus. Tous font pénitence. Et qui a opéré tout cela ? Celui qui seul sait. Le bon pilote. Le doux Jésus. L’unique Amour.
Quand donc l’homme connaît-il la peine de l’homme ? Quand il souffre à son tour. Quand il passe par les mêmes épreuves. Alors il comprend et il songe à la douleur de l’autre. Mais sans cela, il est dur, il ne compatit point, à moins d’être d’une bonne nature. Mais tout ce qui est de la nature n’a à subir honneur ou déshonneur. Les redressements et les chutes sont le propre de la disposition. Alors comment apprendrons-nous cette science des sciences, si le diable ne nous passe pas au crible. Puisqu’il suffit que la grâce se retire et ce ne sont ni toi ni moi mais les saints apôtres même qui n’eussent pas été apôtres ? Comment l’argile, comment le vase du potier peuvent-ils retenir l’eau s’ils n’ont d’abord été cuits au feu ? C’est que Dieu cherche à nous rendre pareils à l’équilibriste des funambules, à la balle du jongleur.
Il t’élève aux cieux. Il te montre ce que l’œil de l’homme malade n’a pas vu et il te fait entendre ce que n’a pas entendu l’ouïe de celui qui s’englue dans la matière. Puis, sans qu’il n’y ait nullement de ta faute, il tourne tout soudain la page et te jette en enfer. Et il se réjouit de te voir lutter comme un athlète contre toutes les phalanges des démons. Mais plutôt que le mien, prends l’exemple Paul : il est monté au troisième ciel, il a vu et entendu des choses indicibles et il crie encore : "J’ai une écharde dans la chair". Ainsi fait Celui qui est fort et puissant jusqu’à ce qu’il établisse l’homme :
Il le fait monter, il lui donne de contempler ; il le fait descendre, il l’endeuille. Afin que son être, ait pour lot l’une et l’autre chose ensemble, sans qu’il s’émeuve de leurs communes altérations. "Et l’une comme l’autre, dit-il, te viennent par moi."
Alors tu ne veux pas souffrir ? Il ne faut pas vouloir monter. Si l’on ne veut pas souffrir les afflictions, qu’on ne demande pas non plus la grâce.
Voilà donc pourquoi le Seigneur t’a retiré la grâce ; c’est afin que tu deviennes sage. Après quoi, elle reviendra. Elle ne t’abandonne pas. Telle est la loi de Dieu. Elle repartira encore. Mais de nouveau elle reviendra. Il suffit que tu ne cesses pas de la demander jusqu’à ce qu’elle t’établisse sur les cimes de la perfection.
C’est un fait d’expérience que lorsqu’un homme soumis aux passions se mêle d’enseigner un frère en proie à la même maladie, aussitôt la grâce se retire du premier qui se voit tomber dans de semblables travers. Car il ne lui a pas été donné de s’acquitter d’un tel office avant d’avoir lui-même parcouru tout le chemin de la "pratique". Mais telle n’est pas la raison pour laquelle Dieu t’a délaissé. Car quand bien même cela n’eût point été, il eût fallu que la grâce s’en aille à ce moment précis. Ne te souvient-il pas qu’au commencement je te disais : ce que tu dis maintenant, je veux que tu me le dises dans quatre ans. Relis mes premières lettres et tu verras.
C’est une loi de Dieu que l’on ne peut transgresser, qu’après qu’il se soit écoulé trois ou quatre années, et rarement cinq, la grâce s’éloigne, pour que l’être qui en était revêtu se trouve comme nu et que, par cette ascèse, il redevienne sage.
Ne te désole donc pas, puisque telle est la coupe commune. Médite la vie de saint André le "fou pour le Christ " et vois ce qu’il disait quand le Christ lui faisait goûter l’amertume.
Alors, supporte la chaîne de ton Christ. Serre les dents et que pas un mot ne sorte de ta bouche. Redonne-toi du courage en disant : "Pourquoi es-tu triste mon âme, pourquoi te décourages-tu ? Il ne t’es advenu aucun mal. Le Christ s’en est allé un peu de temps mais il reviendra. Il tarde un peu certes, mais c’est qu’il veut t’enseigner l’humilité avec la patience. Les saints ont tant souffert et toi tu ne peux même pas attendre un peu l’économie de la grâce ?" Dis à ton âme de semblables paroles et ne perd pas courage. Car c’est là toute la joie des démons : voir que tu t’affliges et que tu perds courage. Et lorsque la grâce vient et s’en va, puis revient et se retire encore, c’est alors que tu apprends à livrer la guerre et à ne point te laisser ébranler par elle ; mais au contraire, tu t’en réjouis et dis : "Eprouve-moi, mon Christ, et mets-moi au creuset comme l’argent". C’est alors que tu jettes des racines profondes, comme les arbres qui, plus le vent les frappe durement, plus ils enfoncent leurs racines. Et Dieu m’est témoin que c’est au sein des plus redoutables épreuves que j’ai trouvé la prière la plus pure.
