jeudi 6 janvier 2011
La Lumière du Thabor n°9. Vases de Colère, vases de Miséricorde.
10
Vases de colère et vases de miséricorde
Le nouveau martyr
Les tenants de la doctrine de la prédestination, qu’il s’agisse d’Augustin d’Hippone lui-même ou de ses disciples, fondent leur enseignement sur l’argument que c’est chez saint Paul, notamment dans l’Epître aux Romains, que s’en trouverait la logique.
L’Apôtre écrit, au chapitre VIII : « Nous savons, du reste, que toutes choses coopèrent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein. Car ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de Son Fils, afin qu’Il soit le premier-né d’un grand nombre de frères. Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés » (Romains, VIII, 28-30).
Au chapitre IX, saint Paul demande : « Toi, plutôt, qui es-tu pour discuter avec Dieu ? Le vase modelé dira-t-il au modeleur : "Pourquoi m’as-tu fait ainsi ?" Le potier n’est-il pas maître de l’argile, pour faire avec la même pâte un vase destiné à l’honneur et un vase destiné au mépris ? Et si Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec une grande patience des vases de colère formés pour la perdition ? Et s’il a voulu faire connaître la richesse de sa gloire à des vases de miséricorde qu’il a d’avance préparés pour sa gloire ? » (Romains, IX, 20-23).
Augustin s’appuie sur ces passages pour montrer que la doctrine de la prédestination, non seulement ne lui est pas propre, mais qu’elle y est implicitement contenue. Aussi explique-t-il dans sa lettre à Valentin : « Voyez, comment de la même masse du genre humain, les uns, dit l’Ecriture, sont bénis, élevés, rendus proches de Dieu, les autres, maudits et abaissés. Quoi de plus clair, quoi de plus manifeste que cette affirmation ?... Et c’est également ce que dit l’Apôtre : « Le vase modelé dira-t il au modeleur… ». Qu’en conclure ? Le refus de recevoir la doctrine de la prédestination ne serait pas seulement un rejet de l’enseignement du docteur d’Hippone, mais aussi – ce qui est bien plus grave – de celui de l’Apôtre Paul et des saintes Ecritures. On serait alors justifié de condamner la doctrine de saint Jean Cassien ou de saint Jean Chrysostome comme contraire aux Textes Sacrés, et de la taxer, sinon d’hérétique, du moins de « semi-hérétique ». Cette conclusion ne manqua pas d’être tirée à l’égard de l’abbé de saint Victor ou du Patriarche de Constantinople, par les défenseurs de l’augustinisme et, d’une manière générale, par les théologiens catholiques (papistes).
Or, le commentaire que saint Jean Chrysostome fait de ces paroles de l’Epître aux Romains fournit une interprétation qui rejette, par avance, toute idée de prédestination ; il donne, en effet, la lecture commune à la pensée patristique de ces textes de saint Paul. Qu’on se rappelle, d’ailleurs, qu’Augustin avait ébauché peu après sa conversion, un commentaire de l’Epître aux Romains qu’il avait dû abandonner après les premiers chapitres, sans que suite fût plus tard donnée à cette entreprise avortée.
I - Attachons-nous, d’abord, au premier de ces textes : « Nous savons, du reste, que toutes choses coopèrent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qu’il a appelés selon son dessein. Car ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de son Fils… » Augustin fait fréquemment appel à ces lignes qu’il présente comme la preuve la plus explicite du fondement scripturaire et paulinien de sa doctrine. Et, de fait, ne semblent-elles pas enseigner la doctrine même de la prédestination ? : « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a prédestinés… Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ».
L’affaire paraît jouée. Qu’on s’arrête cependant au détail du texte, comme le fait saint Jean Chrysostome qui développa un commentaire exhaustif de l’Epître. De qui parle l’Apôtre ? « Ceux qu’il a connus d’avance » : il s’agit, ici – sujet de la phrase – de ceux que Dieu a distingués dans sa prescience et dont il sait à l’avance qu’ils répondront à son appel. Qui donc ? Les prédestinés ? Non, mais « ceux qui aiment Dieu » d’eux mêmes, de leur propre mouvement.
Quel est ce dessein auquel ils sont appelés ? Le salut par la régénération du baptême, comme le montre la suite du texte. Il n’est nullement question ici d’une prédétermination par Dieu des élus.