Alors, prends courage ; fortifie-toi dans le Seigneur en supportant les tentations ; et voici déjà s’en revenir la grâce...
Joseph l’Hésychaste
Deux Lettres
Les saints du Christ sont la lumière du monde, le sel de la terre, les phares qui, dans le temps des épreuves, montrent aux chrétiens les rives du salut.
Ô combien rares sont-ils devenus, aujourd’hui que s’approche l’heure du reniement et de l’apostasie et qui voit se compter en petit nombre les pieux fidèles de l’Evangile ! Mais Dieu qui n’a pas oublié Israël en terre d’exil et lui a suscité des prophètes pour le guider vers la délivrance, n’a pas non plus oublié le Nouvel Israël qu’est l’Eglise Orthodoxe et n’a cessé de lui prodiguer, pour l’éclairer en cette heure obscure, des pères théophores dont le bienheureux Ancien Joseph qui vécut sa sainte vie d’ermite sur la Sainte Montagne de l’Athos (1886-1959) et est vénéré comme un des grands pères neptiques contemporains, un maître de la prière du coeur et de la vigilance.
Du fond de sa grotte, par amour de tous, il répondait à ceux qui, de partout, lui écrivaient pour lui demander ses saintes prières et ses conseils spirituels éclairés par Dieu. C’est pour le bénéfice spirituel des chrétiens pieux que nous poursuivons la publication de ces lettres que nous avons entreprise depuis le n° 5 de LA LUMIERE DU THABOR. Cette parole est un don très précieux de Dieu - plus précieux que tout don qui vient de la terre car c’est le Seigneur Lui-même qui, en elle, nous parle, nous instruit et nous réconforte. Celui qui est avancé dans les luttes y trouve l’aliment d’un courage nouveau pour progresser, toujours davantage, sur l’échelle des vertus et celui qu’attristent les chutes et les tentations sans nombre est consolé de ses peines et s’élance à nouveau, plein d’ardeur, pour reprendre le combat. A lire ces lettres, toute âme pieuse est envahie d’une telle grâce et d’une telle componction qu’elle ne peut douter que c’est son Maître, le doux Jésus, qui s’adresse à elle et elle tressaille de joie comme Marie de Magdala lorsqu’elle reconnut le Seigneur dans celui qu’elle prenait pour le jardinier.
Abreuvons-nous donc à cette source divine, écoutons ces saints préceptes : ils nous rappellent que l’unique vocation du chrétien, c’est de trouver le Christ dans son coeur purifié par l’ascèse, la prière, la pénitence et la vigilance.
Lettre du Père Joseph
Ecoute encore le récit
d’une aventure qui
m’est arrivée...
Je viens à l’instant même de recevoir ta lettre et j’ai vu ce qu’elle contenait. Et si je me suis réjoui de te savoir en bonne santé, tes afflictions, elles, m’affligent. De tout ce que tu dis t’advenir, mon enfant, c’est ton manque de patience qui en est cause.
Pour toi, mon enfant, tu cherches le Christ, tu cherches à entrer dans la cité céleste. C’est pour cela que prie ton Ancien, pour cela que prient les Pères, pour cela que je prie aussi, pauvre de moi, parmi mes rochers. Or, le Seigneur nous entend tous ; mais afin que ton âme orgueilleuse s’emplisse de componction et que soient rabaissées et brisées en toi ces passions que sont la colère, le courroux, l’irritation et l’égoïsme, II t’a envoyé la puce qu’est cette épreuve. Elle te gratte ? C’est pour que tu la supportes ; elle t’importune ? c’est pour que tu te montres longanime, que peu à peu tu apaises par là la colère, le courroux et le trouble, les étouffes en toi sans laisser échapper une seule parole dure. Car c’est alors, quand cette puissance de Satan a été étouffée de l’intérieur une fois, deux fois, maintes fois, c’est alors qu’elle prend la fuite pour laisser l’homme pareil à un agnelet doux et tranquille.
Ecoute encore le récit d’une aventure qui m’est arrivée. Pour moi, lorsque j’étais dans le monde, je m’en prenais à des milliers de gens. J’avais un coeur de bête sauvage. C’est l’amour du Christ qui m’a fait semblable à un mort. Si je voulais raconter tout ce que j’ai enduré, jour après jour, à cause de cette passion, il faudrait que j’en fasse un livre. Car Dieu qui voulait m’affranchir me dépêcha tout ce qui était nécessaire à ma délivrance, de sorte que l’on pût assez m’importuner, m’outrager contre toute justice, me soumettre à toutes sortes d’épreuves. Oh ! Ce n’étaient pas de petites épreuves de rien ! Non, mais plutôt de celles qui suffisent à vous rendre meurtrier. Aussi est-ce en les supportant avec une infinie patience, en étouffant Satan de l’intérieur que j’ai été délivré de ce mal.
C’est ainsi qu’au coeur d’un hiver très rude, le tentateur mit en réserve tous les instruments nécessaires, car il s’apprêtait à me susciter une guerre d’artifices comme il sait le faire pour tenter, quand Dieu permet que l’on soit éprouvé. Après donc qu’il m’eût tenté deux ou trois fois et trouvé que ces attaques restaient lettre morte, il fit tout soudain s’engouffrer en tourbillon par la porte une tornade si violente qu’elle en ébranla toutes les tuiles du toit ; et, emportant en l’air comme un avion, la toiture avec les mille pierres du toit qui la recouvraient, il l’alla jeter droit sur les rochers, parmi la neige. Et nous, nous sommes restés sereins sous la neige. Entendre de quelle sorte de tentations il s’agissait, cela tu ne pourrais le supporter sans dommage pour ton âme, parce que tu en condamnerais les auteurs. Mais tes épreuves à toi, tu auras, à les supporter, une telle joie qu’à l’image des tentations, elle sera sans mesure. Car ne crois pas que si tu es délivré de cette tentation, il n’en viendra plus d’autres. Si ! une autre viendra, et il faut qu’elle vienne. Et si tu es lâche pour cette tentation, tu seras lâche pour toutes.
Parce que cette tentation est en nous. Tu ne la vois pas, mon enfant ? Là ! regarde-là ! Du nombril et du ventre, elle remonte au cœur. Elle l’enflamme. Elle échauffe le sang et se glisse dans le cou. Elle frappe la tête. Elle enténèbre l’esprit. Et, comme un noeud coulant qui s’enroule autour de la gorge, elle coupe le souffle de l’homme et l’étouffe.
Cette tentation, il se peut que ce soit un autre qui te la suscite ! Ce peut être le pire des hommes ou bien encore le diable qui pousse cet individu à jeter en toi le trouble et la contrariété. Mais le Seigneur le permet afin que, chaque jour plus éprouvé comme l’argent au creuset, tu parviennes à l’impassibilité. C’est que, lorsque tu t’es préparé à l’épreuve et que tu l’attends, tu n’en ressens plus ni contrariété ni trouble ni colère furieuse.
Tu écris que si tu avais su que tu en retirerais de la joie, tu aurais supporté des milliers de tentations comme celle-ci. Et d’où tenais-tu que tu n’aurais pas de joie à les supporter ? Je te le dis, ainsi qu’à tous les frères : il n’est pas vers le salut de voie plus rapide que la patience dans les tentations qui adviennent, quelle que soit la manière dont elles adviennent. L’état spirituel d’un homme et la grâce qui est en lui, c’est sa patience qui en témoigne. Comment votre Ancien vous supporte-t-il tous ? Parce qu’il a de la patience. Et cela même témoigne qu’il a la grâce. Il a de la vertu.
La vertu n’a pas de carillon pour se faire connaître. Le carillon de la vertu, c’est la tolérance, la longanimité, la patience. Ce sont là les ornements du moine et du chrétien. Le regard est déjà fixé sur la récompense qui lui viendra d’En-Haut et sur la grâce qu’il doit recevoir du Seigneur, celui qui lutte supporte tout. Considère que ton Ancien a donné à ton frère une épreuve lourde à porter. N’est-il pas difficile de vivre avec un possédé ? A toi, comme cela ne se pouvait pas, il n’a infligé qu’une peine minime. Alors fais montre de patience pour devenir capable de supporter à ton tour un démoniaque, jusqu’à l’endurer, le souffrir, le servir. Vertu admirable ! Sais-tu ce que c’est que de supporter, d’endurer un fou ?