L’Apôtre emploie bien le mot « prédestination », mais en un tout autre sens qu’Augustin. Le mot est synonyme de « vocation », de « but ». Quelle est cette prédestination de « ceux qui aiment Dieu » : être semblable à l’image de son Fils. « Quelle haute dignité, s’exclame saint Jean Chrysostome. Ce que le Fils unique est par nature, ils le deviennent par grâce ». L’Apôtre parle donc ici du sens même de la Rédemption et de l’Incarnation, à savoir la déification de l’homme : « Dieu s’est fait homme, pour que l’homme devienne Dieu », selon la maxime des Pères.
Comment l’homme peut-il réaliser cette vocation, cette prédestination ? L’Apôtre donne la réponse : « Ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ».
- « Comment les a-t-il justifiés ? » demande le saint Patriarche ;
- « Par le bain de la régénération ». Cette justification désigne ainsi le baptême. « Ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés ».
- « Comment les a-t-il glorifiés ?
- Par la grâce, par l’adoption filiale ».
On le voit, saint Paul parle donc de trois choses :
1) - De la prescience divine qui connaît à l’avance ceux qui répondront à l’appel du salut.
2) - De la vocation de l’être à devenir semblable à l’image du Christ – prédestination au sens orthodoxe.
3)- De la régénération du baptême par laquelle les hommes sont justifiés de leurs péchés et reçoivent le don de l’adoption filiale.
Mais nulle part il n’est question d’une sélection arbitraire par Dieu des élus qui laisserait le reste de l’humanité dans « la masse de perdition ». Cette interprétation augustinienne de la prédestination est rejetée par saint Jean Chrysostome (et l’Eglise Orthodoxe) dans son analyse du texte de saint Paul.
II - « Toi, plutôt, qui es-tu pour discuter avec Dieu ? Le vase modelé dira-t-il au modeleur : "Pourquoi m’as-tu fait ainsi ?" Le potier n’est-il pas maître de l’argile pour faire avec la même pâte un vase destiné au mépris et un vase destiné à l’honneur ? ». Selon Augustin, ce que l’Apôtre enseigne, c’est que, de la même pâte, à savoir « la masse du genre humain », Dieu façonne des vases destinés, c’est-à-dire prédestinés au salut, et des vases prédestinés à la perdition. Or, cette lecture d’Augustin, pour conforme qu’elle paraisse à la lettre même de l’Epître, repose sur un postulat, dont elle est la conclusion logique, et que saint Jean Chrysostome affirme être inacceptable en raison des conséquences qui en découleraient – précisément la négation de la liberté, et la prédestination.
Saint Jean Chrysostome, dont il faut rappeler qu’il ignore tout de cette querelle, pour la raison qu’elle aura lieu plus de vingt ans après sa mort, montre, en effet, qu’il ne peut être question ici de la liberté : « Ne croyez pas, dit-il, que Paul exprime dans ces paroles une doctrine relative à la création ou à la liberté morale, mais (il exprime) la différence qui existe entre les idées et la puissance de l’homme, et les idées et la puissance de Dieu. Et si l’on entendait autrement son langage, il en résulterait des conséquences inadmissibles ». Ainsi la chose remarquable, c’est que saint Jean Chrysostome, qui ne sait rien de la doctrine d’Augustin rejette par avance le fondement de son argumentation, à savoir que l’Apôtre parle de la liberté. Pourquoi ce rejet de principe ? Parce que l’admettre conduirait à des « conséquences inadmissibles », car, alors, c’est Dieu lui-même qui ferait des uns des « vases de colère » et des autres des « vases de miséricorde » – ce qui est précisément la doctrine d’Augustin.
Pourquoi, cependant, cet enseignement ne saurait-il être celui de saint Paul ? Parce que, répond saint Jean Bouche d’Or, il contredit formellement toute sa doctrine de la liberté de l’homme – au fond toute son anthropologie et sa conception du salut. Un instant, il admet qu’il soit question ici de liberté (postulat posé comme principe dans l’interprétation augustinienne) pour repousser aussitôt cette hypothèse comme intenable : « Si, par exemple il y était question de liberté morale, Dieu serait l’auteur du mal comme du bien, l’homme serait en dehors de toute faute, et Paul tomberait dans une contradiction manifeste. Tout ce qu’il propose donc, c’est d’inspirer aux fidèles, des sentiments d’absolue soumission à l’égard de Dieu et de leur ôter la pensée de lui demander compte de ses œuvres ».
L’opposition repose sur l’acceptation par l’un d’un principe qui est radicalement rejeté par l’autre, parce que ses conséquences seraient contradictoires avec la doctrine de l’Apôtre sur la liberté, le mal, le salut… Il y a donc au fondement de l’écart que nous mesurons entre Augustin et saint Jean Chrysostome dans l’analyse de cette Epître aux Romains, non seulement une différence d’interprétation, mais une différence radicale de méthode.