Il nous est venu un fou et j’ai eu des scrupules à le chasser. Partout on le chassait. Alors je l’ai retenu pour qu’il se repose, pour que son coeur d’homme se réchauffe un peu. Et après ? Je l’ai fait beaucoup jeûner, parce que le Seigneur dit : "Cette race ne peut s’extirper que par le jeûne et la prière."
Un jour que nous étions tous sortis, il ferma toutes les portes et toutes les fenêtres de la cellule et il nous laissa dehors. Et nous avions beau le supplier, il n’ouvrait pas. Que faire à la fin ? Il fallut trouver un tournevis et démonter les planches avant de réussir à ouvrir. C’est alors qu’il sortit.
- Pourquoi as-tu fermé la porte en nous laissant dehors ? lui demandai-je.
- C’est qu’à l’intérieur il y avait des oignons et des pommes de terre et que je voulais être seul à les manger pour mener l’ascèse !
Peu de temps après, il guérit ; mais il s’enfuit et fut de nouveau possédé. Trois fois, il revint ; mais à peine allait-il bien qu’il s’enfuyait et redevenait fou, possédé par les démons. Et jusqu’à aujourd’hui ils le tiennent à la maison de santé.
Mais toi veille à ne pas mépriser un seul de ces petits, de ces faibles qui sont le rebut du monde. Parce que ton mépris et ton offense ne s’arrêtent pas à ces malheureux mais montent à la face du Plasmateur et du Créateur à l’image duquel ils ont été faits. Et tu t’étonneras plus encore le jour où tu verras reposer en eux, et mieux que dans ton propre cœur, l’Esprit de Dieu Très-Haut.
Pour moi, je suis plus affaibli, comme paralysé. Je ne peux faire dix pas. A cause de tout cela et ce tout le reste, je suis devenu pareil à un moribond. Je vous supplie donc de prier pour moi. Car je me dois à toutes les âmes qui en grand nombre implorent mon secours.
Et vous, frères et pères très aimés, sachez que pour chaque âme secourue, je subis la même épreuve, j’affronte la même guerre qu’elle. De là vient que votre Ancien soit, lui aussi, continuellement malade. Car il souffre beaucoup d’un excès de fatigue physique qu’augmentent encore les épreuves.
Aussi ne va pas dire, mon enfant, ce que te souffle le démon, que ton Ancien est indifférent à tes propos et qu’il ne voit ni ta peine, ni tes besoins. Comment pourrait-il être indifférent quand il souffre pour vous tous ?
Prends garde. Laisse cette pensée et prends patience, afin que Dieu, voyant ta bonne disposition, allège ta lutte. Accepte l’épreuve sans accuser tel ou tel. Faudra-t-il que tu en viennes à ne pas accepter telle ou telle tribulation, quand c’est le Seigneur Lui-Même qui te la donne ? Alors Lui-Même corrigera d’une façon bien plus terrible et plus dure. Car il n’est personne pour nous châtier comme sait châtier le Tout-Puissant. Aussi, mon enfant, "saisissez votre châtiment, de crainte que le Seigneur ne s’irrite à jamais. " Chérissez la volonté du Seigneur et supportez volontairement les assauts à venir, de crainte qu’il ne nous abandonne à la bassesse et au blasphème.
Et lorsque tu auras encore glissé et que tu seras tombé, repens-toi à nouveau. Ne désespère pas. Refais tes forces, aie bon espoir. Dis : "Pardonne-moi mon Christ, et cette fois encore je fais pénitence". Ne va donc pas dire : "Que je sois livré à la colère de Dieu !". Ne serait-ce pas ajouter péché à péché ? Ne sommes-nous pas des hommes ?
Ne t’emporte pas contre tes frères. Supporte leurs fautes pour qu’ils supportent les tiennes. Aime pour qu’ils aiment et patiente pour qu’ils patientent. Deviens bon, et tous deviendront bons avec toi. Dompte tes passions, et tu verras que beaucoup auront égard à tes moindres paroles, au moindre cillement de tes paupières.
Pour les diaconies dont tu parles, si elles sont nombreuses et que, ne parvenant pas à t’acquitter de toutes, tu te laisses envahir par le trouble et la contrariété, je supplie moi aussi l’Ancien d’alléger ta tâche pour que tu ne la fasses pas en gémissant.
Le reste de ta lettre montre que tu as beaucoup de vanité. Deviens donc un cadavre ; que tous te piétinent. Deviens poussière. Frappe-toi, macère-toi, hais-toi toi-même comme un ennemi implacable. Hais-toi d’une haine parfaite. Car si tu ne brises pas ton corps, lui te brisera. Courage ! Et ne va pas surtout te plaindre ! Par la grâce de Dieu, je suis là pour te porter. Mais je te rappelle aussi les paroles des Pères qui disent : "Si tu ne verses pas ton sang, tu ne recevras pas l’Esprit. " Ne te crois pas un homme tant que tu n’as pas reçu la grâce. Or, sans la grâce, c’est en vain que nous sommes nés hommes dans le monde. Mais plus ici-bas chacun aura purifié et illuminé son âme, plus proche du Christ il se tiendra et plus suave il sentira son parfum, plus pure sera sa vision de Dieu et plus forte sa joie, plus folle son allégresse. Allons, ne va pas te croire homme, tant que tu n’as pas reçu la grâce.
Lettre du Père Joseph
Alors, tu ne veux pas souffrir ?
Ne cherche pas à monter.
Mon enfant ! Les entrailles de mon âme ! Pourquoi es-tu découragé ? Pourquoi es-tu désespéré ? Pourquoi es-tu sans force ? Est-ce ainsi qu’un être comme toi renonce à la lutte ?
Vois comme Dieu a permis que les démons te passent au crible, juste pour que tu voies où tu en es, pour que paraisse ton orgueil et que soit abaissé ton cœur ; pour que, selon la règle du "connais-toi toi-même", tu deviennes compatissant envers les pécheurs et que tu ne les condamnes en rien ?
Comment connaîtras-tu la faiblesse de la nature, si les noirs corbeaux ne te réveillent pas ? Et si le doux Jésus ne te retire pas sa grâce, comment apprendras-tu, toi, l’art des arts et la science des sciences ?
C’est maintenant que tu apprends l’art. C’est maintenant que tu as ta récompense. C’est maintenant que tu montres ton amour pour le Christ, maintenant et non lorsque la grâce est présente. De quelle reconnaissance témoigner lorsque la grâce est là ? C’est elle alors qui crie d’une manière ineffable sans plus s’appartenir : "Abba ! Père ! " La grâce crie au dispensateur de la grâce : "Qui peut me séparer, ô mon Jésus, de ton amour ? " C’est la grâce qui dit cela, la puissance qui habite en toi, par l’organe de la bouche et non la chair. De même qu’un possédé profère outrages et blasphèmes par la bouche humaine. Car sans la grâce la chair ne peut rien.
Que la grâce vienne à manquer et la chair renie Jésus : le coq chante ; Pierre se souvient...Il pleure amèrement. Il crie : "J’ai péché". Mais il se cache encore dans la chambre haute. Il a la crainte des juifs. Pareil à une souris, son cœur tremble au-dedans de lui lorsqu’il sent au-dehors la présence des chats. "Avec toi, dit-il, même s’il me faut mourir ! Moi, je ne te renie pas, » soutient-il ‘ quand le Christ est là. Mais que le Christ j s’éloigne et, par trois fois, il le renie.
Alors vois-tu ? Comprends-tu quel grand mystère se cache ici sous ces paroles ? C’est au-dessus de vous, c’est dans l’Esprit que se rencontre le Christ. Ainsi donc qu’il vienne et nous voilà rhéteurs. Les pécheurs enseignent. Les débauchés épousent la vertu. Les voleurs ne volent plus. Tous font pénitence. Et qui a opéré tout cela ? Celui qui seul sait. Le bon pilote. Le doux Jésus. L’unique Amour.
Quand donc l’homme connaît-il la peine de l’homme ? Quand il souffre à son tour. Quand il passe par les mêmes épreuves. Alors il comprend et il songe à la douleur de l’autre. Mais sans cela, il est dur, il ne compatit point, à moins d’être d’une bonne nature. Mais tout ce qui est de la nature n’a à subir honneur ou déshonneur. Les redressements et les chutes sont le propre de la disposition. Alors comment apprendrons-nous cette science des sciences, si le diable ne nous passe pas au crible. Puisqu’il suffit que la grâce se retire et ce ne sont ni toi ni moi mais les saints apôtres même qui n’eussent pas été apôtres ? Comment l’argile, comment le vase du potier peuvent-ils retenir l’eau s’ils n’ont d’abord été cuits au feu ? C’est que Dieu cherche à nous rendre pareils à l’équilibriste des funambules, à la balle du jongleur.