Quelle lecture saint Jean Chrysostome fait-il de ces paroles ?
C’est méthodologiquement, et sans visée polémique, qu’il rejette l’hypothèse qu’il soit question, en ce lieu, de la liberté. L’acceptation de ce principe aboutirait à la conclusion qu’il n’y a pas de liberté humaine auto-déterminante : « En s’exprimant de la sorte, dit-il, l’Apôtre ne prétend pas nier notre libre-arbitre, mais établir jusqu’où doit s’étendre notre soumission à Dieu ».
L’analogie de la pâte et du potier sert à mettre en évidence l’écart ontologique absolu qu’il y a entre Dieu et l’homme, entre le juge et celui qui est jugé. Si pourtant ce n’est pas à la prédestination par Dieu qu’il faut imputer ,que les uns soient faits « vases de miséricorde » et les autres « vases de colère », quelle est la cause de cette élection et de cette réprobation ?
« De la différence de leur disposition », répond saint Jean Chrysostome. C’est la volonté libre qui est, devant Dieu, la cause de notre salut ou de notre damnation. « S’il ne fut pas sauvé, poursuit-il en expliquant la référence de l’Apôtre à la condamnation de Pharaon, la perversité de sa volonté en fut la seule cause ; car, du côté de Dieu, il avait reçu autant qu’avaient reçu les autres » C’est pourquoi saint Paul parle, à son sujet, de « la grande patience de Dieu ».
On pourrait toutefois alléguer contre cette lecture qui préserve l’indépendance de la volonté, que l’Apôtre a plus loin cette formule : « Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde… Ainsi il fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut » (Romains. 69, 16). Cet argument, dont Augustin fait grand usage, a, concède saint Jean Chrysostome, « l’allure d’une objection », mais il se presse d’y répondre : « Il ne présente aucune difficulté, dit-il. En disant que cette œuvre du salut ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, l’Apôtre ne nous dénie pas cette puissance ; il nous rappelle seulement que tout dépend de nous, et que nous avons besoin de la grâce d’en haut. Il est donc nécessaire de vouloir et de courir ; après quoi, l’on s’en rapporte, non à ses propres mérites, mais à la bonté de Dieu comme le faisait l’Apôtre lui qui disait quelque part : « Ce n’est pas moi qui ait fait cela ; c’est la grâce de Dieu qui est en moi » (I Corinthiens XV, 10).
On le voit : c’est une opposition inconciliable qui sépare l’interprétation prédestinationiste qu’Augustin donne de ces paroles de saint Paul aux Romains, de la lecture qu’en fait saint Jean Chrysostome. Mais il n’y a pas là qu’un écart herméneutique, il recouvre lui-même une divergence méthodologique essentielle. La raison pour laquelle Jean Chrysostome rejette l’hypothèse dont Augustin fera le principe de son argumentation, est qu’elle contredit l’ensemble de l’enseignement de saint Paul sur la liberté. Il y a ici une exigence de méthode, propre aux Pères, à laquelle Augustin ne se conforme pas, en détachant, hors de son contexte et sans les rapporter à la totalité de l’enseignement des Ecritures Saintes, les versets que nous avons étudiés. Saint Jean Chrysostome exprime cette méthode des Pères, et son altération, dans une homélie sur le libre-arbitre : « Il ne suffit pas de dire : ceci est dans les Ecritures ; il ne suffit pas de détacher un texte au hasard, d’arracher, en quelque manière, ses membres à l’Ecriture Sainte, d’en présenter les passages isolés et séparés des choses auxquelles ils s’attachent, pour les outrager en toute sécurité et liberté… C’est qu’il ne faut pas prendre sans intelligence les textes de l’Ecriture, qu’il ne faut pas les isoler du contexte, les séparer de ce à quoi ils sont unis, qu’il ne faut pas s’autoriser, de quelques paroles présentées loin de la lumière que donnent les antécédents et les conséquents pour avancer une opinion injurieuse et imprudente ».
Comme toutes les innovations doctrinales, la Prédestination ne s’appuie que sur quelques passages de l’Ecriture, isolés et tirés de leur contexte. Le dogme de la Coopération de Dieu et de l’homme a, seul, le privilège d’être fondé sur la totalité de l’Ecriture Sainte, parce que, dans le plérôme des Ecritures, comme l’enseignent les saints Pères, se trouve le plérôme du Salut.