Il t’élève aux cieux. Il te montre ce que l’œil de l’homme malade n’a pas vu et il te fait entendre ce que n’a pas entendu l’ouïe de celui qui s’englue dans la matière. Puis, sans qu’il n’y ait nullement de ta faute, il tourne tout soudain la page et te jette en enfer. Et il se réjouit de te voir lutter comme un athlète contre toutes les phalanges des démons. Mais plutôt que le mien, prends l’exemple Paul : il est monté au troisième ciel, il a vu et entendu des choses indicibles et il crie encore : "J’ai une écharde dans la chair". Ainsi fait Celui qui est fort et puissant jusqu’à ce qu’il établisse l’homme :
Il le fait monter, il lui donne de contempler ; il le fait descendre, il l’endeuille. Afin que son être, ait pour lot l’une et l’autre chose ensemble, sans qu’il s’émeuve de leurs communes altérations. "Et l’une comme l’autre, dit-il, te viennent par moi."
Alors tu ne veux pas souffrir ? Il ne faut pas vouloir monter. Si l’on ne veut pas souffrir les afflictions, qu’on ne demande pas non plus la grâce.
Voilà donc pourquoi le Seigneur t’a retiré la grâce ; c’est afin que tu deviennes sage. Après quoi, elle reviendra. Elle ne t’abandonne pas. Telle est la loi de Dieu. Elle repartira encore. Mais de nouveau elle reviendra. Il suffit que tu ne cesses pas de la demander jusqu’à ce qu’elle t’établisse sur les cimes de la perfection.
C’est un fait d’expérience que lorsqu’un homme soumis aux passions se mêle d’enseigner un frère en proie à la même maladie, aussitôt la grâce se retire du premier qui se voit tomber dans de semblables travers. Car il ne lui a pas été donné de s’acquitter d’un tel office avant d’avoir lui-même parcouru tout le chemin de la "pratique". Mais telle n’est pas la raison pour laquelle Dieu t’a délaissé. Car quand bien même cela n’eût point été, il eût fallu que la grâce s’en aille à ce moment précis. Ne te souvient-il pas qu’au commencement je te disais : ce que tu dis maintenant, je veux que tu me le dises dans quatre ans. Relis mes premières lettres et tu verras.
C’est une loi de Dieu que l’on ne peut transgresser, qu’après qu’il se soit écoulé trois ou quatre années, et rarement cinq, la grâce s’éloigne, pour que l’être qui en était revêtu se trouve comme nu et que, par cette ascèse, il redevienne sage.
Ne te désole donc pas, puisque telle est la coupe commune. Médite la vie de saint André le "fou pour le Christ " et vois ce qu’il disait quand le Christ lui faisait goûter l’amertume.
Alors, supporte la chaîne de ton Christ. Serre les dents et que pas un mot ne sorte de ta bouche. Redonne-toi du courage en disant : "Pourquoi es-tu triste mon âme, pourquoi te décourages-tu ? Il ne t’es advenu aucun mal. Le Christ s’en est allé un peu de temps mais il reviendra. Il tarde un peu certes, mais c’est qu’il veut t’enseigner l’humilité avec la patience. Les saints ont tant souffert et toi tu ne peux même pas attendre un peu l’économie de la grâce ?" Dis à ton âme de semblables paroles et ne perd pas courage. Car c’est là toute la joie des démons : voir que tu t’affliges et que tu perds courage. Et lorsque la grâce vient et s’en va, puis revient et se retire encore, c’est alors que tu apprends à livrer la guerre et à ne point te laisser ébranler par elle ; mais au contraire, tu t’en réjouis et dis : "Eprouve-moi, mon Christ, et mets-moi au creuset comme l’argent". C’est alors que tu jettes des racines profondes, comme les arbres qui, plus le vent les frappe durement, plus ils enfoncent leurs racines. Et Dieu m’est témoin que c’est au sein des plus redoutables épreuves que j’ai trouvé la prière la plus pure.
Alors, prends courage ; fortifie-toi dans le Seigneur en supportant les tentations ; et voici déjà s’en revenir la grâce...
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