Vases de colère et vases de miséricorde
Le nouveau martyr
Les tenants de la doctrine de la prédestination, qu’il s’agisse d’Augustin d’Hippone lui-même ou de ses disciples, fondent leur enseignement sur l’argument que c’est chez saint Paul, notamment dans l’Epître aux Romains, que s’en trouverait la logique.
L’Apôtre écrit, au chapitre VIII : « Nous savons, du reste, que toutes choses coopèrent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein. Car ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de Son Fils, afin qu’Il soit le premier-né d’un grand nombre de frères. Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés » (Romains, VIII, 28-30).
Au chapitre IX, saint Paul demande : « Toi, plutôt, qui es-tu pour discuter avec Dieu ? Le vase modelé dira-t-il au modeleur : "Pourquoi m’as-tu fait ainsi ?" Le potier n’est-il pas maître de l’argile, pour faire avec la même pâte un vase destiné à l’honneur et un vase destiné au mépris ? Et si Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec une grande patience des vases de colère formés pour la perdition ? Et s’il a voulu faire connaître la richesse de sa gloire à des vases de miséricorde qu’il a d’avance préparés pour sa gloire ? » (Romains, IX, 20-23).
Augustin s’appuie sur ces passages pour montrer que la doctrine de la prédestination, non seulement ne lui est pas propre, mais qu’elle y est implicitement contenue. Aussi explique-t-il dans sa lettre à Valentin : « Voyez, comment de la même masse du genre humain, les uns, dit l’Ecriture, sont bénis, élevés, rendus proches de Dieu, les autres, maudits et abaissés. Quoi de plus clair, quoi de plus manifeste que cette affirmation ?... Et c’est également ce que dit l’Apôtre : « Le vase modelé dira-t il au modeleur… ». Qu’en conclure ? Le refus de recevoir la doctrine de la prédestination ne serait pas seulement un rejet de l’enseignement du docteur d’Hippone, mais aussi – ce qui est bien plus grave – de celui de l’Apôtre Paul et des saintes Ecritures. On serait alors justifié de condamner la doctrine de saint Jean Cassien ou de saint Jean Chrysostome comme contraire aux Textes Sacrés, et de la taxer, sinon d’hérétique, du moins de « semi-hérétique ». Cette conclusion ne manqua pas d’être tirée à l’égard de l’abbé de saint Victor ou du Patriarche de Constantinople, par les défenseurs de l’augustinisme et, d’une manière générale, par les théologiens catholiques (papistes).
Or, le commentaire que saint Jean Chrysostome fait de ces paroles de l’Epître aux Romains fournit une interprétation qui rejette, par avance, toute idée de prédestination ; il donne, en effet, la lecture commune à la pensée patristique de ces textes de saint Paul. Qu’on se rappelle, d’ailleurs, qu’Augustin avait ébauché peu après sa conversion, un commentaire de l’Epître aux Romains qu’il avait dû abandonner après les premiers chapitres, sans que suite fût plus tard donnée à cette entreprise avortée.
I - Attachons-nous, d’abord, au premier de ces textes : « Nous savons, du reste, que toutes choses coopèrent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qu’il a appelés selon son dessein. Car ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de son Fils… » Augustin fait fréquemment appel à ces lignes qu’il présente comme la preuve la plus explicite du fondement scripturaire et paulinien de sa doctrine. Et, de fait, ne semblent-elles pas enseigner la doctrine même de la prédestination ? : « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a prédestinés… Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ».
L’affaire paraît jouée. Qu’on s’arrête cependant au détail du texte, comme le fait saint Jean Chrysostome qui développa un commentaire exhaustif de l’Epître. De qui parle l’Apôtre ? « Ceux qu’il a connus d’avance » : il s’agit, ici – sujet de la phrase – de ceux que Dieu a distingués dans sa prescience et dont il sait à l’avance qu’ils répondront à son appel. Qui donc ? Les prédestinés ? Non, mais « ceux qui aiment Dieu » d’eux mêmes, de leur propre mouvement.
Quel est ce dessein auquel ils sont appelés ? Le salut par la régénération du baptême, comme le montre la suite du texte. Il n’est nullement question ici d’une prédétermination par Dieu des élus.
L’Apôtre emploie bien le mot « prédestination », mais en un tout autre sens qu’Augustin. Le mot est synonyme de « vocation », de « but ». Quelle est cette prédestination de « ceux qui aiment Dieu » : être semblable à l’image de son Fils. « Quelle haute dignité, s’exclame saint Jean Chrysostome. Ce que le Fils unique est par nature, ils le deviennent par grâce ». L’Apôtre parle donc ici du sens même de la Rédemption et de l’Incarnation, à savoir la déification de l’homme : « Dieu s’est fait homme, pour que l’homme devienne Dieu », selon la maxime des Pères.
Comment l’homme peut-il réaliser cette vocation, cette prédestination ? L’Apôtre donne la réponse : « Ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ».
- « Comment les a-t-il justifiés ? » demande le saint Patriarche ;
- « Par le bain de la régénération ». Cette justification désigne ainsi le baptême. « Ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés ».
- « Comment les a-t-il glorifiés ?
- Par la grâce, par l’adoption filiale ».
On le voit, saint Paul parle donc de trois choses :
1) - De la prescience divine qui connaît à l’avance ceux qui répondront à l’appel du salut.
2) - De la vocation de l’être à devenir semblable à l’image du Christ – prédestination au sens orthodoxe.
3)- De la régénération du baptême par laquelle les hommes sont justifiés de leurs péchés et reçoivent le don de l’adoption filiale.
Mais nulle part il n’est question d’une sélection arbitraire par Dieu des élus qui laisserait le reste de l’humanité dans « la masse de perdition ». Cette interprétation augustinienne de la prédestination est rejetée par saint Jean Chrysostome (et l’Eglise Orthodoxe) dans son analyse du texte de saint Paul.
II - « Toi, plutôt, qui es-tu pour discuter avec Dieu ? Le vase modelé dira-t-il au modeleur : "Pourquoi m’as-tu fait ainsi ?" Le potier n’est-il pas maître de l’argile pour faire avec la même pâte un vase destiné au mépris et un vase destiné à l’honneur ? ». Selon Augustin, ce que l’Apôtre enseigne, c’est que, de la même pâte, à savoir « la masse du genre humain », Dieu façonne des vases destinés, c’est-à-dire prédestinés au salut, et des vases prédestinés à la perdition. Or, cette lecture d’Augustin, pour conforme qu’elle paraisse à la lettre même de l’Epître, repose sur un postulat, dont elle est la conclusion logique, et que saint Jean Chrysostome affirme être inacceptable en raison des conséquences qui en découleraient – précisément la négation de la liberté, et la prédestination.
Saint Jean Chrysostome, dont il faut rappeler qu’il ignore tout de cette querelle, pour la raison qu’elle aura lieu plus de vingt ans après sa mort, montre, en effet, qu’il ne peut être question ici de la liberté : « Ne croyez pas, dit-il, que Paul exprime dans ces paroles une doctrine relative à la création ou à la liberté morale, mais (il exprime) la différence qui existe entre les idées et la puissance de l’homme, et les idées et la puissance de Dieu. Et si l’on entendait autrement son langage, il en résulterait des conséquences inadmissibles ». Ainsi la chose remarquable, c’est que saint Jean Chrysostome, qui ne sait rien de la doctrine d’Augustin rejette par avance le fondement de son argumentation, à savoir que l’Apôtre parle de la liberté. Pourquoi ce rejet de principe ? Parce que l’admettre conduirait à des « conséquences inadmissibles », car, alors, c’est Dieu lui-même qui ferait des uns des « vases de colère » et des autres des « vases de miséricorde » – ce qui est précisément la doctrine d’Augustin.
Pourquoi, cependant, cet enseignement ne saurait-il être celui de saint Paul ? Parce que, répond saint Jean Bouche d’Or, il contredit formellement toute sa doctrine de la liberté de l’homme – au fond toute son anthropologie et sa conception du salut. Un instant, il admet qu’il soit question ici de liberté (postulat posé comme principe dans l’interprétation augustinienne) pour repousser aussitôt cette hypothèse comme intenable : « Si, par exemple il y était question de liberté morale, Dieu serait l’auteur du mal comme du bien, l’homme serait en dehors de toute faute, et Paul tomberait dans une contradiction manifeste. Tout ce qu’il propose donc, c’est d’inspirer aux fidèles, des sentiments d’absolue soumission à l’égard de Dieu et de leur ôter la pensée de lui demander compte de ses œuvres ».
L’opposition repose sur l’acceptation par l’un d’un principe qui est radicalement rejeté par l’autre, parce que ses conséquences seraient contradictoires avec la doctrine de l’Apôtre sur la liberté, le mal, le salut… Il y a donc au fondement de l’écart que nous mesurons entre Augustin et saint Jean Chrysostome dans l’analyse de cette Epître aux Romains, non seulement une différence d’interprétation, mais une différence radicale de méthode.
Quelle lecture saint Jean Chrysostome fait-il de ces paroles ?
C’est méthodologiquement, et sans visée polémique, qu’il rejette l’hypothèse qu’il soit question, en ce lieu, de la liberté. L’acceptation de ce principe aboutirait à la conclusion qu’il n’y a pas de liberté humaine auto-déterminante : « En s’exprimant de la sorte, dit-il, l’Apôtre ne prétend pas nier notre libre-arbitre, mais établir jusqu’où doit s’étendre notre soumission à Dieu ».
L’analogie de la pâte et du potier sert à mettre en évidence l’écart ontologique absolu qu’il y a entre Dieu et l’homme, entre le juge et celui qui est jugé. Si pourtant ce n’est pas à la prédestination par Dieu qu’il faut imputer ,que les uns soient faits « vases de miséricorde » et les autres « vases de colère », quelle est la cause de cette élection et de cette réprobation ?
« De la différence de leur disposition », répond saint Jean Chrysostome. C’est la volonté libre qui est, devant Dieu, la cause de notre salut ou de notre damnation. « S’il ne fut pas sauvé, poursuit-il en expliquant la référence de l’Apôtre à la condamnation de Pharaon, la perversité de sa volonté en fut la seule cause ; car, du côté de Dieu, il avait reçu autant qu’avaient reçu les autres » C’est pourquoi saint Paul parle, à son sujet, de « la grande patience de Dieu ».
On pourrait toutefois alléguer contre cette lecture qui préserve l’indépendance de la volonté, que l’Apôtre a plus loin cette formule : « Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde… Ainsi il fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut » (Romains. 69, 16). Cet argument, dont Augustin fait grand usage, a, concède saint Jean Chrysostome, « l’allure d’une objection », mais il se presse d’y répondre : « Il ne présente aucune difficulté, dit-il. En disant que cette œuvre du salut ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, l’Apôtre ne nous dénie pas cette puissance ; il nous rappelle seulement que tout dépend de nous, et que nous avons besoin de la grâce d’en haut. Il est donc nécessaire de vouloir et de courir ; après quoi, l’on s’en rapporte, non à ses propres mérites, mais à la bonté de Dieu comme le faisait l’Apôtre lui qui disait quelque part : « Ce n’est pas moi qui ait fait cela ; c’est la grâce de Dieu qui est en moi » (I Corinthiens XV, 10).
On le voit : c’est une opposition inconciliable qui sépare l’interprétation prédestinationiste qu’Augustin donne de ces paroles de saint Paul aux Romains, de la lecture qu’en fait saint Jean Chrysostome. Mais il n’y a pas là qu’un écart herméneutique, il recouvre lui-même une divergence méthodologique essentielle. La raison pour laquelle Jean Chrysostome rejette l’hypothèse dont Augustin fera le principe de son argumentation, est qu’elle contredit l’ensemble de l’enseignement de saint Paul sur la liberté. Il y a ici une exigence de méthode, propre aux Pères, à laquelle Augustin ne se conforme pas, en détachant, hors de son contexte et sans les rapporter à la totalité de l’enseignement des Ecritures Saintes, les versets que nous avons étudiés. Saint Jean Chrysostome exprime cette méthode des Pères, et son altération, dans une homélie sur le libre-arbitre : « Il ne suffit pas de dire : ceci est dans les Ecritures ; il ne suffit pas de détacher un texte au hasard, d’arracher, en quelque manière, ses membres à l’Ecriture Sainte, d’en présenter les passages isolés et séparés des choses auxquelles ils s’attachent, pour les outrager en toute sécurité et liberté… C’est qu’il ne faut pas prendre sans intelligence les textes de l’Ecriture, qu’il ne faut pas les isoler du contexte, les séparer de ce à quoi ils sont unis, qu’il ne faut pas s’autoriser, de quelques paroles présentées loin de la lumière que donnent les antécédents et les conséquents pour avancer une opinion injurieuse et imprudente ».
Comme toutes les innovations doctrinales, la Prédestination ne s’appuie que sur quelques passages de l’Ecriture, isolés et tirés de leur contexte. Le dogme de la Coopération de Dieu et de l’homme a, seul, le privilège d’être fondé sur la totalité de l’Ecriture Sainte, parce que, dans le plérôme des Ecritures, comme l’enseignent les saints Pères, se trouve le plérôme du Salut.
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